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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
VI – UNE MALADRESSE DE M. LEPIQUE

Les recherches continuaient, toujours infructueusement, à bord de l'Etoile-Polaire et du Jules-Verne II.

      Le mécontentement causé par cette série d'insuccès se traduisait, chez tout le monde, par un énervement, par une mauvaise humeur qui amenaient parfois, dans les discussions, de l'aigreur et de la brusquerie.

      – Je crois que nous faisons fausse route, dit un jour Ursen Stroëm... Nous restons là, en plein Atlantique, tandis que Tony Fowler gagne du terrain... Peut-être même est-il en train de débarquer, avec ma pauvre Edda, dans quelque île perdue des Antilles.

      – Je ne crois pas, répliquait Goël.

      – Vous êtes comme moi, vous n'en savez rien... Je crois que le plus simple serait d'aller croiser dans les parages des Antilles, ou le long des côtes de l'Amérique du Nord... Nous aurions plus de chance de pincer le pirate, au moment où il essaiera de prendre terre.

      – Puisque nous sommes sur la bonne piste, je crois, moi, qu'il serait très imprudent de l'abandonner.

      – Vous avez tort.

      – Je vous affirme que non !

      La discussion, quoique demeurant très courtoise, se prolongeait ainsi quelquefois pendant fort longtemps, tantôt sur un sujet, tantôt sur un autre.

      De guerre lasse, Ursen Stroëm finissait par se laisser convaincre, et par convenir que Goël avait raison. On eût dit qu'une atmosphère de dissensions et de querelles régnait à bord du sous-marin. Il n'était pas jusqu'à M. Lepique et jusqu'à Mlle Séguy qui n'eussent perdu, l'une sa douceur, l'autre sa patience inlassable. Parfois, il leur arrivait de se disputer comme des écoliers, pour des riens, quitte à s'accabler ensuite d'excuses et de compliments.

      Au fond, tous, fatigués par l'attente et l'anxiété, désespérés de la perte d'Edda, n'en voulaient qu'au seul Tony Fowler, n'étaient agacés que de la malchance qui s'acharnait à rendre leurs efforts inutiles. Et ils regrettaient, aussi vite qu'ils les avaient prononcées, les paroles que leur arrachaient la contrariété et le dépit.

      Une fois, après une discussion plus vive que de coutume avec Ursen Stroëm et Mlle Séguy, Goël resta deux jours sans sortir de sa cabine. Son absence désorganisait les recherches. Ursen Stroëm ne savait plus où donner de la tête ; et le Jules-Verne II évoluait au hasard, fouillant au petit bonheur les massifs de sargasses.

      Goël avait déclaré d'un tel ton qu'il entendait être seul, que personne n'osait aller le déranger.

      M. Lepique s'y risqua pourtant. Son plus aimable sourire sur les lèvres, il vint frapper à la porte de la cabine de Goël.

      – Que désires-tu ? demanda celui-ci, en entrouvrant à peine la porte, et du ton mécontent d'un homme qu'on dérange.

      – Mais, rien, répondit M. Lepique, tout interloqué. Je passais... Je venais simplement faire un bout de causette avec toi... m'informer de ta santé...

      La gravité de Goël ne put tenir devant la mine déconfite de l'honnête naturaliste. Il eut un joyeux éclat de rire.

      – Mon vieil ami, fit-il, je me porte admirablement... Seulement, je n'ai pas le temps, aujourd'hui, de causer avec toi... J'ai besoin de réfléchir et de travailler beaucoup...

      M. Lepique se le tint pour dit... Il serra affectueusement la main que Goël lui tendait et se retira. On commençait à s'inquiéter, lorsque, après deux jours de solitude, Goël reparut, l'air tout joyeux et comme transfiguré, dans le salon du sous-marin.

      La première personne qu'il aperçut fut Ursen Stroëm. Les deux hommes se serrèrent la main avec la plus énergique cordialité.

      – Mon cher Goël, dit Ursen Stroëm, vous avez bien fait de quitter votre retraite... J'allais aller voir moi-même ce que vous deveniez.

      – Ces deux jours n'auront pas été du temps perdu !

      – J'espère au moins que ce n'est pas à la suite de notre discussion de l'autre soir, que vous vous êtes renfermé, par dépit, dans votre cabine, comme un ermite dans sa cellule !

      – Je n'ai pas, Dieu merci, le caractère aussi mal fait ! Et, d'ailleurs, la vivacité de nos discussions, vous en êtes convenu comme moi, ne provient que du désir que nous avons de délivrer notre chère Edda.

      – Mais, alors, cette brusque disparition ?

      – N'a eu d'autre cause que de mettre à exécution certaine idée qui m'était venue... Le résultat m'a donné toute satisfaction... J'espère que, grâce à un appareil très simple dont je vais vous expliquer le fonctionnement, nous allons pouvoir pincer sans coup férir cette infâme canaille de Tony Fowler !

      A ce moment, Mlle Séguy entra dans le salon. Elle complimenta malicieusement Goël d'avoir enfin terminé ses deux jours de réclusion.

      Elle fut bientôt suivie de M. Lepique, qui salua ses amis d'un bonjour retentissant, et gratifia Goël en particulier d'une poignée de main qui eût fait honneur aux pinces d'un crabetourteau.

      – Puisque nous voilà tous réunis, dit Ursen Stroëm, Goël va nous mettre au courant de sa nouvelle découverte... Pourvu, ajouta-t-il avec une nuance d'inquiétude, que nous ayons à bord les matériaux nécessaires à sa construction immédiate !

      – Rassurez-vous, reprit Goël en souriant, je n'ai besoin que d'un appareil photographique, d'un fanal électrique, d'un accumulateur et de quelques grosses lentilles... Tout cela se trouve à bord... L'appareil sera monté et expérimenté aujourd'hui même... Mais pour que vous vous rendiez parfaitement compte de ce dont il s'agit, il est indispensable que je vous donne quelques explications préliminaires... Vous saurez qu'avant la révolution de 1789, il existait, à l'île de la Réunion, un vieux colon, qui possédait le singulier talent d'annoncer, plusieurs jours à l'avance, bien avant qu'ils ne fussent visibles au-dessus de l'horizon, l'arrivée des navires venant d'Europe. Les nègres le croyaient un peu sorcier, et ce n'était qu'un observateur attentif... Etant donné la courbure de la terre et la parfaite transparence de l'Océan sous les tropiques, il avait remarqué que les navires situés du côté de l'horizon invisible à l'observateur, produisaient, sur la limpidité de la mer, certaines taches sombres qui permettaient de signaler leur présence.

      – Je ne comprends pas bien, fit Mlle Séguy.

      – Ces navires étaient vus par transparence à travers une calotte d'eau hémisphérique... Et j'oublie de dire que, bien entendu, notre observateur avait une de ces vues excellentes qui permettent à certains marins, atteints d'un strabisme spécial, que développe l'habitude de contempler de vastes étendues, de distinguer, à huit ou dix lieues, le gréement et la nationalité d'un navire qui n'apparaît que comme un léger flocon d'écume au-dessus de la mer.

      – Les faits que vous racontez là sont-ils d'observation scientifique ? demanda Ursen Stroëm.

      – Certainement... Ils sont constatés par des rapports officiels... Mais la Révolution vint, puis l'Empire... L'ingénieux observateur et sa découverte tombèrent dans l'oubli le plus profond.

      – Je commence à comprendre, fit M. Lepique en se levant, dans sa joie, si brusquement, qu'il se cogna la tête contre l'angle d'un meuble.

      – En appliquant le principe que je viens de vous expliquer, continua Goël, je l'ai perfectionné, grâce au téléautographe ou appareil à photographier à de grandes distances, et grâce à l'appareil inventé par Regnard pour la photographie sous-marine.

      – De sorte que... ? demanda M. Lepique, impatient d'arriver à la conclusion.

      – Grâce à mon appareil, nous allons pouvoir étendre nos recherches dans un rayon de dix ou douze lieues... La moindre tache sur cliché sera examinée au microscope, et il est hors de doute que nous ne découvrions rapidement, sur une de nos photographies, la petite tache allongée que doit faire le sous-marin, le Jules-Verne, photographié à une grande distance.

      Mlle Séguy et M. Lepique étaient dans le ravissement... Quand à Ursen Stroëm, il était tellement ému qu'il ne put que serrer la main de l'ingénieur.

      On se mit à l'œuvre sans perdre un instant.

      L'ajusteur et l'électricien du bord furent mandés, et aidèrent Goël au montage de son appareil, que M. Lepique baptisa pompeusement : le détective océanique.

      Dès le lendemain, l'appareil put fonctionner. Goël aidé d'Ursen Stroëm et de Mlle Séguy, prenait lui-même les vues des fonds sous-marins, et M. Lepique, que ses études sur les insectes avaient rendu très expert dans le maniement du microscope, examinait ensuite chaque épreuve avec une minutieuse attention.

      Toute la matinée, on obtint une série de clichés qui eussent fait la joie de M. Mime-Edwards ou de M. Edmond Perrier.

      Les variétés les plus rares d'hydrophites, d'annélides, de crustacés et de poissons s'y trouvaient reproduites avec une netteté parfaite. C'étaient des pennatules, des virgulaires, des gorgones, toute une collection de crabes aux formes tourmentées et de poissons curieusement armés d'épines et de dentelures, comme les guivres et les tarasques des légendes.

      M. Lepique, que l'étude des plantes et des animaux marins commençaient à passionner au détriment de celle des insectes, poussait de temps à autres de véritables cris d'enthousiasme. Tout le monde accourait. Les exclamations se croisaient :

      – Vous avez trouvé ?

      – Oui !... Merveilleux !

      – Mais parlez donc !

      – Est-ce donc le Jules-Verne ?

      – Hein !... Quoi !... Le Jules-Verne ?... Oui... C'est-à-dire non !... Parlez-moi de ces physalies, de ces anatifes, de ces coronales !

      – Vous êtes insupportable de nous déranger pour ces vilaines bêtes ! répliquait invariablement Mlle Séguy... Cherchez donc le Jules-Verne.

      – Oui, mademoiselle, répondait le malheureux naturaliste.

      Et cinq minutes plus tard, il recommençait ses exclamations.

      Mlle Séguy dut laisser Ursen Stroëm et Goël prendre seuls les clichés. Elle s'imposa à M. Lepique, qui, peu à peu, mit fin à ses exclamations intempestives, dans la crainte de voir la jeune fille se mettre en colère.

      Doucement, Mlle Séguy avait morigéné M. Lepique.

      – Voyons, lui avait-elle dit, faudra-t-il toujours vous gronder comme un enfant !... Au moment où nous sommes peut-être sur le point de dénicher le ravisseur d'Edda, vous nous faites perdre un temps précieux à nous faire contempler d'affreux poissons...

      – Ah ! mademoiselle, répondit M. Lepique... L'amour de la science...

      – C'est bon, interrompit la jeune fille... Retrouvons Edda d'abord, ou gare à vous... Je vous mettrai au pain sec, ajouta-t-elle en le menaçant gentiment du doigt.

      – Je me repens, mademoiselle, je me repens !... Au diable ces maudits clichés ! fit-il en esquissant le geste de les jeter à terre... Je vous promets, mademoiselle, d'être tranquille à l'avenir...

      Et, prenant la main de la jeune fille, il la baisa respectueusement, en esquissant une révérence qui fit sourire Mlle Séguy.

      On photographia avec acharnement pendant toute la matinée. Au grand regret de M. Lepique, les plaques qui avaient servi étaient nettoyées et préparées à nouveau. Mais on eut beau multiplier le nombre des épreuves, la tache oblongue qui devait signaler la présence du Jules-Verne n'apparut pas sur les clichés.

      On déjeuna rapidement pour se remettre aussitôt à l'œuvre avec une ardeur fébrile.

      Quand l'après-midi se fut passée sans amener de résultat, le découragement commença à se faire sentir. La photographie révélait des animaux curieux, des paysages d'algues et de rocs d'un charme sauvage et grandiose, jusqu'à des épaves de navires et une troupe de requins ; mais du Jules-Verne, nulle trace.

      La nuit allait venir. C'était encore une journée de perdue.

      – Tony Fowler doit être maintenant hors de portée de nos appareils, dit mélancoliquement Mlle Séguy.

      – Demain, nous serons plus heureux, répliqua Ursen Stroëm. Du moins, il faut l'espérer.

      – Assurément, dit Goël, soucieux et distrait... Les épreuves deviennent de plus en plus troubles. J'en tire encore une, et ce sera tout pour aujourd'hui.

      Un quart d'heure après – la photographie sous-marine demande de longues poses – Goël remettait à M. Lepique un cliché développé. Il apparut si confus et si brouillé que l'on n'y distinguait presque rien.

      – Ce n'est guère la peine d'examiner celui-ci, dit Ursen Stroëm.

      – Voyons toujours, fit M. Lepique... On ne sait jamais !

      Mais à peine avait-il approché ses yeux de l'oculaire du microscope, qu'il se releva en brandissant triomphalement la plaque.

      – Cette fois, s'exclama-t-il, nous le tenons !...

      M. Lepique était si ému que ses mains tremblaient. Il était égaré, hors de lui.

      – Je viens de voir le Jules-Verne, répétait-il... Le Jules-Verne, entendez-vous !... Et de le voir distinctement !

      Malheureusement, dans ses mouvements désordonnés, il buta contre le pied de la table...

      Le cliché roula par terre et se cassa en plus de vingt morceaux.





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