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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
VII – COQUARDOT GAGNE LA PREMIÈRE PARTIE

Coquardot fut désolé de se voir séparé de sa maîtresse. Bien qu'on l'eût laissé libre lui-même, il prévoyait, du fait de la claustration d'Edda, toute une série de catastrophes.

      En excellents termes avec tous les hommes de l'équipage, il essaya d'obtenir d'eux quelques renseignements. Mais aucun d'eux n'avait rien vu, rien entendu. L'artiste culinaire se retira, ce soir-là, de bonne heure dans sa cabine. Loin de s'endormir, il passa une bonne partie de la nuit à se promener de long en large, en réfléchissant à la conduite qu'il devait tenir.

      Brusquement, une idée lui vint.

      Il se déchaussa, ouvrit, en faisant le moins de bruit possible, la porte de sa cabine, et prêta l'oreille.

      Un profond silence régnait à bord du sous-marin.

      Coquardot s'approcha successivement de la cabine de Tony Fowler, puis de celle de Robert Knipp. Il passa près du poste de l'équipage.

      Le bruit des respirations égales et des ronflements lui apprit que tout le monde était endormi. L'homme de vigie lui-même, dans sa cage vitrée dont les fanaux électriques étaient éteints, somnolait paisiblement sur son fauteuil de métal.

      Depuis quelque temps, il en était presque tous les jours ainsi. Depuis que Tony Fowler, par prudence, n'allumait plus les fanaux et ne voyageait plus la nuit, le sous-marin allait chaque soir se mettre pour ainsi dire à l'ancre, à l'abri de quelque épais massif d'algues, à une faible profondeur, et les hommes de l'équipage en profitaient pour se reposer. Pour le principe, Tony Fowler laissait bien un homme de vigie. Mais celui-ci, sûr de n'être pas dérangé et sachant que le navire, dans ces calmes profondeurs, où ne se trouvaient ni courants, ni récifs, ne courait aucun péril, ne se gênait pas pour dormir.

      Coquardot résolut de tirer parti de cet état de choses. Il s'approcha de la cabine d'Edda, marchant à pas de loup et retenant son souffle. Une fois arrivé devant la porte, il se mit à gratter doucement.

      Edda ne dormait pas. Ses inquiétudes la tenaient éveillée. Elle entendit parfaitement le signal de Coquardot.

      – Qui est là ? demanda-t-elle à voix basse... Est-ce vous, Coquardot ?

      – Oui, mademoiselle... Tout le monde est endormi à bord. J'en ai profité pour venir savoir pourquoi l'on vous tient prisonnière.

      – Ce serait trop long à vous expliquer... Au milieu de ce silence, entre ces parois de métal, les moindres bruits font écho... Je vais donc vous écrire un billet pour vous mettre au courant des événements... Revenez dans un quart d'heure ; je glisserai le papier sous ma porte.

      Coquardot suivit le prudent conseil d'Edda. Il rentra dans sa chambre, revint, trouva le billet à sa place et put lire le récit que la jeune fille lui faisait des menaces de Tony Fowler.

      L'honnête Coquardot eut un moment la pensée de pénétrer dans la cabine du Yankee et de l'assommer.

      « Malheureusement, c'est impossible, pensa-t-il. Sa cabine est fermée à clef... Il mettrait en branle toutes les sonneries électriques du bord, et je serais égorgé moi-même, sans avoir fait œuvre utile pour le salut de Mlle Stroëm. »

      L'honnête Coquardot ne savait à quoi se résoudre. Cependant, il comprit qu'il importait de rassurer Edda.

      Après avoir réfléchi quelques instants, il rédigea un billet ainsi conçu :

      « Mademoiselle,

      Je vais tenter sans doute quelque chose de décisif pour vous sauver... Soyez donc sans crainte et n'ayez nulle inquiétude à mon sujet dans le cas où je ne parviendrais pas à vous donner de mes nouvelles.
»


      La rédaction de cette missive était un peu énigmatique ; mais Coquardot n'avait pu faire mieux, ni écrire plus clairement, car il ignorait de quelle façon efficace il interviendrait en faveur de Mlle Stroëm.

      « Cela la rassurera toujours un peu, la pauvre demoiselle », se dit-il avec attendrissement.

      Et il glissa sa missive sous la porte de la cabine, non sans avoir prévenu Edda par un petit grattement discret.

      Très satisfait de lui-même, Coquardot rentra chez lui avec la ferme intention de dormir à poings fermés.

      « Ma foi, songeait-il, je ne sais pas ce qui peut arriver demain ; j'aurai peut-être besoin de toute ma force, de toute mon énergie... Dormons tranquillement... D'ailleurs, la nuit porte conseil ! »

      Coquardot se réveilla, le lendemain matin, dispos et alerte. Par un privilège de son insouciante nature, quoique l'avenir lui apparût très sombre, jamais il ne s'était senti aussi enclin à la gaieté. Il plaisanta avec les hommes de l'équipage, s'occupa de sa cuisine, en trouvant pour tous une bonne parole ou une plaisanterie.

      Tout en furetant, il aperçut, entrouverte, la porte du salon. Tony Fowler n'était pas encore levé. Coquardot en profita pour y pénétrer et pour jeter dans tous les coins un coup d'œil investigateur.

      La première chose qu'il aperçut sur un guéridon d'angle, ce fut une carte marine négligemment étalée. C'était la carte où Tony Fowler pointait soigneusement, jour par jour, la route parcourue par le Jules-Verne.

      Une grosse ligne bleue, qui partait de l'île de Monte-Cristo, et venait, après de sinueux méandres, finir dans l'Atlantique, ne laissa à Coquardot aucun doute à cet égard.

      – Sapristi ! s'écria-t-il... Mais nous longeons en ce moment les côtes de l'archipel des Bermudes !... C'est une terre habitée, cela !... Si nous parvenions à gagner la côte, Mlle Edda et moi, nous trouverions là les autorités anglaises pour nous protéger !...

      Enchanté de la découverte qu'il venait de faire, Coquardot se hâta de sortir du grand salon. Une foule de pensées tumultueuses s'agitait dans son cerveau. La proximité d'une terre habitée était une occasion qu'il ne fallait pas laisser échapper.

      A la fin, Coquardot, qui s'était renfermé dans sa cabine pour mieux réfléchir, crut avoir trouvé.

      – C'est cela, murmura-t-il... Mlle Edda et moi, nous serons sauvés, et Tony Fowler sera pendu... Ce pour quoi il a été spécialement créé par la Providence, comme la mayonnaise pour assaisonner le homard ou le poulet froid.

      Dans la journée, Coquardot visita sa cachette. Cette cachette, pratiquée au fond du placard aux boîtes à conserves, renfermait deux litres de rhum.

      Coquardot les avait serrés là, non pour son usage, car en véritable gourmet il abominait l'alcool sous toutes ses formes, et ne buvait que de certains grands crus ; mais, connaissant les habitudes d'ivrognerie invétérée de la plupart des hommes de l'équipage du Jules-Verne, il avait pensé que ces deux litres de rhum pourraient lui être un jour d'une grande utilité.

      Coquardot prit un de ces litres, le déboucha, remit l'autre en place, puis alla ouvrir l'autre placard, qui renfermait la pharmacie du bord. Cette pharmacie était à peu près vide, ce qui fait que personne ne s'en était inquiété. Elle ne renfermait que plusieurs gros paquets, non encore déballés, et une douzaine de flacons de médicaments usuels arnica, teinture d'iode, etc.

      Négligeant les flacons, Coquardot alla tout droit aux paquets. Il en prit un, qui était rempli d'une poudre blanche, et qui portait l'étiquette : « Chlorhydrate de morphine ». Il versa quelques pincées de la poudre blanche dans le litre de rhum qu'il avait débouché. Puis, il profita de l'heure du déjeuner pour glisser la bouteille dans la cabine du timonier.

      Il l'avait à dessein salie et entamée, de façon qu'on pût croire qu'elle se trouvait là depuis longtemps. Il l'avait placée sous un tas de vieilles toiles dont le timonier se servait pour faire reluire les cuivres et les nickelures.

      Or, Coquardot savait que ce nettoyage des roues de mise en train et de la barre n'était effectué que le soir par l'homme de vigie, aussitôt après le repas de l'équipage. Et ce soir-là, c'était Robert Knipp qui était de service... Coquardot connaissait de longue date l'hypocrite ivrognerie du personnage.

      Les choses se passèrent juste de la façon que Coquardot avait prévue... Robert Knipp, une fois l'équipage couché, s'installa à son poste, et commença, assez négligemment, à faire reluire ses cuivres.

      Tout à coup, il aperçut la bouteille tentatrice. Il s'en saisit, lut l'étiquette, déboucha le flacon et flaira la liqueur.

      – Ma parole, c'est du rhum ! C'est d'excellent tafia ! Quelque ivrogne en a dû faire provision en cachette... Il faudra que je me livre à une enquête discrète, pour savoir si cette fiole n'a pas quelque compagne !... En attendant, profitons de l'aubaine !...

      Et Robert Knipp, se renversant en arrière, commença, sans plus de cérémonie, à boire au goulot de la bouteille...

      Coquardot, qui était venu de ce côté jeter un coup d'œil discret, l'observait avec un rire intérieur. Il s'applaudissait en lui-même à chaque gorgée nouvelle qu'absorbait Robert Knipp.

      « Bois, mon bonhomme, se disait-il... Mais bois donc !... Tu vas en avoir au moins pour quarante-huit heures à dormir. »

      Robert Knipp absorba à peu près la moitié de la bouteille. Mais, alors, ses yeux se fermèrent. Il s'écroula sur son fauteuil métallique, et la bouteille roula par terre.

      Il dormait maintenant d'un sommeil de plomb.

      Coquardot eut la patience d'attendre que le silence le plus profond régnât à bord du Jules-Verne et que tout le monde fût endormi. Puis, il pénétra dans la cage du timonier, et, repoussant dans un coin le corps inerte de l'ivrogne, il appuya sur le bouton électrique qui commandait l'éclairage du fanal d'arrière.

      Automatiquement, deux fulgores se détachèrent, illuminant les profondeurs. Coquardot distingua un fond de sable fin, où des chaînes de récifs annonçaient la proximité de la terre. Il aperçut même, dans le lointain, une ancre et un câble qui devaient appartenir à quelque navire.

      Il interrogea les instruments, dont il avait, peu à peu, appris l'usage, en observant et en questionnant les marins.

      – Quinze mètres de fond ! s'écria-t-il... Les premiers îlots des Bermudes sont tout proches... C'est le moment ou jamais d'agir !...

      Coquardot avait saisi la roue de mise en train. L'hélice se mit à tourner, et le Jules-Verne évolua lentement, dans la direction de la terre.

      Cinq minutes s'écoulèrent, qui parurent au timonier improvisé longues comme un siècle... Si quelqu'un allait survenir et l'empêcher de terminer sa tâche !...

      Il écouta avec anxiété... Mais le tic-tac régulier et berceur de l'hélice n'avait pas eu le pouvoir de faire sortir Tony Fowler et son équipage de leur lourd sommeil. Le sous-marin filait toujours dans la direction de la terre.

      Maintenant, le fanal d'arrière faisait scintiller les paillettes micacées d'un fond de gros gravier. Au second plan, des forêts de goémon et de varech laissaient onduler dans la vague leurs lianes frissonnantes.

      « Nous sommes assez loin ! » songea Coquardot.

      Et, faisant évoluer la roue de mise en train en sens inverse, il embraya l'hélice, puis il éteignit le fanal électrique de l'arrière.

      Enfin, saisissant, à côté du corps inerte de Robert Knipp, une lourde masse de forgeron, il l'enveloppa d'un épais chiffon de laine, afin de faire le moins de bruit possible. Puis se reculant, et prenant son élan pour mieux frapper, il se rua contre le moteur électrique, dont les organes délicats étaient uniques et irremplaçables... Il commença à taper dessus de toutes ses forces.

      Les grands coups sourds du marteau, bien que légèrement amortis par le tampon de laine, faisaient vibrer la sonore carcasse du sous-marin. Les plaques de tôle d'acier gémissaient lugubrement. On eût dit que le merveilleux navire se plaignait, avec sa voix et son âme à lui, de la mutilation dont il était l'objet.

      De temps en temps, Coquardot s'arrêtait dans son œuvre de destruction. Le cœur battant, le front mouillé d'une sueur froide, il écoutait, éperdu, jusqu'à ce que les dernières vibrations se fussent éteintes.

      – Je fais un bruit épouvantable, murmura-t-il, tout tremblant... Je ne m'explique pas qu'ils ne se soient pas déjà réveillés.

      Dominant son émotion, Coquardot reprenait ensuite courageusement sa tâche et se mettait à taper comme un sourd, faussant les leviers et les délicates barres d'acier, pulvérisant les rouages, détraquant les accumulateurs.

      Brusquement, Coquardot s'arrêta, pâle de frayeur... Son bras, levé pour frapper, retomba.

      Tony Fowler venait d'apparaître à la porte de la cage vitrée, accompagné de la majeure partie des hommes de son équipage.

      Tous avaient le revolver au poing.

      Coquardot ne laissa pas à Tony Fowler le temps de tirer... Balançant son lourd marteau, il se jeta sur l'ingénieur, décidé à lui broyer le crâne, certain que la mort de leur chef terroriserait les hommes de l'équipage.

      Dix coups de feu retentirent à la fois...

      Coquardot sentit les balles siffler à ses oreilles et aller s'aplatir sur les parois de métal.

      Mais Tony Fowler avait eu le temps d'éviter le marteau lancé contre lui.

      Saisi par vingt bras à la fois, l'héroïque Marseillais se trouvait réduit à l'impuissance... Déjà, il sentait sur son front le canon du revolver, sur sa poitrine la pointe des bowie-knifes des Yankees.

      – Ne le tuez pas !... commanda Tony Fowler d'une voix vibrante... Je défends qu'on lui fasse du mal... Contentez-vous de le garrotter solidement et de l'enfermer dans sa cabine.

      Vaincu, meurtri, couvert du sang qui s'échappait d'une blessure qu'il avait reçue à l'épaule, Coquardot, chargé de liens qui lui entraient dans les chairs et le faisaient cruellement souffrir, fut brutalement jeté sur sa couchette.

      Malgré tout, le brave garçon était satisfait.

      « Ils vont peut-être m'assassiner, songeait-il... Mais ils auront beau faire, les voilà tout de même immobilisés, à quelques encablures de la côte anglaise des Bermudes... Qu'ils se tirent de là comme ils pourront ! »




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