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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






PREMIÈRE PARTIE – UN DRAME DE LA HAINE
VII – UN DRAME À BORD

L'Etoile-Polaire était un yacht à vapeur de six cents tonneaux. Sa machine, d'une force de deux cents chevaux, était à chaudière tubulaire et à tirage forcé. En pleine marche, le yacht filait facilement vingt-huit nœuds. En outre, le yacht était pourvu d'un appareil de T.S.F. perfectionné par Goël Mordax et Ursen Stroëm. De cette façon, les touristes demeuraient en communication constante avec les ateliers du sous-marin, et étaient tenus chaque jour au courant de ce qui se passait à la Girolata.

      Le capitaine, M. de Noirtier, était un excellent marin, et il avait maintes fois donné des preuves de son sang-froid et de son habileté. Il avait luimême recruté les marins de l'équipage de son yacht, et il n'avait admis, à bord de l'Etoile-Polaire, que de vieux loups de mer d'une fidélité et d'un dévouement à toute épreuve.

      L'Etoile-Polaire, depuis deux jours déjà, avait quitté le golfe de la Girolata et commencé sa croisière. Après avoir doublé le cap Corse, le yacht visitait, l'une après l'autre, les îles pittoresques et à demi sauvages situées entre la Corse et la péninsule italienne : Capraja, Elbe, Pianosa, Giglio et Monte-Cristo. Le temps était magnifique et la mer si calme, que le yacht semblait glisser sur un lac d'huile.

      La vie, à bord, s'écoulait dans un véritable enchantement. Edda et Goël contemplaient le magnifique panorama du ciel, de la mer azurée et des îles en fleurs. Et leur amour s'augmentait de la magnificence de ce splendide décor d'une poésie grandiose.

      Ursen Stroëm travaillait et discutait, heureux du bonheur de ceux qui l'entouraient. Quelquefois, il s'absorbait dans une partie d'échecs avec le capitaine de Noirtier, qui le battait invariablement. Coquardot chantonnait, en rêvassant à la confection de quelque plat inédit, Mlle Séguy taquinait le pauvre M. Lepique, qui, seul, au milieu de l'allégresse générale, ne riait pas.

      Pauvre M. Lepique ! Il n'avait pas le pied marin, le cœur encore moins... M. Lepique était malade, malade à rendre l'âme. Il geignait et se lamentait continuellement.

      – Allons, grand enfant, disait Mlle Séguy, du courage !... Ce n'est qu'un moment à passer.

      – Du courage, j'en ai, mademoiselle, je vous assure que j'en ai... Mais seulement...

      Le reste de la phrase se perdait dans un bredouillement confus.

      – Monsieur Coquardot, criait la jeune fille, un peu d'éther et de citron pour M. Lepique !

      Et Coquardot, le sourire aux lèvres, apparaissait, un plateau à la main :

      – La citronnade demandée... voilà !...

      Cependant, M. Lepique finit par triompher de son ridicule malaise. Quand on passa au large de Monte-Cristo, il était tout à fait rétabli. Seulement, quand on voulut l'emmener dans l'île pour récolter quelques insectes, il refusa énergiquement.

      – Je suis bien ici, j'y reste !... répétait-il.

      – Mais, pourquoi ne voulez-vous pas descendre ?

      – C'est qu'il faudrait me rembarquer !

      – Eh bien ?

      – Eh bien, j'ai peur d'une rechute.

      – Malgré tout ce qu'on put dire de lui, malgré l'envie qu'il avait lui-même de descendre à terre, il s'entêta dans son refus et demeura à bord, au grand amusement d'Ursen Stroëm et de ses amis.

      Le matin même, grâce à l'appareil de T.S.F., qui reliait l'Etoile-Polaire aux chantiers du Jules-Verne, Pierre Auger, l'homme de confiance d'Ursen Stroëm, avait donné des nouvelles des travaux.

      Goël apprit avec plaisir que les dispositifs de l'aménagement intérieur étaient poussés avec la plus grande activité. En même temps que l'on mettait la dernière main au capitonnage, à l'ameublement, aux dorures et aux peintures de la partie habitable du Jules-Verne, on commençait déjà à embarquer dans les soutes les vivres et les produits chimiques indispensables au fonctionnement des machines.

      Ursen Stroëm et Goël voyaient avec joie approcher la date de leur premier voyage d'exploration sous-marine.

      L'excursion dans l'île devenue à jamais célèbre depuis le roman d'Alexandre Dumas : Monte-Cristo, fut des plus gaies. On pêcha dans les petits golfes de l'île, on chassa sous les forêts de citronniers et de lentisques sauvages. Mais Edda et Goël cherchèrent vainement dans les broussailles l'emplacement de la caverne indiquée par l'abbé Faria.

      Quand ils regagnèrent l'Etoile-Polaire, ils aperçurent M. Lepique qui se promenait avec agitation sur le pont.

      – Merveilleux navire que votre yacht, monsieur Stroëm, dit-il au Norvégien en lui donnant une énergique poignée de main.

      – Ah ! ah ! vous commencez à vous habituer aux excursions en pleine mer !

      – Il s'agit bien de cela ! répliqua vivement le naturaliste... Venez voir ce que j'ai trouvé, en faisant une petite promenade sur la cale et sur le pont...

      Et il entraîna tout le monde dans sa cabine. Là, sur la table, des bouchons, alignés comme des soldats à l'exercice, supportaient des insectes de formes diverses, le corps traversé d'une épingle.

      – Hein !... que pensez-vous de cela ? dit M. Lepique avec orgueil... Vous revenez les mains vides, et moi, sans me déranger, j'ai fait une chasse, une chasse miraculeuse ! La faune entomologique de l'Etoile-Polaire est désormais déterminée et classée.

      – Quelle horreur ! s'écria Mlle Séguy... Nous faire voir ces ignobles bêtes avant de nous mettre à table !

      – Ignoble est le mot, fit M. Lepique... Celle-ci, bizarrement découpée, est le kakerlac orthoptère, puant et répugnant, cousin germain des blattes, dont voici de superbes spécimens. Celui-là, c'est l'authrène des musées ; cet autre, l'attagène des pelleteries, tous deux grands destructeurs de fourrures.

      – Qu'est-ce que cela ? demanda Edda, en désignant un animal vermifore, de quelques millimètres de long, collé sur une bande de papier.

      – C'est la larve du dermeste du lard... Je l'ai trouvé sur une couenne, dans la soute aux vivres.

      – Diable ! fit Stroëm... Voilà un consommateur de charcuterie dont il faudra purger le navire.

      – Ainsi que des blattes et des kakerlacs, répondit M. Lepique, si toutefois vous le pouvez.

      Il présenta ensuite toute une collection de dévastateurs. Ceux-ci s'attaquaient au cuir, ceuxlà au bois ; d'autres dévoraient les vêtements.

      – Mais ce que j'ai trouvé de plus curieux, dit en terminant le naturaliste, c'est un champignon qui me paraît nouveau. Il ressemble un peu à la clavaire ou menotte et se développe sur le bois... J'en ai recueilli plusieurs exemplaires.

      En même temps, il exhibait, aux yeux de ses amis étonnés, deux ou trois boulettes déchiquetées, desséchées et noirâtres.

      – Je ne l'ai pas encore déterminé, fit-il, mais je serais heureux si Mlle Séguy voulait bien accepter le parrainage.

      – Halte là ! s'écria tout à coup M. de Noirtier... Ne l'écoutez pas, mademoiselle... Si M. Lepique veut flairer d'un peu près son champignon, il reconnaîtra sans peine qu'il a affaire à une vieille chique de tabac.

      Effaré, M. Lepique laissa tomber ses prétendus cryptogames et s'élança sur le pont. Son départ fut accompagné de formidables éclats de rires.

      Après le repas, où les découvertes de M. Lepique servirent de thème à une foule de plaisanteries, on passa sur le pont, où les tentes de toile écrue, installées pendant le jour, avaient été relevées, et chacun prit place sur des fauteuils pliants.

      Ursen Stroëm offrit un régalia à M. Lepique et à Goël. L'Etoile-Polaire marchait à petite vapeur. La brise attiédie de la Méditerranée était chargée de capiteux effluves émanés des fourrés de myrtes et de citronniers de l'île de Monte-Cristo, dont on voyait les sommets, d'un violet pâle, diminuer lentement au fond de l'horizon qu'illuminaient les rayons argentés de la pleine lune. L'heure était exquise et unique. Tous s'abandonnaient à leur rêverie, bercés par le ronron monotone de l'hélice, par la douceur d'un roulis et d'un tangage à peine perceptible. Goël avait pris entre ses mains une des fines mains d'Edda...

      Ce religieux silence fut tout à coup troublé par la voix aigre de M. Lepique.

      – Avec tout ça, dit-il, vous ne nous avez toujours pas raconté, monsieur Stroëm, comment vous avez fait votre fortune ?

      – La voilà bien, la gaffe ! murmura Mlle Séguy, en donnant un vigoureux coup de coude au malencontreux questionneur.

      Edda et Goël se regardèrent, brusquement tirés de leur songe. Puis, en voyant la mine du malheureux M. Lepique, ils eurent un violent accès de rire, auquel Ursen Stroëm fut le premier à se joindre.

      – La question de notre ami Lepique, répondit-il, est toute naturelle, et je suis très heureux de cette occasion qui va me permettre de vous raconter mes débuts, dont, en véritable parvenu, je suis demeuré très vaniteux... En Norvège, dans notre mélancolique pays de neiges et de fjords, nous naissons hommes d'action. A la mort de mon père, j'avais dix-sept ans. Il ne me vint pas à l'idée, comme cela fût arrivé à beaucoup de jeunes Français de mon âge et dans ma situation, de solliciter un emploi dans une administration de l'Etat, une sinécure peu rétribuée, qui m'eût permis de mener une existence routinière et sans tracas... Je me lançai immédiatement dans le commerce des bois de Norvège. Je me mariai. J'installai plusieurs scieries, un comptoir à Berghen et l'autre à Drontheim ; et, pendant quelque temps, mes affaires prospérèrent... Un accident que je ne pouvais prévoir, l'incendie de mon entrepôt principal, vint me plonger dans la misère.

      Ici, la voix d'Ursen Stroëm se fit plus grave, comme attendrie par l'écho d'une tristesse :

      – La mère d'Edda mourut... Tout m'accablait. Je réunis les débris épars de ma fortune. Je confiai ma fille aux soins d'une vieille parente, et je m'embarquai pour l'Alaska... Je n'avais alors que vingt-cinq ans. J'étais à l'âge où, avec de l'énergie, on peut recommencer une existence, se refaire une situation... A cette époque, l'Alaska était encore fort peu connu. Quelques rares aventuriers parcouraient seuls ses solitudes immenses. Désespérant de jamais rétablir ma fortune dans ce pays maudit, je voulus me rendre à la baie d'Hudson, pour faire le commerce des pelleteries. Vingt fois, j'ai failli périr. Je rencontrai une tribu d'Esquimaux, au dire desquels il se trouvait, beaucoup plus au nord, des placers d'une richesse incalculable... Je me joignis à ces pêcheurs nomades, buvant comme eux l'huile des phoques et le lait des rennes, traversant parfois, dans un traîneau attelé de chiens esquimaux, des centaines de kilomètres de plaines glacées, sans un arbre, sans une herbe, hantées seulement par l'ours blanc, le renard et le lièvre polaire.

      – Avez-vous eu l'occasion de recueillir quelques insectes de ces régions ? demanda M. Lepique.

      – Ma foi, non, répliqua Ursen Stroëm... Mais, en revanche, j'ai découvert de magnifiques gisements aurifères, sur la côte occidentale du Grœnland, me contentant d'emporter, cette première fois, quelques lingots... J'y suis revenu l'année d'après, avec une expédition bien organisée... Telle est la source de ma fortune.

      – Mon père oublie de dire, fit Edda, qu'il fit de ses trésors une large part à tous ceux qui l'avaient accompagné.

      – Cela était d'une justice tout à fait élémentaire, repartit le Norvégien... On n'est pas digne d'être riche lorsqu'on fait de ses richesses un emploi égoïste.

      – On ne peut pas vous faire ce reproche, dit Goël. Outre la construction du Jules-Verne, vous avez, au vu et su de tout le monde, encouragé et commandité des centaines d'entreprises utiles au bien-être de l'humanité.

      Ursen Stroëm en convint.

      – Mais ce qu'il y a de plus curieux, ajouta-t-il, c'est que beaucoup d'entreprises, conçues par moi dans un but philanthropique, et dont j'avais cru le capital sacrifié, m'ont donné d'excellents résultats au point de vue financier : l'assainissement des marécages de la Sardaigne, par exemple.

      – Il en sera de même du Jules-Verne, construit par notre cher Goël, et de l'exploitation industrielle des richesses sous-marines ! s'écria Edda avec enthousiasme.

      Goël ajouta gravement :

      – La mer, qui couvre les deux tiers de la surface du globe, renferme des milliards et des milliards sous forme de mines, de minéraux, de quoi décupler, centupler même le bien-être et la puissance humaine, de quoi faire disparaître à jamais de la surface de la terre le vice, la misère et la laideur. C'est la science souveraine qui doit donner à l'homme le bonheur auquel il a droit par son intelligence et les efforts de son travail séculaire.

      Tout le monde était retombé dans le silence. Chacun entrevoyait, pour l'avenir des sociétés et des peuples, des horizons grandioses.

      Petit à petit, l'on avait regagné les cabines. Edda et Goël, demeurés les derniers, finirent par se retirer aussi. Il ne resta sur le pont que Coquardot, qui, couché de tout son long à l'avant, sur un rouleau de vieilles voiles, avait trouvé la nuit si belle qu'il avait résolu de la passer sur le pont.

      Cependant, Edda, après avoir vainement cherché le sommeil, était remontée sur la dunette. La brise du soir rafraîchissait ses tempes enfiévrées. Elle s'enivrait de calme et de solitude, de cette belle nuit transparente et bleue, de cette ombre pétrie de lumière, où de petites vagues d'azur, que la lune couronnait d'un faible panache d'argent, venaient bruire doucement contre la muraille du navire. Sur le pont de l'Etoile-Polaire, on n'entendait aucun bruit.

      A l'avant, non loin de Coquardot, les deux hommes de quart dormaient, enveloppés dans leurs cabans de gros drap.

      Tout à coup, Edda tressaillit. Il lui avait semblé entendre un grincement le long de la paroi de bâbord.

      « Bah ! songea-t-elle, c'est quelque chaîne que l'on aura oublié d'amarrer. »

      Presque au même moment, elle crut entendre ramper avec précaution non loin d'elle.

      Edda était brave. Elle s'avança pour voir d'où provenait le bruit suspect.

      Mais à peine avait-elle fait un pas, que trois ombres se dressèrent brusquement et fondirent sur elle.

      La jeune fille poussa un cri. Déjà, une main se posait sur sa bouche. Elle se trouvait réduite au silence.

      En un clin d'œil, elle fut bâillonnée et garrottée.

      Et ses étranges ravisseurs l'emportèrent dans la direction de la coupée de bâbord.

      Cependant, si peu de bruit qu'eût produit cette lutte, cela avait suffi pour tirer Coquardot de sa paresseuse somnolence.

      – Hein !... Quoi !... s'écria-t-il brusquement, sans comprendre encore de quoi il s'agissait.

      Et, sans se donner le temps de réfléchir à ce qui se passait, il se précipita au secours d'Edda, au moment précis où un des bandits – un homme aux formes athlétiques – descendait le corps de la jeune fille par l'échelle de la coupée.

      – Au secours ! au secours !... s'écria Coquardot de toutes ses forces.

      Et il décocha un formidable coup de tête à l'un des ravisseurs.

      Mais le troisième bandit saisit l'infortuné cuisinier par la ceinture et le précipita dans la mer.

      Une fois encore, on entendit la voix de Coquardot... Puis tout rentra dans le silence !...

      Vainement, les hommes de quart, réveillés par les appels du cuisinier ; vainement tout l'équipage, Ursen Stroëm, Goël et M. Lepique mirent-ils les embarcations à la mer... Les petites vagues argentées couraient tranquillement sous la lune ; aucun navire, aucune terre n'était en vue.

      Edda, Coquardot et leurs ravisseurs s'étaient évanouis sans laisser la moindre trace de leur inexplicable disparition.




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