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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






DEUXIÈME PARTIE – LA BATAILLE SOUS-MARINE
VIII – COQUARDOT GAGNE LA BELLE

Edda Stroëm, de la cabine qui lui servait de prison, avait entendu d'abord le bruit des coups de marteau dont frémissait toute la coque du Jules-Verne, puis le crépitement des coups de feu. Elle était dans des transes mortelles ; et, sans savoir ce qui s'était passé, elle soupçonnait une partie de la vérité.

      « Mon Dieu ! se disait-elle, ces misérables ont dû tuer mon pauvre Coquardot, si brave, si loyal, si dévoué !... Il a dû tenter, pour me délivrer, quelque audacieux coup de main, quelque entreprise héroïque et folle, et ils l'ont assassiné ! »

      Edda se tordait les mains avec désespoir et pleurait à chaudes larmes. L'incertitude ajoutait à ses tourments. Elle eût voulu à tout prix connaître la vérité exacte.

      Elle passa le restant de la nuit dans une angoisse inexprimable.

      Cependant, Tony Fowler, après avoir fait emporter le corps de Robert Knipp, toujours sous l'influence doublement stupéfiante de l'alcool et de la morphine, s'occupait gravement à vérifier les dégâts faits à la machinerie du navire par le marteau de Coquardot.

      Contrairement à l'opinion de celui qui les avait causées, ces avaries n'étaient point irrémédiables. Les accumulateurs brisés pouvaient se remplacer, et il y avait en réserve, dans les magasins du mécanicien, assez de barres d'écrous, de vis et de rouages de rechange pour suppléer aux organes détruits ou faussés.

      – Il y a pour trois ou quatre jours de travail, pas davantage, dit un des hommes de l'équipage, très compétent dans la matière en sa qualité d'exmécanicien ajusteur aux chantiers de la Girolata.

      – C'est bon, répondit Tony Fowler... Que tout le monde aille se reposer ; et dès demain matin, nous commencerons les réparations... Nous sommes arrivés à temps... Le mal n'est pas si grand que je croyais.

      Bien loin de montrer de la mauvaise humeur, le Yankee était enchanté. Il se félicitait en luimême de l'heureuse inspiration qu'il avait eue soudainement en ordonnant à ses hommes d'équipage d'épargner la vie de Coquardot.

      « Ce cuisinier a véritablement eu une excellente idée, songeait-il... Il a trouvé le moyen de me tirer de l'embarras où je me trouvais... Il ne pensait certainement pas si bien faire... Maintenant, je sais quelle est la conduite à tenir à l'égard de ma belle captive. Je crois que, maintenant, j'obtiendrai beaucoup plus facilement son consentement. »

      Tony Fowler alla se coucher, très satisfait d'un événement dont, en temps ordinaire, il se fût montré fort mécontent.

      Le lendemain, il était éveillé de bonne heure. Ce matin-là, il apporta à sa toilette une attention aussi méticuleuse que s'il se fût préparé à quelque réception dans un des salons des Cinq-Cents. Malheureusement, il n'avait pas à sa disposition la somptueuse garde-robe et les valets de chambre bien stylés de son hôtel de New York.

      Enfin, rasé de frais, paré d'une chemise rose à raies vertes et d'un complet de chez Dungby, le grand tailleur de Chicago, Tony Fowler alla frapper à la porte de miss Edda.

      – Entrez, dit la jeune fille avec une voix faible.

      La clef grinça dans la serrure, les verrous furent poussés, et Tony Fowler se trouva en présence de sa prisonnière. L'insomnie et les angoisses d'Edda se devinaient à sa pâleur, à ses traits tirés, à l'éclat fiévreux dont brillaient ses beaux yeux verts.

      – Je croyais, dit-elle d'une voix grave, que vous vous seriez abstenu de venir me tourmenter jusqu'à l'expiration du délai que vous avez fixé vous-même !

      – Je ne viens pas vous tourmenter... J'ai seulement pensé que vous seriez heureuse d'être mise au courant des événements qui se sont passés cette nuit.

      – Quels événements ? demanda Edda d'une voix tremblante.

      – Cela vous intéresse, à ce qu'il paraît... Je vois que j'ai bien fait de venir, reprit Tony Fowler avec un diabolique sourire.

      Edda ne releva point l'impertinence du ton sarcastique dont étaient prononcées ces paroles.

      – Et Coquardot ? s'écria-t-elle, incapable de réprimer plus longtemps son impatience.

      – C'est justement de votre fidèle serviteur qu'il s'agit, miss Edda... Il vient de me récompenser des égards que j'ai toujours eus pour lui par l'ingratitude la plus noire... Cette nuit, il a trouvé le moyen d'enivrer le timonier du Jules-Verne et il a lâchement profité du sommeil de l'équipage pour détériorer nos appareils moteurs à coups de marteau... Heureusement, je suis arrivé à temps.

      – Et vous l'avez assassiné ? s'écria Edda avec horreur... N'essayez pas de le nier ; j'ai entendu le bruit des coups de feu...

      – Rassurez-vous, miss Edda, votre serviteur n'a pas même été blessé grièvement... Seulement, je ne vous cache pas que sa mort est résolue ; je ne veux pas conserver à mon bord un ennemi aussi dangereux... C'est aujourd'hui son dernier jour. Je lui ai fait passer une bible pour qu'il se livre, si tel est son bon plaisir, à quelque méditation chrétienne... Et ce soir, au coucher du soleil, lorsque le Jules-Verne remontera à la surface pour renouveler sa provision d'air, deux hommes, que j'ai déjà désignés, porteront le coupable sur la plate-forme, lui brûleront la cervelle et le jetteront à la mer, sans autre forme de procès.

      – Mais c'est horrible, cela, monsieur, c'est un assassinat !

      – Il y aurait pourtant, miss Edda, continua Tony Fowler avec un sourire sinistre, un moyen d'obtenir la grâce du condamné, auquel vous paraissez porter tant d'intérêt.

      – Oh ! dites, je vous en supplie... Si la chose est en mon pouvoir, je sauverai le fidèle serviteur qui a risqué sa vie pour moi.

      Edda, tordant ses mains avec désespoir, tournait vers son bourreau ses grands yeux suppliants.

      – Je ne vais pas vous faire languir plus longtemps, fit le Yankee avec un petit rire sec... Accordez-moi votre main de bonne grâce et je pardonnerai à Coquardot.

      Edda était retombée sur son siège avec accablement.

      – Mais c'est une infamie, monsieur, ce que vous me proposez là !... Vous êtes un misérable !... Non, tenez, j'aimerais mieux épouser, plutôt que de vous épouser, vous, un bandit, pris au hasard dans la geôle de Newgate, ou le dernier et le plus abominable forçat du bagne de la Guyane !

      – Comme il vous plaira, miss... Alors, Coquardot sera exécuté ce soir même... Vous l'aurez bien mal récompensé du dévouement qu'il vous a montré !

      Edda était incapable de prononcer une parole. Les sanglots la suffoquaient. Ses yeux, agrandis par l'horreur, prenaient une fixité tragique. Brusquement, elle s'abattit comme une masse, en proie à une violente attaque de nerfs, le corps secoué de soubresauts convulsifs.

      – J'ai peut-être été un peu fort ! s'écria cyniquement Tony Fowler... Ces jeunes filles élevées à l'européenne sont de véritables sensitives.

      Tout en monologuant ainsi, il avait appelé à l'aide. Deux hommes de l'équipage arrivèrent. Edda fut étendue sur sa couchette ; on lui fit respirer de l'éther, et bientôt elle ne tarda pas à tomber dans une sorte d'engourdissement qui était, au bienfaisant sommeil ordinaire, ce que le cauchemar est au rêve.

      Quand, plusieurs heures après, elle se réveilla, Tony Fowler était assis à côté d'elle. Elle le regarda avec l'égarement d'une terreur poussée jusqu'aux limites de la folie.

      – Excusez-moi, miss Edda, dit hypocritement le Yankee. Je ne vous savais pas si impressionnable... Je ne croyais pas que l'énoncé d'une proposition, en somme fort raisonnable, pût avoir d'aussi désastreux effets.

      La jeune fille se souleva avec effort, montrant du doigt la porte de la chambre de la cabine du Yankee.

      – Retirez-vous, ordonna-t-elle d'une voix faible... J'ai besoin d'être seule... Ne revenez pas avant que je vous appelle.

      Tony Fowler s'en alla... Au fond, il s'attendait à être rappelé par la jeune fille d'un instant à l'autre.

      « Elle va céder, se disait-il en arpentant le couloir intérieur d'un pas nerveux et saccadé... Elle va céder !... répétait-il. Edda a l'âme trop bien placée et trop noble pour ne pas se sacrifier au salut d'une existence humaine ! »

      Cependant, les heures passaient, et Edda demeurait muette. Tony Fowler, toutes les cinq minutes, s'arrêtait devant la porte de la cabine et regardait par le trou de la serrure. Il voyait Edda, pâle comme une morte, assise immobile dans un fauteuil, et pareille à quelque statue du désespoir et de la fatalité.

      – Si elle allait refuser ! s'écriait-il avec rage.

      Cependant, un peu avant le coucher du soleil, la sonnerie électrique retentit.

      Tony Fowler se précipita... Edda était toujours dans la même attitude d'accablement.

      Elle leva sur son persécuteur un regard si mélancolique, si lourd de reproches, que le cynique Yankee baissa les yeux et ne put s'empêcher de frissonner. Toute son effronterie disparaissait devant ce calme majestueux et triste.

      – Monsieur, articula-t-elle d'une voix lente et comme spectrale, je consens à devenir votre femme... Mais relâchez immédiatement votre prisonnier et dites-lui qu'il vienne me trouver.

      Malgré sa férocité aiguë de manieur d'argent et d'homme pratique, de bandit légal, scientifique et sans scrupule, Tony Fowler était profondément troublé. Le regard halluciné d'Edda Stroëm pesait lourdement sur lui. Il se hâta de sortir en balbutiant, et revint, suivi de Coquardot, dont les poignets portaient encore les rouges empreintes des cordes.

      Le Marseillais était très ému. Il n'avait pas eu de peine à comprendre qu'Edda Stroëm venait de se sacrifier pour le sauver. Son premier mouvement fut de se jeter aux pieds d'Edda et de baiser respectueusement la main qu'elle lui tendait.

      Tony Fowler était à la fois gêné et furieux. Il se sentait petit et misérable à côté de tant de simplicité et de grandeur d'âme. Il eût voulu se montrer aimable, il eût voulu engager une conversation avec celle qui allait devenir sa femme, mais les idées s'enchaînaient mal dans son cerveau.

      – Miss Edda, dit-il enfin, je n'ai plus aucune raison de tenir fermé le panneau mobile, puisque, de ma captive, vous êtes devenue ma fiancée ; puisque, dans quelques jours, je vais pouvoir vous présenter à mon père...

      Ce fut tout ce qu'il trouva à dire.

      Cependant, d'un mouvement machinal, presque inconscient, Edda s'était rapprochée du panneau mobile, et l'avait fait glisser dans sa rainure...

      Tony Fowler, Edda et Coquardot n'eurent qu'un même cri de stupeur... Un flot de lumière électrique, éblouissant jusqu'à aveugler, pénétrait à travers la vitre de cristal. Des fulgores et des fanaux de toute espèce rutilaient au milieu des algues centenaires d'un taillis de sargasses et montraient le Jules-Verne II se balançant entre deux eaux, à quelques encablures, comme un requin qui va prendre son élan pour engloutir sa proie.

      Soudainement, le Jules-Verne se trouva cerné par un groupe de scaphandriers, dont les cuirasses de bronze neuf étincelaient comme de l'or, et dont les silhouettes fantastiques apparurent plus terribles encore, aux regards de Tony Fowler, consterné, à cause des fusils et des sabrescoutelas qu'ils brandissaient.

      Au-dessus de ces soldats sous-marins, qui s'avançaient avec un ordre et en ensemble admirable, des torpilles se balançaient de distance en distance. Une nuée de fulgores filaient doucement entre les eaux et portaient une aveuglante lumière jusqu'aux derniers plans du paysage sous-marin, où s'estompaient des rochers bruns et rouges. Sous les reflets de la lumière électrique, on eût dit des montagnes de sang.

      – Je suis perdu ! bégaya Tony Fowler.

      – Ah ! s'écria Edda, transfigurée par le bonheur et la surprise, je savais bien que mon père et Goël ne m'abandonneraient pas !

      Quant à Coquardot, la première surprise passée, il avait aussitôt compris, avec la rapidité de conception et d'exécution propre aux tempéraments méridionaux, qu'il ne fallait pas laisser à Tony Fowler le temps de reprendre son sang-froid.

      Il se précipita sur le Yankee et, lui décochant un superbe coup de pied bas, il l'étendit sur le plancher. Sans lui laisser le loisir de se relever, il lui mit un genou sur la poitrine, et l'étreignit à la gorge.

      Le Yankee râlait... Ses prunelles, injectées de sang, lui sortaient des orbites.

      – Ne tuez pas ce misérable, fit Edda avec dégoût.

      – ! C'est cela, repartit Coquardot... Toujours trop bonne, mademoiselle... Vous voulez donc qu'il nous extermine tous !

      Et Coquardot continuait de serrer de toutes ses forces... Tony commençait à tirer la langue.

      – Faites-lui grâce ! dit Edda impérieusement.

      – Soit... mais, alors, je vais l'attacher solidement.

      Et Coquardot, utilisant tout ce qui lui tombait sous la main, serviettes, embrasses de rideaux et mouchoirs de poche, garrotta et bâillonna le Yankee, aussi lestement que l'eût pu faire un détective professionnel.




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