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Le sous-marin 'Jules-Verne'

Gustave Le Rouge
© France-Spiritualités™






PREMIÈRE PARTIE – UN DRAME DE LA HAINE
X – LA GEÔLE SOUS-MARINE

Depuis qu'il était prisonnier, Coquardot donnait un mal énorme à ses geôliers. Ils se repentaient sûrement de n'avoir pas commencé par l'abattre à coups de revolver, ce qui, maintenant, n'était plus possible.

      D'abord, Coquardot avait commencé par user, en les frottant patiemment contre la muraille de tôle de son cachot, les cordes qui lui liaient les mains. Une fois libre de ses mouvements, il s'était mis à inventorier avec soin les objets qui l'entouraient.

      La cellule qui servait de prison au plus célèbre cuisinier de l'Europe était une sorte de grand placard où se trouvaient entassés, au hasard, des pots de peinture, des écrous, des boulons et des barres d'acier.

      Parmi ces objets disparates, Coquardot avait choisi, pour s'en faire une arme, une barre de fer, d'environ un mètre cinquante de long et il s'en servait pour faire un vacarme épouvantable, ébranlant le plafond, les parois et le dallage métallique de sa prison. C'était à faire croire qu'il allait fausser les plaques d'acier et y faire un trou.

      Pour le forcer à se tenir tranquille, Tony Fowler donna l'ordre qu'on lui apportât à manger.

      Coquardot s'empara des vivres, mais assomma le porteur plus qu'à moitié. Les Américains décidèrent qu'ils se précipiteraient sur le cuisinier, pendant son sommeil, en pleine nuit, et qu'ils lui brûleraient la cervelle.

      Ils avaient compté sans leur hôte. Au moment de l'exécution de ce beau projet, Coquardot, parfaitement réveillé, tomba sur les agresseurs avec sa barre de fer, et en éclopa deux ou trois.

      Tony Fowler, furieux, lui annonça qu'on allait le prendre par la famine. Coquardot, nullement effrayé, répliqua qu'il allait démolir les cloisons et crever le bordage intérieur du sous-marin et qu'il avait pour cela les outils nécessaires.

      Coquardot faisait cette dernière menace dans le but d'intimider ses adversaires. Il savait fort bien que le bordage extérieur était beaucoup trop solide pour qu'il pût parvenir à le percer. Cela ne l'eût pas, d'ailleurs, avancé à grand-chose, puisque le Jules-Verne était divisé en huit compartiments étanches, communiquant entre eux par des portes d'un système de fermeture hermétique et instantané.

      Néanmoins, comme Tony Fowler et ses complices ne savaient pas au juste de quels outils Coquardot pouvait disposer, sa menace fit un certain effet.

      Pour donner créance à ses dires, Coquardot imitait, en faisant grincer sa barre de fer contre la tôle, le bruit du vilebrequin. Puis il cessait brusquement ce travail, pour se mettre à frapper de grands coups sourds, à la grande colère des Américains, qu'il ne cessait d'accabler de menaces et d'injures, dans le plus pur patois marseillais, et auxquels il ne laissait pas une minute de répit.

      Les choses en étaient là ; et la situation menaçait de durer encore longtemps, lorsque Coquardot avait reconnu la voix d'Edda Stroëm. Il put parvenir, à force de crier, à lui faire savoir sa présence à bord.

      Après avoir enfermé Edda, Tony Fowler et Robert Knipp se rendirent dans le grand salon du Jules-Verne, pour y délibérer. Cette magnifique pièce, aux boiseries claires, était ornée d'une bibliothèque et de vitrines encore vides de leurs livres et de leurs collections.

      Elle était à peine meublée. Le vol du Jules-Verne n'avait pas permis aux ouvriers d'en terminer l'aménagement.

      Les deux Yankees s'assirent, non loin d'un somptueux bureau, sur des caisses de bois blanc encore pleines, et qui renfermaient des livres et des appareils qu'on n'avait pas encore eu le temps de déballer. Tony Fowler était dans un état d'extrême irritation.

      – Qu'allons-nous faire de cet imbécile de Coquardot, s'écria-t-il... de ce cuisinier stupide et ridicule ?... C'est un véritable enragé !

      – Ma foi, je n'en sais rien... Maintenant que miss Edda est instruite de sa présence, il ne serait pas prudent de le faire disparaître.

      – Ne me parlez pas de miss Edda... Je suis furieux à la pensée du danger qu'elle vient de nous faire courir par ses offres de millions aux hommes de l'équipage !

      – Ce sont des offres tentantes, fit Robert Knipp d'un ton singulier.

      – Oh ! je sais, fit amèrement Tony Fowler, que vous êtes un être vénal...

      – Il ne s'agit pas de cela... Vous savez bien que je ne puis vous trahir, puisque je suis votre complice et le principal instigateur du vol du Jules-Verne... Parlons plutôt sérieusement... Permettez-moi de vous le dire, vous ne vous êtes pas montré habile envers miss Edda...

      – Comment cela.

      – Mais oui, vous l'avez brutalisée, menacée... Elle est d'un caractère très fier et très décidé ; elle mourrait plutôt que de céder.

      – Il y a une part de vérité, dans ce que vous dites... Mais que feriez-vous à ma place ?

      – Je me montrerais plein de prévenances ; je jouerais la comédie du repentir et de l'amour passionné ; je lui laisserais même une certaine liberté à l'intérieur du navire... Vous êtes bien sûr qu'elle ne s'échappera pas à la nage... Vous avez la partie belle pour vous montrer magnanime.

      L'ingénieur ne répondit rien. En lui-même, il trouvait fort justes les observations de Robert Knipp.

      Les deux complices demeurèrent une heure entière à discuter. Puis, Tony Fowler sortit du salon et se dirigea vers la cabine d'Edda.

      A sa grande surprise, il trouva la jeune fille très pâle, mais calme et presque souriante. La certitude de la présence de Coquardot à bord avait ranimé tout son courage, toute son énergie.

      – Alors, miss Stroëm, demanda Tony avec une obséquiosité toute différente de son attitude de la veille, vous refusez toujours de prendre de la nourriture ?

      – J'ai changé d'avis. Je mangerai ; mais à une condition...

      – Pourvu que vous ne me demandiez pas la liberté, cette condition est acceptée d'avance.

      – Je veux, dit Edda avec fermeté, ne manger que des mets préparés par mon maître d'hôtel Coquardot, et n'être servie que par lui... Il faut que vous me garantissiez qu'il ne lui sera fait aucun mal, qu'il sera bien traité et libre dans l'intérieur du Jules-Verne. Il faut que vous me promettiez que je pourrai m'entretenir avec lui quand cela me plaira.

      – Mais, vous profiterez de cela pour tramer des projets d'évasion ?

      – C'est à vous de faire bonne garde... C'est une piètre ironie, d'ailleurs de votre part, de parler d'évasion... On ne s'évade pas au fond de la mer.

      Tony Fowler parut hésiter quelques instants. Puis, feignant de prendre brusquement son parti :

      – Vraiment, miss Edda, je n'ai pas le courage de vous refuser quoi que ce soit... Vous faites de moi tout ce que vous voulez... Ah ! si vous saviez comme je vous aime !

      – Vous avez une singulière façon de me prouver votre amour, répondit Edda avec amertume.

      – Je regrette profondément le crime que j'ai commis en vous arrachant à votre famille et en vous séquestrant. Mais, il faut l'imputer à la violence même de ma passion pour vous... J'espère qu'un jour...

      – Laissons ce sujet, je vous prie... Vous avez promis de délivrer mon fidèle maître d'hôtel. Il serait temps de vous exécuter.

      Tony Fowler, très satisfait de sa nouvelle tactique, se dirigea, suivi d'Edda, vers la cellule de Coquardot, qui avait recommencé à battre le rappel avec sa barre de fer, et faisait un tapage infernal.

      Ce ne fut pas sans peine qu'on le décida à quitter son asile. Il fallut qu'Edda elle-même lui parlât, et l'informât du besoin urgent qu'elle avait, de ses services.

      En sortant de sa cellule, Coquardot, très théâtral dans l'expression de ses sentiments, mit un genou en terre ; et les larmes aux yeux, il embrassa gravement la main de Mlle Stroëm...

      Malgré l'emphase et la verbosité du Méridional, Edda était profondément touchée du dévouement et du courage dont il venait de faire preuve. Pendant qu'elle regagnait sa cabine, Coquardot se précipitait vers la cuisine, située à l'avant, et installée électriquement. Il bouscula avec autorité l'Américain, jusque-là chargé des fonctions de steward et de maître-coq à bord du Jules-Verne.

      – Ôtez-vous de là, mon garçon, lui dit-il d'un air de souverain mépris... Je parie que votre office est des plus mal fournis.

      Et comme l'Américain, effaré de cette subite interversion des rôles, désignait une armoire pleine de boîtes en fer-blanc.

      – Peuh ! dit Coquardot, c'est bien ce que je pensais... Rien que des endaubages et de la conserve... Vous avez bien, au moins du Liebig ou un bouillon concentré quelconque ? Faites-en chauffer immédiatement... Vous m'ouvrirez une boîte de légumes secs... Pendant ce temps, je vais voir s'il ne s'est rien pris dans les dragues...

      Ces dragues laissées à la traîne à l'arrière du Jules-Verne étaient des engins de pêche très perfectionnés, que Coquardot avait eu l'occasion de voir à la baie de la Girolata. Leur rapport était d'autant plus sûr qu'une foule de poissons se précipitaient immanquablement dans leurs mailles, attirés par l'éclat électrique des fulgores et du fanal d'arrière du Jules-Verne.

      Coquardot, dont Tony Fowler et Robert Knipp suivaient tous les mouvements avec méfiance, revint, pliant sous le poids d'une vaste corbeille, remplie des meilleures variétés de poissons de la Méditerranée.

      Il y avait des turbots, des dorades, des rougets ; de ces rougets que les Romains payaient jusqu'à dix mille sesterces – des rascasses épineuses, et jusqu'à deux ou trois langoustes et une petite tortue de la Méditerranée, dite cacouanne. Un quart d'heure plus tard, une embaumante odeur de bouillabaisse s'échappait de la cuisine, et paraissait produire une grande impression sur les hommes de l'équipage.

      Quand Coquardot traversa le couloir, en portant le dîner d'Edda dans un plat couvert, les Américains le suivirent jusqu'à la porte de la cabine, avec un reniflement des plus significatifs. Ces rudes Yankees, habitués au rosbif et au jambon, aux nourritures solides et lourdes, n'avaient jamais rien flairé d'aussi délicieux. Il est vrai qu'une bouillabaisse, faite par les propres mains de Coquardot ne pouvait être qu'un chef-d'œuvre. Coquardot, très perspicace de sa nature, s'aperçut tout de suite de l'impression qu'il avait produite ; et il résolut de tirer parti de ses talents culinaires.

      Le soir même, les quinze hommes de l'équipage du Jules-Verne dînaient comme jamais ils n'avaient dîné de leur vie, sauf peut-être le jour du banquet offert par Ursen Strœm.

      Deux jours après, Coquardot était en excellents termes avec tout le monde, même avec Robert Knipp, même avec Tony Fowler.

      Ces derniers appréciaient d'autant mieux le savoir-faire du cuisinier, qu'ils voyaient arriver le moment où ils allaient être forcés de se nourrir exclusivement de poissons.

      Lorsque le Jules-Verne avait été capturé, l'embarquement des vivres était à peine commencé. Les conserves, arrimées dans la cambuse, étaient en quantité si minime qu'elles toucheraient à leur fin dans quelques jours. Tony Fowler, pensant avec juste raison qu'il était poursuivi, n'osait faire relâche nulle part pour se ravitailler.

      Tony Fowler avait bien d'autres sujets d'inquiétude. Il voulait, au plus vite, sortir de la Méditerranée et gagner New York ou Baltimore.

      – En Amérique, s'était-il dit, mon père, en sa qualité de milliardaire, est tout-puissant. Il prendra fait et cause pour moi. Et le gouvernement de l'Union ne consentira pas à accorder mon extradition.

      – Jamais les Yankees ne vous désavoueront, avait ajouté Robert Knipp... Officiellement, on blâmera votre geste ; mais jamais personne n'osera vous arrêter... Vous pourrez aisément vous ravitailler dans les ports de l'Union, et prolonger la situation tant qu'il vous plaira.

      Par malheur, pour se rendre en Amérique, il fallait traverser l'Atlantique, et passer par le détroit de Gibraltar, où Tony Fowler craignait qu'on ne lui eût préparé une embuscade. Il aurait fallu aller très vite et le Jules-Verne n'était pas un torpilleur submersible à grande vitesse, mais un appareil d'exploration, que son poids considérable et ses formes arrondies rendaient impropre à la marche.

      Tony Fowler, peu familiarisé avec la navigation sous-marine, et ayant affaire à des appareils d'un maniement délicat, était obligé d'évoluer avec la lenteur la plus circonspecte.

      Enfin, le Jules-Verne était traqué dans toute la Méditerranée. Une fois, Tony Fowler, installé près du timonier, à la chambre noire du téléphone électriquement relié à un miroir installé sur un flotteur insubmersible, qui lui permettait de voir l'horizon, sans remonter à la surface avait nettement distingué l'Etoile-Polaire. Le yacht était même assez rapproché pour que le Yankee pût distinguer, sur le pont, Ursen Stroëm, Goël et M. Lepique. Il avait été épouvanté et avait imprimé aux hélices du Jules-Verne leur vitesse maxima, pour s'éloigner au plus vite.

      Une autre fois, en longeant les côtes de Sardaigne, le Jules-Verne avait heurté, entre deux eaux, une sonde planigraphique de sûreté, certainement disposée là pour signaler le passage du sous-marin.

      A l'aide des grappins automatiques du bord, les hommes de l'équipe avaient pu s'emparer de la minuscule torpille. Mais le même fait pouvait se reproduire d'un jour à l'autre. Tony Fowler était dans des transes continuelles.

      – Jusqu'à ce que nous soyons entrés dans l'Atlantique, répétait-il à Robert Knipp, il n'y a pas de sécurité pour nous !...

      Talonné par la peur, Tony Fowler avait ordonné que le Jules-Verne ne naviguât en surface que la nuit. Etait-ce encore par économie, afin de renouveler la provision d'air respirable du bord, sans user l'air liquide et les produits chimiques en réserve dans les soutes.

      C'était donc seulement une fois le soleil couché que le Jules-Verne éteignant ses fulgores et ses fanaux, et allégeant ses « water-ballast », mettait en jeu ses hélices horizontales. Il abandonnait les profondeurs, et comme un gigantesque cétacé, venait remplir d'oxygène pur les vastes cavités métalliques, qui lui tenaient lieu de poumons.

      Quelquefois, avec la permission de son ravisseur, Edda montait sur la plate-forme du sous-marin, en compagnie du fidèle Coquardot, qui mettait en œuvre toute sa faconde méridionale pour converser avec la jeune fille, et pour l'aider à conserver quelque espoir.

      – Allons ! mademoiselle, lui disait-il, ne soyez pas si mélancolique, troun de l'air !... Ces coquins ne pourront aller bien loin, avec nous. Ils n'ont presque plus de vivres. Je le sais, mieux que personne. D'ailleurs, votre père et votre fiancé doivent vous chercher.

      Edda secouait tristement la tête. Coquardot ajoutait mystérieusement :

      – Vous savez que je travaille les gens de l'équipage !... Vous verrez qu'un beau jour, grâce aux promesses que je leur fais, ils ficelleront les deux coquins qui leurs servent de chefs, et qu'ils nous mettront en liberté.

      Edda souriait sans répondre. Il y avait dix jours qu'elle était à bord du Jules-Verne... Devait-elle abandonner tout espoir ? Qui pourrait la sauver ?... Et comment y parviendrait-on ?...




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