DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE XIV : LA MONTAGNE TABOU
Le sommet de la
montagne s'élevait encore d'une centaine de pieds. Les fugitifs avaient intérêt à l'atteindre afin de se dérober, sur le versant opposé, à la
vue des Maoris. Ils espéraient que quelque crête praticable leur permettrait alors de gagner les cimes voisines, qui se confondaient dans un système orographique, dont le pauvre Paganel eût sans doute, s'il avait été là, débrouillé les complications.
L'ascension fut donc hâtée, sous la menace de ces vociférations qui se rapprochaient de plus en plus. La horde envahissante arrivait au pied de la
montagne.
« Courage ! Courage ! Mes amis, » criait Glenarvan, excitant ses
compagnons de la voix et du geste.
En moins de cinq minutes, ils atteignirent le sommet du mont ; là, ils se retournèrent afin de juger la situation et de prendre une direction qui pût dépister les Maoris.
De cette
hauteur, leurs regards dominaient le lac Taupo, qui s'étendait vers l'ouest dans son cadre pittoresque de
montagnes. Au nord, les cimes du Pirongia. Au sud, le cratère enflammé du Tongariro. Mais, vers l'est, le regard butait contre la barrière de cimes et de croupes qui joignait les Wahiti- Ranges, cette grande chaîne dont les anneaux non interrompus relient toute l'île
septentrionale du détroit de Cook au cap oriental. Il fallait donc redescendre le versant opposé et s'engager dans d'étroites gorges, peut-être sans issues.
Glenarvan jeta un coup d'il anxieux autour de lui ; le
brouillard s'étant fondu aux rayons du
soleil, son regard pénétrait nettement dans les moindres cavités du sol.
Aucun mouvement des Maoris ne pouvait échapper à sa
vue.
Les indigènes n'étaient pas à cinq cents pieds de lui, quand ils atteignirent le plateau sur lequel reposait le cône solitaire.
Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fût, prolonger sa halte. Epuisé ou non, il fallait fuir sous peine d'être cerné.
« Descendons ! s'écria-t-il, descendons avant que le chemin ne soit coupé ! »
Mais, au moment où les pauvres femmes se relevaient par un suprême effort, Mac Nabbs les arrêta, et dit :
« C'est inutile, Glenarvan. Voyez. »
Et tous, en effet, virent l'inexplicable changement qui venait de se produire dans le mouvement des Maoris.
Leur poursuite s'était subitement interrompue. L'assaut de
la
montagne venait de cesser comme par un impérieux contre-ordre. La
bande d'indigènes avait maîtrisé son élan, et
s'était arrêtée comme les flots de la mer devant un
roc infranchissable.
Tous ces sauvages, mis en appétit de sang, maintenant rangés
au pied du mont, hurlaient, gesticulaient, agitaient des fusils et des
haches,
mais n'avançaient pas d'une semelle. Leurs
chiens, comme eux
enracinés au sol, aboyaient avec rage.
Que se passait-il donc ? Quelle puissance invisible retenait les indigènes
? Les fugitifs regardaient sans comprendre, craignant que le charme qui enchaînait
la tribu de Kai-Koumou ne vînt à se rompre.
Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit retourner ses
compagnons. De la
main, il leur montrait une petite forteresse élevée au sommet
du cône.
« Le tombeau du chef Kara-Tété ! s'écria Robert.
Dis-tu vrai, Robert ? demanda Glenarvan.
Oui, mylord, c'est bien le tombeau ! Je le reconnais... »
Robert ne se trompait pas. A cinquante pieds au-dessus, à la
pointe extrême de la
montagne, des pieux fraîchement peints formaient
une petite enceinte palissadée. Glenarvan reconnut à son tour
la tombe du chef zélandais. Dans les hasards de sa fuite, il avait été
conduit à la cime même du Maunganamu.
Le lord suivi de ses
compagnons, gravit les derniers talus du cône jusqu'au pied même du tombeau. Une large ouverture recouverte de nattes y donnait accès. Glenarvan allait pénétrer dans l'intérieur de l'Oudoupa quand, tout d'un coup, il recula vivement :
« Un sauvage ! dit-il.
Un sauvage dans ce tombeau ? demanda le major.
Oui, Mac Nabbs.
Qu'importe, entrons. »
Glenarvan, le major, Robert et John Mangles pénétrèrent dans l'enceinte. Un Maori était là, vêtu d'un grand manteau de
phormium ; l'ombre de l'Oudoupa ne permettait pas de distinguer ses traits. Il paraissait fort tranquille, et déjeunait avec la plus parfaite insouciance. Glenarvan allait lui adresser la parole, quand l'indigène, le prévenant, lui dit d'un ton aimable et en bonne langue anglaise :
« Asseyez-vous donc, mon cher lord, le déjeuner vous attend. »
C'était Paganel. A sa voix, tous se précipitèrent dans l'Oudoupa et tous passèrent dans les bras de l'excellent géographe. Paganel était retrouvé ! C'était le salut commun qui se présentait dans sa personne ! On allait l'interroger, on voulait savoir comment et pourquoi il se trouvait au sommet du Maunganamu ; mais Glenarvan arrêta d'un mot cette inopportune curiosité.
« Les sauvages ! dit-il.
Les sauvages, répondit en haussant les épaules Paganel. Voilà des individus que je méprise souverainement !
Mais ne peuvent-ils ?...
Eux ! ces imbéciles ! Venez les voir ! »
Chacun suivit Paganel, qui sortit de l'Oudoupa. Les Zélandais étaient à la même place, entourant le pied du cône, et poussant d'épouvantables vociférations.
« Criez ! hurlez ! époumonnez-vous, stupides créatures ! dit Paganel. Je vous défie bien de gravir cette
montagne !
Et pourquoi ? demanda Glenarvan.
Parce que le chef y est enterré, parce que ce tombeau nous protège, parce que la
montagne est tabou !
Tabou ?
Oui, mes amis ! Et voilà pourquoi je me suis réfugié ici comme dans un de ces lieux d'asile du moyen âge ouverts aux malheureux.
Dieu est pour nous ! » s'écria lady Helena, levant ses mains vers le
ciel.
En effet, le mont était tabou, et, par sa consécration, il échappait à l'envahissement des superstitieux sauvages.
Ce n'était pas encore le salut des fugitifs, mais un répit
salutaire, dont ils cherchaient à profiter. Glenarvan, en proie à
une indicible émotion, ne proférait pas une parole, et le major
remuait la tête d'un
air véritablement satisfait.
« Et maintenant, mes amis, dit Paganel, si ces brutes comptent sur nous
pour exercer leur patience, ils se trompent. Avant deux
jours, nous serons hors
des atteintes de ces coquins.
Nous fuirons ! dit Glenarvan. Mais comment ?
Je n'en sais rien répondit Paganel, mais nous fuirons tout
de même. »
Alors, chacun voulut connaître les aventures du géographe. Chose
bizarre, et retenue singulière chez un homme si prolixe, il fallut, pour
ainsi dire, lui arracher les paroles de la bouche. Lui qui aimait tant à
conter, il ne répondit que d'une manière évasive aux
questions de ses amis.
« On m'a changé mon Paganel », pensait Mac Nabbs.
En effet, la physionomie du digne savant n'était plus la même.
Il s'enveloppait sévèrement dans son vaste châle de
phormium, et semblait éviter les regards trop curieux. Ses manières
embarrassées, lorsqu'il était question de lui, n'échappèrent
à personne, mais, par discrétion, personne ne parut les remarquer.
D'ailleurs, quand Paganel n'était plus sur le tapis, il reprenait
son enjouement habituel.
Quant à ses souvenirs, voici ce qu'il jugea convenable d'en
apprendre à ses
compagnons, lorsque tous se furent assis près
de lui, au pied des poteaux de l'Oudoupa.
Après le meurtre de Kara-Tété, Paganel profita comme Robert
du tumulte des indigènes et se jeta hors de l'enceinte du pah. Mais,
moins heureux que le jeune Grant, il alla donner droit dans un campement de
Maoris. Là commandait un chef de belle taille, à l'
air intelligent,
évidemment supérieur à tous les guerriers de sa tribu.
Ce chef parlait correctement anglais, et souhaita la bienvenue en limant du
bout de son nez le nez du géographe.
Paganel se demandait s'il devait se considérer comme prisonnier
ou non. Mais,
voyant qu'il ne pouvait faire un pas sans être gracieusement
accompagné du chef, il sut bientôt à quoi s'en tenir
à cet égard.
Ce chef, nommé « Hihy », c'est-à-dire «
rayon du
soleil », n'était point un méchant homme.
Les lunettes et la longue-vue du géographe semblaient lui donner une
haute idée de Paganel, et il l'attacha particulièrement à
sa personne, non seulement par ses bienfaits, mais encore avec de bonnes cordes
de
phormium. La nuit surtout.
Cette situation nouvelle dura trois grands
jours. Pendant ce laps de temps,
Paganel fut-il bien ou mal traité ? « Oui et non, » dit-il,
sans s'expliquer davantage. Bref, il était prisonnier, et, sauf
la perspective d'un supplice immédiat, sa condition ne lui paraissait
guère plus enviable que celle de ses infortunés amis.
Heureusement, pendant une nuit, il parvint à ronger ses cordes et à
s'échapper. Il avait assisté de loin à l'enterrement
du chef, il savait qu'on l'avait inhumé au sommet du Maunganamu,
et que la
montagne devenait tabou par ce fait. Ce fut là qu'il résolut
de se réfugier, ne voulant pas quitter le pays où ses
compagnons
étaient retenus. Il réussit dans sa périlleuse entreprise.
Il arriva pendant la nuit dernière au tombeau de Kara-Tété,
et attendit, « tout en reprenant des
forces », que le
ciel délivrât
ses amis par quelque hasard.
Tel fut le récit de Paganel. Omit-il à dessein certaine circonstance
de son séjour chez les indigènes ? Plus d'une fois, son embarras
le laissa croire. Quoi qu'il en soit, il reçut d'unanimes félicitations,
et, le passé connu, on en revint au présent.
La situation était toujours excessivement grave. Les indigènes,
s'ils ne se hasardaient pas à gravir le Maunganamu, comptaient sur
la faim et la soif pour reprendre leurs prisonniers. Affaire de temps, et les
sauvages ont la patience longue.
Glenarvan ne se méprenait pas sur les difficultés de sa position,
mais il résolut d'attendre les circonstances favorables, et de les
faire naître, au besoin.
Et d'abord Glenarvan voulut reconnaître avec soin le Maunganamu,
c'est-à-dire sa forteresse improvisée, non pour la défendre,
car le siège n'en était pas à craindre, mais pour
en sortir. Le major, John, Robert, Paganel et lui, prirent un relevé
exact de la
montagne. Ils observèrent la direction des sentiers, leurs
aboutissants, leur déclivité. La crête, longue d'un
mille, qui réunissait le Maunganamu à la chaîne des Wahiti,
allait en s'abaissant vers la plaine.
Son arête, étroite et
capricieusement profilée, présentait la seule route praticable,
au cas où l'évasion serait possible. Si les fugitifs y passaient
inaperçus, à la faveur de la nuit, peut-être réussiraient-ils
à s'engager dans les profondes vallées des Ranges, et à
dépister les guerriers maoris.
Mais cette route offrait plus d'un danger. Dans sa partie basse, elle
passait à portée des coups de fusil. Les balles des indigènes
postée aux rampes inférieures pouvaient s'y croiser, et tendre
là un réseau de fer que nul ne saurait impunément franchir.
Glenarvan et ses amis, s'étant aventurés sur la partie dangereuse
de la crête, furent salués d'une grêle de plomb qui
ne les atteignit pas. Quelques bourres, enlevées par le vent, arrivèrent
jusqu'à eux. Elles étaient faites de papier imprimé
que Paganel ramassa par curiosité pure et qu'il déchiffra
non sans peine.
« Bon ! dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces animaux-là
bourrent leurs fusils ?
Non, Paganel, répondit Glenarvan.
Avec des feuillets de la Bible ! Si c'est l'emploi qu'ils
font des versets sacrés, je plains leurs missionnaires ! Ils auront de
la peine à fonder des bibliothèques maories.
Et quel passage des livres saints ces indigènes nous ont-ils
tiré en pleine poitrine ? demanda Glenarvan.
Une parole du
Dieu tout-puissant, répondit John Mangles, qui
venait de lire à son tour le papier maculé par l'explosion.
Cette parole nous dit d'espérer en lui, ajouta le capitaine, avec
l'inébranlable conviction de sa foi écossaise.
Lis, John, » dit Glenarvan.
Et John
lut ce verset respecté par la déflagration de la poudre
:
« Paume 90. «
Parce qu'il a espéré
en moi, je le délivrerai. »
Mes amis, dit Glenarvan, il faut reporter ces paroles d'espérance
à nos braves et chères compagnes. Il y a là de quoi leur
ranimer le cur. »
Glenarvan et ses
compagnons remontèrent les abrupts sentiers du cône,
et se dirigèrent vers le tombeau qu'ils voulaient examiner.
Chemin faisant, ils furent étonnés de surprendre, à de
petits intervalles, comme un certain frémissement du sol. Ce n'était
pas une agitation, mais cette vibration continue qu'éprouvent les
parois d'une chaudière à la poussée de l'
eau
bouillante. De violentes vapeurs, nées de l'action des
feux souterrains,
étaient évidemment emmagasinées sous l'enveloppe de
la
montagne.
Cette particularité ne pouvait émerveiller des gens qui venaient
de passer entre les sources chaudes du Waikato. Ils savaient que cette région
centrale d'Ika-Na-Maoui est essentiellement volcanique. C'est un véritable
tamis dont le tissu laisse transpirer les vapeurs de la terre par les sources
bouillantes et les solfatares.
Paganel, qui l'avait déjà observée, appela donc l'attention
de ses amis sur la nature volcanique de la
montagne. Le Maunganamu n'était
que l'un de ces nombreux cônes qui hérissent la portion centrale
de l'île, c'est-à-dire un volcan de l'avenir. La
moindre action mécanique pouvait déterminer la formation d'un
cratère dans ses parois faites d'un tuf siliceux et blanchâtre.
« En effet, dit Glenarvan, mais nous ne sommes pas
plus en danger ici qu'auprès de la chaudière du
Duncan. C'est
une tôle solide que cette croûte de terre !
D'accord, répondit le major, mais une chaudière,
si bonne qu'elle soit, finit toujours par éclater, après
un long service.
Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas à rester sur ce
cône. Que le
ciel me montre une route praticable, et je le quitte à
l'instant.
Ah ! Pourquoi ce Maunganamu ne peut-il nous entraîner lui-même,
répondit John Mangles, puisque tant de puissance mécanique est
renfermée dans ses flancs ! Il y a peut-être, sous nos pieds, la
force de plusieurs millions de
chevaux, stérile et perdue ! Notre
Duncan
n'en demanderait pas la millième partie pour nous porter au bout
du monde ! »
Ce souvenir du
Duncan, évoqué par John Mangles, eut pour effet
de ramener les pensées les plus tristes dans l'
esprit de Glenarvan
; car, si désespérée que fût sa propre situation,
il l'oubliait souvent pour gémir sur le sort de son équipage.
Il songeait encore, quand il retrouva au sommet du Maunganamu ses
compagnons
d'infortune.
Lady Helena, dès qu'elle l'aperçut, vint à lui.
« Mon cher Edward, dit-elle, vous avez reconnu notre position ? Devons-nous
espérer ou craindre ?
Espérer, ma chère Helena, répondit Glenarvan. Les
indigènes ne franchiront jamais la limite de la
montagne, et le temps
ne nous manquera pas pour former un plan d'évasion.
D'ailleurs, madame, dit John Mangles, c'est
Dieu lui-même
qui nous recommande d'espérer. »
John Mangles remit à lady Helena ce feuillet de la
Bible, où se lisait le verset sacré. La jeune femme et la jeune
fille, l'
âme confiante, le cur ouvert à toutes les interventions
du
Ciel, virent dans ces paroles du livre saint un infaillible présage
de salut.
« Maintenant, à l'Oudoupa ! s'écria gaiement
Paganel. C'est notre forteresse, notre château, notre salle à
manger, notre cabinet de travail ! Personne ne nous y dérangera ! Mesdames,
permettez-moi de vous faire les honneurs de cette charmante habitation. »
On suivit l'aimable Paganel. Lorsque les sauvages virent les fugitifs
profaner de nouveau cette sépulture tabouée, ils firent éclater
de nombreux coups de
feu et d'épouvantables hurlements, ceux-ci
aussi bruyants que ceux-là. Mais, fort heureusement, les balles ne portèrent
pas si loin que les cris, et tombèrent à mi-côte, pendant
que les vociférations allaient se perdre dans l'espace.
Lady Helena,
Mary Grant et leurs
compagnons, tout à fait rassurés
en
voyant que la superstition des Maoris était encore plus forte que
leur colère, entrèrent dans le monument funèbre.
C'était une palissade de pieux peints en rouge, que cet Oudoupa
du chef zélandais. Des figures
symboliques, un vrai tatouage sur
bois,
racontaient la noblesse et les hauts faits du défunt. Des chapelets d'
amulettes,
de coquillages ou de pierres taillées se balançaient d'un
poteau à l'autre. A l'intérieur, le sol disparaissait
sous un tapis de feuilles vertes. Au centre, une légère extumescence
trahissait la tombe fraîchement creusée.
Là, reposaient les armes du chef, ses fusils chargés et amorcés,
sa lance, sa superbe
hache en jade vert, avec une provision de poudre et de
balles suffisante pour les chasses éternelles.
« Voilà tout un arsenal, dit Paganel, dont nous ferons un meilleur
emploi que le défunt. Une bonne idée qu'ont ces sauvages
d'emporter leurs armes dans l'autre monde !
Eh ! mais, ce sont des fusils de fabrique anglaise ! dit le major.
Sans doute, répondit Glenarvan, et c'est une assez sotte
coutume de faire cadeau d'armes à
feu aux sauvages ! Ils s'en
servent ensuite contre les envahisseurs, et ils ont raison. En tout cas, ces
fusils pourront nous être utiles !
Mais ce qui nous sera plus utile encore, dit Paganel, ce sont les vivres
et l'
eau destinés à Kara-Tété. »
En effet, les parents et les amis du mort avaient bien fait les choses. L'approvisionnement
témoignait de leur estime pour les vertus du chef. Il y avait des vivres
suffisants à nourrir dix personnes pendant quinze
jours ou plutôt
le défunt pour l'éternité. Ces aliments de nature
végétale consistaient en fougères, en patates douces, le
« convolvulus batatas » indigène, et en pommes de terre importées
depuis longtemps dans le pays par les
Européens. De grands vases contenaient
l'
eau pure qui figure au repas zélandais, et une douzaine de paniers,
artistement tressés, renfermaient des tablettes d'une gomme verte
parfaitement inconnue.
Les fugitifs étaient donc prémunis pour quelques
jours contre
la faim et la soif. Ils ne se firent aucunement prier pour prendre leur premier
repas aux dépens du chef.
Glenarvan rapporta les aliments nécessaires à ses
compagnons,
et les confia aux soins de Mr. Olbinett. Le stewart, toujours formaliste, même
dans les plus graves situations, trouva le menu du repas un peu maigre. D'ailleurs,
il ne savait comment préparer ces racines, et le
feu lui manquait.
Mais Paganel le tira d'affaire, en lui conseillant d'enfouir tout
simplement ses fougères et ses patates douces dans le sol même.
En effet, la température des couches supérieures était
très élevée, et un thermomètre, enfoncé dans
ce terrain, eût certainement accusé une
chaleur de soixante à
65°. Olbinett faillit même s'échauder très sérieusement,
car, au moment où il venait de creuser un trou pour y
déposer
ses racines, une colonne de vapeur d'
eau se dégagea, et monta en
sifflant à une
hauteur d'une
toise.
Le stewart tomba à la renverse, épouvanté.
« Fermez le robinet ! » cria le major, qui, aidé des deux
matelots, accourut et combla le trou de débris ponceux, tandis que Paganel,
considérant d'un
air singulier ce phénomène, murmurait
ces mots :
« Tiens ! Tiens !
Hé !
Hé ! Pourquoi pas ?
Vous n'êtes pas blessé ? demanda Mac Nabbs à
Olbinett.
Non, monsieur Mac Nabbs, répondit le stewart, mais je ne m'attendais
guère...
A tant de bienfaits du
ciel ! s'écria Paganel d'un
ton enjoué. Après l'
eau et les vivres de Kara-Tété,
le
feu de la terre ! Mais c'est un paradis que cette
montagne ! Je propose
d'y fonder une colonie, de la cultiver, de nous y établir pour le
reste de nos
jours ! Nous serons les Robinsons du Maunganamu ! En vérité,
je cherche vainement ce qui nous manque sur ce confortable cône !
Rien, s'il est solide, répondit John Mangles.
Bon ! il n'est pas fait d'hier, dit Paganel. Depuis longtemps
il résiste à l'action des
feux intérieurs, et il tiendra
bien jusqu'à notre départ.
Le déjeuner est servi, » annonça Mr. Olbinett, aussi
gravement que s'il eût été dans l'exercice de
ses fonctions au château de Malcolm.
Aussitôt les fugitifs, assis près de la palissade,
commencèrent un de ces repas que depuis quelque temps la Providence leur
envoyait si exactement dans les plus graves conjonctures.
On ne se montra pas difficile sur le choix des aliments, mais les avis furent
partagés touchant la racine de fougère comestible. Les uns lui
trouvèrent une saveur douce et agréable, les autres un
goût
mucilagineux, parfaitement
insipide, et une remarquable coriacité. Les
patates douces, cuites dans le sol brûlant, étaient excellentes.
Le géographe fit observer que Kara-Tété n'était
point à plaindre.
Puis, la faim rassasiée, Glenarvan proposa de discuter sans retard,
un plan d'évasion.
« Déjà ! dit Paganel, d'un ton véritablement
piteux. Comment, vous songez déjà à quitter ce lieu de
délices ?
Mais, monsieur Paganel, répondit lady Helena, en admettant que
nous soyons à Capoue, vous savez qu'il ne faut pas imiter Annibal
!
Madame, répondit Paganel, je ne me permettrai point de vous contredire,
et puisque vous voulez discuter, discutons.
Je pense tout d'abord, dit Glenarvan, que nous devons tenter une
évasion avant d'y être poussés par la famine. Les
forces
ne nous manquent pas, et il faut en profiter. La nuit prochaine, nous essayerons
de gagner les vallées de l'est en traversant le cercle des indigènes
à la faveur des ténèbres.
Parfait, répondit Paganel, si les Maoris nous laissent passer.
Et s'ils nous en empêchent ? dit John Mangles.
Alors, nous emploierons les grands moyens, répondit Paganel.
Vous avez donc de grands moyens ? demanda le major.
A n'en savoir que faire ! » répliqua Paganel
sans s'expliquer davantage.
Il ne restait plus qu'à attendre la nuit pour essayer de franchir
la ligne des indigènes.
Ceux-ci n'avaient pas quitté la place. Leurs rangs semblaient même
s'être grossis des retardataires de la tribu. çà et
là, des foyers allumés formaient une ceinture de
feux à
la base du cône. Quand les ténèbres envahirent les vallées
environnantes, le Maunganamu parut sortir d'un vaste brasier, tandis que
son sommet se perdait dans une ombre épaisse. On entendait à six
cents pieds plus bas l'agitation, les cris, le murmure du bivouac
ennemi.
A neuf heures, par une nuit très noire, Glenarvan et John Mangles résolurent d'opérer une reconnaissance, avant d'entraîner
leurs
compagnons sur cette périlleuse route. Ils descendirent sans bruit,
pendant dix minutes environ, et s'engagèrent sur l'étroite
arête qui traversait la ligne indigène, à cinquante pieds
au-dessus du campement.
Tout allait bien jusqu'alors. Les Maoris, étendus près de leurs brasiers, ne semblaient pas apercevoir les deux fugitifs, qui firent encore quelques pas. Mais soudain, à gauche et à droite de la crête, une double fusillade éclata.
« En arrière ! dit Glenarvan, ces bandits ont des yeux de
chat et des fusils de riflemen ! »
John Mangles et lui remontèrent aussitôt les roides talus du mont, et vinrent promptement rassurer leurs amis effrayés par les
détonations. Le chapeau de Glenarvan avait été traversé de deux balles. Il était donc impossible de s'aventurer sur l'interminable crête entre ces deux rangs de tirailleurs.
« A demain, dit Paganel, et puisque nous ne pouvons tromper la vigilance de ces indigènes, vous me permettrez de leur servir un plat de ma façon ! »
La température était assez froide. Heureusement, Kara-Tété avait emporté dans sa tombe ses meilleures robes de nuit, de chaudes couvertures de
phormium dont chacun s'enveloppa sans
scrupule, et bientôt les fugitifs, gardés par la superstition indigène, dormaient tranquillement à l'abri des palissades, sur ce sol tiède et tout frissonnant de bouillonnements intérieurs.