CHAPITRE III : Séraphîta-Séraphîtüs (2/2)
- Swedenborg, reprit le pasteur, affectionnait particulièrement le
baron de Séraphîtz, dont le nom, suivant un vieil usage suédois, avait pris depuis un temps immémorial la terminaison latine üs. Le
baron fut le plus ardent
disciple du Prophète suédois qui avait ouvert en lui les yeux de l'Homme Intérieur, et l'avait disposé pour une vie conforme aux ordres d'En-Haut. Il chercha parmi les femmes un
Esprit Angélique, Swedenborg le lui trouva dans une vision. Sa fiancée fut la fille d'un cordonnier de Londres, en qui, disait Swedenborg, éclatait
la vie du
ciel, et dont les épreuves antérieures avaient
été accomplies. Après la transformation du Prophète,
le
baron vint à Jarvis pour faire ses noces célestes dans
les pratiques de la prière. Quant à moi, monsieur, qui
ne suis point un
Voyant, je ne me suis aperçu que des uvres
terrestres de ce couple : sa vie a bien été celle des
saints et des saintes dont les vertus sont la gloire de l'
Eglise romaine.
Tous deux, ils ont
adouci la misère des habitants, et leur ont
donné à tous une fortune qui ne va point sans un peu de
travail, mais qui suffit à leurs besoins ; les gens qui vécurent
près d'eux ne les ont jamais surpris dans un mouvement de colère
ou d'impatience ; ils ont été constamment bienfaisants
et doux, pleins d'aménité, de grâce et de vraie
bonté ; leur
mariage a été l'
harmonie de deux
âmes
incessamment unies. Deux eiders volant du même vol, le son dans
l'écho, la pensée dans la parole, sont peut-être
des images imparfaites de cette union. Ici chacun les aimait d'une affection
qui ne pourrait s'exprimer qu'en la comparant à l'
amour de la
plante pour le
soleil. La femme était simple dans ses manières,
belle de formes, belle de visage, et d'une noblesse semblable celle
des personnes les plus augustes. En 1783, dans la vingt-sixième
année de son âge, cette femme conçut un
enfant ;
sa gestation fut une joie grave. Les deux
époux faisaient ainsi
leurs adieux au monde, car ils me dirent qu'ils seraient sans doute
transformés quand leur
enfant aurait quitté la robe de
chair qui avait besoin de leurs soins jusqu'au moment où la
force
d'être par elle-même lui serait communiquée. L'
enfant
naquit, et fut cette Séraphîta qui nous occupe en ce moment ;
dès qu'elle fut conçue, son père et sa mère
vécurent encore plus solitairement que par le passé s'exaltant
vers le
ciel par la prière. Leur espérance était
de voir Swedenborg, et la foi réalisa leur espérance.
Le
jour de la naissance de Séraphîta, Swedenborg se manifesta
dans Jarvis, et remplit de lumière la
chambre où naissait
l'
enfant. Ses paroles furent, dit-on : - L'œuvre est accomplie, les
cieux se réjouissent ! Les gens de la maison entendirent les
sons étranges d'une mélodie qui, disaient-ils, semblait
être apportée des quatre points
cardinaux par le souffle
des vents. L'
esprit de Swedenborg emmena le père hors de la maison
et le conduisit sur le Fiord, où il le quitta. Quelques hommes
de Jarvis s'étant alors approchés de monsieur Séraphîtüs,
l'entendirent prononçant ces suaves paroles de l'Ecriture : -
Combien sont beaux sur les
montagnes les pieds de l'
Ange que nous envoie
le Seigneur ! Je sortais du
presbytère pour aller au château,
y baptiser l'
enfant, le nommer et accomplir les devoirs que m'imposent
les lois lorsque je rencontrai le
baron. " - Votre ministère
est superflu, me dit-il ; notre
enfant doit être sans nom sur
cette terre. Vous ne baptiserez pas avec l'
eau de l'
Eglise terrestre
celui qui vient d'être ondoyé dans le
feu du
Ciel. Cet
enfant restera
fleur, vous ne le verrez pas vieillir, vous le verrez
passer ; vous avez l'exister, il a la vie ; vous avez des sens extérieurs,
il n'en a pas, il est tout intérieur. " Ces paroles furent prononcées
d'une voix surnaturelle par laquelle je fus affecté plus vivement
encore que par l'éclat empreint sur son visage qui suait la lumière.
Son aspect réalisait les fantastiques images que nous concevons
des inspirés en lisant les prophéties de la Bible. Mais
de tels effets ne sont pas rares au milieu de nos
montagnes, où
le nitre des neiges subsistantes produit dans notre organisation d'étonnants
phénomènes. Je lui demandai la cause de son émotion.
- Swedenborg est venu, je le quitte, j'ai respiré l'
air du
ciel,
me dit-il. - Sous quelle forme vous est-il apparu ? repris-je. - Sous
son apparence mortelle, vêtu comme il l'était la dernière
fois que je le vis à Londres, chez Richard Shearsmith, dans le
quartier de Cold-Bath-Field, en
juillet 1771. Il portait son habit de
ratine à reflets changeants, à boutons d'
acier, son gilet
fermé, sa
cravate blanche, et la même perruque magistrale,
à rouleaux poudrés sur les côtés, et dont les
cheveux
relevés par-devant lui découvraient ce front vaste et
lumineux en
harmonie avec sa grande figure carrée, où
tout est puissance et calme. J'ai reconnu ce nez à larges narines
pleines de
feu ; j'ai revu cette bouche qui a toujours souri, bouche
angélique d'où sont sortis ces mots pleins de mon bonheur
: - " A bientôt ! " Et j'ai senti les resplendissements de l'
amour céleste.
La conviction qui brillait dans le visage du
baron m'interdisait toute
discussion, je l'écoutais en silence, sa voix avait une
chaleur
contagieuse qui m'échauffait les entrailles ; son fanatisme agitait
mon
cœur, comme la colère d'autrui nous fait vibrer les nerfs.
Je le suivis en silence et vins dans sa maison, où j'aperçus
l'
enfant sans nom, couché sur sa mère qui l'enveloppait
mystérieusement. Séraphîta m'entendit venir et leva la
tête vers moi : ses yeux n'étaient pas ceux d'un
enfant
ordinaire ; pour exprimer l'impression que j'en reçus, il faudrait
dire qu'ils voyaient et pensaient déjà. L'enfance de cette
créature prédestinée fut accompagnée de
circonstances extraordinaires dans notre climat. Pendant neuf années,
nos
hivers ont été plus doux et nos étés
plus longs que de coutume. Ce phénomène causa plusieurs
discussions entre les savants ; mais si leurs explications parurent
suffisantes aux académiciens, elles firent sourire le
baron quand
je les lui communiquai. Jamais Séraphîta n'a été
vue dans sa nudité, comme le sont quelquefois les
enfants ; jamais
elle n'a été touchée ni par un homme ni par une
femme ; elle a vécu vierge sur le sein de sa mère, et
n'a jamais crié. Le vieux David vous confirmera ces faits, si
vous le questionnez sur sa maîtresse pour laquelle il a d'ailleurs une
adoration semblable à celle qu'avait pour l'arche sainte le roi
dont il porte le nom. Dès l'âge de neuf ans, l'
enfant a
commencé à se mettre en état de prière :
la prière est sa vie ; vous l'avez
vue dans notre temple, à
Noël, seul
jour où elle y vienne ; elle y est séparée
des autres chrétiens par un espace considérable. Si cet
espace n'existe pas entre elle et les hommes, elle souffre. Aussi reste-t-elle
la plupart du temps au château. Les événements de
sa vie sont d'ailleurs inconnus, elle ne se montre pas ; ses facultés,
ses sensations, tout est intérieur ; elle demeure la plus grande
partie du temps dans l'état de contemplation
mystique habituel,
disent les écrivains papistes, aux premiers chrétiens
solitaires en qui demeurait la tradition de la parole de Christ.
Son
entendement, son
âme, son
corps, tout en elle est vierge comme
la neige de nos
montagnes. A dix ans, elle était telle que vous
la voyez maintenant. Quand elle eut neuf ans, son père et sa
mère expirèrent ensemble, sans douleur, sans maladie visible,
après avoir dit l'heure à laquelle ils cesseraient d'être.
Debout, à leurs pieds, elle les regardait d'un il calme,
sans témoigner ni tristesse, ni douleur, ni joie, ni curiosité
; son père et sa mère lui souriaient. Quand nous vînmes
prendre les deux
corps, elle dit : - Emportez ! - Séraphîta,
lui dis-je, car nous l'avons appelée ainsi, n'êtes-vous
donc pas affectée de la mort de votre père et de votre
mère ? ils vous aimaient tant ! - Morts ? dit-elle. Non, ils
sont en moi pour toujours. Ceci n'est rien, ajouta-t-elle en montrant
sans aucune émotion les
corps que l'on enlevait. Je la voyais
pour la troisième fois depuis sa naissance. Au temple, il est
difficile de l'apercevoir, elle est debout près de la colonne
à laquelle tient la chaire dans une obscurité qui ne permet
pas de saisir ses traits. Des serviteurs de cette maison, il ne restait,
lors de cet événement, que le vieux David, qui, malgré
ses quatre-vingt-deux ans, suffit à servir sa maîtresse. Quelques
gens de Jarvis ont raconté des choses merveilleuses sur cette
fille. Leurs contes ayant pris une certaine consistance dans un pays
essentiellement ami des mystères, je me suis mis à étudier
le traité des Incantations de Jean Wier, et les ouvrages relatifs
à la démonologie, où sont consignés les
effets prétendus surnaturels en l'homme, afin d'y chercher des
faits analogues à ceux qui lui sont attribués.
- Vous ne croyez donc pas en elle ? dit Wilfrid.
- Si fait, dit avec bonhomie le pasteur, je vois
en elle une fille extrêmement capricieuse, gâtée
par ses parents, qui lui ont tourné la tête avec les idées
religieuses que je viens de vous formuler.
Minna laissa échapper un signe de tête
qui exprima doucement une négation.
- Pauvre fille ! dit le docteur en continuant,
ses parents lui mit légué l'
exaltation funeste qui égare
les
mystiques et les rend plus ou moins fous. Elle se soumet à
des diètes qui désolent le pauvre David. Ce bon vieillard
ressemble à une plante chétive qui s'agite au moindre
vent, qui s'épanouit au moindre rayon de
soleil. Sa maîtresse,
dont le langage incompréhensible est devenu le sien, est son
vent et son
soleil ; elle a pour lui des pieds de
diamant et le front
parsemé d'étoiles ; elle marche environnée d'une
lumineuse et blanche atmosphère ; sa voix est accompagnée
de musiques ; elle a le don de se rendre invisible, Demandez à
la voir ? il vous répondra qu'elle voyage dans les Terres Astrales.
Il est difficile de croire à de telles
fables. Vous le savez,
tout miracle ressemble plus ou moins à l'
histoire de la Dent
d'or. Nous avons une dent d'or à Jarvis, voilà tout. Ainsi,
Duncker le pêcheur affirme l'avoir
vue, tantôt se plongeant dans
le Fiord d'où elle ressort sous la forme d'un eider, tantôt marchant
sur les flots pendant la tempête. Fergus, qui mène les
troupeaux dans les sler, dit avoir vu, dans les temps pluvieux,
le
ciel toujours clair au-dessus du château suédois, et
toujours bleu au-dessus de la tête de Séraphîta quand elle
sort. Plusieurs femmes entendent les sons d'un orgue immense quand Séraphîta
vient dans le temple, et demandent sérieusement à leurs
voisines si elles ne les entendent pas aussi. Mais, ma fille, que, depuis
deux ans, Séraphîta prend en affection, n'a point entendu de
musique, et n'a point senti les parfums du
ciel qui, dit-on, embaument
les airs quand elle se promène. Minna est souvent rentrée
en m'exprimant une naïve admiration de jeune fille pour les beautés
de notre printemps ; elle revenait enivrée des odeurs que jettent
les premières pousses des mélèzes, des pins ou
des
fleurs qu'elle était allée respirer avec elle : mais
après un si long
hiver, rien n'est plus naturel que cet excessif
plaisir. La compagnie de ce démon n'a rien de bien extraordinaire,
dis, mon
enfant ?
- Ses secrets ne sont pas les miens, répondit
Minna. Près de lui, je sais tout ; loin de lui, je ne sais plus
rien ; près de lui, je ne suis plus moi ; loin de lui, j'ai tout
oublié de cette vie délicieuse. Le voir est un rêve
dont la souvenance ne me reste que suivant sa volonté. J'ai pu
entendre près de lui, sans m'en souvenir loin de lui, les musiques
dont parlent la femme de Bancker et celle d'Erikson ; j'ai pu, près
de lui, sentir des parfums célestes, contempler des merveilles,
et ne plus en avoir idée ici.
- Ce qui m'a surpris le plus depuis que je la connais,
ce fut de la voir vous souffrir près d'elle, reprit le pasteur
en s'adressant à Wilfrid.
- Près d'elle ! dit l'étranger, elle
ne m'a jamais laissé ni lui baiser, ni même lui
toucher
la main. Quand elle me vit pour la première fois, son regard
m'intimida ; elle me dit : - Soyez le bienvenu ici, car vous deviez
venir. Il me sembla qu'elle me connaissait. J'ai tremblé. La
terreur me fait croire en elle.
- Et moi l'
amour, dit Minna sans rougir.
- Ne vous moquez-vous pas de moi ? dit monsieur
Becker en riant avec bonhomie ; toi, ma fille, en te disant un
Esprit
d'
Amour, et vous, monsieur, en vous faisant un
Esprit de Sagesse ?
Il but un verre de bière, et ne s'aperçut
pas du singulier regard que Wilfrid jeta sur Minna.
- Plaisanterie à part, reprit le ministre,
j'ai été fort surpris d'apprendre qu'aujourd'hui, pour
la première fois, ces deux folles seraient allées sur
le sommet du Falberg ; mais n'est-ce pas une exagération de jeunes
filles qui seront montées sur quelque colline ? il est impossible
d'atteindre à la cime du Falberg.
- Mon père, dit Minna d'une voix émue,
j'ai donc été sous le pouvoir du démon, car j'ai
gravi le Falberg avec lui.
- Voilà qui devient sérieux, dit
monsieur Becker ; Minna n'a jamais menti.
- Monsieur Becker, reprit Wilfrid, je vous affirme
que Séraphîta exerce sur moi des pouvoirs si extraordinaires,
que je ne sais aucune expression qui puisse en donner une idée.
Elle m'a révélé des choses que moi seul je puis
connaître.
- Somnambulisme ! dit le vieillard. D'ailleurs,
plusieurs effets de ce genre sont rapportés par Jean Wier comme
des phénomènes fort explicables et jadis observés
en Egypte.
- Confiez-moi les uvres
théosophiques
de Swedenborg, dit Wilfrid, je veux me plonger dans ces
gouffres de
lumière, vous m'en avez donné soif.
Monsieur Becker tendit un volume à Wilfrid,
qui se mit à lire aussitôt. Il était environ neuf heures
du soir. La servante vint servir le souper. Minna fit le thé.
Le repas fini, chacun d'eux resta silencieusement occupé, le
pasteur à lire le Traité des Incantations, Wilfrid à
saisir l'
esprit de Swedenborg, la jeune fille à coudre en s'abîmant
dans ses souvenirs. Ce fut une veillée de Norwége, une
soirée paisible, studieuse, pleine de pensées, des
fleurs
sous de la neige. En dévorant les pages du prophète, Wilfrid
n'existait plus que par ses sens intérieurs. Parfois, le pasteur
le montrait d'un
air moitié sérieux, moitié railleur
à Minna qui souriait avec une sorte de tristesse. Pour Minna,
la tête de Séraphîtüs lui souriait en planant sur
le nuage de fumée qui les enveloppait tous trois. Minuit sonna.
La porte extérieure fut violemment ouverte. Des pas pesants et
précipités, les pas d'un vieillard effrayé, se
firent entendre dans l'espèce d'antichambre étroite qui
se trouvait entre les deux portes. Puis, tout à coup, David se
montra dans le parloir.
- Violence ! Violence ! s'écria-t-il. Venez
! Venez tous ! Les Satans sont déchaînés ! Ils ont des
mitres de
feu. Ce sont des
Adonis, des Vertumnes, des Sirènes
! ils le tentent comme
Jésus fut tenté sur la
montagne.
Venez les chasser.
- Reconnaissez-vous le langage de Swedenborg ?
Le voilà pur, dit en riant le pasteur.
Mais Wilfrid et Minna regardaient avec terreur
le vieux David qui, ses
cheveux blancs épars, les yeux égarés,
les jambes tremblantes et couvertes de neige, car il était venu
sans patins, restait agité comme si quelque vent tumultueux le
tourmentait.
- Qu'est-il arrivé ? lui dit Minna.
- Eh ! bien, les Satans espèrent et veulent
le reconquérir.
Ces mots firent palpiter Wilfrid.
- Voici près de cinq heures qu'elle est
debout, les yeux levés au
ciel, les bras étendus ; elle
souffre, elle crie à
Dieu. Je ne puis franchir les limites, l'enfer
a posé des Vertumnes en sentinelle. Ils ont élevé
des murailles de fer entre elle et son vieux David. Si elle a besoin
de moi, comment ferai-je ? Secourez-moi ! venez prier !
Le désespoir de ce pauvre vieillard était
effrayant à voir.
- La
clarté de
Dieu la défend ; mais
si elle allait céder à la violence ? reprit-il avec une
bonne foi séductrice.
- Silence ! David, n'extravaguez pas ! Ceci est
un fait à vérifier. Nous allons vous accompagner, dit
le pasteur, et vous verrez qu'il ne se trouve chez vous ni Vertumnes,
ni Satans, ni Sirènes.
- Votre père est aveugle, dit tout bas David
à Minna.
Wilfrid, sur qui la lecture d'un premier traité
de Swedenborg, qu'il avait rapidement parcouru, venait de produire un
effet violent, était déjà dans le corridor, occupé
à mettre ses patins. Minna fut prête aussitôt. Tous deux
laissèrent en arrière les deux vieillards, et s'élancèrent
vers le château suédois.
- Entendez-vous ce craquement ? dit Wilfrid.
- La glace du Fiord remue, répondit Minna
; mais voici bientôt le printemps.
Wilfrid garda le silence. Quand tous deux furent
dans la cour, ils ne se sentirent ni la faculté ni la
force d'entrer
dans la maison.
- Que pensez-vous d'elle ? dit Wilfrid.
- Quelles clartés ! s'écria Minna
qui se plaça devant la fenêtre du salon. Le voilà
! mon
Dieu, qu'il est beau ! O ! Mon Séraphîtüs, prends-moi.
L'exclamation de la jeune fille fut tout intérieure.
Elle voyait Séraphîtüs debout, légèrement
enveloppé d'un
brouillard couleur d'opale qui s'échappait
à une faible distance de ce
corps presque phosphorique.
- Comme elle est belle ! s'écria mentalement
aussi Wilfrid.
En ce moment, monsieur Becker arriva, suivi de
David : il vit sa fille et l'étranger devant la fenêtre,
vint près d'eux, regarda dans le salon, et dit : - Eh ! bien,
David, elle fait ses prières.
- Mais, monsieur, essayez d'entrer.
- Pourquoi troubler ceux qui prient ? répondit
le pasteur.
En ce moment, un rayon de la
lune, qui se levait
sur le Falberg, jaillit sur la fenêtre. Tous se retournèrent
émus par cet effet naturel qui les fit tressaillir ; mais quand
ils revinrent pour voir Séraphîta, elle avait disparu.
- Voilà qui est étrange ! dit Wilfrid
surpris.
- Mais j'entends des sons délicieux ! dit
Minna.
- Eh ! bien, quoi ? dit le pasteur, elle va sans
doute se coucher.
David était rentré. Ils revinrent
en silence ; aucun d'eux ne comprenait les effets de cette vision de
la même manière : Monsieur Becker doutait, Minna adorait,
Wilfrid désirait.
Wilfrid était un homme de trente-six ans.
Quoique largement développées, ses proportions ne manquaient
pas d'
harmonie. Sa taille était médiocre, comme celle
de presque tous les hommes qui sont élevés au-dessus des
autres ; sa poitrine et ses épaules étaient larges, et
son col était court comme celui des hommes dont le
cœur doit
être rapproché de la tête ; ses
cheveux étaient
noirs, épais et fins ; ses yeux, d'un jaune brun, possédaient
un éclat solaire qui annonçait avec quelle avidité
sa nature aspirait la lumière. Si ses traits mâles et bouleversés
péchaient par l'absence du calme intérieur que communique
une vie sans orages, ils annonçaient les ressources inépuisables
de sens fougueux et les appétits de l'instinct : de même
que ses mouvements indiquaient la perfection de l'appareil physique,
la flexibilité des sens et la
fidélité de leur
jeu. Cet homme pouvait lutter avec le sauvage, entendre comme lui le
pas des
ennemis dans le lointain des
forêts, en flairer la senteur
dans les airs, et voir à l'
horizon le signal d'un ami.
Son sommeil
était léger comme celui de toutes les créatures
qui ne veulent se laisser surprendre.
Son corps se mettait promptement
en
harmonie avec le climat des pays où le conduisait sa vie à
tempêtes. L'art et la science eussent admiré dans cette
organisation une sorte de modèle humain ; en lui tout s'équilibrait
: l'action et le
cœur, l'intelligence et la volonté. Au premier
abord, il semblait devoir être classé parmi les êtres
purement instinctifs qui se livrent aveuglément aux besoins matériels
; mais dès le matin de la vie, il s'était élancé
dans le monde social avec lequel ses sentiments l'avaient commis ; l'étude
avait agrandi son intelligence, la méditation avait aiguisé
sa pensée, les sciences avaient élargi son entendement.
Il avait étudié les lois humaines, le
jeu des intérêts
mis en présence par les passions, et paraissait s'être
familiarisé de bonne heure avec les abstractions sur lesquelles
reposent les Sociétés. Il avait pâli sur les livres
qui sont les actions humaines mortes, puis il avait veillé dans
les capitales
européennes au milieu des fêtes, il s'était
éveillé dans plus d'un
lit, il avait dormi peut-être
sur le champ de bataille pendant la nuit qui précède le
combat et pendant celle qui suit la victoire ; peut-être sa
jeunesse
orageuse l'avait-elle jeté sur le tillac d'un
corsaire à
travers les pays les plus contrastants du globe ; il connaissait ainsi
les actions humaines vivantes. Il savait donc le présent et le
passé ; l'
histoire double, celle d'autrefois, celle d'aujourd'hui.
Beaucoup d'hommes ont été, comme Wilfrid, également
puissants par la Main, par le
Cœur et par la Tête ; comme lui,
la plupart ont abusé de leur triple pouvoir. Mais si cet homme
tenait encore par son enveloppe à la partie limoneuse de l'humanité,
certes il appartenait également à la
sphère où
la
force est intelligente. Malgré les voiles dans lesquels s'enveloppait
son
âme, il se rencontrait en lui ces indicibles symptômes visibles
à l'œil des êtres purs, à celui des
enfants dont
l'innocence n'a reçu le souffle d'aucune passion mauvaise, à
celui du vieillard qui a reconquis la sienne ; ces marques dénonçaient
un
Caïn auquel il restait une espérance, et qui semblait chercher
quelque
absolution au bout de la terre. Minna soupçonnait le
forçat de la gloire en cet homme, et Séraphîta le connaissait
; toutes deux l'admiraient et le plaignaient. D'où leur venait
cette prescience ? Rien à la fois de plus simple et de plus extraordinaire.
Dès que l'homme veut pénétrer dans les secrets
de la nature, où rien n'est secret, où il s'agit seulement
de voir, il s'aperçoit que le simple y produit le merveilleux.
- Séraphîtüs, dit un soir Minna quelques
jours après l'arrivée de Wilfrid à Jarvis, vous
lisez dans l'
âme de cet étranger, tandis que je n'en reçois
que de vagues impressions. Il me glace ou m'échauffe, mais vous
paraissez savoir la cause de ce froid ou de cette
chaleur ; vous pouvez
me le dire, car vous savez tout de lui.
- Oui, j'ai vu les causes, dit Séraphîtüs
en abaissant sur ses yeux ses larges paupières.
- Par quel pouvoir ? dit la curieuse Minna.
- J'ai le don de Spécialité, lui
répondit-il. La Spécialité constitue une espèce
de
vue intérieure qui pénètre tout, et tu n'en
comprendras la portée que par une comparaison. Dans les grandes
villes de l'
Europe d'où sortent des uvres où la
Main humaine cherche à représenter les effets de la nature
morale aussi bien que ceux de la nature physique, il est des hommes
sublimes qui expriment des idées avec du marbre. Le statuaire
agit sur le marbre, il le façonne, il y met un monde de pensées.
Il existe des marbres que la main de l'homme a doués de la faculté
de représenter tout un côté sublime ou tout un côté
mauvais de l'humanité, la plupart des hommes y voient une figure
humaine et rien de plus, quelques autres un peu plus haut placés
sur l'échelle des êtres y aperçoivent une partie
des pensées traduites par le sculpteur, ils y admirent la forme
; mais les
initiés aux secrets de l'art sont tous d'intelligence
avec le statuaire : en
voyant son marbre, ils y reconnaissent le monde
entier de ses pensées. Ceux-là sont les princes de l'art,
ils portent en eux-mêmes un miroir où vient se réfléchir
la nature avec ses plus légers accidents. Eh ! bien, il est en
moi comme un miroir où vient se réfléchir la nature
morale avec ses causes et ses effets. Je devine l'avenir et le passé
en pénétrant ainsi la conscience. Comment ? me diras-tu
toujours. Fais que le marbre soit le
corps d'un homme, fais que le statuaire
soit le sentiment, la passion, le vice ou le crime, la vertu, la faute
ou le repentir ; tu comprendras comment j'ai lu dans l'
âme de
l'étranger, sans néanmoins t'expliquer la Spécialité
; car pour concevoir ce don, il faut le posséder.
Si Wilfrid tenait aux deux premières portions de l'humanité
si distinctes, aux hommes de
force et aux hommes de pensée ;
ses excès, sa vie tourmentée et ses fautes l'avaient souvent
conduit vers la Foi, car le doute a deux côtés : le côté
de la lumière et le côté des ténèbres. Wilfrid
avait trop bien pressé le monde dans ses deux formes, la Matière
et l'
Esprit, pour ne pas être atteint de la soif de l'inconnu,
du désir d'aller au-delà, dont sont presque tous saisis
les hommes qui savent, peuvent et veulent. Mais ni sa science, ni ses
actions, ni son vouloir n'avaient de direction. Il avait fui la vie
sociale par nécessité, comme le grand coupable cherche
le cloître. Le remords, cette vertu des faibles, ne l'atteignait pas.
Le Remords est une impuissance, il recommencera sa faute. Le Repentir
seul est une
force, il termine tout. Mais en parcourant le monde dont
il s'était fait un cloître, Wilfrid n'avait trouvé nulle
part de baume pour ses blessures ; il n'avait vu nulle part de nature
à laquelle il se pût s'attacher. En lui, le désespoir
avait desséché les sources du désir. Il était
de ces
esprits qui, s'étant pris avec les passions, s'étant
trouvés plus forts qu'elles, n'ont plus rien à presser
dans leurs serres ; qui, l'occasion leur manquant de se mettre à
la tête de quelques-uns de leurs égaux pour fouler sous
le sabot de leurs montures des populations entières, achèteraient
au prix d'un horrible
martyre la faculté de se ruiner dans une
croyance : espèce de rochers sublimes qui attendent un coup de
baguette qui ne vient pas, et qui pourrait en faire jaillir les sources
lointaines. Jeté par un dessein de sa vie inquiète et
chercheuse dans les chemins de la Norwége, l'
hiver l'y avait
surpris à Jarvis. Le
jour où, pour la première
fois, il vit Séraphîta, cette rencontre lui fit oublier le passé
de sa vie. La jeune fille lui causa ces sensations
extrêmes qu'il
ne croyait plus ranimables. Les cendres laissèrent échapper
une dernière
flamme et se dissipèrent au premier souffle
de cette voix. Qui jamais s'est senti redevenir jeune et pur après
avoir froidi dans la vieillesse et s'être sali dans l'impureté
? Tout à coup Wilfrid aima comme il n'avait jamais aimé
; il aima secrètement, avec foi, avec terreur, avec d'intimes
folies. Sa vie était agitée dans la source même
de la vie, à la seule idée de voir Séraphîta. En
l'entendant, il allait en des mondes inconnus ; il était muet
devant elle, elle le fascinait. Là, sous les neiges, parmi les
glaces, avait grandi sur sa tige cette
fleur céleste à
laquelle aspiraient ses vœux jusque-là trompés, et dont
la
vue réveillait les idées fraîches, les espérances,
les sentiments qui se groupent autour de nous, pour nous enlever en
des régions supérieures, comme les
Anges enlèvent
aux cieux les Elus dans les tableaux
symboliques dictés aux peintres
par quelque génie familier. Un céleste parfum amollissait
le granit de ce rocher, une lumière douée de parole lui
versait les divines mélodies qui accompagnent dans sa route le
voyageur pour le
ciel. Après avoir épuisé la coupe
de l'
amour terrestre que ses dents avaient broyée, il apercevait
le vase d'élection où brillaient les ondes limpides, et
qui donne soif des délices immarcessibles à qui peut y
approcher des lèvres assez ardentes de foi pour n'en point faire
éclater le cristal. Il avait rencontré ce mur d'
airain
à franchir qu'il cherchait sur la terre. Il allait impétueusement
chez Séraphîta dans le dessein de lui exprimer la portée
d'une passion sous laquelle il bondissait comme le
cheval de la
fable
sous ce cavalier de bronze que rien n'émeut, qui reste droit,
et que les efforts de l'
animal fougueux rendent toujours plus pesant
et plus pressant. Il arrivait pour dire sa vie, pour peindre la grandeur
de son
âme par la grandeur de ses fautes, pour montrer les ruines
de ses déserts ; mais quand il avait franchi l'enceinte, et qu'il
se trouvait dans la zone immense embrassée par ces yeux dont
le scintillant azur ne rencontrait point de bornes en avant et n'en
offrait aucune en arrière, il devenait calme et soumis comme
le
lion qui, lancé sur sa proie dans une plaine d'Afrique, reçoit
sur l'aile des vents un message d'
amour, et s'arrête. Il s'ouvrait
un abîme où tombaient les paroles de son délire, et d'où
s'élevait une voix qui le changeait : il était
enfant,
enfant de seize ans, timide et craintif devant la jeune fille au front
serein, devant cette blanche forme dont le calme inaltérable
ressemblait à la cruelle impassibilité de la justice humaine.
Et le combat n'avait jamais cessé que pendant cette soirée,
où d'un regard elle l'avait enfin abattu, comme un milan qui,
après avoir décrit ses étourdissantes spirales
autour de sa proie, la fait tomber stupéfiée avant de
l'emporter dans son aire. Il est en nous-mêmes de longues luttes
dont le terme se trouve être une de nos actions, et qui font comme
un envers à l'humanité. Cet envers est à
Dieu,
l'endroit est aux hommes. Plus d'une fois Séraphîta s'était
plu à prouver à Wilfrid qu'elle connaissait cet envers
si varié, qui compose une seconde vie à la plupart des
hommes. Souvent elle lui avait dit de sa voix de tourterelle : - " Pourquoi
toute cette colère ? " Quand Wilfrid se promettait en chemin
de l'enlever afin d'en faire une chose à lui. Wilfrid seul était
assez fort pour jeter le cri de révolte qu'il venait de pousser
chez monsieur Becker, et que le récit du vieillard avait calmé.
Cet homme si moqueur, si insulteur, voyait enfin poindre la
clarté
d'une croyance sidérale en sa nuit ; il se demandait si Séraphîta
n'était pas une exilée des
sphères supérieures
en route pour la patrie. Les déifications dont abusent les amants
en tous pays, il n'en décernait pas les honneurs à ce
lis de la Norwége, il y croyait. Pourquoi restait-elle au fond
de ce Fiord ? qu'y faisait-elle ? Les interrogations sans réponse
abondaient dans son
esprit. Qu'arriverait-il entre eux surtout ? Quel
sort l'avait amené là ? Pour lui, Séraphîta était
ce marbre
immobile, mais léger comme une ombre, que Minna venait
de voir se posant au bord du
gouffre : Séraphîta demeurait ainsi
devant tous les
gouffres sans que rien pût l'atteindre, sans que
l'arc de ses sourcils fléchît, sans que la lumière de
sa prunelle vacillât. C'était donc un
amour sans espoir,
mais non sans curiosité. Dès le moment où Wilfrid
soupçonna la nature éthérée dans la magicienne
qui lui avait dit le secret de sa vie en songes harmonieux, il voulut
tenter de se la soumettre, de la garder, de la ravir au
ciel où
peut-être elle était attendue. L'Humanité, la
Terre
ressaisissant leur proie, il les représenterait.
Son orgueil,
seul sentiment par lequel l'homme puisse être
exalté longtemps,
le rendrait heureux de ce triomphe pendant le reste de sa vie. A cette
idée, son sang bouillonna dans ses veines, son
cœur se gonfla.
S'il ne réussissait pas, il la briserait. Il est si naturel de
détruire ce qu'on ne peut posséder, de nier ce qu'on ne
comprend pas, d'insulter à ce qu'on
envie !
Le lendemain, Wilfrid, préoccupé
par les idées que devait faire naître le spectacle extraordinaire
dont il avait été le témoin la veille, voulut interroger
David, et vint le voir en prenant le prétexte de demander des
nouvelles de Séraphîta. Quoique monsieur Becker crût le
pauvre homme tombé en enfance, l'étranger se fia sur sa
perspicacité pour découvrir les parcelles de vérité
que roulerait le serviteur dans le torrent de ses divagations.
David avait l'
immobile et indécise physionomie
de l'octogénaire : sous ses
cheveux blancs se voyait un front
où les rides formaient des assises ruinées, son visage
était creusé comme le
lit d'un torrent à sec. Sa
vie semblait s'être entièrement réfugiée
dans les yeux où brillait un rayon ; mais cette lueur était
comme couverte de nuages, et comportait l'égarement actif, aussi
bien que la stupide fixité de l'ivresse. Ses mouvements lourds
et lents annonçaient les glaces de l'âge et les communiquaient
à qui s'abandonnait à le regarder long-temps, car il possédait
la
force de la torpeur.
Son intelligence bornée ne se réveillait
qu'au son de la voix, à la
vue, au souvenir de sa maîtresse.
Elle était l'
âme de ce fragment tout matériel. En
voyant David seul, vous eussiez dit d'un cadavre : Séraphîta
se montrait-elle, parlait-elle, était-il question d'elle ? le
mort sortait de sa tombe, il retrouvait le mouvement et la parole. Jamais
les os desséchés que le souffle divin doit ranimer dans
la vallée de Josaphat, jamais cette image apocalyptique ne fut
mieux réalisée que par ce Lazare sans cesse rappelé
du
sépulcre à la vie par la voix de la jeune fille.
Son
langage constamment figuré, souvent incompréhensible,
empêchait les habitants de lui parler ; mais ils respectaient
en lui cet
esprit profondément dévié de la route
vulgaire, que le peuple admire instinctivement. Wilfrid le trouva dans
la première salle, en apparence endormi près du poêle.
Comme le
chien qui reconnaît les amis de la maison, le vieillard leva
les yeux, aperçut l'étranger, et ne bougea pas.
- Eh ! bien, où est-elle, demanda Wilfrid
au vieillard en s'asseyant près de lui.
David agita ses doigts en l'
air comme pour peindre
le vol d'un
oiseau.
- Elle ne souffre plus, demanda Wilfrid.
- Les créatures promises au
ciel savent
seules souffrir sans que la souffrance diminue leur
amour, ceci est
la marque de la vraie foi, répondit gravement le vieillard comme
un instrument essayé donne une note au hasard.
- Qui vous a dit ces paroles ?
- L'
Esprit.
- Que lui est-il donc arrivé hier au soir
? Avez-vous enfin forcé les Vertumnes en sentinelle ? vous êtes-vous
glissé à travers les Mammons ?
- Oui, répondit David en se réveillant
comme d'un songe.
La vapeur confuse de son il se fondit sous
une lueur venue de l'
âme et qui le rendit par degrés brillant
comme celui d'un
aigle, intelligent comme celui d'un poète.
- Qu'avez-vous vu ? lui demanda Wilfrid étonné
de ce changement subit.
- J'ai vu les Espèces et les Formes, j'ai
entendu l'
Esprit des choses, j'ai vu la révolte des Mauvais,
j'ai écouté la parole des Bons ! Ils sont venus sept démons,
il est descendu sept
archanges. Les
archanges étaient loin, ils
contemplaient voilés. Les démons étaient près,
ils brillaient et agissaient. Mammon est venu sur sa conque nacrée,
et sous la forme d'une belle femme nue ; la neige de son
corps éblouissait,
jamais les formes humaines ne seront si parfaites, et il disait : "
- Je suis le
Plaisir, et tu me posséderas ! "
Lucifer, le prince
des
serpents, est venu dans son appareil de souverain, l'Homme était
en lui beau comme un
ange, et il a dit : - " L'Humanité te servira
! " La reine des avares, celle qui ne rend rien de ce qu'elle a reçu,
la
Mer est venue enveloppée de sa mante verte ; elle s'est ouvert
le sein, elle a montré son écrin de pierreries, elle a
vomi ses trésors et les a offerts ; elle a fait arriver des vagues
de saphirs et d'émeraudes ; ses productions se sont émues,
elles ont surgi de leurs retraites, elles ont parlé ; la plus
belle d'entre les perles a déployé ses ailes de papillon,
elle a rayonné, elle a fait entendre ses musiques marines, elle
a dit : " - Toutes deux filles de la souffrance, nous sommes sœurs ;
attends-moi ? Nous partirons ensemble, je n'ai plus qu'à devenir
femme. " L'
Oiseau qui a les ailes de l'
aigle et les pattes du
lion,
une tête de femme et la croupe du
cheval, l'
Animal s'est abattu,
lui a léché les pieds, promettant sept cents années
d'abondance à sa fille bien-aimée. Le plus redoutable,
l'
Enfant, est arrivé jusqu'à ses genoux en pleurant et
lui disant : " - Me quitteras-tu ? Moi faible et souffrant, reste, ma
mère ! " Il jouait avec les autres, il répandait la paresse
dans l'
air, et le
ciel se serait laissé aller à sa plainte.
La Vierge au chant pur a fait entendre ses concerts qui détendent
l'
âme. Les rois de l'Orient sont venus avec leurs esclaves, leurs
armées et leurs femmes ; les Blessés ont demandé
son secours, les Malheureux ont tendu la main : " - Ne nous quittez
pas ! ne nous quittez pas ! " Moi-même j'ai crié : " Ne
nous quittez pas ! Nous vous adorerons, restez ! " Les
fleurs sont sorties
de leurs graines en l'entourant de leurs parfums qui disaient : " -
Restez ! " Le
géant Enakim est sorti de Jupiter, amenant l'Or
et ses amis, amenant les
Esprits des Terres Astrales qui s'étaient
joints à lui, tous ont dit : " - Nous serons à toi pour
sept cents années. " Enfin, la Mort est descendue de son
cheval
pâle et a dit : " - Je t'obéirai ! " Tous se sont prosternés
à ses pieds, et si vous les aviez vus, ils remplissaient la grande
plaine, et tous lui criaient : " - Nous t'avons nourri, tu es notre
enfant, ne nous abandonne pas. " La Vie est sortie de ses
Eaux Rouges,
et a dit : " - Je ne te quitterai pas ! " Puis trouvant Séraphîta
silencieuse elle a relui comme le
soleil en s'écriant : " - Je
suis la lumière ! " - La lumière est là ! s'est
écriée Séraphîta en montrant les nuages où
s'agitaient les
archanges ; mais elle était fatiguée,
le Désir lui avait brisé les nerfs, elle ne pouvait que
crier : " - O mon
Dieu ! " Combien d'
Esprits Angéliques, en gravissant
la
montagne, et près d'atteindre au sommet, ont rencontré
sous leurs pieds un gravier qui les a fait rouler et les a replongés
dans l'abîme ! Tous ces
Esprits déchus admiraient sa constance
; ils étaient là formant un Chœur
immobile, et tous lui
disaient en pleurant : " - Courage ! " Enfin elle a vaincu le Désir
déchaîné sur elle sous toutes les Formes et dans toutes
les Espèces. Elle est restée en prières, et quand
elle a levé les yeux, elle a vu le pied des
Anges revolant aux
cieux.
- Elle a vu le pied des
Anges ? répéta
Wilfrid.
- Oui, dit le vieillard.
- C'était un rêve qu'elle vous a raconté
? demanda Wilfrid.
- Un rêve aussi sérieux que celui
de votre vie, répondit David, j'y étais.
Le calme du vieux serviteur frappa Wilfrid, qui
s'en alla se demandant si ces visions étaient moins extraordinaires
que celles dont les relations se trouvent dans Swedenborg, et qu'il
avait lues la veille.
- Si les
Esprits existent, ils doivent agir, se
disait-il en
entrant au
presbytère où il trouva monsieur
Becker seul.
- Cher pasteur, dit Wilfrid, Séraphîta ne
tient à nous que par la forme, et sa forme est impénétrable.
Ne me traitez ni de fou, ni d'amoureux : une conviction ne se discute
point. Convertissez ma croyance en suppositions scientifiques, et cherchons
à nous éclairer. Demain nous irons tous deux chez elle.
- Eh ! bien ? dit monsieur Becker.
- Si son il ignore l'espace, reprit Wilfrid,
si sa pensée est une
vue intelligente qui lui permet d'embrasser
les choses dans leur
essence, et de les relier à l'évolution
générale des mondes ; si, en un mot, elle sait et voit
tout, asseyons la pythonisse sur son trépied, forçons
cet
aigle implacable à déployer ses ailes en le menaçant
! Aidez-moi ? Je respire un
feu qui me dévore, je veux l'éteindre
ou me laisser consumer. Enfin j'ai découvert une proie, je la
veux.
- Ce serait, dit le ministre, une conquête
assez difficile à faire, car cette pauvre fille est...
- Est ?... reprit Wilfrid.
- Folle, dit le ministre.
- Je ne vous conteste pas sa folie, ne me contestez
pas sa supériorité. Cher monsieur Becker, elle m'a souvent
confondu par son érudition. A-t-elle voyagé ?
- De sa maison au Fiord.
- Elle n'est pas sortie d'ici ! s'écria
Wilfrid, elle a donc beaucoup lu ?
-
Pas un feuillet, pas un iota ! Moi seul ai des
livres dans Jarvis. Les uvres de Swedenborg, les seuls ouvrages
qui fussent au château, les voici. Jamais elle n'en a pris un
seul.
- Avez-vous jamais essayé de causer avec
elle ?
- A quoi bon ?
- Personne n'a vécu sous son toit ?
- Elle n'a pas eu d'autres amis que vous et Minna,
ni d'autre serviteur que David.
- Elle n'a jamais entendu parler de sciences, ni
d'arts ?
- Par qui ? dit le pasteur.
- Si elle disserte pertinemment de ces choses,
comme elle en a souvent causé avec moi, que croiriez-vous?
- Que cette fille a conquis peut-être, pendant
quelques années de silence, les facultés dont jouissaient
Apollonius de Tyane et beaucoup de prétendus sorciers que l'
inquisition
a brûlés, ne voulant pas admettre la seconde
vue.
- Si elle parle arabe, que penseriez-vous ?
- L'
histoire des sciences médicales consacre
plusieurs exemples de filles qui ont parlé des langues à
elles inconnues.
- Que faire ? dit Wilfrid. Elle connaît dans le
passé de ma vie des choses dont le secret n'était qu'à
moi.
- Nous verrons si elle me dit les pensées
que je n'ai confiées à personne, dit monsieur Becker.
Minna rentra.
-
Hé ! bien, ma fille, que devient ton démon
!
- Il souffre, mon père, répondit-elle
en saluant Wilfrid. Les passions humaines, revêtues de leurs fausses
richesses, l'ont entouré pendant la nuit, et lui ont déroulé
des pompes inouïes. Mais vous traitez ces choses de contes.
- Des contes aussi beaux pour qui les
lit dans
son cerveau que le sont pour le vulgaire ceux des Mille et une
Nuits,
dit le pasteur en souriant.
- Satan, reprit-elle, n'a-t-il donc pas transporté
le Sauveur sur le haut du temple, en lui montrant les nations à
ses pieds ?
- Les
Evangélistes, répondit le pasteur,
n'ont pas si bien corrigé les copies qu'il n'en existe plusieurs
versions.
- Vous croyez à la réalité
de ces visions ? dit Wilfrid à Minna.
- Qui peut en douter quand il les raconte ?
- Il ? demanda Wilfrid, qui ?
- Celui qui est là, répondit Minna
en montrant le château.
- Vous parlez de Séraphîta ! dit l'étranger
surpris.
La jeune fille baissa la tête en lui jetant
un regard plein de douce malice.
- Et vous aussi, reprit Wilfrid, vous vous plaisez
à confondre mes idées. Qui est-ce ? que pensez-vous d'elle?
- Ce que je sens est inexplicable, reprit Minna
en rougissant.
- Vous êtes fous ! s'écria le pasteur.
- A demain ! dit Wilfrid.