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Séraphîta

Honoré Balzac
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CHAPITRE IV : Les Nuées du Sanctuaire (1/2)

      Il est des spectacles auxquels coopèrent toutes les matérielles magnificences dont dispose l'homme. Des nations d'esclaves et de plongeurs sont allées chercher dans le sable des mers, aux entrailles des rochers, ces perles et ces diamants qui parent les spectateurs. Transmises d'héritage en héritage, ces splendeurs ont brillé sur tous les fronts couronnés, et feraient la plus fidèle des histoires humaines si elles prenaient la parole. Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont été portées partout : elles ont été portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l'usurier, emportées dans le sang et le pillage, transportées dans les chefs-d'œuvre enfantés par l'art pour les garder. Excepté la perle de Cléopâtre, aucune d'elles ne s'est perdue. Les Grands, les Heureux sont là réunis et voient couronner un roi dont la parure est le produit de l'industrie des hommes, mais qui dans sa gloire est vêtu d'une pourpre moins parfaite que ne l'est celle d'une simple fleur des champs. Ces fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l'Homme essaie à tonner ; tous ces triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase. L'Esprit peut rassembler autour de l'homme et dans l'homme de plus vives lumières, lui faire entendre de plus mélodieuses harmonies, asseoir sur les nuées de brillantes constellations qu'il interroge. Le Cœur peut plus encore ! L'homme peut se trouver face à face avec une seule créature, et trouver dans un seul mot, dans un seul regard, un faix si lourd à porter, d'un éclat si lumineux, d'un son si pénétrant, qu'il succombe et s'agenouille. Les plus réelles magnificences ne sont pas dans les choses, elles sont en nous-mêmes. Pour le savant, un secret de science n'est-il pas un monde entier de merveilles ? Les trompettes de la Force, les brillants de la Richesse, la musique de la Joie, un immense concours d'hommes accompagne-t-il sa fête ? Non, il va dans quelque réduit obscur, où souvent un homme pâle et souffrant lui dit un seul mol à l'oreille. Ce mot, comme une torche jetée dans un souterrain, lui éclaire les Sciences. Toutes les idées humaines, habillées des plus attrayantes formes qu'ait inventées le Mystère, entouraient un aveugle assis dans la fange au bord d'un chemin. Les trois mondes, le Naturel, le Spirituel et le Divin, avec toutes leurs sphères, se découvraient à un pauvre proscrit florentin : il marchait accompagné des Heureux et des Souffrants, de ceux qui priaient et de ceux qui criaient, des anges et des damnés. Quand l'envoyé de Dieu, qui savait et pouvait tout, apparut à trois de ses disciples, ce fut un soir, à la table commune de la plus pauvre des auberges ; en ce moment la lumière éclata, brisa les Formes Matérielles, éclaira les Facultés Spirituelles, ils le virent dans sa gloire, et la terre ne tenait déjà plus à leurs pieds que comme une sandale qui s'en détachait.
      Monsieur Becker, Wilfrid et Minna se sentaient agités de crainte en allant chez l'être extraordinaire qu'ils s'étaient proposé d'interroger, Pour chacun d'eux le château suédois agrandi comportait un spectacle gigantesque, semblable à ceux dont les masses et les couleurs sont si savamment, si harmonieusement disposées par les poètes, et dont les personnages, acteurs imaginaires pour les hommes, sont réels pour ceux qui commencent à pénétrer dans le Monde Spirituel. Sur les gradins de ce colysée, monsieur Becker asseyait les grises légions du doute, ses sombres idées, ses vicieuses formules de dispute ; il y convoquait les différents mondes philosophiques et religieux qui se combattent, et qui tous apparaissent sous la forme d'un système décharné comme le temps configuré par l'homme, vieillard qui d'une main lève la faux, et dans l'autre emporte un grêle univers, l'univers humain. Wilfrid y conviait ses premières illusions et ses dernières espérances ; il y faisait siéger la destinée humaine et ses combats, la religion et ses dominations victorieuses. Minna y voyait confusément le ciel par une échappée, l'amour lui relevait un rideau brodé d'images mystérieuses, et les sons harmonieux qui arrivaient à ses oreilles redoublaient sa curiosité. Pour eux cette soirée était donc ce que le souper fut pour les trois pèlerins dans Emmaüs, ce que fut une vision pour Dante, une inspiration pour Homère ; pour eux, les trois formes du monde révélées, des voiles déchirés, des incertitudes dissipées, des ténèbres éclaircies. L'humanité dans tous ses modes et attendant la lumière ne pouvait être mieux représentée que par cette jeune fille, par cet homme et par ces deux vieillards, dont l'un était assez savant pour douter, dont l'autre était assez ignorant pour croire. Jamais aucune scène ne fut ni plus simple en apparence, ni plus vaste en réalité.
      Quand ils entrèrent, conduits par le vieux David, ils trouvèrent Séraphîta debout devant la table, sur laquelle étaient servies différentes choses dont se compose un thé, collation qui supplée dans le Nord aux joies du vin, réservées pour les pays méridionaux. Certes, rien n'annonçait en elle, ou en lui, cet être avait l'étrange pouvoir d'apparaître sous deux formes distinctes ; rien donc ne trahissait les différentes puissances dont elle disposait. Vulgairement occupée du bien-être de ses trois hôtes, Séraphîta recommandait à David de mettre du bois dans le poêle.
      - Bonjour, mes voisins, dit-elle. - Mon cher monsieur Becker, vous avez bien fait de venir ; vous me voyez vivante pour la dernière fois peut-être. Cet hiver m'a tuée. - Asseyez-vous donc, monsieur, dit-elle à Wilfrid. - Et toi, Minna, mets-toi là, dit-il en lui montrant un fauteuil près de lui. Tu as apporté ta tapisserie à la main, en as-tu trouvé le point ? Le dessin en est fort joli. Pour qui est-ce ? Pour ton père ou pour monsieur ? dit-elle en se tournant vers Wilfrid. Ne lui laisserons-nous point avant son départ un souvenir des filles de la Norwége ?
      - Vous avez donc souffert encore hier ? dit Wilfrid.
      - Ce n'est rien, dit-elle. Cette souffrance me plaît ; elle est nécessaire pour sortir de la vie.
      - La mort ne vous effraie donc point ? dit en souriant monsieur Becker, qui ne la croyait pas malade.
      - Non, cher pasteur. Il est deux manières de mourir : aux uns la mort est une victoire, aux autres elle est une défaite.
      - Vous croyez avoir vaincu ? dit Minna.
      - Je ne sais, répondit-elle ; peut-être ne sera-ce qu'un pas de plus.
      La splendeur lactée de son front s'altéra, ses yeux se voilèrent sous ses paupières lentement déroulées. Ce simple mouvement fit les trois curieux émus et immobiles. Monsieur Becker fut le plus hardi.
      - Chère fille, dit-il, vous êtes la candeur même ; mais vous êtes aussi d'une bonté divine ; je désirerais de vous, ce soir, autre chose que les friandises de votre thé. S'il faut en croire certaines personnes, vous savez des choses extraordinaires ; mais, s'il en est ainsi, ne serait-il pas charitable à vous de dissiper quelques-uns de nos doutes ?
      - Ah ! reprit-elle en souriant, je marche sur les nuées, je suis au mieux avec les gouffres du Fiord, la mer est une monture à laquelle j'ai mis un frein, je sais où croît la fleur qui chante, où rayonne la lumière qui parle, où brillent et vivent les couleurs qui embaument ; j'ai l'anneau de Salomon, je suis une fée, je jette mes ordres au vent qui les exécute en esclave soumis ; je vois les trésors en terre ; je suis la vierge au-devant de laquelle volent les perles, et...
      - Et nous allons sans danger sur le Falberg ? dit Minna qui l'interrompit.
      - Et toi aussi ! répondit l'être en lançant à la jeune fille un regard lumineux qui la remplit de trouble. - Si je n'avais pas la faculté de lire à travers vos fronts le désir qui vous amène, serais-je ce que vous croyez que je suis ? dit-elle en les enveloppant tous trois de son regard envahisseur, à la grande satisfaction de David qui se frotta les mains en s'en allant. - Ah ! reprit-elle après une pause, vous êtes venus animés tous d'une curiosité d'enfant. Vous vous êtes demandé, mon pauvre monsieur Becker, s'il est possible à une fille de dix-sept ans de savoir un des mille secrets que les savants cherchent, le nez en terre, au lieu de lever les yeux vers le ciel ? Si je vous disais comment et par où la Plante communique à l'Animal, vous commenceriez à douter de vos doutes. Vous avez comploté de m'interroger, avouez-le ?
      - Oui, chère Séraphîta, répondit Wilfrid ; mais ce désir n'est-il pas naturel à des hommes ?
      - Voulez-vous donc ennuyer cet enfant ? dit-elle en posant la main sur les cheveux de Minna par un geste caressant.
      La jeune fille leva les yeux et parut vouloir se fondre en lui.
      - La parole est le bien de tous, reprit gravement l'être mystérieux. Malheur à qui garderait le silence au milieu du désert en croyant n'être entendu de personne : tout parle et tout écoute ici-bas. La parole meut les mondes. Je souhaite ! monsieur Becker, ne rien dire en vain. Je connais les difficultés qui vous occupent le plus : ne serait-ce pas un miracle que d'embrasser tout d'abord le passé de votre conscience ? Eh ! bien, le miracle va s'accomplir. Ecoutez-moi. Vous ne vous êtes jamais avoué vos doutes dans toute leur étendue ; moi seule, inébranlable dans ma foi, je puis vous les dire, et vous effrayer de vous-même. Vous êtes du côté le plus obscur du Doute ; vous ne croyez pas en Dieu, et toute chose ici-bas devient secondaire pour qui s'attaque au principe des choses. Abandonnons les discussions creusées sans fruit par de fausses philosophies. Les générations spiritualistes n'ont pas fait moins de vains efforts pour nier la Matière que n'en ont tenté les générations matérialistes pour nier l'Esprit. Pourquoi ces débats ? L'homme n'offrait-il pas à l'un et à l'autre système des preuves irrécusables ? ne se rencontre-t-il pas en lui des choses matérielles et des choses spirituelles ? Un fou seul peut se refuser à voir un fragment de matière dans le corps humain ; en le décomposant, vos sciences naturelles y trouvent peu de différence entre ses principes et ceux des autres animaux. L'idée que produit en l'homme la comparaison de plusieurs objets ne semble non plus à personne être dans le domaine de la Matière. Ici, je ne me prononce pas, il s'agit de vos doutes et non de mes certitudes. A vous, comme à la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculté de découvrir entre les choses dont la réalité vous est attestée par vos sensations ne semblent point devoir être matériels. L'univers Naturel des choses et des êtres se termine donc en l'homme par l'univers Surnaturel des similitudes ou des différences qu'il aperçoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si multipliées qu'elles paraissent infinies ; car si, jusqu'à présent, nul n'a pu dénombrer les seules créations terrestres, quel homme pourrait en énumérer les rapports ? La fraction que vous en connaissez n'est-elle pas à leur somme totale, comme un nombre est à l'infini ? Ici vous tombez déjà dans la perception de l'infini, qui, certes, vous fait concevoir un monde purement spirituel. Ainsi l'homme présente une preuve suffisante de ces deux modes, la Matière et l'Esprit. En lui vient aboutir un visible univers fini ; en lui commence un univers invisible et infini, deux mondes qui ne se connaissent pas : les cailloux du Fiord ont-ils l'intelligence de leurs combinaisons, ont-ils la conscience des couleurs qu'ils présentent aux yeux de l'homme, entendent-ils la musique des flots qui les caressent ? Franchissons, sans le sonder, l'abîme que nous offre l'union d'un univers Matériel et d'un univers Spirituel, une création visible, pondérable, tangible, terminée par une création intangible, invisible, impondérable ; toutes deux complètement dissemblables, séparées par le néant, réunies par des accords incontestables, rassemblées dans un être qui tient et de l'une et de l'autre ! Confondons en un seul monde ces deux mondes inconciliables pour vos philosophies et conciliés par le fait. Quelque abstraite que l'homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre elles comporte une empreinte. Où ? Sur quoi ? Nous n'en sommes pas à rechercher à quel point de subtilisation peut arriver la Matière. Si telle était la question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les astres à d'incommensurables distances pour s'en faire un voile, n'aurait pu créer des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculté de donner un corps à la pensée ? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers physique constituent une seule et même Matière. Nous ne séparerons point les propriétés et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous ; ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes ces choses nommées et innommées composeront, afin d'adapter le problème de la Création à la mesure de votre Logique, un bloc de matière fini ; s'il était infini, Dieu n'en serait plus le maître. Ici, selon vous, cher pasteur, de quelque façon que l'on veuille mêler un Dieu infini à ce bloc de matière fini, Dieu ne saurait exister avec les attributs dont il est investi par l'homme ; en le demandant aux faits, il est nul ; en le demandant au raisonnement, il sera nul encore ; spirituellement et matériellement, Dieu devient impossible. Ecoutons le Verbe de la Raison humaine pressée dans ses dernières conséquences. " En mettant Dieu face à face avec ce Grand Tout, il n'est entre eux que deux états possibles. La Matière et Dieu sont contemporains, ou Dieu préexistait seul à la Matière. En supposant la raison qui éclaire les races humaines depuis qu'elles vivent, amassée dans une seule tête, cette tête gigantesque ne saurait inventer une troisième façon d'être, à moins de supprimer Matière et Dieu. Que les philosophies humaines entassent des montagnes de mots et d'idées, que les religions accumulent des images et des croyances, des révélations et des mystères, il faut en venir à ce terrible dilemme, et choisir entre les deux propositions qui le composent ; mais vous n'avez pas à opter : l'une et l'autre conduit la raison humaine au Doute. Le problème étant ainsi posé, qu'importe l'Esprit et la Matière ? Qu'importe la marche des mondes dans un sens ou dans un autre, du moment où l'être qui les mène est convaincu d'absurdité ? A quoi bon chercher si l'homme s'avance vers le ciel ou s'il en revient, si la création s'élève vers l'Esprit ou descend vers la Matière, dès que les mondes interrogés ne donnent aucune réponse ? Que signifient les théogonies et leurs armées, que signifient les théologies et leurs dogmes, du moment où, quel que soit le choix de l'homme entre les deux faces du problème, son Dieu n'est plus ! Parcourons la première, supposons Dieu contemporain de la Matière ? Est-ce être Dieu que de subir l'action ou la cœxistence d'une substance étrangère à la sienne ? Dans ce système, Dieu ne devient-il pas un agent secondaire obligé d'organiser la matière ? Qui l'a contraint ? Entre sa grossière compagne et lui, qui fut l'arbitre ? Qui a donc payé le salaire des Six journées imputées à ce Grand Artiste ? S'il s'était rencontré quelque force déterminante qui ne fût ni Dieu ni la Matière ; en voyant Dieu tenu de fabriquer la machine des mondes, il serait aussi ridicule de l'appeler Dieu que de nommer citoyen de Rome l'esclave envoyé pour tourner une meule. D'ailleurs, il se présente une difficulté tout aussi peu soluble pour cette raison suprême, qu'elle l'est pour Dieu. Reporter le problème plus haut, n'est-ce pas agir comme les Indiens, qui placent le monde sur une tortue, la tortue sur un éléphant, et qui ne peuvent dire sur quoi reposent les pieds de leur éléphant ? Cette volonté suprême, jaillie du combat de la Matière et de Dieu, ce Dieu, plus que Dieu, peut-il être demeuré pendant une éternité sans vouloir ce qu'il a voulu, en admettant que l'Eternité puisse se scinder en deux temps ? N'importe où soit Dieu, s'il n'a pas connu sa pensée postérieure, son intelligence intuitive ne périt-elle point ? Qui donc aurait raison entre ces deux Eternités ? sera-ce l'Eternité incréée ou l'Eternité créée ? S'il a voulu de tout temps le monde tel qu'il est, cette nouvelle nécessité, d'ailleurs en harmonie avec l'idée d'une souveraine intelligence, implique la coéternité de la matière. Que la Matière soit co-éternelle par une volonté divine nécessairement semblable à elle-même en tout temps, ou que la Matière soit co-éternelle par elle-même, la puissance de Dieu devant être absolue, périt avec son Libre-Arbitre ; il trouverait toujours en lui une raison déterminante qui l'aurait dominé. Est-ce être Dieu que de ne pas plus pouvoir se séparer de sa création dans une postérieure que dans une antérieure éternité ? Cette face du problème est donc insoluble dans sa cause ? Examinons-la dans ses effets. Si Dieu, forcé d'avoir créé le monde de toute éternité, semble inexplicable, il l'est tout autant dans sa perpétuelle cohésion avec son œuvre. Dieu, contraint de vivre éternellement uni à sa création, est tout aussi ravalé que dans sa première condition d'ouvrier. Concevez-vous un Dieu qui ne peut pas plus être indépendant que dépendant de son œuvre ? Peut-il la détruire sans se récuser lui-même ? Examinez, choisissez ! Qu'il la détruise un jour, qu'il ne la détruise jamais, l'un ou l'autre terme est fatal aux attributs sans lesquels il ne saurait exister. Le monde est-il un essai, une forme périssable dont la destruction aura lieu ? Dieu ne serait-il pas inconséquent et impuissant ? Inconséquent : ne devait-il pas voir le résultat avant l'expérience, et pourquoi tarde-t-il à briser ce qu'il brisera ? Impuissant : devait-il créer un monde imparfait ? Si la création imparfaite dément les facultés que l'homme attribue à Dieu, retournons alors à la question ! Supposons la création parfaite. L'idée est en harmonie avec celle d'un Dieu souverainement intelligent qui n'a dû se tromper en rien ; mais alors pourquoi la dégradation ? Pourquoi la régénération ? Puis le monde parfait est nécessairement indestructible, ses formes ne doivent point périr ; le monde n'avance ni ne recule jamais, il roule dans une éternelle circonférence d'où il ne sortira point ? Dieu sera donc dépendant de son œuvre ; elle lui est donc co-éternelle, ce qui fait revenir l'une des propositions qui attaquent le plus Dieu. Imparfait, le monde admet une marche, un progrès ; mais parfait, il est stationnaire. S'il est impossible d'admettre un Dieu progressif, ne sachant pas de toute éternité le résultat de sa création ; Dieu stationnaire existe-t-il ? N'est-ce pas le triomphe de la Matière ? N'est-ce pas la plus grande de toutes les négations ? Dans la première hypothèse, Dieu périt par faiblesse ; dans la seconde, il périt par la puissance de son inertie. Ainsi, dans la conception comme dans l'exécution des mondes, pour tout esprit de bonne foi, supposer la Matière contemporaine de Dieu, c'est vouloir nier Dieu. Forcées de choisir pour gouverner les nations entre les deux faces de ce problème, des générations entières de grands penseurs ont opté pour celle-ci. De là le dogme des deux principes du Magisme qui de l'Asie a passé en Europe sous la forme de Satan combattant le Père éternel. Mais cette formule religieuse et les innombrables divinisations qui en dérivent ne sont-elles pas des crimes de lèse-majesté divine ? De quel autre nom appeler la croyance qui donne à Dieu pour rival une personnification du mal se débattant éternellement sous les efforts de son omnipotente intelligence sans aucun triomphe possible ? Votre statique dit que deux Forces ainsi placées s'annulent réciproquement.
      Vous vous retournez vers la deuxième face du problème ? Dieu préexistait seul, unique.
      Ne reproduisons pas les argumentations précédentes qui reviennent dans toute leur force relativement à la scission de l'Eternité en deux temps, le temps incréé, le temps créé. Laissons également les questions soulevées par la marche ou l'immobilité des mondes, contentons-nous des difficultés inhérentes à ce second thème. Si Dieu préexistait seul, le monde est émané de lui, la Matière fut alors tirée de son essence. Donc, plus de Matière ! Toutes les formes sont des voiles sous lesquels se cache l'Esprit Divin. Mais alors le Monde est Eternel, mais alors le Monde est Dieu ! Cette proposition n'est-elle pas encore plus fatale que la précédente aux attributs donnés à Dieu par la raison humaine ? Sortie du sein de Dieu, toujours unie à lui, l'état actuel de la Matière est-il explicable ? Comment croire que le Tout-Puissant, souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, ait engendré des choses qui lui sont dissemblables, qu'il ne soit pas en tout et partout semblable à lui-même ? Se trouvait-il donc en lui des parties mauvaises desquelles il se serait un jour débarrassé ? Conjecture moins offensante ou ridicule que terrible, en ce qu'elle ramène en lui ces deux principes que la thèse précédente prouve être inadmissibles. Dieu doit être UN, il ne peut se scinder sans renoncer à la plus importante de ses conditions. Il est donc impossible d'admettre une fraction de Dieu qui ne soit pas Dieu ? Cette hypothèse parut tellement criminelle à l'Eglise romaine, qu'elle a fait un article de foi de l'omniprésence dans les moindres parcelles de l'Eucharistie. Comment alors supposer une intelligence omnipotente qui ne triomphe pas ? Comment l'adjoindre, sans un triomphe immédiat, à la Nature ? Et cette Nature cherche, combine, refait, meurt et renaît ; elle s'agite encore plus quand elle crée que quand tout est en fusion ; elle souffre, gémit, ignore, dégénère, fait le mal, se trompe, s'abolit, disparaît, recommence ? Comment justifier la méconnaissance presque générale du principe divin ? Pourquoi la mort ? Pourquoi le génie du mal, ce roi de la terre, a-t-il été enfanté par un Dieu souverainement bon dans son essence et dans ses facultés, qui n'a rien dû produire que de conforme à lui-même ? Mais si, de cette conséquence implacable qui nous conduit tout d'abord à l'absurde, nous passons aux détails, quelle fin pouvons-nous assigner au monde ? Si tout est Dieu, tout est réciproquement effet et cause ; ou plutôt il n'existe ni cause ni effet : tout est UN comme Dieu, et vous n'apercevez ni point de départ ni point d'arrivée. La fin réelle serait-elle une rotation de la matière qui va se subtilisant ? En quelque sens qu'il se fasse, ne serait-ce pas un jeu d'enfant que le mécanisme de cette matière sortie de Dieu, retournant à Dieu ? Pourquoi se ferait-il grossier ? Sous quelle forme Dieu est-il le plus Dieu ? Qui a raison, de la Matière ou de l'Esprit, quand aucun des deux modes ne saurait avoir tort ? Qui peut reconnaître Dieu dans cette éternelle Industrie par laquelle il se partagerait lui-même en deux Natures, dont l'une ne sait rien, dont l'autre sait tout ? Concevez-vous Dieu s'amusant de lui-même sous forme d'homme ? Riant de ses propres efforts, mourant vendredi pour renaître dimanche, et continuant cette plaisanterie dans les siècles des siècles en en sachant de toute éternité la fin ? ne se disant rien à lui Créature, de ce qu'il fait, lui Créateur. Le Dieu de la précédente hypothèse, ce Dieu si nul par la puissance de son inertie, semble plus possible, s'il fallait choisir dans l'impossible, que ce Dieu si stupidement rieur qui se fusille lui-même quand deux portions de l'humanité sont en présence, les armes à la main. Quelque comique que soit cette suprême expression de la seconde face du problème, elle fut adoptée par la moitié du genre humain chez les nations qui se sont créé de riantes mythologies. Ces amoureuses nations étaient conséquentes : chez elles, tout était Dieu, même la Peur et ses lâchetés, même le Crime et ses bacchanales. En acceptant le panthéisme, la religion de quelques grands génies humains, qui sait de quel côté se trouve alors la raison ? Est-elle chez le sauvage, libre dans le désert, vêtu dans sa nudité, sublime et toujours juste dans ses actes quels qu'ils soient, écoutant le soleil, causant avec la mer ? Est-elle chez l'homme civilisé qui ne doit ses plus grandes jouissances qu'à des mensonges, qui tord et presse la nature pour se mettre un fusil sur l'épaule, qui a usé son intelligence pour avancer l'heure de sa mort et pour se créer des maladies dans tous ses plaisirs ? Quand le râteau de la peste ou le soc de la guerre, quand le génie des déserts a passé sur un coin du globe en y effaçant tout, qui a eu raison du sauvage de Nubie ou du patricien de Thèbes ? Vos doutes descendent de haut en bas, ils embrassent tout, la fin comme les moyens. Si le monde physique semble inexplicable, le monde moral prouve donc encore plus contre Dieu. Où est alors le progrès ? Si tout va se perfectionnant, pourquoi mourons-nous enfants ? Pourquoi les nations au moins ne se perpétuent-elles pas ? Le monde issu de Dieu, contenu en Dieu, est-il stationnaire ? Vivons-nous une fois ? Vivons-nous toujours ? Si nous vivons une fois, pressés par la marche du Grand-Tout dont la connaissance ne nous a pas été donnée, agissons à notre guise ! Si nous sommes éternels, laissons faire ! La créature peut-elle être coupable d'exister au moment des transitions ? Si elle pèche à l'heure d'une grande transformation, en sera-t-elle punie après en avoir été la victime ? Que devient la bonté divine en ne nous mettant pas immédiatement dans les régions heureuses, s'il en existe ? Que devient la prescience de Dieu, s'il ignore le résultat des épreuves auxquelles il nous soumet ? Qu'est cette alternative présentée à l'homme par toutes les religions d'aller bouillir dans une chaudière éternelle, ou de se promener en robe blanche, une palme à la main, la tête ceinte d'une auréole ? Se peut-il que cette invention païenne soit le dernier mot d'un Dieu ? Quel esprit généreux ne trouve d'ailleurs indigne de l'homme et de Dieu, la vertu par calcul qui suppose une éternité de plaisirs offerte par toutes les religions à qui remplit, pendant quelques heures d'existence, certaines conditions bizarres et souvent contre nature ? N'est-il pas ridicule de donner des sens impétueux à l'homme et de lui en interdire la satisfaction. D'ailleurs, à quoi bon ces maigres objections quand le Bien et le Mal sont également annulés ? Le Mal existe-t-il ? Si la substance dans toutes ses formes est Dieu, le Mal est Dieu. La faculté de raisonner aussi bien que la faculté de sentir étant donnée à l'homme pour en user, rien n'est plus pardonnable que de chercher un sens aux douleurs humaines, et d'interroger l'avenir ; si ces raisonnements droits et rigoureux amènent à conclure ainsi, quelle confusion ! Ce monde n'aurait donc nulle fixité : rien n'avance et rien ne s'arrête, tout change et rien ne se détruit, tout revient après s'être réparé, car si votre esprit ne vous démontre pas rigoureusement une fin, il est également impossible de démontrer l'anéantissement de la moindre parcelle de Matière : elle peut se transformer, mais non s'anéantir. Si la force aveugle donne gain de cause à l'athée, la force intelligente est inexplicable, car émanée de Dieu, doit-elle rencontrer des obstacles, son triomphe ne doit-il pas être immédiat? Où est Dieu ? Si les vivants ne l'aperçoivent pas, les morts le trouveront-ils ? Ecroulez-vous, idolâtries et religions ! Tombez, trop faibles clefs de toutes les voûtes sociales qui n'avez retardé ni la chute, ni la mort, ni l'oubli de toutes les nations passées, quelque fortement qu'elles se fussent fondées ! Tombez, morales et justices ! Nos crimes sont purement relatifs, c'est des effets divins dont les causes ne nous sont pas connues ! Tout est Dieu. Ou nous sommes Dieu, ou Dieu n'est pas ! Enfant d'un siècle dont chaque année a mis sur ton front la glace de ses incrédulités, vieillard ! Voici le résumé de tes sciences et de tes longues réflexions. Cher monsieur Becker, vous avez posé la tête sur l'oreiller du Doute en y trouvant la plus commode de toutes les solutions, agissant ainsi comme la majorité du genre humain, qui se dit : - Ne pensons plus à ce problème, du moment où Dieu ne nous a pas fait la grâce de nous octroyer une démonstration algébrique pour le résoudre, tandis qu'il nous en a tant accordé pour aller sûrement de la terre aux astres. Ne sont-ce pas vos pensées intimes ? Les ai-je éludées ? Ne les ai-je pas, au contraire, nettement accusées ? Soit le dogme des deux principes, antagonisme où Dieu périt par cela même que tout-puissant il s'amuse à combattre ; soit l'absurde panthéisme où tout étant Dieu, Dieu n'est plus ; ces deux sources d'où découlent les religions au triomphe desquelles s'est employée la Terre, sont également pernicieuses. Voici jetée entre nous la hache à double tranchant avec laquelle vous coupez la tête à ce vieillard blanc intronisé par vous sur des nuées peintes. Maintenant à moi la hache !




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