A MADAME LA COMTESSE
IDA DE BOCARMÉ,
NÉE DU CHASTELER
Allons ! encore notre vieux carrick !
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu'on appelle dans les Etudes des
saute-ruisseaux, et qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain ; il arracha un peu de mie pour faire une boulette qu'il lança railleusement par le vasistas d'une fenêtre sur laquelle il s'appuyait. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la
hauteur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d'un inconnu qui traversait la cour d'une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.
Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux gens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c'est toujours un homme, que diable ! dit le premier clerc en interrompant l'addition d'un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement, comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui dans toutes les Etudes se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont les commissions et les billets doux l'occupent tout en allant porter des exploits chez les huissiers et des placets au Palais. Il tient au gamin de
Paris par ses murs, et à la Chicane par sa destinée. Cet
enfant est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable, faiseur de couplets, goguenard, avide et paresseux. Néanmoins presque tous les petits clercs ont une vieille mère logée à un cinquième étage avec laquelle ils partagent les trente ou quarante francs qui leur sont alloués par mois.
Si c'est un homme, pourquoi l'appelez-vous
vieux carrick ? dit Simonnin de l'
air de l'écolier qui prend son maître en faute.
Et il se remit à manger son pain et son fromage en accotant son épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les
chevaux de coucou, l'une de ses jambes relevée et appuyée contre l'autre, sur le bout du soulier.
Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là ? dit à voix basse le troisième clerc nommé Godeschal en s'arrêtant au milieu d'un raisonnement qu'il engendrait dans une requête grossoyée par le quatrième clerc, et dont les copies étaient faites par deux
néophytes venus de province. Puis il continua son improvisation :
...Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé ! monsieur le savant qui faites la Grosse !),
au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit... (qu'est-ce qu'il comprit, ce gros farceur-là ?)
la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence !...... (point admiratif et six points : on est assez
religieux au Palais pour nous les passer),
et sa première pensée fût ainsi que le prouve la date de l'ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles et nombreux serviteurs (nombreux est une flatterie qui doit plaire au tribunal) tous leurs biens non vendus, soit qu'ils se trouvassent dans le domaine public soit qu'ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne soit enfin qu'ils se trouvassent dans les dotations d'établissements publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l'esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en....
Attendez, dit Godeschal aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli la fin de ma page.
Eh ! bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbre, eh ! bien, si vous voulez lui faire une farce, il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses clients qu'entre deux et trois heures du matin : nous verrons s'il viendra, le vieux malfaiteur ! Et Godeschal reprit la phrase commencée :
rendue en...Y êtes-vous ? demanda-t-il.
Oui, crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
Rendue en... Hein ? papa Boucard, quelle est la date de l'ordonnance ? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte ! Cela fait des pages.
Saquerlotte ! répéta l'un des copistes avant que Boucard le Maître clerc n'eût répondu.
Comment, vous avez écrit
saquerlotte ? s'écria Godeschal en regardant l'un des nouveaux venus d'un
air à la fois sévère et goguenard.
Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit : Il faut mettre les points sur les i , et sakerlotte avec un k.
Tous les clercs partirent d'un grand éclat de rire.
Comment, monsieur Huré, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de
Mortagne ! s'écria Simonnin.
Effacez bien ça ! dit le principal clerc. Si le
juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu' on se moque de la barbouillée ! Vous causeriez des désagréments au patron.
Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C'est le : Portez arme ! de la Bazoche.
Rendue en... en , demanda Godeschal. Dites-moi donc, quand, Boucard ?
Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l'Etude interrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié d'une voix de chantre : Entrez. Boucard resta la face ensevelie dans un monceau d'actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.
L'Etude était une grande pièce ornée du poêle classique qui garnit tous les antres de la chicane. Les tuyaux traversaient diagonalement la
chambre et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des
triangles de fromage de
Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître clerc. L'odeur de ces comestibles s'amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d'un renard n'y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du Principal, et auquel était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais . Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L'Etude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies
immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des Etudes ! Derrière le Maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d'où pendaient un nombre
infini d'étiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons jaunis par l'usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les affaires
juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de
jour. D'ailleurs, au mois de
février, il existe à
Paris très-peu d'Etudes où l'on puisse écrire sans le secours d'une lampe avant dix heures, car elles sont toutes l'objet d'une négligence assez concevable : tout le monde y va, personne n'y reste, aucun intérêt personnel ne s'attache à ce qui est si banal ; ni l'avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l'élégance d'un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d'avoués en avoués avec un
scrupule si
religieux que certaines Etudes possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs
au Chlet, abréviation du mot
CHATELET, juridiction, qui représentait
dans l'ancien ordre de choses le Tribunal de Première Instance actuel.
Cette Etude obscure, grasse de poussière, avait donc, comme toutes les
autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les
sacristies humides où les prières se pèsent et se payent comme des épices, si les magasins des revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où aboutissent nos fêtes, si ces deux cloaques de la
poésie n'existaient pas, une Etude d'avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison de
jeu, du tribunal, du bureau de loterie et du mauvais lieu. Pourquoi ? Peut-être dans ces endroits le drame, en se jouant dans l'
âme de l'homme, lui rendit les accessoires indifférents : ce qui expliquerait aussi la simplicité du grand penseur et des grands ambitieux.
Où est mon canif ?
Je déjeune !
Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête !
Chît ! messieurs.
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le
vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d'humilité qui dénature
les mouvements de l'homme malheureux. L'inconnu essaya de sourire, mais les
muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché
quelques symptômes d'aménité sur les visages inexorablement
insouciants des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes,
il s'adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce Pâtiras
lui répondrait avec douceur.
Monsieur, votre patron est-il visible ?
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu'en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups répétés
sur l'oreille, comme pour dire : Je suis sourd.
Que souhaitez-vous, monsieur ? demanda Godeschal qui tout en faisant cette question avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la
hauteur de son oeil celui de ses pieds qui se trouvait en l'
air.
Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.
Est-ce pour une affaire ?
Oui, mais je ne puis l'expliquer qu'à monsieur...
Le patron dort, si vous désirez le consulter sur quelques difficultés,
il ne travaille sérieusement qu'à minuit. Mais si vous vouliez
nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous...
L'inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un
chien qui, en se glissant dans une cuisine étrangère, craint d'y recevoir des coups. Par une grâce de leur état, les clercs n'ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point l'homme au carrick et lui laissèrent observer le local, où il cherchait vainement un siége pour se reposer, car il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs Etudes. Le client vulgaire, lassé d'attendre sur ses jambes, s'en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d'un vieux procureur, n'est pas admis en taxe.
Monsieur, répondit-il, j'ai déjà eu l'honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu'à monsieur Derville, je vais attendre son lever.
Boucard avait fini son addition. Il sentit l'odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme,
regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement
que, de quelque manière que l'on tordît ce client, il serait impossible
d'en tirer un centime ; il intervint alors par une parole brève, dans
l'intention de débarrasser l'Etude d'une mauvaise pratique.
- Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille
que pendant la nuit. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir
à une heure du matin.
Le plaideur regarda le Maître clerc d'un
air stupide, et demeura pendant
un moment
immobile. Habitués à tous les changements de physionomie
et aux singuliers caprices produits par l'indécision ou par la rêverie
qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent
à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent
en faire des
chevaux au râtelier, et ne s'inquiétèrent plus
du vieillard.
- Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui par une ténacité
particulière aux gens malheureux voulait prendre en défaut l'humanité.
La seule
épigramme permise à la Misère est d'obliger la
Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux
ont convaincu la Société de mensonge, ils se rejettent plus vivement
dans le sein de
Dieu.
- Ne voilà-t-il pas un fameux crâne ? dit Simonnin sans attendre
que le vieillard eût
fermé la porte.
- Il a l'
air d'un déterré, reprit le dernier clerc.
- C'est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.
- Non, c'est un ancien concierge, dit Godeschal.
- Parions qu'il est noble, s'écria Boucard.
- Je parie qu'il a été portier, répliqua Godeschal. Les
portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux
et déchiquetés par le bas comme l'est celui de ce vieux bonhomme
! Vous n'avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l'
eau,
ni sa
cravate qui lui sert de chemise ? Il a couché sous les ponts.
- Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s'écria le quatrième clerc. Ça s'est vu !
- Non, reprit Boucard au milieu des rires, je soutiens qu'il a été
brasseur en 1789, et colonel sous la République.
- Ah ! je parie un spectacle pour tout le monde qu'il n'a pas été
soldat, dit Godeschal.
- Ça va, répliqua Boucard.
- Monsieur ! monsieur ? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
- Que fais-tu, Simonnin ? demanda Boucard.
- Je l'appelle pour lui demander s'il est colonel ou portier, il doit le savoir, lui.
Tous les clercs se mirent à rire. Quant au vieillard, il remontait déjà l'escalier.
- Qu'allons-nous lui dire ? s'écria Godeschal.
- Laissez-moi faire ! répondit Boucard.
Le pauvre homme rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour
ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d'avidité
les comestibles.
- Monsieur, lui dit Boucard, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner
votre nom, afin que le patron sache si...
- Chabert.
- Est-ce le colonel mort à
Eylau ? demanda Huré qui n'ayant encore
rien dit était jaloux d'
ajouter une raillerie à toutes les autres.
- Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité
antique. Et il se retira.
- Chouit !
- Dégommé !
- Puff !
- Oh !
- Ah !
- Bâoun !
- Ah ! le vieux drôle !
- Trinn, la, la, trinn, trinn.
- Enfoncé !
- Monsieur Desroches, vous irez au spectacle sans payer, dit Huré, le
quatrième clerc, à un nouveau venu en lui donnant sur l'épaule
une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d'exclamations, à la peinture
duquel on userait toutes les onomatopées de la langue.
- A quel théâtre irons-nous ?
- A l'Opéra ! s'écria le principal.
- D'abord, reprit Godeschal, le théâtre n'a pas été
désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.
- Madame Saqui n'est pas un spectacle.
- Qu'est-ce qu'un spectacle ? reprit Godeschal. Etablissons d'abord le point
de fait . Qu'ai-je parié, messieurs ? un spectacle. Qu'est-ce qu'un spectacle
? une chose qu'on voit...
- Mais dans ce système-là, vous vous acquitteriez donc en nous menant voir l'
eau couler sous le Pont-Neuf ? s'écria Simonnin en interrompant.
- Qu'on voit pour de l'
argent, disait Godeschal en continuant. - Mais on voit
pour de l'
argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition
n'est pas exacte, dit Huré.
- Mais, écoutez-moi donc !
- Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
- Curtius est-il un spectacle ? dit Godeschal.
- Non, répondit le premier clerc, c'est un cabinet de figures.
- Je parie cent francs contre un sou, reprit Godeschal, que le cabinet de Curtius
constitue l'ensemble de choses auquel est dévolu le nom de spectacle.
Il comporte une chose à voir à différents prix, suivant
les différentes places où l'on veut se mettre.
- Et berlik berlok , dit Simonnin.
- Prends garde que je ne te gifle, toi ! dit Godeschal.
Les clercs haussèrent les épaules.
- D'ailleurs, il n'est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas
moqué de nous, dit-il en cessant son argumentation étouffée
par le rire des autres clercs. En conscience, le colonel Chabert est bien mort,
sa femme est remariée au comte Ferraud, Conseiller d'Etat. Madame Ferraud
est une des clientes de l'Etude !
- La cause est remise à demain, dit Boucard. A l'ouvrage, messieurs
! Sac-à-papier ! l'on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête,
elle doit être signifiée avant l'audience de la quatrième
Chambre. L'affaire se
juge aujourd'hui.
Allons, à
cheval.
- Si c'eût été le colonel Chabert, est-ce qu'il n'aurait
pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur
de Simonnin quand il a fait le sourd ? dit Huré en regardant cette observation
comme plus concluante que celle de Godeschal.
- Puisque rien n'est décidé, reprit Boucard, convenons d'aller
aux secondes loges des Français voir Talma dans Néron. Simonnin
ira au parterre.
Là-dessus, le premier clerc s'assit à son bureau, et chacun l'imita.
- Rendue en
juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous ?
- Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur dont les plumes
recommencèrent à crier sur le papier timbré en faisant
dans l'Etude le bruit de cent hannetons enfermés par des écoliers
dans des cornets de papier.
- Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal , dit l'improvisateur.
Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même.
- Quarante-six... Ça doit arriver souvent !... Et trois, quarante-neuf,
dit Boucard.
- Nous espérons , reprit Godeschal après avoir tout relu, que
Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l'est l'auguste
auteur de l'ordonnance, et qu'ils feront justice des misérables prétentions
de l'administration de la grande chancellerie de la Légion-d'Honneur
en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici
.....
- Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d'
eau ? dit le petit clerc.
- Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard. Tiens, apprête tes
chevaux à
double semelle, prends ce paquet, et valse jusqu'aux Invalides.
- Que nous établissons ici , reprit Godeschal. Ajoutez : dans l'intérêt
de madame ... (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu ...
- Comment ! s'écria le Maître clerc, vous vous avisez de faire
des requêtes dans l'affaire Vicomtesse de Grandlieu contre Légion-d'Honneur,
une affaire pour compte d'Etude, entreprise à forfait ? Ah ! vous êtes
un fier nigaud ! Voulez-vous bien me mettre de côté vos copies
et votre minute, gardez-moi cela pour l'affaire Navarreins contre les Hospices.
Il est tard, je vais faire un bout de placet, avec des attendu , et j'irai moi
même au Palais...
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard,
font dire en pensant à la
jeunesse : - C'était le bon temps !
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint
frapper à
la porte de maître Derville, avoué près le Tribunal de Première
Instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que
monsieur Derville n'était pas rentré. Le vieillard allégua
le rendez-vous et monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré
sa
jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais.
Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement
étonné de voir le premier clerc occupé à ranger
sur la table de la salle à manger de son patron les nombreux dossiers
des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné,
salua le colonel en le priant de s'asseoir : ce que fit le plaideur.
- Ma foi, monsieur, j'ai cru que vous plaisantiez hier en m'indiquant une heure
si matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté
d'un homme ruiné qui s'efforce de sourire.
- Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le Principal
en continuant son travail. Monsieur Derville a choisi cette heure pour examiner
ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer
les défenses . Sa prodigieuse intelligence est plus libre en ce moment,
le seul où il obtienne le silence et la tranquillité nécessaires
à la
conception des bonnes idées. Vous êtes, depuis qu'il
est avoué, le troisième exemple d'une consultation donnée
à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron
discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq
heures à sa besogne ; puis, il me sonnera et m'expliquera ses intentions.
Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute ses clients,
puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir,
il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n'a donc que la nuit
pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans
de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause, il a l'
amour de son art.
Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d'affaire.
Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il
beaucoup d'
argent.
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre
figure prit une expression si dépourvue d'intelligence, que le clerc,
après l'avoir regardé, ne s'occupa plus de lui. Quelques instants
après, Derville rentra, mis en costume de bal ; son Maître clerc
lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers.
Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant
dans le clair-obscur le singulier client qui l'attendait.
Le colonel Chabert
était aussi parfaitement
immobile que peut l'être une figure en
cire de ce cabinet de Curtius où Godeschal avait voulu mener ses camarades.
Cette
immobilité n'aurait peut-être pas été un sujet
d'étonnement, si elle n'eût complété le spectacle
surnaturel que présentait l'ensemble du personnage. Le vieux soldat était
sec et maigre.
Son front, volontairement caché sous les
cheveux de sa
perruque lisse, lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient
couverts d'une taie transparente : vous eussiez dit de la nacre sale dont les
reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage
pâle, livide, et en lame de couteau, s'il est permis d'emprunter cette
expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une
mauvaise
cravate de soie noire. L'ombre cachait si bien le
corps à partir
de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu'un homme d'imagination
aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard,
ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau qui couvrait
le front du vieillard projetaient un sillon noir sur le haut du visage. Cet
effet bizarre, quoique naturel, faisait ressortir, par la brusquerie du contraste,
les rides blanches, les sinuosités froides, le sentiment décoloré
de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l'absence de tout mouvement dans
le
corps, de toute
chaleur dans le regard, s'accordait avec une certaine expression
de démence triste, avec les dégradants symptômes par lesquels
se caractérise l'
idiotisme, pour faire de cette figure je ne sais quoi
de funeste qu'aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur,
et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé
les signes d'une douleur profonde, les indices d'une misère qui avait
dégradé ce visage, comme les gouttes d'
eau tombées du
ciel
sur un beau marbre l'ont à la longue défiguré. Un médecin,
un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l'aspect de
cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler
à ces fantaisies que les peintres s'amusent à dessiner au bas
de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis.
En
voyant l'avoué, l'inconnu tressaillit par un mouvement convulsif
semblable à celui qui échappe aux poètes quand un bruit
inattendu vient les détourner d'une féconde rêverie, au
milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement
et se leva pour saluer le jeune homme ; le cuir qui garnissait l'intérieur
de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée
sans qu'il s'en aperçût, et laissa voir à nu son crâne
horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à
l'
occiput et venait mourir à l'oeil droit, en formant partout une grosse
couture saillante. L'enlèvement soudain de cette perruque sale, que le
pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle
envie de rire aux
deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable
à voir. La première pensée que suggérait l'aspect
de cette blessure était celle-ci : - Par là s'est enfuie l'intelligence
!
- Si ce n'est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier ! pensa Boucard.
- Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l'honneur de parler ?
- Au colonel Chabert.
- Lequel ?
- Celui qui est mort à
Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le clerc et l'avoué se
jetèrent un regard qui signifiait : - C'est un fou !
- Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu'à
vous le secret de ma situation.
Une chose digne de remarque est l'intrépidité naturelle aux avoués.
Soit l'habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment
de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère,
ils entrent partout sans rien craindre, comme les
prêtres et les médecins.
Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
- Monsieur, reprit l'avoué, pendant le
jour je ne suis pas trop avare
de mon temps ; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses.
Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai
moi-même les éclaircissements qui me sembleront nécessaires.
Parlez.
Après avoir fait asseoir son singulier client, le jeune homme s'assit
lui-même devant la table ; mais, tout en prêtant son attention au
discours du
feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
- Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais
un régiment de
cavalerie à
Eylau. J'ai été pour
beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat,
et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort
est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes
, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes
en deux les trois lignes russes, qui, s'étant aussitôt reformées,
nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment
où nous revenions vers l'Empereur, après avoir dispersé
les Russes, je rencontrai un gros de
cavalerie ennemie. Je me précipitai
sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais
géants,
m'attaquèrent à la fois. L'un d'eux m'appliqua sur la tête
un coup de sabre qui fendit tout jusqu'à un bonnet de soie noire que
j'avais sur la tête, et m'ouvrit profondément le crâne. Je
tombai de
cheval. Murat vint à mon secours, il me passa sur le
corps,
lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu ! Ma mort fut annoncée
à l'Empereur, qui, par prudence (il m'aimait un peu, le patron !), voulut
savoir s'il n'y aurait pas quelque chance de sauver l'homme auquel il était
redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître
et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être
trop négligemment, car il avait de l'ouvrage : - Allez donc voir si,
par hasard, mon pauvre Chabert vit encore ? Ces sacrés carabins, qui
venaient de me voir foulé aux pieds par les
chevaux de deux régiments,
se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j'étais
bien mort. L'acte de mon décès fut donc probablement dressé
d'après les règles établies par la jurisprudence militaire.
En entendant son client s'exprimer avec une lucidité parfaite et raconter
des faits si vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué
laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête
dans la main, et regarda le colonel fixement.
- Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l'interrompant, que je suis l'avoué
de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert ?
- Ma femme ! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses
chez des gens de loi qui m'ont tous pris pour un fou, me suis-je déterminé
à venir vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi
d'abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils
ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances,
qui ne doivent être connues que du Père éternel, m'obligent
à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur,
les blessures que j'ai reçues auront probablement produit un tétanos,
ou m'auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée,
je crois, catalepsie. Autrement comment concevoir que j'aie été,
suivant l'usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements,
et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d'enterrer
les morts ? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n'ai pu connaître
que postérieurement à l'événement qu'il faut bien
appeler ma mort. J'ai rencontré, en 1814, à Stuttgard un ancien
maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui
ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à l'heure,
m'expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon
cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus
blessé moi-même. La bête et le cavalier s'étaient
donc abattus comme des
capucins de cartes. En me renversant, soit à droite,
soit à gauche, j'avais été sans doute couvert par le
corps
de mon
cheval qui m'empêcha d'être écrasé par les
chevaux, ou atteint par des boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur,
j'étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous
donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu'à demain.
Le peu d'
air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir,
et ne trouvai point d'espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté
de l'
air fut l'accident le plus menaçant, et qui m'éclaira le
plus vivement sur ma position. Je compris que là où j'étais,
l'
air ne se renouvelait point, et que j'allais mourir. Cette pensée m'ôta
le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j'avais été
réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J'entendis,
ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés
par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire
de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient
bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes
que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il
y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés
! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que
je n'ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin,
en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma
tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l'espace
qui m'avait été laissé par un hasard dont la cause m'était
inconnue. Il paraît, grâce à l'insouciance ou à la
précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle,
que deux morts s'étaient
croisés au-dessus de moi de manière
à décrire un
angle semblable à celui de deux cartes mises
l'une contre l'autre par un
enfant qui pose les fondements d'un château.
En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai
fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d'un
Hercule
! un bon os auquel je
dus mon salut. Sans ce secours inespéré,
je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis
à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre
sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s'il y eût eu des
vivants ! J'y allais ferme, monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd'hui
comment j'ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait
une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j'avais trois bras
! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours
un peu de l'
air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais,
et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le
jour, mais à
travers la neige, monsieur ! En ce moment, je m'aperçus que j'avais la
tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau
meurtrie de mon
cheval peut-être, que sais-je ! m'avait, en se coagulant,
comme enduit d'un emplâtre naturel. Malgré cette croûte,
je m'évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant,
le peu de
chaleur qui me restait ayant fait
fondre la neige autour de moi, je
me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d'une petite ouverture par
laquelle je criai aussi long-temps que je le pus. Mais alors le
soleil se levait,
j'avais donc bien peu de chances pour être entendu.
Y avait-il déjà
du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont
le point d'appui était sur les défunts qui avaient les reins solides.
Vous sentez que ce n'était pas le moment de leur dire : - Respect au
courage malheureux ! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le
mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, oh ! oui, longtemps ! ces
sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où
ils n'apercevaient point d'homme, je fus enfin dégagé par une
femme assez hardie ou assez curieuse pour s'approcher de ma tête qui semblait
avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher
son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il
parait que j'eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour
vous peindre un état duquel je n'ai nulle idée, mais que j'ai
jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de
cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort,
ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes
me firent admettre à l'hôpital d'Heilsberg. Vous comprenez, monsieur,
que j'étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère
; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d'avoir
été le colonel Chabert, et qu'en recouvrant ma raison je voulus
obtenir de ma garde plus de respect qu'elle n'en accordait à un pauvre
diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement
pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison,
et s'était naturellement intéressé à son malade.
Lorsque je lui parlai d'une manière suivie de mon ancienne existence,
ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes
juridiques
voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j'étais
sorti de la fosse des morts, le
jour et l'heure où j'avais été
trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte
de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux
une description de ma personne. Eh ! bien, monsieur, je n'ai ni ces pièces
importantes, ni la déclaration que j'ai faite chez un notaire d'Heilsberg,
en
vue d'établir mon identité ! Depuis le
jour où je fus
chassé de cette ville par les événements de la guerre,
j'ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité
de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni
gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires,
et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant
des semestres entiers dans de petites villes où l'on prodiguait des soins
au Français malade, mais où l'on riait au nez de cet homme dès
qu'il prétendait être le colonel Chabert. Pendant long-temps ces
rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même
enfermer comme fou à Stuttgard. A la vérité, vous pouvez
juger, d'après mon récit, qu'il y avait des raisons suffisantes
pour faire coffrer un homme ! Après deux ans de détention que
je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens
disant : - " Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel
Chabert ! " à des gens qui répondaient : " Le pauvre
homme ! " je fus convaincu de l'impossibilité de ma propre aventure,
je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à
me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France.
Oh ! monsieur, revoir
Paris ! c'était un délire que je ne...
A cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie
profonde que Derville respecta.
- Monsieur, un beau
jour, reprit le client, un
jour de printemps, on me donna
la
clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément
sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert.
Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par moments, mon nom
m'est désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment
de mes droits me tue. Si ma maladie m'avait ôté tout souvenir de
mon existence passée, j'aurais été heureux ! J'eusse repris
du service sous un nom quelconque, et qui sait ? je serais peut-être devenu
feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
- Monsieur, dit l'avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je
crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous
pendant un moment.
- Vous êtes, dit le colonel d'un
air mélancolique, la seule personne
qui m'ait si patiemment écouté.
Aucun homme de loi n'a voulu m'avancer
dix napoléons afin de faire venir d'Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès...
- Quel procès ? dit l'avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
- Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme ! Elle possède
trente mille livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux
liards. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes
de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et
une comtesse ; quand je m'élève, moi, mort, contre un acte de
décès, un acte de
mariage et des actes de naissance, ils m'éconduisent,
suivant leur caractère, soit avec cet
air froidement poli que vous savez
prendre pour vous débarrasser d'un malheureux, soit brutalement, en gens
qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J'ai été enterré
sous des morts, mais maintenant je suis enterré sous des vivants, sous
des actes, sous des faits, sous la société tout entière,
qui veut me faire rentrer sous terre !
- Monsieur, veuillez poursuivre maintenant, dit l'avoué.
- Veuillez , s'écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune
homme, voilà le premier mot de politesse que j'entends depuis...
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante
et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le
silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
- Ecoutez, monsieur, dit-il à son client, j'ai gagné ce soir
trois cents francs au
jeu ; je puis bien employer la moitié de cette
somme à faire le bonheur d'un homme. Je commencerai les poursuites et
diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous
me parlez, et jusqu'à leur arrivée je vous remettrai cent sous
par
jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité
du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment
immobile et stupéfait
: son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S'il
courait après son
illustration militaire, après sa fortune, après
lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce
sentiment inexplicable, en
germe dans le
coeur de tous les hommes, et auquel
nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes
de l'astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l'homme à se grandir
en se multipliant par les faits ou par les idées. L' ego , dans sa pensée,
n'était plus qu'un objet secondaire, de même que la vanité
du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l'est
l'objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle
pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la
justice, par la création sociale entière. Trouver chez un avoué
ces dix pièces d'or qui lui avaient été refusées
pendant si long-temps, par tant de personnes et de tant de manières !
Le colonel ressemblait à cette
dame qui, ayant eu la fièvre durant
quinze années, crut avoir changé de maladie le
jour où
elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne
croit plus ; elles arrivent, c'est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance
du pauvre homme était-elle trop vive pour qu'il pût l'exprimer.
Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une
probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
- Où en étais-je ? dit le colonel avec la naïveté
d'un
enfant ou d'un soldat, car il y a souvent de l'
enfant dans le vrai soldat,
et presque toujours du soldat chez l'
enfant, surtout en France.
- A Stuttgard. Vous sortiez de prison, répondit l'avoué.
- Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel.
- Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
- Comment est-elle ?
- Toujours ravissante. [
suite]