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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE IV

Mode de recrutement pratiqué par dom Martinez. – Les débuts de l'abbé Fournié. – Ses visions. – Ses écrits. – Ses rapports avec Saint Martin. – Leurs divergences.

Dans, les textes que nous venons de voir, le système ou la doctrine de M. Fournié n'est, en effet, que le panthéisme de Martinez traduit par un prêtre, le panthéisme moins la théorie de l'émanation, sa source légitime. Et cela prouve que le maître s'accommodait à ses élèves de telle sorte qu'il n'enseignait dans chaque localité que ce qui pouvait aller à ses auditeurs.

      M. d'Hauterive et M. Cazotte, qui furent aussi ses disciples à Paris, n'auraient peut-être pas accepté non plus des enseignements qu'il ne put ou ne voulut pas donner à M. Fournié, surtout le second, dont on connaît si mal la véritable pensée.

      J'en infère autant pour les pratiques ou les opérations. On enseignait sans doute aux initiés de Paris la science et l'art de devenir prêtre ou épopte avec moins de formules et d'opérations théurgiques que n'en admettaient les jeunes officiers de la garnison de Bordeaux. Du moins M. Fournié, qui prend dans son livre le titre de clerc tonsuré, ne fut choqué de rien de ce genre. Dans une ville du Nord, travaillée par le scepticisme, on est naturellement plus froid que dans une cité méridionale où règne encore la foi. Il est possible aussi que M. Fournié, dans les renseignements qu'il nous donne, nous traite un peu comme Martinez de Pasqualis traitait ses élèves et ne nous dise que ce qu'il veut. Mais son récit sur la manière dont il fut saisi, recruté et initié, est très simplement écrit, sans arrière-pensée et sans calcul de secte. Il ne se conçoit rien de plus naturel de la part d'un théosophe qui est en même temps théurgiste au degré que nous avons vu, et qui est même un peu plus, qui est émule de Swedenborg pour le domaine des visions. Voici ce récit.

      « Quant à moi, chétif instrument de Dieu, en écrivant ce Traité dont je publie aujourd'hui la première partie, j'annonce sans déguisement, pour sa plus grande gloire et pour le salut de nous tous, hommes passés, présents et à venir, que par la grâce de Dieu je n'ai aucune connaissance des sciences humaines, sans pour cela être contre leur culture ; que je n'ai jamais fait d'études, et que je n'ai pas lu d'autres livres que les saintes Ecritures, l'Imitation de notre divin Maître Jésus-Christ et le petit livre de prières en usage parmi les catholiques sous le titre de Petit Paroissien. A quoi je dois ajouter que j'ai lu depuis environ un an deux ou trois volumes des œuvres de l'humble servante de Dieu, madame Guyon.
      Après avoir passé ma jeunesse d'une manière tranquille et obscure selon le monde, il plut à Dieu de m'inspirer un désir ardent que la vie future fût une réalité, et que tout ce que j'entendais dire concernant Dieu, Jésus-Christ et ses Apôtres, fût aussi des réalités. Environ dix-huit mois s'écoulèrent dans toute l'agitation que me causaient ces désirs, et alors Dieu m'accorda la grâce de rencontrer un homme qui me dit familièrement : « Vous devriez venir nous voir, nous sommes de braves gens. Vous ouvrirez un livre, vous regarderez au premier feuillet, au centre et à la fin, lisant seulement quelques mots, et vous saurez tout ce qu'il contient. Vous voyez marcher toutes sortes de gens dans la rue ; eh bien ! ces gens-là ne savent pas pourquoi ils marchent, mais vous, vous le saurez. »
      Cet homme, dont le début avec moi peut sembler extraordinaire, se nommait don Martinets de Pasquallys.
      D'abord je fus frappé de l'idée que l'homme qui m'avait parlé était un sorcier, ou même le diable en personne. A cette première idée en succéda bien vite une autre à laquelle je m'arrêtai : « Si cet homme est le diable, me disais-je intérieurement, donc il y a un Dieu réel, et c'est à Dieu seul que je veux aller ; et comme je ne désire qu'aller à Dieu, je ferai autant de chemin vers Dieu que le diable croira m'en faire faire vers lui-même. » De sorte que j'allai chez M. de Pasquallys, et il m'admit au nombre de ceux qui le suivaient.
      Ses instructions journalières étaient : de nous porter sans cesse vers Dieu, de croître de vertus en vertus, et de travailler pour le bien général. Elles ressemblaient exactement à celles qu'il paraît, dans l'Evangile, que Jésus-Christ donnait à ceux qui marchaient à sa suite, sans jamais forcer personne à les croire sous peine de damnation, sans imposer d'autres commandements que ceux de Dieu, sans imputer d'autres péchés que ceux qui sont expressément contraires à la loi de Dieu, et nous laissant bien souvent en suspens, s'il était vrai ou faux, bon ou mauvais, ange de lumière ou démon. Cette incertitude me brûlait si fort en dedans que, nuit et jour, je criais vers Dieu, pour que, s'il existait réellement, il vînt me secourir. Mais plus je me réclamais à Dieu, plus je me trouvais enfermé dans l'abîme, et je n'entendais pour toute réponse intérieure que ces idées désolantes : il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas d'autre vie ; il n'y a que mort et néant. Ne me trouvant entouré que de ces idées, qui me brûlaient de plus en plus fort, je criais encore plus ardemment vers Dieu et sans discontinuer, ne dormant presque plus, et lisant les Ecritures avec une grande attention, sans jamais chercher à les entendre par moi-même. De temps en temps il arrivait que je recevais d'en haut quelques lumières et des rayons d'intelligence ; mais tout cela disparaissait avec la vitesse d'un éclair. D'autres fois, mais rarement, j'avais des visions, et je croyais que M. de Pasquallys avait quelque secret pour faire passer ces visions devant moi, quoique néanmoins elles se réalisassent, peu de jours après, telles que je les avais vues. »

      L'initiation avait donc donné au simple clerc des lumières d'en haut ou des rayons d'intelligence dès l'abord. Puis il en êtait venu jusqu'à ses visions. Au début, ces visions ne méritaient pas bien ce nom : ce n'étaient que des éclairs. Elles passaient vite, trop vite à son gré. Il eût désiré les garder plus longtemps, mais il n'avait pas ce pouvoir. Bientôt elles se dessinèrent plus nettement, si nettement qu'elles l'incommodaient. Il eût même désiré alors que son maître l'en délivrât. C'étaient pourtant de véritables avertissements, puis qu'elles se réalisaient quelques jours après..

      On n'est pas néanmoins plus raisonnable que ne le fut l'heureux visionnaire. Il était bien décidé à ne pas aller trop loin dans ce monde inconnu où il est si difficile de prendre pied. Il ne voulait y avancer qu'à bon escient, afin de pouvoir s'en retirer, dans le cas où il y ferait de fâcheuses rencontres. Mais il ne put ou ne voulut cependant pas empêcher son maître de le pousser en avant, et, au lieu d'avoir de simples visions sur ce qui devait arriver, l'abbé Fournié eut bientôt des apparitions. Qu'advint-il ?

      « Je vécus ainsi plus de cinq ans dans de fatigantes incertitudes mêlées de grandes agitations, toujours désirant que Dieu fût, et d'échapper moi-même au néant, mais toujours enfoncé dans un abîme ténébreux, et ne me voyant entouré que de l'opposé de la réalité de l'existence de Dieu et conséquemment de l'autre vie ; de sorte que j'étais tourmenté à l'extrême, et comme brûlé par mon désir de Dieu et par la contradiction de ce désir.
      Enfin, un jour que j'étais prosterné dans ma chambre criant à Dieu de me secourir, vers les dix heures du soir, j'entendis tout à coup la voix de M. de Pasquallys, mon directeur, qui était corporellement mort de puis plus de deux ans, et qui parlait distinctement en dehors de ma chambre, dont la porte était fermée, ainsi que les fenêtres et les volets. Je regarde du côté d'où venait la voix, c'est-à-dire du côté d'un grand jardin attenant à la maison, et aussitôt je vois de mes yeux M. de Pasquallys qui se met à me parler, et avec lui mon père et ma mère, qui étaient aussi tous les deux corporellement morts. Dieu sait quelle terrible nuit je passai ! Je fus, entre autres choses, légèrement frappé sur mon âme par une main qui la frappa au travers de mon corps, me laissant une impression de douleur que le langage humain ne peut exprimer, et qui me parut moins tenir au temps qu'à l'éternité. Ô mon Dieu ! si c'est votre volonté, faites que je ne sois jamais plus frappé de la sorte ! Car ce coup a été si terrible que, quoique vingt-cinq ans se soient écoulés depuis, je donnerais de bon cœur tout l'univers, tous ses plaisirs et toute sa gloire, avec l'assurance d'en jouir pendant une vie de mille milliards d'années, pour éviter d'être ainsi frappé de nouveau seulement une seule fois.
      Je vis donc dans ma chambre M, de Pasquallys, mon directeur, avec mon père et ma mère, me parlant, et moi parlant à eux comme les hommes se parlent entre eux à l'ordinaire. Il y avait, de plus, une de mes sœurs, qui était aussi corporellement morte depuis vingt ans, et enfin un autre être qui n'est pas du genre des hommes.
      Peu de jours après, je vis passer distinctement devant moi et près de moi notre divin Maître Jésus Christ, crucifié sur l'arbre de la croix. Puis, au bout de quelques jours, ce divin Maître m'apparut de nouveau et vint à moi dans l'état où il était lorsqu'il sortit tout vivant du tombeau où l'on avait enseveli son corps mort.
      Enfin, après un autre intervalle de peu de jours, notre divin Maître Jésus-Christ m'apparut pour la troisième fois, tout glorieux et triomphant du monde, de Satan et de ses pompes, marchant devant moi avec la bienheureuse Vierge Marie, sa mère, et suivi de différentes personnes.
      Voilà ce que j'ai vu de mes yeux corporels, il y a plus de vingt-cinq ans, et voilà ce que je publie maintenant comme étant véritable et certain. Ce fut immédiatement après que j'eus été favorisé de ces visions ou apparitions de notre divin Maître Jésus-Christ dans ses trois différents états, que Dieu m'accorda la grâce d'écrire, avec une vitesse extraordinaire, le traité dont on vient de lire la première partie. Conséquemment, je l'écrivis plusieurs années avant que l'on sût en France qu'il y avait un Swedenborg dans le monde et avant que l'on y connût l'existence du magnétisme. »

      On voit que M. Fournié tenait singulièrement à n'être pas pris pour un imitateur des visionnaires ou des magnétiseurs de son temps.

      Il n'est pas, dans tout ce que Saint-Martin a écrit sur l'école martinéziste, de pages plus instructives ni plus nettes que celles-là, et Martinez n'eut pas d'élève moins ardent, plus circonspect que ne le fut M. Fournié, malgré sa docilité et sa soumission. Il prie pour avancer, mais il ne fait pas un pas de lui-même.

      C'est bien dom Martinez en personne qui est son initiateur et son vrai maître. C'est lui qui le conduit et le fait passer lentement par tous les degrés : instruction ; lumières d'en haut, qui fuient comme des éclairs ; visions, qui se réalisent ; apparitions graduées, et enfin inspiration.

      Dans l'ordre des apparitions, c'est Martinez lui-même qui, après sa mort, lui apparaît le premier.

      Ce sont ensuite les parents de l'élève et sa sœur, avec un être supérieur, tous conduits par le maître.

      C'est enfin Jésus-Christ lui-même en ses trois états les plus décisifs.

      En matière d'apparitions, on n'est pas plus favorisé que ne le fut le jeune clerc, ni plus discret. Sur cet être supérieur, qui ne fut ni un trépassé, ni le Christ, il ne dit pas un mot.

      Le degré sur lequel il donne le plus de détails après celui des apparitions, c'est celui de l'inspiration. « Il écrivit alors, par la grâce que Dieu lui accorda, la première partie de son traité avec une rapidité extrême. » Cette rapidité est l'effet d'un pouvoir supérieur qui, toutefois, ne dicte pas mais suggère ce qu'il faut écrire, et avec une vivacité telle qu'il fait négliger la forme.

      Cela s'explique, ce me semble, par le désir de l'auteur de consigner ce qu'il a vu et entendu pendant que sa mémoire en est encore la pure et ferme dépositaire. Mais ce qui se comprend moins, c'est qu'il ait, plus tard, fait donner des soins au style et à la tournure de phrase de la première partie de son traité, au lieu de lui laisser sa naturelle rudesse et sa pure originalité. Il paraît que la première rédaction en était défectueuse au point d'être inintelligible.

      « D'après ce que j'ai annoncé de ma complète ignorance des sciences humaines, nous dit l'auteur, on jugera bien que le traité, tout imparfait qu'il est encore par rapport à la tournure des phrases, était, lorsque je l'écrivis, bien différent, mais quant au style seulement, de ce qu'il est aujourd'hui. Pour le rendre intelligible, il m'a fallu trouver et j'ai trouvé, moyennant la grâce de Dieu, un homme qui s'est assujetti à rendre exactement le sens de mes paroles et les idées telles qu'elles sont énoncées dans mon premier écrit, ne changeant que certaines expressions absolument vicieuses, et les tours de phrases qui choquaient trop ouvertement les règles du langage les plus usitées parmi les hommes. »

      Dans une note écrite sur mon exemplaire du rare écrit de Fournié, de la main de M. d'Herbort de Berne, l'ami d'un des plus chers correspondants de M. de Saint-Martin, je lis ce curieux renseignement :

      « D'après une relation certaine que j'ai eue de l'abbé Fournié, par M. de V..., qui a été à Londres en juin 1819, et l'y a vu bien des fois, il n'a pas jugé à propos de faire paraître le second volume, vu qu'il contenait bien des choses qu'on ne peut point publier. »

      Qu'était-ce que ces choses ?

      C'était le rare privilège, mais la prétention commune de toute l'Ecole, d'avoir reçu des communications ou plutôt des manifestations qu'il n'était pas permis de rendre publiques.

      L'abbé Fournié avait-il eu, pour être tenu au silence, plus que des visions et des apparitions ?

      Ou bien veut-il parler de ces détails sur les opérations théurgiques dont nous regrettons l'absence ; de ces indications sur les vertus et les puissances invoquées qui eussent mis celles-ci à la portée du vulgaire ?

      Quoi qu'il en soit, que ceux qui ont eu des relations avec les héritiers de l'abbé Fournié veuillent bien donner quelques soins à la recherche de son manuscrit. Il doit exister. Cette seconde partie de son livre était évidemment rédigée, puisqu'elle contenait, selon la déclaration de l'auteur, des choses qu'on ne peut point publier.

      Ce qui me fait pencher vers l'opinion que les choses confisquées par l'auteur lui-même n'étaient ni des pratiques, ni des théories, mais bien des récits de visions avec révélations, c'est qu'en ceci l'abbé Fournié, plus sobre que le trop prodigue Swedenborg, reculait devant le détail, si courageux qu'il fût pour le fait général. Voici à ce sujet une de ses remarquables confidences.

      « J'ajoute à ce que j'ai déjà dit concernant la première vision que j'eus de M. de Pasquallys, mon directeur, de mon père et de ma mère, que je ne les ai pas seulement vus une fois, de la manière que j'ai rapportée, ou seulement une semaine, ou un mois, ou un an ; mais que depuis ce premier moment je les ai vus pendant des années entières et constamment, allant et venant ensemble avec eux, dans la maison, dehors, la nuit, le jour, seul et en compagnie, ainsi qu'avec un autre être qui n'est pas du genre des hommes, nous parlant tous mutuellement et comme les hommes se parlent entre eux.
      Je ne puis ni ne dois rien rapporter ici de ce qui s'est fait, dit et passé dans mes visions quelconques, depuis le premier moment jusqu'à aujourd'hui. Malheureusement on se moque dans le monde de toutes ces choses ; on en nie la réalité, et on plaisante ou on veut bien avoir pitié de ceux qui les attestent, comme si c'étaient des fous absolument incurables. Il semblerait donc que d'après la manière dont les hommes ont reçu jadis et reçoivent encore ceux qui ont des visions, à commencer par les patriarches et les prophètes, j'aurais dû ne pas parler des miennes ; mais la volonté et la vérité de Dieu doivent toujours l'emporter sur tout ce que les hommes pourront dire. »

      On le voit, l'abbé Fournié est un voyant complet ; c'est un être privilégié. Dans sa vie, ce n'est pas de quelques visions ou de quelques apparitions isolées qu'il s'agit, c'est d'un état permanent, d'un commerce intime avec des esprits, d'une communauté de pensées continuée avec eux pendant des années entières. D'entre tous les élèves de dom Martinez, il n'en est pas un second qui nous dise avoir joui d'un pareil privilége ; et seul d'entre tous, le brave ecclésiastique du diocèse de Lyon se place de niveau avec ce même Swedenborg qu'il déclare si énergiquement n'avoir pas imité. Singulier siècle que le dix-huitième, dont la première moitié plonge avec amour dans tous les genres de criticisme, et dont la seconde, devenue toute sceptique, nous offre William Law en face de Hume, Swedenborg en face de Kant, Saint-Germain, Cagliostro et Martinez de Pasqualis en face de Diderot, de Voltaire et de Rousseau !

      Soit que je considère la vie, soit que j'examine les théories de l'abbé Fournié, je le trouve, après Saint Martin, dont il n'a pas le génie, l'homme le plus considérable de l'Ecole ; et il mérite incontestablement, non pas la seconde place dans les annales d'une œuvre qui jusqu'ici à peine l'a mentionné, mais la moitié de la première. On comprend Saint-Martin sans lui, mais on ne comprend sans lui ni l'Ecole ni son fondateur. Son peu d'instruction lui a fait tort, mais cela même ajoute à l'intérêt qu'inspire l'exposé de sa doctrine.

      J'ajoute, pour compléter ce que j'avais à dire sur son compte, qu'en 1819, il avait quatre-vingt-un ans. Il était donc né vers 1738 et avait soixante-trois ans, l'âge de la complète maturité, quand il publia son Traité en 1801. Il l'avait rédigé au moins vingt ans auparavant, à l'âge de quarante-trois ans. Il dit lui-même : Il y a vingt-cinq ans. Mais il se trompe un peu. Un instant auparavant, il donne la vraie date, en se rattachant à un fait très facile à préciser pour lui, la mort de dom Martinez, arrivée, dit-il, depuis plus de deux ans. Cela indiquerait les années 1780 ou 1781, l'époque où son condisciple Saint-Martin écrivait son Tableau naturel. Cet écrit parut l'année 1782, mais, il faut le dire, les théories de leur maître commun sont beaucoup plus transparentes dans le traité de l'abbé Fournié que dans celui de son condisciple.

      A quoi tiennent ces différences et comment les expliquer ? Est-ce que toujours la diversité des systèmes sort du même enseignement ? Est-ce que toujours des penseurs aussi distants les uns des autres que Platon et Xénophon naissent des leçons données par le même Socrate ? Ou bien le gentilhomme d'Amboise et le prêtre du diocèse de Lyon auraient-ils été instruits par dom Martinez à deux époques très différentes ?

      Au contraire, élèves tous deux et à la même époque du docteur portugais, Saint-Martin et l'abbé Fournié se rencontrèrent sans nul doute dans les mêmes réunions. Mais il est très vrai qu'ils ne se connurent pas dans celles de Bordeaux. Ils ne se virent qu'à Paris, quand déjà Saint-Martin suivait son chemin. Aussi leurs relations ne furent jamais intimes. On le comprend, les opinions d'un prêtre non lettré étaient trop positives et son horizon trop borné pour l'ambitieux philosophe. Peut-être les visions et les apparitions swedenborgiennes, qu'il eut bientôt et qui à leur tour devaient paraître trop ambitieuses aux yeux de Saint-Martin, achevèrent-elles de les séparer. Le prêtre ne manquait pas d'une sorte de critique, pourtant. On l'a vu. Mais il avait contrairement au philosophe ces deux tendances : de trop priser le mysticisme de madame Guyon et de ne pas se tenir en garde au sujet de la région où Swedenborg avait ses entretiens avec les anges. En effet, ce qui prouve le mieux la distance qui les séparait et ce qui aurait blessé Saint-Martin, s'il avait pu le connaître, c'est le jugement de Fournié sur le célèbre visionnaire de Stockholm, dont Saint-Martin s'éloigne si hautement et que Fournié n'hésite pas à mettre au-dessus de tous les mystiques dont il parle.

      « Dieu a bien voulu, dit-il, envoyer de temps à autre et jusqu'à ce jour des hommes extraordinaires et que nous dénommons les mystiques, du nombre desquels sont ceux dont j'ai déjà parlé, savoir, Jacob Behmen, madame Guyon et Swedenborg, qui ont aussi fait des conversions innombrables parmi les perdus d'entre nous. Je puis dire avec vérité que, dans mon émigration et sans remonter plus haut, j'ai vu, en Suisse et ici à Londres, quantité de personnes converties par les écrits de ces mystiques, qui ne sont tant décriés qu'à cause qu'on ne les lit pas attentivement et chrétiennement, mais seulement par un esprit de curiosité et dans la vue de les tourner en ridicule. Et parmi ces personnes, il y en a qu'on a toujours reconnues pour être versées dans les sciences humaines, qui m'ont dit que jusque-là elles n'avaient jamais pensé qu'il y eût un Dieu, conséquemment d'autre vie que la vie actuelle.
      J'ajoute avec la même vérité qu'ayant entendu lire de temps à autre quelques petites parties des écrits de Jacob Behmen, tout ce qui en est ainsi venu à ma connaissance m'a paru extraordinairement profond dans les voies de Dieu, bon en soi, mais abstrait pour des commençants. Et malheureusement il arrive qu'on se croit souvent avancé dans la carrière quand on commence à peine. Les extraits raisonnés qu'en a donnés William Law sont un peu plus clairs, à ce que m'ont dit des personnes déjà converties dans l'âme, lesquelles m'ont de plus assuré qu'elles avaient retiré un grand profit spirituel des ouvrages de M. Law. Le peu que j'ai lu de ceux de madame Guyon, à la sollicitation d'un de ses enfants spirituels, m'a semblé écrit par l'esprit de Jésus-Christ et très bon pour toutes les personnes de tous les rangs et de tous les états.
      Enfin, d'après ce qu'on m'a lu et rapporté des ouvrages de Swedenborg, je pense, et ma propre expérience me persuade qu'il a réellement vu et qu'on lui a réellement dit dans le monde des esprits tout ce qu'il assure y avoir vu et entendu. Mais il paraît avoir reçu des hommes corporellement morts, soit mauvais, soit bons, ainsi que des bons et mauvais anges, tout ce qu'il rapporte d'après eux, et sans en avoir assez fait le discernement. On peut donc croire que Swedenborg a été parmi ces esprits, qu'il les a vus et qu'il a conversé familièrement avec eux. Dieu le permettant ainsi pour qu'il fût à même de nous instruire en écrivant leur histoire physique et morale, pour nous détacher par ce moyen de nos pensées matérielles et terrestres où nous avons indignement ravalé nos esprits et nos affections, et pour nous rappeler ainsi peu à peu aux idées spirituelles seules dignes d'occuper notre être spirituel de vie éternelle.
      Or nous devons avoir d'autant moins de peine à concevoir que Swedenborg a réellement été parmi les esprits bons et mauvais, et qu'il a rapporté ce qu'il a entendu en conversant avec eux, que c'est exactement de la même manière que nous serions entre nous si tout d'un coup Dieu venait à nous décorporiser entièrement. C'est-à-dire qu'étant ainsi décorporisés, nous concevons qu'étant des êtres de vie éternelle nous pourrions continuer à nous voir les uns les autres, et à par ler des vérités éternelles et divines comme chacun de nous les regarde, les croit, les voit et en parle actuellement. »

      Jamais Saint-Martin n'eût souscrit à de telles appréciations. Cependant, si différentes que fussent les vues des deux disciples les plus distingués de don Martinez, elles se touchaient en certains points. C'était de part et d'autre, dans deux voies parallèles, la même et sérieuse ambition de sortir du sensualisme ou du matérialisme en sortant du terrestre. Seulement le clerc tonsuré venait de plus loin que l'ancien officier.

      En effet, pendant les années où les deux aspirants théosophes se rencontraient dans les réunions de dom Martinez, soit à Paris, soit à Lyon, Fournié n'était pas seulement un sceptique, comme il y en avait tant d'au tres, c'était un incrédule, c'est-à-dire tout ce que Saint-Martin, qui n'avait jamais douté, comprenait le moins et détestait le plus. Tandis que son cri de guerre à lui était, Il y a un Dieu et j'ai une âme, le cri de combat qui retentissait dans la pensée du prêtre égaré se formulait audacieusement ainsi : « II n'y a pas de Dieu ; il n'y a pas d'autre vie ; il n'y a que moi et néant. » Qu'y avait-il là pour attirer le jeune enthousiaste d'Amboise, avide de répandre l'exubérance de sa foi, impatient de conquérir, dans de nobles âmes, de vives sympathies à la grande cause pour laquelle il venait, de quitter son uniforme ?

      Saint-Martin n'eut pas non plus de rapports intimes avec un autre membre du groupe parisien de Martinez, Cazotte, qui doit figurer dans l'histoire de la théosophie sous un jour nouveau et plus favorable qu'il n'a fait jusqu'ici.

      Le très digne et très excellent Cazotte, qu'on prend tantôt pour un bonhomme fort crédule, tantôt pour une sorte de devin ou de prophète, suivant qu'on écoute sur son compte soit les inventions d'um spirituel mystificateur, soit les phrases traditionnelles de quelque recueil d'anecdotes, Cazotte, disons -nous, était un homme fort distingué.




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