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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE VII

Rapports de Saint-Martin avec la marquise de Clermont-Tonnerre, mesdames d'Openoi et de Bezon, le général Duval, les Pontcarré, M. d'Etteville, Lalande, la marquise de Lacroix,
le duc d'Orléans, le chevalier de Boufflers, le curé Tersac, le maréchal de Richelieu. – Ses apparitions à Brailly, à Abbeville, à Etalonde. – Son premier voyage d'Italie.


1771-1778

Saint-Martin se plaisait dans le monde et il y plaisait. Il s'y liait facilement ; cependant il s'y maintenait en son caractère de philosophe très religieux, très spiritualiste, attachant pour le moins autant de prix au commerce des esprits qu'à celui des hommes. C'est ce qui ne se voit guère dans les relations qu'il vient de mentionner, mais aussi les noms cités n'épuisent pas la liste de ses amis.

      Il faut d'abord y ajouter le nom de la marquise de Clermont-Tonnerre, qui le rechercha précisément pour profiter de ses études mystiques, et de qui il se laissa trouver avec empressement pour ce qu'il appelait lui même sa grande affaire.

      Si réservé qu'il soit dans ses notes sur ce dernier point, et si discret que soit à ce sujet le seul de ses biographes qui fût bien au courant de ses travaux intimes, il résulte néanmoins du peu qu'ils en disent, qu'après ses propres études, sa grande affaire, c'était son œuvre de missionnaire. Il s'en cache si peu qu'au contraire il fait bien entendre, de temps à autre, que sa mission est de communiquer, sinon l'ensemble de ses idées, de ce que nous appelons aujourd'hui son système, sa théosophie ou son mysticisme, du moins les grands principes de son œuvre, ce qu'il appelle ses objets. Plein d'ardeur, riche de fortes convictions, jouissant avec prudence des avantages d'une jeunesse bien gouvernée, excité par le succès et très accueilli là même où il n'obtenait pas ce qu'il demandait, c'est-à-dire la direction de l'âme, sa propagande fut surtout active dans le monde élevé.

      Il le confesse avec joie quand il réussit ; avec douleur, quand il échoue.

      Donnons quelque attention à certaines confidences de ses notes. Dans une de ces rédactions si sèches qu'il laisse sans date et sans style, il dit relativement à cette époque : « A Brailly, à Abbeville, à Etalonde près la ville d'Eu, j'ay formé des liaisons intéressantes avec mesdames d'Openoi, de Bezon ; avec MM. Duval, Frémicourt, Félix, les Dumaisniel. »

      « Frémicourt est un de ceux qui a été le plus loin dans l'ordre opératif. »

      C'est-à-dire dans l'ordre de ces opérations théurgiques auxquelles Saint-Martin avait reproché à son maître de donner trop d'importance, et qu'il félicite Frémicourt d'avoir abandonnées, car il ajoute :

      « Mais il s'en est retiré par le pouvoir d'une action bienfaisante qui l'a éclairé.
      Je n'étois point assez avancé dans ce genre ni dans aucun autre genre actif, pour faire un grand rôle dans cette excellente société ; mais on y est si bon qu'on m'y a accablé d'amitiés.
      Duval étoit un incrédule qui avoit résisté à tous les docteurs et à tous les théologiens. Il vint me voir à Paris, et Dieu permit qu'en deux ou trois conférences je lui fisse faire complétement demi-tour à droite ; de façon qu'il est devenu aussi exemplaire qu'il l'avoit été peu autrefois. Je l'ai revu en 1792 lorsqu'il fut nommé colonel de dragons. Ses vertus m'enchantèrent, et je n'ay pu le définir autrement qu'en disant que c'est un corps de fer, un cœur de feu et une âme de lait. Ses connaissances ne me paraissent pas égaler ses vertus ; mais qu'a-t-il à regretter en cela ? Il est devenu lieutenant général. »

      On opérait donc dans ces sociétés. Et outre le genre des opérationsSaint-Martin n'était pas fort et ne voulait pas l'être, il y avait d'autres genres actifs. Ceux là, il les appréciait ; si bien qu'il regretta de n'y être pas assez avancé. Il ne l'était assez dans aucun genre actif. Je ne veux pas essayer de soulever, sur ces genres, le voile qu'y jette sa discrétion ; mais je veux constater qu'il s'attribue avec plaisir un rôle plus marqué dans le genre enseignant. D'un incrédule, du futur colonel Duval, il fait en deux conférences un croyant, dont quinze ans après les vertus l'enchantent.

      A cette époque de première ferveur, toute autre affaire s'effaçait, aux yeux de Saint-Martin, devant sa mission morale ou religieuse. Les choses les plus saisissantes pour le vulgaire l'émouvaient peu ou point. Loin de lui causer des sensations pénibles, le spectacle de la mort n'est pour lui que celui d'un progrès dans la vie intérieure ; c'est pour l'âme le signal d'une véritable élévation. Aller à la mort par voie de sacrifice est de la force vraie et glorieuse ?

      « La maison de Pontcarré à Paris, dit-il, m'a offert le grand exemple d'une femme forte. Elle était fille de M. de La Tour, premier président d'Aix, et de mademoiselle d'Aligre. Elle s'est immolée à ce qu'elle a cru être son devoir envers ses parents, et elle a vu son terme (le terme de ses jours terrestres) avec le calme d'un héros.
      Son mari a eu quelque part à mes objets, par la communication que lui en avoit faite d'Hauterive, et il en avoit retiré d'assez bons fruits.
      (Nous connaissons déjà le comte d'Hauterive, cet ami de Saint-Martin dont la tradition racontait des choses si merveilleuses, et dont l'âme, disait-elle, quittait le corps pour s'élever dans les régions suprêmes.)
      A la mort de sa femme, je le suivis à sa maison de campagne, où elle avoit voulu être enterrée dans le cimetière. J'avois été froid en voyant son cortège partir de Paris ; je fus froid en voyant sa fosse. Je ne sçais pourquoi les morts ne m'attristent pas extrêmement. C'est peut-être par l'idée que j'ay eû souvent que la mort n'étoit qu'une promotion.
      Les cérémonies religieuses qui accompagnent les sépultures me touchent beaucoup davantage.
      J'ai revu, depuis, M. de Pontcarré à Rouen, et chez M. d'Etteville près Gaillon, où je fus bien fâché de ne pouvoir rester que trois jours, parce que j'avois l'espoir d'y défricher utilement quelque terrein. »

      C'est nous qui soulignons, pour faire remarquer ce qui préoccupe Saint-Martin dans le monde, qu'il soit à Paris ou à la campagne.

      Pour servir avec plus de succès la grande affaire dont il avait fait la sienne, Saint-Martin chercha aussi des relations avec les hommes de science les plus éminents. Il rechercha surtout l'astronome Lalande. Les astres jouent un grand rôle dans la théurgie, et Saint Martin avait pris goût à ces mystérieuses élucubrations sur les nombres qui préoccupaient alors encore dom Martinez, son maître, et sur lesquelles un des mystiques allemands les plus distingués de cette époque, M. d'Eckartshausen, devait laisser deux volumes pleins des choses les plus étranges. Mais Saint-Martin ne put en tretenir l'illustre astronome que du système du monde, et Lalande ne voulut pas entendre la moindre observation sur ce que le théosophe appelle ses puérilités : on se sépara peu satisfait l'un de l'autre, et pour toujours.

      Repoussé de ce côté, Saint-Martin rechercha les écrivains distingués dans les lettres, comme il recherchait dans le monde les hommes qui y exerçaient une grande influence par leur esprit ou par leur rang. D'ailleurs, il laissait là, sans tenir à nulles satisfactions d'amour-propre, tous ceux qui ne répondaient pas à sa pensée, comme il fit du maréchal de Richelieu. En effet, il eut avec ce grand seigneur si renommé plusieurs conférences chez la marquise de Lacroix, et fut « assez content de sa judiciaire, » nous dit-il ; mais il le laissa là à cause de son âge et de sa surdité, sans nous parler ni de sa gloire militaire si douteuse, ni de sa moralité trop constatée.

      C'est ainsi qu'il vit, sans attachement aussi, le duc d'Orléans, non encore devenu célèbre dans les annales de la révolution, mais déjà le plus grand type, du moins le partisan le plus haut placé, des opinions et des principes qui allaient changer la face de la France. Le chevalier de Boufflers, dont l'esprit ravissait tout le monde, ne lui convint pas davantage.

      M. de Saint-Martin vit avec plus de constance le marquis de Lusignan, dont la femme était une de ses meilleures amies et de ses relations les plus constantes.

      Je m'arrête à ces noms, par la raison qu'ils suffisent à bien marquer la place que le jeune théosophe rechercha dans le monde. J'ajoute seulement que, dès lors et pendant toute sa vie, il eut peu de rapports avec le clergé. Sauf le curé de Saint-Sulpice et quelques autres prêtres d'un rang aussi secondaire, il ne voyait pas le sacerdoce. Du moins, je ne trouve pas dans ses pages confidentielles une seule mention de cette nature qui me frappe. Il aimait trop, à cette époque et toujours, la discussion libre de toute autorité pour soumettre ses idées à la plus absolue et la plus impersonnelle de toutes.

      Quant à la discussion, la plus sévère des épreuves, loin de la fuir, il la cherchait, par une raison qu'on doit entendre de sa bouche, car il veut bien avouer qu'elle le fortifiait dans ses convictions.

      « Quoique mes idées trouvent toujours à s'étendre, nous dit-il, et à acquérir avec toutes les personnes qui me font l'honneur de vouloir bien s'entretenir avec moi, ces mêmes idées n'ont jamais changé dans le frottement, et elles s'y sont souvent grandement confirmées. Je dois beaucoup en ce genre, particulièrement au marquis de Lusignan, au curé de Saint-Sulpice Tersac, au maréchal de Richelieu, au duc d'Orléans, au médecin Brunet, au chevalier de Boufflers, à M. Thomé, etc., toutes connaissances qui n'ont duré qu'un moment et n'ont été que des passades. » (Portrait 170.)

      On n'est pas plus empressé à convenir qu'on aime bien à discuter, mais qu'on ne change pas d'opinion. Au surplus, la phrase emporte le biographe un peu au delà de la stricte vérité. Le marquis de Lusignan, qu'il met dans ces passades, n'y fut pas compris ; Saint-Martin garda pour lui, comme pour madame de Lusignan, un long et profond attachement.

      Dès cette époque, Saint-Martin, attiré de tant de côtés, le fut même hors de France, et sans que ni lui ni personne nous en dise la vraie raison.

      En effet, dès 1775 il fit en Italie un voyage dont il parle peu, ne nommant que deux ou trois villes qu'il vit. J'estime que ce fut un voyage de recherche ou d'information en son sens, un essai de propagande. Les craintes qui agitèrent le voyageur semblent bien le prouver. Quelles autres raisons que ses desseins et ses projets avait-il pour se préoccuper, par exemple, de l'inquisition ? son premier ouvrage, ou n'avait pas encore paru, ou, s'il était publié, ne le compromettait pas aux yeux du saint office. Or il se surveilla. Ecoutons-en l'aveu.

      « En 1775 je fis un voyage où je m'embarquai de Nice à Gênes. Il se trouva dans la felouque un inquisiteur de Turin avec qui je liai conversation, et à qui je parlai peut-être un peu trop franchement sur certains objets et certaines gens. Dans la route je lui demandai combien il y avait du lieu où nous nous trouvions à une ville que nous voyions devant nous ; il me répondit en français, mais en idiome italien : Ils sont dics lieues. Quand nous fûmes près de Gênes, il m'engagea beaucoup d'aller le voir à Turin, où je devais aller. Sur mon refus, il me pressa de dire pourquoi ; je ne me défendis que par des raisons d'affaires et par des honnêtetés. Mais depuis, réfléchissant sur nos conversations et sur les dangers que j'aurais pu courir à me trop approcher de cette sainte personne, il me vint dans la pensée que j'aurais pu lui répondre : Ils sont dics raisons. » (p. 355.)

      M. de Saint-Martin avait donc été très libre sur certaines personnes ou se croyait bien peu orthodoxe sur certains objets. Il craint et cache ses craintes sous les formes de l'enjouement. Mais ses craintes étaient exagérées. Il est vrai que dans les Etats pontificaux la peine de mort était suspendue sur la tête des adeptes de toute société secrète et en particulier sur la tête des francs-maçons ; il est vrai que cette loi, si étrange vers la fin du dix-huitième siècle, s'appliquait réellement de temps à autre ; mais ces égarements de la justice étaient rares. On ne sévissait que dans des circonstances extraordinaires et quand l'opinion, émue par des faits extraordinaires, y poussait l'autorité. Le procès d'un homme trop fameux et dont la vie est encore enveloppée de trop de fables, le procès de Cagliostro, qui fut une de ces exceptions sur la fin du siècle, ne doit pas nous induire en erreur à ce sujet. Saint-Martin, qui ne pouvait pas donner à la cour de Rome le moindre ombrage, n'avait pas à redouter le moins du monde l'inquisition de Rome, et encore moins son compagnon de voyage l'inquisiteur de Turin. Rome et Turin différaient de Madrid.

      Ce voyage ne fut d'ailleurs qu'une course de peu de durée. Saint-Martin continua à Lyon ses séances mystérieuses avec le comte d'Hauterive, de 1774 à 1776, sans qu'on remarque des interruptions sensibles dans les procès-verbaux qui nous en restent. Aussi ne voit-on pas de fruits venus à la suite de cette courte apparition au delà des monts, et il ne tombe pas plus de jour sur ce voyage du côté de ce qui l'a suivi que du côté de ce qui l'avait précédé.

      Il en sera bientôt tout autrement d'un second voyage en Italie, un peu plus prolongé, fait en compagnie de deux hommes connus par leurs pieuses aspirations et dont l'influence sur Saint-Martin a marqué dans sa vie.


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Note 1 de l'auteur sur le chapitre :  La connaissance première avec Lalande se fit à un dîner, en 1791, et n'aboutit qu'à une seule conférence.

Note 2 de l'auteur sur le chapitre :  Marade, lisez Mazade, p. 230. Il s'agit du député avec lequel il se rencontrait volontiers, quoiqu'il n'y eût pas entre eux de communications suivies. – Quellus ou Quelus est sans doute Caylus.




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