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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE VIII

Séjour de Saint-Martin à Toulouse. – Ses rapports dans cette ville. – Ses projets de mariage. – Ses projets d'entrevues avec Voltaire et Rousseau.
Son séjour à Versailles, ses rapports avec M. Gence, etc. – L'initiation par les formes. – Madame la marquise de Chabanais.


1778-1787

M. de Saint-Martin entrait dans sa trente-cinquième année. Il se sentait jeune encore et il allait cesser de l'être. Plus d'une fois déjà, lancé par sa mission, sa propagande spiritualiste, dans de nombreuses relations et entraîné par des prédilections féminines qu'il ne se cachait pas, son cœur s'était épris : ses fréquentes exagérations en sens contraire nous l'attestent un peu malgré lui. Il avait des raisons considérables pour ne pas songer à un établissement, c'étaient sa mission même, ses grandes préoccupations, les facilités que le célibat donnait à ses déplacements multipliés et à ses relations de tout genre, son peu de fortune, la dépendance enfin où il se trouvait sous ce rapport à l'égard de son père. Et pourtant, pendant son séjour à Toulouse, vers 1778, il fut deux fois sur le point de s'engager. Ces deux impressions n'aboutirent pas ; moins fugitives que d'autres, il les considéra bientôt comme des épreuves et sur lesquelles il devait être d'une discrétion extrême, comme sur tout ce qui regardait ses affections intimes. Il n'en tira qu'une leçon : elles lui prouvèrent « une fois de plus qu'il n'était pas né pour une seule chose de la terre (pas même une seule), et qu'en vain le sort tenterait de l'y lier. » Telles sont ses expressions, et on ne saurait mieux prendre les faits accomplis ni les raconter d'une façon plus naïve.

      « J'ai joui, nous dit-il, à Toulouse de la société d'une très aimable famille, les Dubourg. Et j'ai eu occasion d'y voir MM. Villenouvet, Rochemontès, Quellus, Labadeus, Marade, homme de beaucoup d'esprit. Les charmantes promenades de Rochemontès me resteront longtemps dans la mémoire. La situation est magnifique. J'ai été frappé de la bonté des âmes pures que j'ai rencontrées dans la délicieuse famille Dubourg. Il y a été question de quelques velléités de mariage pour moi, premièrement avec l'aînée Dubourg, et ensuite avec une Anglaise nommée mademoiselle Rian. Mais tous ces projets se sont évanouis comme tous ceux qui n'ont tenu qu'aux choses de ce bas monde. Car mille expériences m'ont appris qu'en vain le sort tenterait de me lier à lui et que je n'étais né que pour une seule chose. Heureux, heureux si les circonstances n'eussent pas laissé si souvent ma faiblesse à elle-même et ne m'eussent pas exposé par là à descendre au lieu de monter comme je n'aurais dû cesser de le faire ! 1778. » (Portrait 303.)

      Malgré le double attachement que Saint-Martin eut le temps de former à Toulouse – et ses affections n'y furent pas de celles qui naissent et passent comme des météores – je ne crois pas que son séjour s'y soit prolongé au delà de quelques mois. Si j'en juge ainsi, ce n'est point par la raison que je ne trouve pas d'association qu'il y ait fondée dans le sens de son œuvre ; cela ne prouve rien, puisqu'il n'en a pas fondé non plus à Paris et qu'en général il aimait peu ces associations ; – si j'en juge ainsi, c'est par la raison que je ne trouve pas d'élèves qu'il y ait formés, ni de relations permanentes qu'il y ait contractées. Or cela entrait fort dans ses vœux, ainsi que le font voir ses séjours à Lyon, à , à Paris et à Versailles. D'ailleurs on le retrouve bientôt à Paris, qu'il traitait volontiers comme font la plupart des personnes qui n'y demeurent pas, l'appelant son purgatoire, mais le quittant toujours avec regret et y revenant sans cesse avec empressement : car toute sa vie prouve ce que prouve celle de tant d'autres, une fois qu'on a habité Paris, on n'est plus précisément de Paris, mais on n'est plus chez soi hors de Paris.

      En sa qualité de jeune écrivain aspirant à une grande influence et d'ailleurs porté à tous les genres d'enthousiasmes, admirant toutes les supériorités, il désirait vivement, à cette époque, entrer en relation avec le plus grand et le plus universel esprit du siècle, avec celui dont je ne dirai pas qu'il le gouvernait, nul ne gouverne un siècle, si ce n'est celui qui les gouverne tous, mais le premier d'entre tous les écrivains, celui qui avait l'influence prépondérante. Le maréchal de Richelieu, qu'il rencontrait dans le monde et qui le protégeait plus sérieusement que ne comportait la frivolité de ses habitudes ordinaires, avait parlé à Voltaire du premier ouvrage de son protégé, afin de le disposer à l'entrevue désirée par Saint-Martin. Le spirituel vieillard, qui n'avait rien à refuser au maréchal, son grand ami et son confrère à l'Académie, Voltaire, que flattait d'ailleurs tout hommage de ce genre, avait immédiatement répondu un mot de sa façon : « Le livre (Des erreurs et de la vérité) que vous avez lu tout entier, je ne le connais pas ; mais s'il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio sur la première partie et une demi-page pour la seconde. » Quand il eut lu ce gros volume qui blessait toutes ses idées et condamnait toute son œuvre de propagande, il le critiqua avec dédain, brutalement ; mais il se garda bien d'en dire sa pensée au maréchal de Richelieu. Ce fut dans une lettre à d'Alembert (22 octobre 1777), qu'il jeta son courroux. Cependant, il né se refusa pas à l'entrevue qui lui fut demandée de nouveau par Richelieu. D'ailleurs six mois s'étaient écoulés depuis la lecture qu'il avait faite du volume de Saint Martin, et sa mort (10 mai 1778) le dispensa de la visite de l'Illuminé, au moment où elle devait avoir lieu.

      Il est à regretter que nous n'ayons pas, tracés de la plume de chacun d'eux, quelques mots d'appréciation réciproque à comparer aux récits de l'entrevue Châteaubriand.

      Du côté de Saint-Martin, le désir de voir l'auteur des Lettres philosophiques était né d'une admiration sincère. On n'est pas plus juste que ne l'est Saint-Martin pour un écrivain qui blessait toutes ses tendances et condamnait, à son tour, toute son œuvre de propagande à lui : « Il est impossible, dit-il, de ne pas admirer cet homme extraordinaire, qui est un monument de l'esprit humain...
      Mais, l'homme n'étant pas parfait, peut-être est-ce ce goût si fin, si délicat, si parfait, qui a été le mérite dominant de Voltaire et qui a pris sur les autres dons, tels que l'élévation et l'invention, qui sont très voisines l'une de l'autre. »

      J'appelle un peu d'attention sur cette remarque si fine et si profondément vraie :

      « Je ne puis lui pardonner d'avoir traité Rousseau comme il l'a fait. Voltaire n'était ni athée, ni matérialiste. Il avait trop d'esprit pour cela ; mais il n'avait pas assez de génie ni de lumière pour croire à quelque chose de plus. »

      Cela est encore d'un excellent observateur. Les pages de Saint-Martin, que je le dise ici très universellement, sont toutes parsemées de ces sortes de points lumineux qui font l'effet d'autant de perles jetées sur un fond un peu sombre et trop souvent obscur.

      Saint-Martin désirait plus vivement encore de faire la connaissance personnelle de l'écrivain que nous venons de l'entendre disputer aux attaques de Voltaire. J.-J. Rousseau lui inspirait des sympathies réelles par l'élévation de ses tendances réformatrices et par la fermeté de ses doctrines spiritualistes. Etudiant en droit, ses prédilections pour la loi naturelle l'avaient porté vers un illustre écrivain de Genève, Burlamaqui, dont le meilleur ouvrage, les Principes du droit naturel et politique, avait paru pendant son séjour aux écoles. L'Emile et Le Contrat social, publiés presque à la même époque, à une année près, que le livre de Burlamaqui, offraient à Saint-Martin, dans un style entraînant, le développement philosophique des nobles théories qui le char maient dans les ouvrages de l'érudit professeur. Les Confessions, qui parurent pendant les derniers loisirs de garnison du jeune officier, dans les années 1766 à 1770, achevèrent de le remplir d'enthousiasme pour un observateur aussi ingénieux de la vie intérieure, sans l'éblouir sur la lacune qu'on remarquait dans les aspirations morales de Rousseau. Dans tous ces volumes, écrits d'un style d'inspiration où les élans de l'âme semblaient avoir plus de part encore que ceux de la spéculation abstraite, il se retrouvait avec joie. C'était la peinture fidèle de cette même lutte morale, de ces mêmes combats, de ces mêmes défaites, de toutes ces alternatives de plaisir et de confusion, d'excès d'indulgence et d'excès de sévérité pour soi, qui formaient sa vie à lui. Saint-Martin voyait dans l'âme de Rousseau ce rayon d'en haut qui forme la vraie vie de tout homme dont le perfectionnement sérieux de soi est la grande affaire.

      « A la lecture des confessions de J.-J. Rousseau, nous dit-il, j'ai été frappé de toutes les ressemblances que je me suis trouvées avec lui, tant dans nos manières empruntées avec les femmes, – la femme se rencontre volontiers sous la plume de Saint-Martin, – que dans notre goût tenant à la fois de la raison et de l'enfance, et dans la facilité avec laquelle on nous a jugés stupides dans le monde, quand nous n'avions pas une entière liberté de nous développer.
      Notre temporel a eu quelque similitude, vu nos positions différentes dans ce monde ; mais sûrement, s'il s'était trouvé à ma place avec ses moyens et mon temporel, il serait devenu un autre homme que moi.
      Rousseau était meilleur que moi, je l'ai reconnu sans difficulté. Il tendait au bien par le cœur, j'y tendais par l'esprit, les lumières et les connaissances. C'est là ce qui nous caractérise l'un et l'autre. Je laisse cependant aux hommes d'intelligence à discerner ce que j'appelle les vraies lumières et les vraies connaissances, et à ne pas les confondre avec les sciences humaines, qui ne font que des orgueilleux et des ignorants. »

      Quel beau jugement, quelle humilité ! Et quelle indulgence pour l'homme, si opposé que soit l'écrivain à la doctrine du juge ! Une entrevue entre deux personnages si soucieux de justice et de tolérance, si originaux l'un et l'autre, racontée par l'un et l'autre, eût offert aux contemporains et à la postérité un bien grand intérêt. Mais cette entrevue devait échouer comme la précédente et par la même raison.

      Les larges tributs payés aux deux plus grands écrivains du siècle et aux plus illustres représentants des tendances religieuses que Saint-Martin avait à combattre, n'arrêtèrent point son activité sérieuse dans la lutte. De sa part, la guerre fut toujours aussi mesurée dans la forme que fervente au fond.

      Il se rendit, vers cette époque, à Versailles et y fit un séjour sur lequel il ne nous donne, encore une fois, dans ses notes, que de très légères indications, qui ne permettent de soulever qu'une partie du voile.

      « Pendant le peu de séjour que j'ai fait dans cette ville de Versailles, dit-il, j'y ai connu MM. Roger, Boisroger, Mallet, Jance (Gence ?), Mouet (Monet ?). Mais la plupart de ces hommes avaient été initiés par les formes. Aussi mes intelligences étaient-elles un peu loin d'eux ; Mouet est un de ceux qui étaient les plus propres à les saisir. »

      Cela est bien concis et bien obscur au premier abord. Toutefois nous savons quelle mission Saint-Martin allait remplir à Versailles, il le fait bien entendre. Quelques mots mettront cette mission en son vrai jour. La ville de Versailles, dès cette époque, était un foyer de mouvements théosophiques et probablement déjà d'opérations théurgiques. Un peu plus tard, elle eut deux Loges ou deux associations d'adeptes qui prenaient, comme les véritables martinézistes, le titre de Cohen, que nous avons expliqué, ou celui de Philalèthes, c'est à-dire d'amis de la vérité. Comme Saint-Martin lui même, ils se rattachaient directement à dom Martinez de Pasqualis. Cela résulte des fragments de procès-verbaux que j'ai sous les yeux. S'étaient-elles greffées sur des Loges maçonniques ou se composaient-elles de membres tirés de ces Loges ? Je ne saurais le dire. Je remarque bien dans ces fragments une sorte de terminologie qui est ordinaire aux Loges, mais j'y trouve quelque chose de plus, et surtout des idées de pneumatologie dont les Loges ne s'occupent pas. Les martinézistes, véritables ou dégénérés de Versailles, allaient plus loin que les Loges sous un autre rapport. M. Gence nous dit que, pour plusieurs d'entre eux, ce n'était pas la science du monde spirituel, c'était la recherche de la pierre philosophale qui les préoccupait, et que cette aberration éloigna Saint-Martin de leur société. Il paraît qu'à l'époque où Saint-Martin se rendit à Versailles ils n'en étaient pas encore là. Il voulut évidemment se mettre en rapport avec eux ; mais dès ce moment il eut lieu de n'être pas satisfait de l'esprit qui les animait. Il distingua bien dans leurs rangs quelques personnes dont les noms lui sont restés chers. Il s'y attacha M. Gence, qui devait être un jour son biographe et son apologiste, comme celui d'un philosophe beaucoup moins célèbre, mais fort puissant aussi, j'entends Antoine Lasalle, dont les ouvrages sont si peu cités aujourd'hui, de quelque originalité qu'ils soient empreints. Saint-Martin remarqua avec peine que la plupart des adeptes de Versailles n'avaient été initiés que par les formes, c'est-à-dire par les cérémonies extérieures, cérémonies peut-être trop analogues à celles des Loges, qui lui donnaient si peu de satisfaction. En effet, quoi qu'il ait lui-même professé dans celles de Lyon pen dant un moment, il se tenait généralement éloigné de la maçonnerie, malgré le rôle qu'elle jouait de son temps, malgré celui qu'elle jouait dans l'école de dom Martinez, et celui qu'elle jouait dans la vie de Cagliostro, peut-être même à cause de ce rôle. Le fait est que nous le verrons, à certaines époques de sa vie, se livrer à de véritables impatiences quand on lui parlera de Loges. Il y a déjà quelque chose de ce sentiment dans son observation sur les martinézistes de Versailles qu'il dit initiés par les formes. Il y ajoute d'ailleurs un mot de plus pour marquer la distance qui les sépare de lui : « Mes intelligences étaient loin d'eux. »

      C'est à peine nous indiquer, mais c'est bien nous laisser entrevoir ce qu'il avait été faire au milieu d'eux. Saint-Martin, depuis la mort de Martinez ou le départ de France de son ancien chef, était sinon le successeur reconnu de ce dernier, du moins le principal initiateur à la doctrine de l'Ecole. La communication de ses intelligences et le rejet sur l'arrière-plan des formes ou des cérémonies constituaient, on le voit, les deux points les plus essentiels de sa mission. Ce qui caractérise bien l'ère où Saint-Martin entre dès qu'il est séparé de son maître, c'est qu'il attache le plus grand prix et applique toutes ses facultés à cette initiation supérieure, à cette œuvre épurée où les formes font place au recueillement, les cérémonies et les opérations extérieures à la méditation, à l'élévation vers Dieu et à l'union avec lui. Il ne veut plus d'assujettissement aux Puissances et aux Vertus de la région astrale. A cet apostolat dans les voies intérieures il consacre son existence et dévoue toute son ambition. Il veut y réussir. S'il veut plaire, ce n'est pas pour sa personne ; c'est pour ses desseins de conquête, de vie spirituelle, qu'il recherche le grand monde, les grands écrivains, et les hommes de science comme les gens de lettres. Il ne s'agite pas. Dieu seul est sa passion, mais il est aussi la passion de Dieu. Il le dit, car il n'a pas mauvaise opinion de sa personne. Au contraire. Il pense, par exemple, que sa parole directe gagnera plutôt les âmes que tout autre moyen.

      Mais il n'est ni vain ni suffisant. Il est humble, si humble qu'il en est timide. Il n'ignore pas qu'il a besoin, pour valoir tout ce qu'il est, qu'on l'encourage, qu'on le fasse, pour ainsi dire, sortir de lui-même. Ce fut à ses yeux le grand mérite d'une de ses meilleures amies, de madame la marquise de Chabanais, de le faire sortir de lui-même. C'est ce qui l'attacha si fortement à cette femme éminente, une des personnes à laquelle il portait le plus de reconnaissance pour les secours qu'elle donnait à son esprit par l'élan qu'elle lui imprimait. Tous ceux qui ont vécu dans le commerce spirituel des femmes apprécient, comme lui, l'influence de celles que distinguent à la fois une belle intelligence et les hautes inspirations d'une sincère piété. Mais nul n'a peut-être été plus heureux, sous ce rapport, que Saint-Martin. Aussi, s'il s'applique si peu à mettre de la reconnaissance dans ses appréciations de la femme, je crois que sa réserve même trahit une sorte de défiance à l'égard de sa sensibilité.

      En effet, il la tient en état de suspicion et il l'enchaîne, de peur qu'elle ne s'échappe et ne franchisse les limites, comme cela lui arrive dès qu'il parle de celle de toutes les femmes qu'il a le plus aimée.




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