Vous êtes ici : Livres, textes & documents | Saint-Martin le Philosophe Inconnu | CHAPITRE XI : Voyage d’Angleterre. - William Law. - Le comte de Divonne. - La marquise de Coislin. - L’aristocratie russe. - Catherine II et les martinistes. - Correspondance avec le prince Repnin. - Second voyage en Italie. - Le prince Alexis Galitzin et Thieman. - La princesse de Wurtemberg, le comte de Kachelof et la visite au château d’Etupes. - Le voyage d’Allemagne.

Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
© France-Spiritualités™






CHAPITRE XI

Voyage d'Angleterre. – William Law. – Le comte de Divonne. – La marquise de Coislin. – L'aristocratie russe. – Catherine II et les martinistes. – Correspondance avec le prince Repnin.
Second voyage en Italie. – Le prince Alexis Galitzin et Thieman. – La princesse de Wurtemberg, le comte de Kachelof et la visite au château d'Etupes. – Le voyage d'Allemagne.

On a souvent attribué la résolution de Saint-Martin de voyager à l'étranger à son goût exagéré des choses secrètes, et à son amour pour ces mystérieuses traditions dont plusieurs associations renommées se prétendaient les dépositaires. Il forma le dessein de voir le Nord, soit à Lyon, soit peu de temps après avoir fait dans cette ville le séjour dont nous venons de parler, et je ne pense pas que l'idée de visiter des sociétés secrètes fût étrangère à ce projet. Mais on se tromperait singulièrement en cherchant là le motif véritable de ses voyages. Pour prouver qu'il n'y songea guère, je ne veux pas rappeler son éloignement pour ces sortes d'associations. Pour indiquer ailleurs les raisons de ses excursions, je ne veux pas en appeler à son admiration légitime pour les travaux de Bacon, ni expliquer son séjour à Londres par son seul amour du grand monde et de la grande publicité. Je crois, au contraire, que dans un temps où Lavater se rendait à Copenhague pour visiter l'Ecole du Nord, quelque pensée de cette nature a pu motiver aussi les déplacements de Saint-Martin ; mais ce fut, avant tout, le désir d'étendre sa sphère d'activité et celui d'élargir son horizon à plusieurs points de vue qui le décidèrent à voyager. Après ses deux échecs académiques, il devait sentir plus vivement que jamais le besoin de s'instruire davantage. Il devait aviser aussi au moyen de trouver dans la sphère aristocratique une compensation aux voies qui lui faisaient défaut dans la sphère littéraire. Ses notes viennent nous révéler partout cette pensée. Elles mentionnent beaucoup de grandes familles, mais pas une seule visite faite aux sociétés secrètes. Et, en allant de Londres à Rome, Saint Martin n'eut pas même l'idée de passer par Copenhague, de suivre l'exemple de Lavater.

      Nous donnerons, d'ailleurs, sur ces années d'une pérégrination plus ou moins constante, le peu de faits que nous tenons de lui-même, laissant à chacun le soin de les interpréter suivant son point de vue et le plaisir d'en tirer les inductions qu'ils autorisent dans le sens qui lui convient.

      Quant aux motifs qui conduisirent le voyageur d'abord en Angleterre, ils se trouvent peut-être dans cette circonstance, qu'il savait l'anglais, tandis qu'avant son séjour à il ignorait toute autre langue du Nord.

      A cette considération il s'en joignait de plus fortes. L'Angleterre était alors dans l'Europe entière le pays de la plus libre pensée, des institutions les plus populaires, des mœurs les plus originales. Dès le commencernent du siècle, Voltaire l'avait mise à la mode parmi nous par ses Lettres philosophiques. Depuis leur apparition, on imitait volontiers, soit dans l'aristocratie, soit dans le monde savant, le voyage un peu forcé et l'admiration très sincère du premier écrivain de l'époque. Le frère de madame la duchesse de Bourbon, princesse qui portait une estime si bienveillante à Saint-Martin, le duc d'Orléans, lui-même ami de Saint-Martin, était peut-être le panégyriste le plus décidé des mœurs et des institutions anglaises. Le philosophe, qui se préoccupait dès lors des plus hautes questions de morale et de politique, rencontrait donc l'invitation de visiter la nation anglaise dans tout ce qu'il voyait et admirait le plus.

      A côté de ces attraits l'Angleterre en offrait d'autres à Saint-Martin : une suite notable d'écrivains mystiques, depuis Jane Leade, élève contemporaine de J. Bœhme et fondatrice de cette Société philadelphienne qui eut des affiliations dans tout le nord de l'Europe, jusqu'à William Law, traducteur du célèbre philosophe teutonique, ou plutôt auteur d'une nouvelle édition de la traduction anglaise la plus ancienne de ses œuvres.

      William Law, ministre anglican, se faisait remarquer précisément à cette époque par la tendresse toute mystique qui respirait dans ses publications morales et religieuses ; et dans un pays où régnaient encore une foi ardente et une grande piété au milieu des bruyantes attaques des libres penseurs, un écrivain d'une si haute mysticité dut rencontrer de vives sympathies. Law jouit de cet avantage. Animé de tous ces sentiments de foi pénitente et d'humilité évangélique auxquels Saint-Martin lui-même s'appliquait en sa qualité de missionnaire chrétien, la propagande de Law avait en Angleterre un succès très éclatant. C'était celle-là même que Saint-Martin faisait en France. Elle inspira le plus grand intérêt à l'auteur du livre Des Erreurs et de la Vérité, et Saint-Martin aurait pu signer, sinon L'Esprit de la prière, du moins l'Appel aux incrédules, de Law, comme Law aurait pu signer les pages de Saint-Martin. Les deux théosophes se lièrent étroitement, et si Law conçut pour son noble visiteur une tendre affection, Saint-Martin cita volontiers à ses amis le nom ou les écrits de son frère d'outre-Manche.

      Un ami de Saint-Martin, le comte de Divonne, ne tarda pas à compléter cette triade de fraternité mystique.

      Ce fut sans doute Law qui amena Saint-Martin à M. Best, ce prophétique vieillard qui prodiguait les textes sacrés à ses visiteurs et qui prononça sur Saint-Martin des paroles si propres à faire plaisir au voyageur français. « Il a jeté le monde derrière lui, » s'écria M. Best. Et Saint-Martin, qui aimait à dire qu'il n'était pas de ce monde, qu'il n'y était venu qu'avec dispense, fut ravi de croire que ce qu'il recherchait encore avec tant de plaisir, le monde, il l'avait dès lors vaincu au fond du cœur. C'est lui qui nous le dit. Le vieillard ajouta : « Criez vers moi, et je vous enseignerai des choses grandes et sûres que vous ne savez pas. » Et le voyageur nous dit : Cela se vérifia dans la quinzaine. Mais il nous laisse ignorer la nature spéciale de cette prophétie, ainsi que le mode et les détails de son accomplissement. Saint-Martin eut-il des révélations extraordinaires, soit dans ses méditations, soit dans quelque société qu'il ne nomme pas ?

      Quant au monde vaincu, en écoutant encore un peu Saint-Martin, nous voyons ce qu'il en était réellement. Il nous apprend, en effet, lui-même qu'il vécut et se répandit à Londres dans le plus grand monde. Avant d'y aller, il s'était déjà trouvé en relation avec madame la marquise de Coislin, la femme de notre ambassadeur à Londres ; et ce fut elle, sans doute, qui l'introduisit, si ce ne fut pas même elle qui l'attira en Angleterre, autant que le pays lui-même. L'intimité de Saint-Martin et de madame de Coislin était assez grande ; et l'influence que la dame du monde exerça sur le philosophe fut plus forte que celui-ci ne l'eût voulue. « Elle aurait desséché mon esprit, » dit-il. Et il ajoute, dans son style figuré, qui devient quelquefois un peu bizarre, « Elle le grattait en-dessous et le déracinait. » Cela veut dire, sans nul doute, qu'elle cherchait à l'arracher au sol céleste où il prenait sa nourriture. Mais, si cela est bien vrai, madame de Coislin ne s'en doutait guère, et elle n'en avait certainement pas l'intention ; seulement elle cherchait à bien établir son ingrat protégé dans le monde. On peut en appeler à ce qu'elle fit pour qu'il profitât de son séjour à Londres dans l'intérêt de son œuvre. Et il paraît qu'elle y réussit.

      « Avant d'aller en Angleterre, nous dit-il, j'avais fait connaissance, à Paris, chez madame de Coislin, de milord Beauchamps, fils de milord Erfort (Hereford), ci-devant ambassadeur en France. Je reçus de lui beaucoup d'honnêtetés en Angleterre. Nous allâmes ensemble à Windsor, où nous vîmes le fameux Herschell.
      Ce lord ne me cherchait que par rapport à mes objets. Mais je ne restais pas assez longtemps pour lui faire faire un grand chemin ; d'ailleurs le terrain, quoique bon, n'était pas vif.
      Sa femme était fort belle ; mais elle me parut, comme les autres Anglaises, avoir bien peur de perdre son douaire (?). J'ai mangé chez eux avec M. de Lauzun, M. Dutens et M. Horseley. »

      Remarquons, en passant, le duc de Lauzun, fils du duc de Gontaut, et d'abord connu sous le nom de comte de Biron, qui afficha pour la reine Marie-Antoinette cette passion romanesque qui ne fit tort qu'à lui, et qui mourut sur l'échafaud en 1794, quoiqu'il eût fait d'une manière brillante la guerre d'Amérique sous les ordres du marquis de Rochambeau.

      « Je demeurais chez le prince Galitzin et Thieman, qui eurent tant de bonté pour moi que j'en ai honte.
      Quelqu'un dont j'aurais, je crois, tiré meilleur parti si j'en avais eu le temps, était M. de Woronsow, ambassadeur de Russie à Londres. Il me fit aussi beaucoup de politesses, et dans le peu de conférences que nous eûmes ensemble je trouvai en lui un fort bon esprit.
      J'aurais plusieurs notes à faire sur les Russes dans ce recueil, dans lequel mon portrait est un peu lié à celui des autres. »

      On le voit, en apparence Saint-Martin portait ses vues de conquêtes dans la sphère aristocratique et n'y appréciait qu'une seule chose, la susceptibilité qu'il y trouvait pour ses objets.

      Toutefois, en réalité, il était beaucoup moins exclusif qu'il ne se dépeint lui-même. Au besoin, il recherchait encore plus l'aristocratie de la science que celle de la naissance. Peu lui importait, en effet, l'élévation du rang ou toute autre circonstance, quand il s'agissait de ses grands objets. Pour servir sa cause, il ne dédaignait aucune relation ni aucune classe de la société, bien décidé, comme il nous l'a dit au sujet du maréchal de Richelieu, à ne s'attacher qu'à ceux qui s'attachaient à lui et à l'objet de ses prédilections, laissant là les autres, en Angleterre comme en France.

      Voilà pourquoi il préféra, à Londres même, les Russes aux Anglais.

      Les Russes, comme tous les peuples de race slave, se montraient, à ce qu'il paraît, ce qu'ils sont toujours, plus naturellement enclins que d'autres au mysticisme, et non seulement spiritualistes, mais volontiers théosophes. Saint-Martin s'affectionna surtout au prince Alexis Galitzin et à un M. Thieman, qu'il met sur la même ligne que le prince.

      Dans ses notes sur l'Angleterre, il se promettait de revenir sur les Russes en général ; mais il n'entendait s'occuper que de ceux qui s'étaient pris à ses grandes aspirations. Il a tenu parole, et son Portrait donne les noms des Russes les plus distingués qu'il avait vus à Londres. Il cite à leur tête ce même comte de Kachelof qu'il revit un an après dans le pays de Montbéliard, et qui fit avec lui la charmante excursion d'Etupes, dont il sera question tout à l'heure. Mais quel était ce seigneur ? Le nom de Kachelof, me dit un écrivain d'une autorité toute spéciale, ne se trouve pas dans les listes de la noblesse russe. Faut-il lire Kouchelof ou Kochelef ? Saint-Martin, qui s'autorisait des habitudes de son temps pour ne pas y regarder de trop près, joint à ce nom ceux, d'un Zinovief, de deux Galitzin, d'un Maskof, d'un Stavronski, d'un Vorontsof et d'une comtesse Rasoumoski.

      Ce Mascof n'est peut-être autre que le comte Markof qui a joué, au commencement de ce siècle, un rôle considérable à Paris. Stavronski était ambassadeur ou ministre de Russie à Naples. Celui des Vorontsof ou Woronzow que Saint-Martin connut et qu'il crut très digne de le suivre sur ses hauteurs spéculatives, se nommait Simon Romanovitch. Il était à Londres de puis qu'il avait quitté Venise, en 1784, et il s'y trouvait encore en 1789, au moment où éclatèrent les premiers grands faits de la révolution française. Il faut le distinguer de son frère Alexandre, le chancelier, avec lequel la Biographie universelle semble le confondre. Leurs deux sœurs figurent d'une manière éclatante dans la chronique du palais et dans l'histoire des grandes catastrophes de Saint-Pétersbourg : l'aînée, comme favorite de Pierre III et sur le point de devenir impératrice ; la cadette, la princesse Daschkow, qui a laissé des mémoires, comme favorite de Catherine II. C'est elle qui conseilla à sa maîtresse de se défaire de son mari pour éviter une répudiation, et d'oser occuper seule le trône impérial.

      Ces Russes qui firent à Saint-Martin un accueil si empressé à Londres, étaient-ils des martinistes ou des martinézistes ? En d'autres termes, étaient-ce des amis personnels de Saint-Martin seulement, ou bien des adeptes initiés à ce qu'on appelait alors l'Ecole du Nord, c'est-à-dire cette vaste affiliation rattachée à dom Martinez qui comptait dans le Nord des Loges ou des sociétés diverses et un centre à Copenhague ? C'est ce qu'on nous laisse ignorer. Toutefois un fait que Saint-Martin met en avant à cette occasion semble prouver qu'il s'agit d'amis ou de sectateurs de dom Martinez. En effet, il ajoute à sa note ce curieux détail : « Leur impératrice, Catherine II, a jugé à propos de composer deux comédies contre les martinistes, dont elle avait pris ombrage. »

      Il paraît évident que Saint-Martin, dans cette note, ne parle pas de ses adhérents à lui en employant le mot de martinistes. Il ne se voit pas attaqué lui-même comme chef de ce parti. Il entend donc, sous le nom de martinistes, ce qu'alors tout le monde entendait sous ce nom, c'est-à-dire les martinézistes. Ce n'est qu'un peu plus tard, en effet, qu'on a confondu les uns et les autres sous la même désignation, sous ce nom mal fait de martinistes, qui jette dans l'erreur.

      Saint-Martin est d'ailleurs blessé du fait qu'il reproche à Catherine II. Il se voit personnellement compris dans les épigrammes de l'impératrice. Et il avait raison de penser qu'il l'était, puisqu'il passait pour martinéziste au point que, peu d'années après, Martinez ayant disparu, il fut pris réellement pour le chef de la secte. Le mot leste, leur impératrice, laisse percer son humeur. Ami de la tolérance, du plus grand principe de son siècle, il ajoute, peut-être avec quelque plaisir : « Ces comédies ne firent qu'accroître la secte. » Il y avait là un succès né d'une agression, et par conséquent de quoi flatter un ami de la liberté.

      Toutefois ce qui suit est écrit avec plus de plaisir encore.

      « Alors l'impératrice chargea M. Platon, évêque de Moscou, de lui rendre compte du livre Des Erreurs et de la Vérité, qui était pour elle une pierre d'achoppement. Il lui en rendit le compte le plus avantageux et le plus tranquillisant. Malgré cela, quelque instance que m'aient faite mes connaissances pour aller dans leur pays, je n'irai pas pendant la vie de la présente impératrice. Et puis j'arrive à un âge où de pareils voyages ne se font plus sans de sérieuses réflexions.
      Plus l'homme avance en âge, moins le temps est sa propriété. »

      C'est là une de ces belles pensées que le théosophe jette dans ses pages comme les génies sèment les perles, un peu partout. Mais aller en Russie, où il trouvait d'excellentes dispositions, n'était-ce pas, à son point de vue, une belle mission à remplir ? Et devait-il se dérober à l'invitation au nom de ces considérations personnelles qui arrêtent le vulgaire ? Fallait-il, en rejetant les vœux de l'aristocratie russe, ressembler à l'un de ses plus grands adversaires, à Diderot refusant de se rendre à ceux de la souveraine qu'il proclamait la Sémiramis du Nord ? On n'est pourtant pas mieux inspiré que ne le fut Saint-Martin en résistant à ses amis de Russie. Car les mêmes personnages qui, à Londres, voyaient si assidûment le théosophe dans l'intimité, ne jouissaient plus de la même liberté ni à Saint-Pétersbourg, ni à Moscou, ni même dans leurs terres.

      Les grands procédés du prince Alexis Galitzin, qui fit avec Saint-Martin, ou plutôt qui lui fit faire à ses frais et en sa compagnie un voyage en Italie, n'en sont que plus beaux ; ils montrent un attachement sincère pour l'homme dont l'autocratrice raillait le maître et un rare degré d'indépendance à l'égard de sa souveraine.

      Saint-Martin, n'écrivant sur sa vie intime que des notes rapides, des notes pour lui seul, ne nous dit pas jusqu'à quel point il a trouvé accès pour ses idées spéculatives auprès des Anglais eux-mêmes, Law et lord Hereford exceptés. Il ne nous peint non plus ni l'Angleterre politique ni l'Angleterre ecclésiastique.

      L'une ou l'autre a-t-elle sérieusement fixé son attention ou ses sympathies ?

      L'anglicanisme ou l'Eglise anglicane ne pouvait pas lui aller. Dans les institutions du pays il trouva avec joie la réalisation de quelques-uns de ses principes ; mais il s'en éprit beaucoup moins que plusieurs de ses amis. Le fait est qu'au bout de quelques mois il se laissa facilement entraîner d'Angleterre en Italie, à la différence de son ami Divonne, qui ne voulut plus se séparer du digne Williams Law, une fois qu'il l'eut vu. Il fit son voyage d'Italie dès 1787, et ce séjour à Londres fut réellement trop court pour les nombreuses relations que Saint-Martin y forma, soit avec des familles d'Angleterre, où les intimités ne se nouent qu'avec le temps, soit avec des familles de Russie, où elles suivent des voies plus françaises. Pour cultiver tant soit peu ces rapports, il eût fallu y consacrer un temps beaucoup plus considérable. Or Saint-Martin nous dit lui-même, dans une note datée de 1787, qu'il fut en Italie dès cette année.

      Il nous apprend une chose plus étrange : c'est que, dès 1787, il vit à Chambéry une nombreuse société venue là de France par suite de la révolution française. L'émigration ne remontant pas si haut, on est tenté de supposer une erreur de date, où d'admettre un peu de confusion dans les souvenirs de deux voyages différents. Mais Saint-Martin n'est pas retourné en Italie depuis 1787, et la difficulté subsiste. Je l'ai déjà signalée en parlant de ses relations avec madame de Lusignan et d'autres familles qu'il dit y avoir vues dans l'émigration. Il est d'ailleurs hors de doute que Saint-Martin passa à Parme ladite année. Il note, qu'il le fit sans voir les Flavigny qui s'y trouvaient, et que déjà nous avons ajoutés à la longue liste de ses relations.

      Le fait est qu'il fut à Rome dès l'automne de 1787.

      Quels sont ceux de ses amis de 1775 qu'il revit en Italie, et quelles dispositions pour ses objets y trouva-t-il au début de la nouvelle ère qui s'ouvrait alors, non pas pour la France seulement, mais par elle pour l'Europe ?

      Ces dispositions étaient autres, évidemment, car Saint Martin osa cette fois se rendre à Rome, où il n'avait pas été douze ans auparavant, ne voulant pas même alors se montrer à Turin ; mais il garde à ce sujet un silence absolu. Nous parlons des dispositions religieuses seulement. Car, quant à la politique, elle n'entrait pour rien, à ce qu'il me semble, dans les idées qui motivèrent ce voyage.

      Déjà la monarchie française était affaiblie au point qu'elle se croyait écrasée par le chiffre de ses dettes, chiffre dont on rirait aujourd'hui ; déjà, dans le pressentiment de sa décadence, les uns déclaraient la vieille politique aussi impuissante à répondre aux exigences du siècle qu'aux nécessités de l'Etat, tandis que les autres ne trouvaient de salut que dans le maintien de ses institutions et dans celui de ses principes. La France préoccupait l'opinion générale, et le gouvernement inquiétait lui-même les esprits en convoquant coup sur coup l'assemblée des notables et celle des états généraux sans aucun plan arrêté ou réalisable. Mais de tout cela les trois voyageurs n'ont nul souci, et Saint-Martin, qui devait, dans quelques années, creuser si profondément le problème de l'organisme social, n'a pas l'air de se douter, à cette époque, du rôle de publiciste qui l'attend.

      Il fit à Rome ce qu'il avait fait à Londres. Il rechercha ce qui flattait le plus ses goûts et répondait le mieux à ses aspirations ; mais, n'y trouvant ni théosophie, ni mysticisme, ni théurgie, il vit le monde, le plus grand monde, moins le pape, je crois.

      Avec le prince Galitzin, ou seul, il fréquenta le prince de Lichtenstein, le comte de Tchernichef et d'autres Russes. Dans la société française, qui était nombreuse et distinguée, il vit le cardinal de Bernis, « le jeune Polignac, » le comte de Vaudreuil, le commandeur Dolomieu, M. et madame de Joinville, le bailli de la Brillane, ambassadeur de Malte, le comte et la comtesse de Fortia, « le grand Narbonne et son neveu, » plusieurs évêques et l'abbé de Bayanne. Dans la société italienne, il vit les cardinaux Aquaviva, Doria, Buoncompagnon, la prin cesse de Santa-Croce, la princesse Borghèse, le duc et la duchesse Braschi.

      Il eût été difficile de voir un monde meilleur ni plus de monde.

      J'ignore, d'ailleurs, tout détail de quelque intérêt sur la vie intime qu'il mena à Rome. Il ne note aucune de ces conférences qui donnent de la physionomie à son voyage de Londres. Le seul indice de son activité mystique se trouve dans un mot du prince Galitzin au comte de Fortia : « Je ne suis véritablement un homme que depuis que j'ai connu M. de Saint-Martin. » Dit à Rome et à M. de Fortia, ce mot a son sens, et l'on peut être également certain de ces deux choses, c'est qu'un voyage avec le prince Galitzin et avec Thieman avait pour but essentiel les grands objets des trois théosophes, et qu'ils n'eurent pas de succès réels à noter.

      Le séjour de Saint-Martin à Rome ne se prolongea pas plus que celui qu'il venait de faire à Londres, et on doit regretter vivement que sa plume ne nous peigne pas un peu, à son point de vue, où en était le monde qu'il y voyait au moment où approchait le procès de Cagliostro, 1790. Mais, quand même il se fût trouvé encore en Italie quand se déroula devant le saint office la vie du célèbre thaumaturge, je doute qu'il eût écrit une note de plus sur ce personnage. Il l'avait rencontré à Lyon, et la manière dont il signale ses hauts faits dans cette ville nous prouve que les antipathies pour lui étaient très profondes.

      Dès 1788, Saint-Martin se trouve dans une résidence d'été des anciens princes de Montbéliard. Voici comment. Avant ses voyages d'Angleterre et d'Italie, il avait été présenté, à Paris, à madame la duchesse de Wurtemberg, qui avait marié sa fille Dorothée au grand duc Paul Pétrowitsch. Elle résidait d'ordinaire dans le pays de Montbéliard. Il alla dans cette petite principauté rendre à la souveraine titulaire une visite dont le véritable objet était, non assurément l'accomplissement d'un devoir de politesse, ni un vulgaire moyen de dis traction, mais un intérêt que nous devons complétement ignorer. Il borne sa note à quelques détails que nous nous laisserons conter par le voyageur lui-même, car on ne saurait ni mieux peindre, ni parler pleurs avec plus d'enjouement.

      « En 1788, j'allai avec un très digne ami à moi, M. de Kachelof, à Montbéliard, chez madame, la duchesse de Wurtemberg, que j'avais connue précédemment à Paris. Elle nous traita comme elle avait traité le grand-duc de Russie, son gendre. Pendant les deux jours que nous y fûmes, on ne cessa de nous fêter. Je me rappellerai toute ma vie le déjeuner que nous y fîmes tous les trois, dans la grotte, au château d'Etupes. J'y éprouvai un sentiment si pur et un attendrissement si vif que je ne pus m'empêcher de pleurer. »

      Cela marque évidemment un entretien sur les objets de prédilection de Saint-Martin.

      « Comme on ne peut approcher les grandeurs royales sans être titré, la duchesse me faisait comte toutes les fois qu'elle me parlait. Alors je disais gaiement à mon compagnon de voyage : Il faut sûrement que nous soyons quelques empereurs déguisés, à la manière dont on nous traite. »

      Saint-Martin, qui aime ces sortes de détails dans l'occasion et qui brille comme peintre quand il s'y lance, aime aussi à glisser ainsi sur l'essentiel. Pas un mot sur le motif de cette excursion, sur l'entretien de la grotte, si touchant pour lui, et où ne fut admise aucune des dames de la princesse. Mais cette circonstance et son émotion laissent deviner une conférence sérieuse que le narrateur ne veut pas indiquer.

      Saint-Martin ne nous apprend pas où il a quitté le prince Galitzin et Thieman. Il ne nous dit pas non plus d'où il vient en allant visiter Etupes avec son ami russe, M. de Kachelof, ni où il va en quittant la résidence d'été de madame la duchesse de Wurtemberg, résidence qui, depuis, a complètement disparu du sol de la France, les acquéreurs du château d'Etupes n'ayant su le convertir ni en une fabrique ni en une filature.

      Plusieurs écrivains parlent d'un voyage en Allemagne et en Suisse que Saint-Martin aurait fait en société du prince, à la suite ou au début de leur voyage d'Italie. Mais a-t-on traversé l'Allemagne et la Suisse pour passer les Alpes ? s'est-on un peu arrêté dans ces deux contrées ? Je l'ignore. Ce qui me frappe, c'est que Saint-Martin est allé à Rome par Gênes dans l'automne de 1787 et qu'il se retrouve, comme nous venons de voir, dans le pays de Montbéliard dès 1788, et au milieu de la belle saison, puisqu'on y dîne dans une grotte. Je ne vois donc pas, entre cette visite et le voyage d'Italie, un intervalle suffisant pour un voyage d'Allemagne. Saint-Martin serait-il allé en Allemagne avant de se rendre à ? Je ne le pense pas, par une raison très simple, c'est que je ne trouve aucune de ces traces réelles qu'un peu de séjour en Allemagne aurait infailliblement laissées après lui. Des mystiques et des théosophes célèbres, MM. Jung Stilling et d'Eckartshausen à leur tête, faisaient alors parler d'eux dans toutes les contrées germaniques. Lavater remplissait la Suisse du bruit de sa renommée. Or Saint-Martin, qui aurait commencé ses visites par eux, s'il avait vu leur pays, n'apprit à les connaître qu'à , et plus tard par sa correspondance avec le baron de Liebisdorf, un de ses plus savants admirateurs. Ce ne fut, en effet, qu'à qu'on lui fit comprendre l'importance que la lecture des ouvrages de Bœhme en langue allemande offrirait à un théosophe pour le progrès de ses études.

      Tout cela réduit le voyage de Suisse et d'Allemagne à sa plus simple expression, c'est-à-dire à une simple traversée en chaise de poste, si ce n'est à une supposition tout à fait gratuite.

      Sur ces pérégrinations du théosophe nous n'avons, ainsi que je l'ai dit, que de courtes indications, des listes de noms et quelques traits anecdotiques. Point d'observations générales, rien de cette critique philosophique, aucun de ces aperçus généraux, qu'il était si facile à une intelligence aussi élevée de jeter sur le papier à une telle époque. Il était même difficile de résister à ces sortes d'appréciations, quand l'Europe tout entière se sentait travaillée de théories qui voulaient passer des écoles et des livres dans le monde des réalités, quand elle était tout envahie d'aspirations qui prétendaient franchir le foyer intime, l'âme des peuples, pour s'établir dans leurs institutions.

      Saint-Martin n'était pas étranger à ce mouvement ; il allait bientôt s'en faire un des plus éloquents conseillers ; mais son moment n'était pas venu.




Site et boutique déposés auprès de Copyrightfrance.com - Toute reproduction interdite
© 2000-2024  LB
Tous droits réservés - Reproduction intégrale ou partielle interdite

Taille des
caractères

Interlignes

Cambria


Mot de passe oublié
Créer un compte LIVRES, TEXTES
& DOCUMENTS