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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XXIII

Les derniers travaux de Saint-Martin : les traductions. – Maine de Biran. – Les nouvelles relations des dernières années : madame la comtesse d'Albany, madame la baronne de Krudener.
L'entrevue de Saint-Martin avec Châteaubriand. – Sa conférence avec M. de Rossel. – Sa mort, à Aunay, chez le comte Lenoir-Laroche. – Ses dernières paroles recueillies par M. Gence.


1802-1803

Saint-Martin fit paraître encore, en 1802, sa traduction des Trois Principes de l'essence divine en deux volumes in-8°, et mit la dernière main, en 1803, à sa traduction des Quarante Questions sur l'âme et à celle de La Triple Vie de l'homme, qui ne devaient voir le jour qu'après sa mort, en 1807 et en 1809.

      Ces différentes traductions, comme celle de L'Aurore naissante, il les avait faites avec le plus grand soin, avec une constance à toute épreuve et un amour croissant pour l'auteur. Il les accompagna de préfaces très explicatives. Dans celle des Trois Principes il signala cette œuvre comme la plus importante de celles de Bœhme, comme un tableau complet de toute sa doctrine.

      La France, la dernière venue dans cette carrière de versions, put alors entendre le plus grand métaphysicien d'entre les mystiques chrétiens aussi bien que l'Allemagne, la Hollande et l'Angleterre, qui avaient commenté ou traduit Bœhme dès le dix-septième et le dix-huitième siècle. Mais l'époque où les œuvres du philosophe teutonique parurent en français n'était pas favorable à ces études de luxe. L'attention était absorbée par les conquêtes de la guerre et de la paix, la création de l'ordre et du gouvernement régulier. Les hautes études renaissaient, il est vrai, mais c'était réellement l'ère des sciences exactes. L'art de fabriquer le salpêtre avait encore le pas sur celui d'éplucher un syllogisme, et l'artillerie primait de beaucoup la métaphysique.

      Les sciences ne jettent jamais leur éclat – et celui de l'époque fut grand – sans que la philosophie s'en illumine la toute première, quand même ce n'est pas elle qui allume le flambeau, et bientôt la philosophie célébra sa renaissance ; mais ce fut vers le plus nécessaire qu'on se porta, vers la logique, qui est de tous les temps et toujours la même tant que l'humanité ne change pas. On passa de là à la psychologie, qui offre toujours le même intérêt, puisqu'il y est toujours question de nous-mêmes, et de nous tels que chacun se comprend assez facilement avec un peu d'attention. On allait vite, mais on n'en était pas encore au besoin du luxe philosophique, à cette haute spéculation qui est l'aristocratie des études morales, et qui, affaire du petit nombre, demande un recueillement que ne comportent pas les époques de crise.

      Ainsi, venues un peu prématurément, les œuvres de bœhme, traduites par Saint-Martin, manquèrent leur entrée parmi nous. Et, comme pour justifier Saint-Martin avertissant son ami de Berne du peu d'accueil que trouverait en France son Précis, si généreusement projeté, elles passèrent comme inaperçues. Peu accueillies à leur apparition première, jamais elles ne se sont relevées depuis. Même auprès des professeurs d'élite, elles n'ont pu vaincre encore l'espèce d'indifférence apparente, si ce n'est l'antipathie réelle, qu'elles ont rencontrée auprès de nos maîtres dès leur début. Mal écrites d'ailleurs, pleines de négligences, d'expressions impropres, communes ou même grotesques, abondantes en répétitions fastidieuses, elles sont antipathiques à notre goût. Notre goût, qu'on ne l'oublie pas, c'est nous-mêmes. Mais chargées d'une vraie richesse d'idées et empreintes d'une élévation naturelle et d'une grandeur originale, ces œuvres enchaînent quiconque ne se laisse pas rebuter par leurs formes défectueuses et par leurs impénétrables obscurités. Leur attrait est dans de singulières hardiesses de style et de pensée. Il n'est pas d'autres livres de l'époque qui aient cet attrait au même degré. Si l'on aime la nature humaine pleine du sentiment de sa spontanéité, de sa liberté et de sa plus entière indépendance, cette nature, on l'a ici sous une forme unique. Car elle se dit soumise à la foi de l'Evangile de la manière la plus absolue et se croit inspirée jusque dans un ordre d'idées qui d'ordinaire n'appartiennent qu'au domaine de l'observation scientifique : en effet, Bœhme assure qu'il n'écrit rien, si ce n'est d'après les lumières, les injonctions du ciel. A l'entendre, il n'obéit même qu'à regret à ces dictées de l'esprit divin, et les met par écrit uniquement par obéissance.

      C'est dans ce sens qu'il aborde d'un ton de maître, avec une sainte humilité et pourtant avec une ferme assurance, les plus hautes questions de la théologie spéculative, celles de la pneumatologie transcendante et celles de la cosmologie métaphysique. D'ordinaire obscur, d'une obscurité mystique ou plutôt théosophique, il est d'autres fois précédé de l'éclair, et on sent alors en lisant l'ancien pâtre de Gœrlitz le précurseur de Descartes, de Malebranche et de Spinosa. Du moins on comprend, en lisant Les Trois Principes, toute l'admiration que deux illustres contemporains de Saint-Martin, Joseph de Schelling et François de Baader, ont si hautement professée pour leur singulier prédécesseur.

      En prenant le chapitre que j'en veux signaler particulièrement à notre époque, celui de l'Expansion ou Génération infinie, multiple, innombrable de l'éternelle nature, on comprendra en particulier la vive sympathie avec laquelle les amis du panthéisme moderne ont salué et saluent encore ces publications, souvent aussi étranges et aussi resplendissantes d'éclairs que celles du nouveau platonisme et celle du gnosticisme.

      Un jeune contemporain de Saint-Martin que je serais surpris de ne pas rencontrer davantage dans les sentiers du théosophe, s'il était venu au monde quelques années plus tôt, Maine de Biran, parlant de la triple vie de l'homme, semble avoir adopté quelques-unes des vues du livre de Bœhme. Cet ouvrage ayant été traduit par Saint-Martin dès 1793, quoiqu'il n'ait paru qu'en 1809, Maine de Biran aurait pu en prendre connaissance dans cette version. Je ne trouve pourtant pas trace de relations entre les deux écrivains, et si les aspirations morales du philosophe de Bergerac furent profondément dominées par ses idées religieuses ; s'il a pu se sentir quelque penchant pour les tendances éthiques de Saint-Martin, il faut dire cependant que son esprit si net et si positif, si essentiellement observateur, a dû se refuser à le suivre dans des questions aussi ardues que celles de Bœhme, qui ne recule devant rien. En effet, il ose traiter très hardiment la question de l'Origine de la vie et de l'éternelle génération de l'essence divine.

      Et il faut l'avouer, si estimables que soient les traductions de Saint-Martin, par la générosité de l'entreprise, le dévouement qu'il y mit et les sacrifices qu'elles lui coûtèrent, elles ne sont pas bonnes. Ni fidèles, ni élégantes, elles devaient rebuter le lecteur, abstraction faite des témérités de l'auteur traduit, d'un auteur qui se croyait inspiré et qui abusait volontiers du droit de tout mettre sur le compte de l'inspiration. Passe encore pour ses textes originaux. Mais comment, en fait de style, et même dans une traduction, ne pas se détourner involontairement de pages qui traitent de l'éternelle engendreuse ? Et comment Saint-Martin, qui se reprochait lui-même ses obscurités de langage, qui avait d'ailleurs le sens très littéraire, n'a-t-il pas fait un pas de plus en matière de hardiesse, et traduit son auteur favori tout à fait en français ? Même en philosophie, disons surtout en philosophie, la forme a son importance. Ainsi, dans ces pages que nous venons de citer, celles qui traitent de l'éternelle engendreuse, il ne s'agit au fond que de ces mêmes idées fondamentales que la mythologie spéculative de la Grèce présente d'une manière si attrayante sous les personnifications d'Erôs et de Pothos. Tant il est vrai qu'une belle pensée ne demande qu'un beau style pour se faire admirer. Sans doute le style n'est rien sans la pensée ; mais la pensée, si profonde soit-elle, la pensée sans le style est la plus triste chose. Elle est plus que méconnue, elle est abandonnée.

      Bœhme ainsi traduit fut si froidement accueilli en France, que Saint-Martin, malgré toutes les peines qu'il se donna et tous les sacrifices qu'il fit, ne parvint pas à faire imprimer de son vivant le livre de La Triple Vie. Le livre des Quarante Questions sur l'âme lui-même ne trouva pas de lecteurs hors du cercle des intimes ou des initiés. Il est vrai qu'on avait alors l'esprit fort tendu, tout absorbé dans autre chose : la réorganisation du gouvernement, l'établissement sérieux du consulat qui venait de jaillir du sein des victoires, la réorganisation de l'enseignement qui sortait naturellement du sein des conquêtes de la science ; la réorganisation de l'Eglise et la création de tout ce que la religion demandait d'institutions nouvelles. Sous ce dernier point de vue, Saint-Martin venait en apparence au moment le plus opportun. On revenait à la foi. Cela est vrai. Mais ce qu'on demandait, ce n'était pas de la spéculation, des théories.
On ne goûtait pas plus le mysticisme que le déisme. Ce qui convenait le mieux, c'était un catholicisme assez embelli d'art et de poésie pour étouffer sous ses attraits toutes les objections de ses vieux adversaires et tous les doutes qu'on pouvait avoir accueillis en d'autres temps. Or cela était donné par une autre main, nous l'avons dit. Le mysticisme de Saint-Martin n'avait qu'une seule séduction, une audacieuse nouveauté. D'ordinaire nous aimons l'audace dans les grandes questions. Rien n'était timide dans ses théories ; elles ne connaissaient guère cette réserve qui règne dans les nôtres. D'ailleurs les solutions de Bœhme offraient de quoi satisfaire les plus ambitieux. On y abordait des problèmes magnifiques. Celui D'où est provenu l'âme au commencement du monde, n'avait plus été posé depuis bien longtemps. D'autres ne l'avaient jamais été, celui par exemple : Qu'est-ce que l'âme du Messie et du Christ ?

      On le voit, il n'y avait pas de questions plus difficiles ; or il y en avait bon nombre d'aussi hautes, et elles recevaient toutes des solutions quelconques.

      Saint-Martin avait bien le sentiment de ce qu'il donnait à la France, et comptant sur l'avenir, peu lui importait le succès immédiat. C'était sa ferme conviction que notre philosophie, je veux dire celle de son temps, demandait des éléments religieux et chrétiens ; et, soldat fidèle à sa mission, il entreprit hardiment la traduction du traité le plus métaphysique de Bœhme, celui de L'Incarnation. Mais il ne l'acheva pas, et il était réservé à un estimable savant de Lausanne, M. Bury, d'en publier de nos jours une version ferme, claire et française autant que peut l'être le calque scrupuleux d'un écrit allemand.

      En mettant la main à ces derniers travaux, Saint-Martin sentit qu'il fallait se hâter. Loin de l'attrister, les perspectives qu'il s'ouvrait chaque jour avec une foi plus vive lui étaient chères au delà de tout ce qui pouvait l'attacher au monde. Mais toujours prêt à se laisser relever de son poste, il ne l'abandonnait pas lâchement. Au contraire, plus il voyait approcher le terme, plus il mettait à profit les jours qui lui étaient mesurés. Il était suffisamment attaché à Dieu pour n'avoir besoin de se détacher de rien. A ses anciennes relations il en ajouta de nouvelles. Partout où s'annonçait une belle idée, une belle œuvre, une belle renommée, il voyait le souffle de l'esprit divin. Nous avons vu qu'il rechercha Voltaire et Rousseau comme Martinez et Law, et vénérait Young-Stilling comme Lavater. Le Génie du Christianisme le fit tressaillir de joie, quoiqu'il s'affligeât de l'idée dominante de ces pages admirées, et qu'à ses yeux, considérer la religion comme une source de poésie et d'éloquence, comme la muse auguste de la littérature et des arts, ce fût la méconnaître. Il releva cette erreur avec vivacité, mais il rechercha Châteaubriand avec empressement, et fut heureux d'une entrevue que son ami, M. Neveu, le peintre qui habitait les combles du palais Bourbon affecté à l'Ecole polytechnique, lui ménagea avec l'illustre ami de Fontanes.

      Saint-Martin nous rend compte de cette entrevue, ainsi que Châteaubriand le fait de son côté.

      Ce qui offrirait le plus grand intérêt, ce serait un récit tout simple et tout fidèle des heures qu'ils passèrent ensemble. Ce récit nous manque. Ce furent l'hymne et l'épigramme qui se trouvèrent en présence, ce sont l'hymne et l'épigramme qui rendent compte de l'entrevue.

      Ecoutons d'abord l'épigramme, c'est-à-dire Châteaubriand, dont l'esprit vit essentiellement d'exagération en toute chose et alors même qu'un dîner fait le principal sujet du tableau que sa plume nous esquisse. « J'arrivais au rendez-vous à six heures ; le philosophe du ciel était déjà à son poste... M. de Saint-Martin, qui d'ailleurs avait de très belles façons, ne prononçait que de courtes paroles d'oracle. Neveu répondait par des exclamations... ; je ne disais mot... ; M. de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se mit à parler en façon d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux... Depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais rien. A minuit, l'homme des visions se lève tout à coup ; je crus que l'Esprit descendait, mais M. de Saint-Martin déclara qu'il était épuisé ; il prit son chapeau et s'en alla. »

      Telle est l'épigramme.

      L'hymne, qui retentit dans la plume de Saint-Martin, exagère à son tour :

      « Le 27 janvier 1803, j'ai eu une entrevue avec M. de Chateaubriand, dans un dîner arrangé pour cela, chez M. Neveu, à l'Ecole polytechnique. J'aurois beaucoup gagné à le connoître plus tôt. C'est le seul homme de lettres honnête avec qui je me sois trouvé en présence depuis que j'existe. Et encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant le repas ; car aussitôt après parut une visite qui le rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais quand l'occasion renaîtra, parce que le Roi de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je besoin, excepté de Dieu ? »

      Ne trouver que Dieu pour se consoler de la perspective de ne plus revoir Châteaubriand, est-il rien de plus exalté ? Châteaubriand n'est pas de cet avis. Rien de plus beau aux yeux du vaniteux homme de génie que ces lignes. Il en est ému. Il éprouve un remords à la lecture d'une telle admiration, dont le bruit lui arrive d'outre-tombe, en 1807, quand celui qui les a écrites dort près du Val-aux-Loups depuis quatre ans. Il y répond alors par de belles lignes.

      « Il me prend un remords ; j'ai parlé de M. de Saint-Martin avec un peu de moquerie ; je m'en repens. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d'une nature supérieure. Je ne balancerais pas à effacer les deux pages précédentes, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la renommée grave de M. de Saint-Martin et à l'estime qui s'attachera toujours à sa mémoire. »

      Voilà la vérité dans un style digne d'elle et telle qu'il fallait l'écrire le lendemain du 27 janvier 1803. Elle était meilleure à dire dix mois avant la mort de Saint-Martin que quatre ans après.

      Le plus rude et le plus vaillant apologiste de la religion rétablie par la loi du pays était à cette époque un illustre professeur de littérature, Laharpe. Saint-Martin l'estimait en raison de ses graves tendances ; son courage un peu bruyant et son ton presque toujours passionné n'allaient pas aux goûts simples et aux nobles habitudes du théosophe, cela est vrai, mais c'était un adversaire du matérialisme et il eût désiré le voir. Il se flattait même qu'un jour ils pourraient s'entendre ; mais il en fut encore de ce vœu comme de celui de voir Voltaire et Rousseau. Saint-Martin consola ses regrets conformément à sa pensée constante sur la valeur des hommes.

      « La mort de Laharpe, dit-il, arrivée dans le commencement de l'année 1803, est une perte pour la littérature. Sa fin a été très édifiante. Je n'ai jamais eu de liaison avec lui ; mais je n'ai jamais douté de la sincérité de sa conversion, quoique je ne la croie pas dirigée par les vraies voies lumineuses. La mort de cet homme célèbre est également une perte pour la chose religieuse, parce qu'il étoit un épouvantail pour ceux qui la déprisent. Je crois que nous aurions fini par nous entendre, lui et moi, si nous avions eu le temps de nous voir. Madame D. T. nous a peints l'un et l'autre d'une manière assez significative, en disant qu'il mordait jusqu'au vif les adversaires de la vérité, et moi, que je leur prouvois évidemment qu'ils avoient tort. »

      Saint-Martin fit la même année quelques connaissances qui ne dédommageaient pas son cœur aimant des pertes qu'il ne cessait de faire. Il eut quelques relations avec madame la comtesse d'Albany, la veuve du prétendant d'Angleterre, qui vint à Paris à cette époque sans obtenir la permission d'y rester. Il en eut avec madame la baronne de Krudener, qui en était dès lors à la publication de son célèbre roman, et qui ne devait pas tarder à passer d'une vie trop agitée par les passions les plus mondaines à une phase plus belle et plus grave, grâce à des épreuves et à des leçons profondes. Il se lia aussi avec madame de Lahouse, qui m'est inconnue, mais qui doit avoir eu du mérite, puisque Saint-Martin l'assimile aux deux femmes distinguées que je viens de nommer, et qu'il le fait en ces mots : « Toutes les trois étaient intéressantes, chacune dans un genre différent. »

      Pas plus que ses anciennes amies, madame de Bourbon et madame de Bœcklin, les nouvelles ne purent remplacer auprès de son esprit le frère incomparable qu'il avait perdu. Loin de se plaindre de son sort ou de gémir de quelque privation que ce fût, il gardait une admirable sérénité de pensée.

      « Un des prodiges les plus inexplicables pour moi, disait-il, c'est que la Divinité me comble de tant de douceurs et de consolations, et que cependant il y ait en moi si peu de chose qui puisse fixer ses regards. »

      Il sentait approcher la fin de ses jours sans se troubler. Un ennemi physique qui avait conduit son père au tombeau l'avertissait dès l'été de 1803. Loin de s'affliger de l'avis, Saint-Martin écrit : « J'arrive à un âge et à une époque où l'on ne peut plus frayer qu'avec ceux qui ont ma maladie. » Il entendait le mal du pays, le spleen légitime de l'homme. « Ce spleen est un peu différent, dit-il, de celui des Anglais ; car celui des Anglais les rend noirs et tristes, et le mien me rend extérieurement et intérieurement tout couleur de rose. »

      Il ne se sentait ni fatigué, ni accablé de la vie, et la tenue du vaillant soldat ne changea pas : son courage demeura inaltéré. Il eût aimé à mettre la dernière main à ce qui l'avait si longtemps occupé et soutenu ; il voulait surtout laisser quelque chose « d'un peu avancé sur les Nombres. »

      M. de Rossel se prêtait, par l'entremise de M. Gence, à un entretien sur cette matière, la veille même de la mort de Saint-Martin. Celui-ci en fut si reconnaissant, qu'en prenant congé de son savant interlocuteur, avec le sentiment de sa fin prochaine, il lui dit ces belles paroles : « Je rends grâce au ciel de m'avoir accordé la dernière faveur que je lui demandois. »

      Saint-Martin mourut le lendemain, 13 octobre 1803, au soir, à la campagne que son ami le sénateur Lenoir-Laroche possédait à Aunay, cette charmante retraite que le grave penseur avait tant aimée et si souvent visitée.

      Ce fut un coup d'apoplexie qui mit une douce fin à cette douce existence, laissant au pieux philosophe quelques moments pour prier et pour adresser de touchantes paroles à ses amis accourus. Il les pressa de vivre dans l'union fraternelle et dans la confiance en Dieu. C'est en prononçant ces paroles, religieusement recueillies par M. Gence, et empreintes d'un certain cachet de fraternité mystique, que s'endormit l'homme éminent que M. de Maistre appelle le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes. Sa carrière pouvait se clore. Il avait vu les plus grandes choses qu'on puisse voir en aucun temps ; il avait passé, âme forte et sereine, par de rudes épreuves et avait accompli de notables travaux. Ni la gloire du monde, ni la fortune n'avait salué sa vie ; et à ses yeux elles ne l'eussent pas même embellie ; mais il avait goûté les plus douces et les plus profondes de toutes les jouissances : aimé de Dieu et des hommes, il avait beaucoup aimé lui-même et beaucoup plus espéré de l'avenir que du présent.

      « Ce n'est point à l'audience, dit-il supérieurement, que les défenseurs officieux reçoivent le salaire des causes qu'ils plaident, c'est hors de l'audience et après qu'elle est finie. Telle est mon histoire, et telle est aussi ma résignation de n'être pas payé dans ce bas monde. »

      C'est un des beaux traits de sa foi d'avoir aimé son œuvre pour elle-même. Il n'a compté sur rien dans ce monde. Il se savait si bien uni à Dieu que sa récompense était ailleurs. Dans sa dernière note sur sa vie, qui doit avoir été écrite peu de jours avant sa mort, il dit, à propos des frères Moraves, sur lesquels on lui avait envoyé une note (elle était de Salzmann) :

      « L'unité ne se trouve guère dans les associations ; elle ne se trouve que dans notre jonction individuelle avec Dieu. »

      Et maintenant que nous avons terminé cette esquisse, où il a été question surtout de la vie extérieure de cet homme éminent, de ses études, de ses recherches, de ses aspirations, de ses expériences, de ses travaux, de ses relations et de ses affections, il nous reste à tenter encore un essai plus délicat : une investigation sur sa vie intérieure, plus importante que la vie dans le monde ou l'œuvre d'un homme, quel qu'il soit.

      En effet, ce qui fait pour nous-même l'intérêt essentiel et le grand enseignement de cette vie, ce ne sont pas les quelques faits de biographie que nous sommes parvenu à rassembler ou à coordonner, c'est ce qu'elle fournit à une solution ferme et nette de cette question, qui est complexe : Quelle est la valeur réelle des dons et la légitimité positive des moyens extraordinaires que le mysticisme offre à l'éducation éthique de l'homme ; et quelle est la valeur réelle de la spéculation transcendante : est-elle une ressource ou un obstacle dans la vie du mystique ?

      C'est dans le développement moral auquel il est arrivé qu'est la grande leçon que nous offre encore aujourd'hui la vie de Claude de Saint-Martin, et qu'elle offrira tant qu'il y aura dans ce monde un être intelligent qui fera, de l'idéale pureté du sentiment et de la pensée, la sérieuse affaire de son existence.


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Note de l'auteur sur le chapitre :  « Quelques connaissances qui ne dédommageaient pas, » etc. Il eut quelques relations avec madame la comtesse d'Albany. Le manuscrit porte d'Abany.
      Il avait revu, en 1801, madame de Lusignan à son retour de l'émigration. Leur entrevue avait été comme officielle, dit Saint-Martin. On se retrouva peu, malgré l'affection qu'on se portait encore, et dont le théosophe rappelle la vivacité en ces touchantes paroles : « Le tableau de ses peines me déchira l'âme. ». Saint-Martin éprouva les mêmes sentiments en revoyant madame de Montbarey après douze ans de séparation. « Elle aussi étoit tombée de la plus haute opulence dans la plus grande gêne. » Mais elle la supportait fort bien, et Saint-Martin apprit d'elle avec bonheur que le prince était mort très chrétiennement. Saint-Martin revit aussi madame de Clermont-Tonnerre, devenue madame de Talaru, et placée dans une situation plus brillante ; mais ses relations avec cette personne si distinguée n'avaient pas eu le même caractère de suite et d'intimité que celles avec mesdames de Montbarey et de Lusignan.




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