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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XXVIII

Développement merveilleux des facultés. – La couronne. – Le grand problème de la science des mœurs : Saint-Martin, type de perfectionnement moral.
Les trois règles de Descartes et les cinq règles de Saint-Martin. – Les idéalités ambitieuses : l'union avec Dieu et la participation à la puissance divine.

Ce qui caractérise les âmes faibles, les intelligences bornées ou médiocres en toute chose, en philosophie comme en religion, c'est l'amour de l'extraordinaire, le goût du merveilleux et la crédule propension vers les phénomènes exceptionnels. C'est tout le contraire des raisons puissantes, des fortes intelligences, qui partout s'élèvent à la loi régulatrice, à la cause déterminante. Saint-Martin se tient à cet égard dans la voie naturelle de son esprit, le sage milieu. Il croit à l'extraordinaire en général, il s'en défie en détail. Et dans ce merveilleux ensemble que la tradition mystique porte en son sein, c'est toujours au développement des facultés intellectuelles et morales qu'il s'attache, à leur élévation et à leur transformation par les lumières de la science et de la grâce.

      Mais dans ces limites il se donne ample carrière. Il a ce double principe, qu'on n'arrive aux hautes connaissances de la théosophie qu'avec une certaine mesure d'intelligence, et que ces études donnent à nos facultés de connaître une ouverture extraordinaire. Il ne croit pas qu'un esprit borné s'y aventure, ni qu'un profane y soit entraîné. Telle est sa sollicitude à cet égard, qu'il écrit à son ami qui emploie un secrétaire : « Avez-vous la mesure de l'intelligence de cette main étrangère pour l'employer... ? Et croyez-vous sans inconvénient de la faire participer aux merveilles qui nous occupent l'un et l'autre ? »

      Leurs préoccupations et leurs études mutuelles étaient donc des merveilles, même à ses yeux !

      Il le pensait, en effet. La science divine, celle qu'il a reçue par les écrits de Bœhme, lui a donné, dit-il, « non pas seulement ce que donne l'étude mystique des nombres, c'est-à-dire l'étiquette du sac, mais la substance même de toutes les opérations divines, de tous les testaments de l'Esprit de Dieu, de l'histoire de l'homme dans tous ses degrés primitifs, actuels et futurs. » (Lettre du 29 messidor 1795.)

      N'est-ce pas là une science bien vaste, bien immense et réellement merveilleuse ? et ne faut-il pas que le mysticisme donne aux facultés intellectuelles un développement extraordinaire, tout à fait hors ligne, pour qu'elles parviennent à ce degré d'illumination ? Qui ne se ferait initier, si l'initiation pouvait donner à chacun ce que possédait si bien Saint-Martin, et ce qu'il attribue à bœhme ? Car, qu'on le sache bien, à ses yeux ce n'est plus là des lumières d'une intelligence humaine qu'il s'agit : il déclare l'intelligence de son maître divine. Ce n'est donc pas à un simple et naturel développement de son esprit par un maître très savant de l'ordre humain, soit même du degré le plus élevé, qu'il attribue son état d'illumination, c'est à une véritable élévation au-dessus de ce niveau ; et si ce n'est pas à une entière transformation de ses facultés, c'est du moins à un enseignement donné par un maître divin. encore n'admet-il pas que chacun verrait dans les écrits de ce maître ce qu'il lui a été donné d'y trouver.

      Car, remarquons-le bien, il y a là plus que ce qu'un homme donne à un autre homme, et nous y touchons à un point essentiel de la doctrine. Aucun homme ne nous donne rien, l'initiation ne donne rien : car les hommes ne se donnent rien. Tout vient de Dieu, et rien n'est forcé ou arraché par nous, tout nous est donné. La Sagesse, Sophia, Dieu lui-même, ne viennent demeurer en nous qu'à mesure que nous sommes dignes d'être leur demeure et d'avoir leur présence, mais leur présence est une pure grâce.

      C'est, si je ne me trompe, à cette présence qui est vie, force et lumière divine, que Saint-Martin donne les noms les plus doux et les plus magnifiques : il l'appelle le sensible intérieur, tant que nous en sommes au début, et le signe de notre royauté ou la couronne, dès que nous sommes en pleine possession.

      Le dernier terme doit nous arrêter un instant. Saint-Martin parle, dans une de ses lettres à Liebisdorf, d'une personne qu'il laisse deviner aisément, qui est parvenue à la couronne. A ce mot, son disciple, qui à son tour vantait beaucoup les jouissances, disons mieux, les délices même que lui donnait le sensible visible (car on n'est pas plus enclin au sensualisme que cet adepte, je l'ai déjà fait remarquer), à ce mot, dis-je, le disciple vient tout aussitôt assaillir le maître de questions bien diverses.

      « Parlez-moi souvent, je vous en prie, de cette personne et de son état ; le sensible intérieur a-t-il d'abord, et dès les années de son premier développement, été accompagné du sensible visible ? Dites-moi aussi, s'il vous plaît, comment cette personne est arrivée à cette couronne. L'origine était sans doute l'anéantissement. Ce néant, n'a-t-il pas été conduit dans la représentation du plaisir attaché à la vue intérieure ? De cette représentation, il n'y a qu'un pas à vouloir jouir de ce plaisir ; ce vouloir aura produit des désirs, et les désirs auront produit des formes. Tout cela mérite non seulement l'attention de ceux qui réfléchissent sur cette matière, mais encore la reconnaisssance de la personne qui jouit de cette faveur. »

      Les réponses les plus sensées, et surtout celles qui sont légitimement évasives, ne réduisent pas le questionneur au silence, pas même à la discrétion. Il revient sur le même sujet, le 10 octobre de la même année.

      « Ce que vous m'avez mandé de la couronne a laissé des traces chez moi et m'a fait naître le désir d'apprendre par quel chemin la personne dont vous me parlez est parvenue à la possession de ce trésor. Etait-ce la volonté forte et permanente d'obtenir cet avantage, ou l'abandon sans volonté distincte qui le lui a procuré ? »

      Cette fois Saint-Martin répond catégoriquement :

      « Vous revenez sur l'origine de la couronne. Ce n'est point la volonté forte d'obtenir, car sûrement la personne ne savoit pas seulement que cette couronne existât ; je ne dirai pas non plus que ce soit par l'abandon sans volonté distincte, car toute sa vie cette personne a eu un profond désir de l'abîme, et a toujours mis Dieu au-dessus de tout ; mais je vous renvoie à la première page de ma lettre, et je vous rappelle que c'est une fructification naturelle. Dans cette personne le sensible intérieur a été longtemps avant le sensible invisible ; mais il s'est accru depuis, et il s'accroît tous les jours pour elle. Elle espère avant de mourir un développement plus considérable encore. La volonté de Dieu soit faite. Amen. »

      C'est donc dans la conquête de cette couronne que gît la science et que gît la gloire de Saint-Martin ; c'est le grand secret, tout le secret de sa vie intérieure.

      Et comment a-t-il obtenu sa couronne ? Sans doute par une grâce ; mais cette grâce n'est venue couronner que ce qui était digne de l'être, ce qui était prêt à là recevoir. Or, la préparation s'est faite par tout cet ensemble d'études et de travaux, d'aspirations et de sentiments, d'amour des choses suprêmes et des œuvres incessantes, que la philosophie appelle le perfectionnement moral, que la religion chrétienne appelle la vie en Dieu, mais que la théosophie, avec un peu d'affectation, appelle la vie de Dieu en nous.

      C'est là ce que Saint-Martin appelle la vie véritable, la seule qui mérite notre attention. Et sous ce point de vue Saint-Martin est un des types les plus curieux à étudier. Il est au moins le plus curieux, si ce n'est le seul complet d'entre tous ceux que présente l'histoire contemporaine. Contemporain de trois penseurs plus éminents que lui, tous trois fort distingués dans la voie du perfectionnement moral, tous trois appliqués très sérieusement et sincèrement attentifs à la vie intérieure, j'entends Maine de Biran, Royer-Collard et de Gérando (dont la biographie complète reste à faire), il s'est mis au-dessus de tous les trois à un degré qui le met à part. Sans doute chacun de ces hommes éminents a jeté un éclat plus vif que lui ; mais, si supérieurs qu'ils lui fussent, soit dans la spéculation métaphysique, soit dans la connaissance des systèmes, leurs idéalités éthiques étaient très inférieures aux siennes, je veux dire beaucoup moins ambitieuses. Aussi n'en peut-on égaler aucun d'eux à Saint-Martin sous ce rapport, et comme il n'est pas dans les temps modernes de vie comparable à la sienne, qui a le cachet d'un type, on ne doit pas négliger d'en tirer tout ce qu'elle donne d'instructions ou même de solutions. Certes, je ne veux pas soulever à ce sujet, et en son entier, le difficile problème, à savoir, D'où vient que notre morale, celle de l'espèce humaine, est si belle, et la moralité si imparfaite ; mais je veux, du moins, laisser tomber sur ce problème, le plus haut de la philosophie des mœurs, tous les rayons que présente la vie de l'illustre mystique. Quand un penseur aussi brillant et aussi sincère a consacré son existence à la solution pratique d'un problème ; quand il a pris soin lui-même de nous indiquer, dans des notes écrites avec une rare droiture, le travail qu'il a fait et les moyens qu'il a mis en jeu, esquissé ses plus grands projets et avoué ses plus grandes chutes, proclamé toutes ses idéalités et flétri toutes ses imperfections, le moins qu'on doive faire c'est de s'emparer d'un tel exemple et de le prendre, sinon dans toute sa richesse et dans toute sa profondeur, du moins dans ses grandes aspirations. Tel est notre dessein.

      Il est un point qui domine cette vie et qu'on doit bien établir au point de départ, comme on doit y revenir au terme ; c'est le point lumineux de la vie humaine, étoile du matin, soleil du jour et flambeau du soir : c'est cette vérité à la fois humble et sublime, que la science n'est pas un but, qu'elle n'est qu'un moyen. Cette vérité, nul ne l'a mieux prise pour guide que Saint-Martin. Toute sa science, toute sa théosophie n'est que le moyen de sa vie morale, et la vie morale elle-même, que la préparation à l'illumination divine. A la seule école du perfectionnement éthique se trouve la sagesse, et nul n'a de lumières s'il n'en a cherché là : nul ne sait un mot vrai sur la vie humaine, s'il n'a mis la sienne au service de son auteur ; nul n'est rien, s'il n'a Dieu, et nul n'a Dieu, s'il ne sert en rien à Dieu.

      Voilà les principes de tout ce que pense et veut Saint-Martin, le commencement et la fin de ses aspirations.

      Saint-Martin n'est pas moraliste de profession, et, si le mot est permis, je dirai qu'il s'est occupé de la morale comme tant d'autres penseurs très religieux : il a regardé ce que nous appelons la science des mœurs comme une chose toute simple, donnée par la religion, n'ayant ni principes propres, ni conséquences indépendantes du dogme. Il a semé un grand nombre de belles pensées et formulé quelques saintes maximes ; mais il n'a pas plus songé que Maine de Biran, Royer-Collard ou de Gérando, à esquisser une doctrine. De son opinion, que la morale est faite par la religion, qu'elle n'est que la religion appliquée, il est résulté que les maximes formulées dans son horizon borné n'offrent que ce caractère d'étroitesse ou de dépendance qui nous étonne à si juste titre dans les fameuses règles de Descartes. Cependant grande est la différence entre les formules des deux officiers d'infanterie philosophant dans les loisirs du service à cent cinquante ans d'intervalle. Les trois maximes du Discours de la Méthode sont de 1637 ; les règles de Saint-Martin doivent être de 1771-75. Descartes, qui est pressé par d'autres objets de méditation, et qui veut se faire sa morale lui-même en temps et lieu, examiner les éléments de la science et n'accepter que ce qui aura subi l'épreuve de la raison, adopte des maximes provisoires et de simple bon sens. Saint-Martin n'est ni aussi ambitieux pour l'avenir, ni aussi modeste pour le présent. Il n'a que faire d'un provisoire et d'un examen ; dès le début il a trouvé on plutôt il a reçu.

      « Dès les premiers pas que j'ai faits dans la carrière qui m'a absorbé tout entier, nous dit-il, j'ai dit, ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas ; et depuis ce moment j'ai eu plusieurs raisons de croire que ce mouvement n'étoit pas faux. » (Portrait, 32.)

      Cela est clair ; et si les maximes du théosophe lui inspirent une confiance absolue, c'est par la raison même qu'elles ne sont pas son œuvre, qu'elles lui ont été données par « la bonne voie. » Aussi, en a-t-il si bien éprouvé l'excellence qu'il n'aurait jamais dû les oublier, nous dit-il. Et elles sont belles et graves, en effet ; seulement, au premier aspect, elles paraissent un peu étranges les unes, un peu communes les autres, et toutes présentées sans méthode.

      La première est ainsi formulée : « Si en présence d'un honnête homme des absents sont outragés, l'honnête homme devient de droit leur représentant. »

      La seconde : « Conduis-toi bien ; cela t'instruira plus dans la sagesse et dans la morale que tous les livres qui en traitent, car la sagesse et la morale sont des choses actives, » paraît offrir une sorte d'inconséquence en demandant qu'on se conduise bien avant d'avoir appris l'art de se bien conduire.

      La troisième porte : « Ce serait un grand service à rendre aux hommes que de leur interdire universellement la parole, car c'est par cette voie que l'abomination les enivre et les engloutit tout vivants. »

      La quatrième semble un dogme de gouvernement providentiel plutôt qu'un précepte de morale : « La route de la vie humaine est servie par des tribulations qui se relayent de poste en poste, et dont chacune ne nous laisse que lorsqu'elle nous a conduits à la station suivante, pour y être attelés par une tribulation nouvelle. »

      La dernière, enfin, est bien un précepte de conduite, mais de conduite en haute mysticité et un peu au-dessus de la portée du vulgaire : « Il ne faut pas aller dans le désert, à moins que ce ne soit l'esprit qui nous y pousse, sans quoi il n'est pas obligé de nous défendre des tentations ; » c'est-à-dire, il ne faut pas se retirer du monde tant qu'on y tient et qu'on n'est pas sous la discipline d'un autre esprit que celui du monde.

      Au premier aspect, disons-nous, ces cinq propositions, dont aucune ne paraît toucher aux principes, sont aussi impropres à guider l'homme que les règles provisoires de Descartes, qui ont si peu de portée qu'on a peine à les recevoir d'une telle bouche ; mais, vues de près et prises en leur véritable portée, elles révèlent un penseur aussi méthodique qu'élevé.

      En effet, voici comment il nous apprend lui-même à traduire son petit code :

      1. Tu es homme, n'oublie jamais que tu représentes la dignité humaine ; respecte et fais-en respecter toujours la noblesse : c'est ta mission la plus générale et la plus haute sur la terre.

      2. C'est en toi, dans la lumière qui rayonne en ton être, image de Dieu, ce n'est pas dans les livres, qui ne sont que les images de l'homme, qu'est la règle de ta vie.

      3. Veille sur cette lumière, et ne souffre pas qu'elle se dissipe en vaines paroles. Qui veille sévèrement sur sa parole, veille sur sa pensée ; qui veille sur sa pensée, veille sur ses affections ; et qui veille ainsi, gouverne bien sa personne.

      4. Qui se gouverne bien, se laisse mener par Celui qui mène tout et qui mène notre âme en la purifiant dans la souffrance de ce qu'elle a d'impur, en la fortifiant dans ses faiblesses par l'exercice de combats incessants, en nous poussant de relais en relais jusqu'à ce que la course des épreuves soit accomplie.

      5. Il nous fait triompher au sein même des tentations et par elles ; elles sont le plus vif de ses moyens au milieu de ce monde où se trouvent en présence deux ordres de choses et deux ordres d'attraits. Nous succombons aux séductions du mal quand nous y suivons nos propres entraînements, qui sont égoïstes et sensuels ; nous faisons un autre choix, et nous sommes vainqueurs quand c'est l'Esprit divin qui nous y mène.

      Ce code est essentiellement mystique, mais il n'en offre pas moins un enchaînement de pensées très logiques. Il n'y a pas à se tromper, ni sur sa haute portée, ni sur le prix qu'y attache le théosophe. Fort différent en cela de Descartes, l'émule de Rousseau revient sans cesse sur les règles « qui lui ont été données, qu'il a reçues par la bonne voie. » Il les met en relief sous mille formes nouvelles, et, soit pour les éclaircir, soit pour leur imprimer le sceau d'une irrécusable autorité, il ajoute sa vie à sa parole. Son célèbre compatriote, qu'il aimait à citer comme tel et comme créateur de doctrines, ne développa point ses maximes de morale avec autant de soin ; car, quoi qu'en pense Descartes lui-même, les trois règles pour s'assurer le contentement, qu'il donne à la princesse Elisabeth, en 1645, n'ont qu'un seul point de commun avec les maximes provisoires du Discours de la méthode. « Tâcher de savoir ce qu'on doit faire ; faire ce que veut la raison ; ne pas désirer les biens qu'on ne peut pas avoir, » voilà celles qu'il recommande à la princesse. – « Se conformer aux lois, à la religion et aux opinions reçues ; être ferme dans ses résolutions, même en suivant des opinions douteuses ; tâcher de se vaincre soi-même plutôt que la fortune, » voilà celles de la Méthode, qui parut en 1637. Il est permis de le dire, d'abord, ces conseils se ressemblent peu ; ensuite, ce sont des lieux communs auxquels leur auteur n'a jamais pu attacher une valeur sérieuse. Ce qui le prouve, c'est « qu'il lui paraît prudent de se régler plutôt sur ceux avec lesquels il aimait à vivre, encore que parmi les Perses et les Chinois il pourrait y en avoir de mieux sensés. »

    Il n'est pas possible de se faire une morale plus commode à la fois et plus modeste. Celle de Saint-Martin, au contraire, est très haute, et je dirai volontiers très ambitieuse. Les mystiques, que Maine de Biran suit en ce point, distinguent dans la nature humaine une vie triple : la vie animale, la vie psychique, la vie divine. C'est à celle-ci, qui est loin de se borner à la morale sociale, à l'opinion des mieux sensés sur ce qui est bien ou mal, que s'attache Saint-Martin. Disons-le, c'est là la vérité ; car pour tout le monde elle est là, elle n'est ailleurs pour personne. Pour lui, cette morale céleste est la fille légitime de sa métaphysique. « Où Dieu est, dit-elle, il doit régner. (Voir le Tableau naturel.) Or, il est encore plus dans l'homme qu'il n'est dans le monde ; il doit donc y régner d'une manière encore plus sensible qu'il ne règne dans la nature. Il est bien dans celle-ci aussi, et tout ce qui vient d'un Principe supérieur réfléchit ce principe, et en offre l'image comme un miroir ; mais le monde offre de son principe une image moins parfaite que ne fait l'homme. Et fort heureusement pour celui-ci ; car sans cela, n'ayant point de raison d'être, il n'existerait pas. Sa raison d'être, c'est sa mission de révéler complétement son principe. Tel est aussi son privilège. Contenant Dieu mieux que ne le contient le monde, il ne doit pas le demander à celui-ci. Et c'est pour cela qu'aucun argument tiré de la nature n'a la puissance de démontrer Dieu à l'homme. Ainsi, d'une démonstration aussi externe, l'homme n'a que faire ; la meilleure de toutes, il la porte en son sein : C'est l'empreinte de Dieu de qui il est émané. »

      En effet, Saint-Martin enseigne, un peu comme Malebranche, qu'il a trop l'air d'ignorer, la présence ou l'immanence de la pensée divine dans la pensée humaine ; mais il ne va pas, avec le panthéisme de l'Allemagne, jusqu'à l'identification de la conscience divine avec la conscience humaine. J'ai déjà dit que Saint-Martin a quelquefois d'étonnantes rencontres avec Schelling, mais elles ne sont pas des emprunts faits par l'un des penseurs contemporains à l'autre. Le théosophe français aurait pu connaître les écrits publiés dans la période panthéiste du philosophe allemand, car cette période coïncidait avec celle où Saint-Martin apprenait l'allemand à , mais ces airs d'analogie s'expliquent d'une autre manière : ou par la source commune où les deux penseurs ont puisé, les écrits de Jacques Bœhme, pour lesquels Schelling finit par partager l'enthousiasme de Saint-Martin, ou par cette communauté d'idées qui forme, pour ainsi dire, l'atmosphère spirituelle de certaines époques de l'humanité.

      Quoi qu'il en soit de ces rencontres, Saint-Martin n'est pas panthéiste. Il n'admet dans la pensée humaine qu'une présence très affaiblie de la pensée divine ; et s'il est sage de ne pas se laisser abuser ailleurs par des artifices de langage, il est ici sage aussi de ne pas s'abuser soi-même par des maladresses de style. Saint-Martin a de ces maladresses, mais elles sont rares ; et quand il veille, il distingue si bien entre les deux pensées, celle de Dieu et celle de l'homme, qu'il dit celle de Dieu peu sensible dans l'homme, et celui-ci très enclin à la chercher dans le monde matériel. Et la raison qu'il en donne, c'est que le rapport primitif entre Dieu et l'homme s'est altéré. Telle est cette altération, dit-il, que nous prenons volontiers le monde matériel pour le seul réel. Toutefois, le monde spirituel ne nous est pas fermé du tout. Loin de là, pour que la primitive harmonie se rétablisse entre Dieu et l'homme, il ne s'agit pour nous que d'entrer dans les voies de la régénération qui nous sont ouvertes par la manifestation de la vie divine dans la personne de celui qui, Fils de Dieu, est devenu le type suprême de l'humanité. Rendre notre vie conforme à ce type, et, pour ce qui est de certaines œuvres, aller même au delà, en vertu de certains dons ; dans tous les cas, rentrer par la renaissance spirituelle en possession de notre grandeur primitive : voilà l'idéalité morale à laquelle chacun doit aspirer. Et chacun peut y atteindre. En dépit de sa chute, la grandeur qui reste en l'homme est attestée par le fait qu'il a encore un esprit. Aussi n'aura-t-il qu'à rentrer dans son rapport normal avec son principe pour s'élever haut, très haut : pour voir Dieu spirituellement et pour revoir la nature entière en son vrai jour. Ce n'est pas tout. Connaître son principe mène à l'union avec lui, et l'union mène à l'action commune. C'est la fin de l'homme d'aller jusque-là. Pour être à même d'agir comme son principe, il n'a qu'à désirer, qu'à obtenir par ses désirs et par ses aspirations, qui sont de grandes forces, ce point essentiel, à savoir que la volonté divine, qui est la puissance divine, s'unisse à sa volonté. Or, elle le fera, et il participera aux œuvres et aux forces, sinon aux attributs suprêmes. Dans la mesure où la volonté divine opère dans l'homme, image de Dieu, il est bien autorisé à dire que cette volonté le fait participer à sa puissance.

      C'est ici la clef de toute l'anthropologie de Saint-Martin : l'homme est comme une plante dont Dieu est la sève et la vie.

      Ce mot peut être querellé ; mais c'est une de ces figures qu'on trouve chez les mystiques les plus admirés. Il est vrai qu'on la rencontre aussi chez quelques-uns des auteurs les plus enclins au panthéisme. Sous la plume de Saint-Martin elle n'est réellement qu'un mot d'une grande ambition, et ne révèle qu'une idéalité exagérée : il veut s'unir à Dieu et laisser la pensée divine régner dans la sienne, comme dans l'arbrisseau règne la sève qui le vivifie. Voilà sa métaphore, expression fidèle de la métaphysique, mais expression innocente ; car malgré la haute ambition qu'elle affecte, Saint-Martin veut si peu être Dieu, qu'il veut, au contraire, être à Dieu. Il veut être un de ses saints, ce qui n'est qu'une aspiration légitime, puisque ce doit être celle de tout le monde.

      Mais, quant à celle-là, il la professe bien haut, il l'affiche. Il craint bien de n'être qu'un demi-élu, mais il veut être un saint, et cela sans passer pour sot. « Les gens du monde, dit-il, croient qu'on ne peut pas être un saint sans être un sot. Ils ne savent pas, au contraire, que la seule et vraie manière de n'être pas un sot, c'est d'être un saint. » (Portrait, 980.) Le saint est seul dans le vrai ; au lieu d'avoir à chercher Dieu, et encore sans avoir l'assurance de le trouver, il peut être sûr que c'est Dieu qui le cherche et qu'il saura le trouver, lui.

      Saint-Martin a eu le bonheur d'être trouvé et pris. « Dieu est jaloux de l'homme, dit-il : je me suis aperçu qu'il l'étoit de moi comme de tous mes semblables, et qu'il attendoit, pour faire une alliance entière avec moi, que j'eusse rompu avec tous les rivaux qui occupoient encore mon âme, mon cœur et mon esprit. »

      Complétons cette belle pensée dans le sens du noble penseur.

      Si Dieu est jaloux de nous, c'est qu'il nous a faits pour lui et qu'il a besoin de nous, non seulement pour être aimé, adoré et glorifié dans l'univers, mais encore et surtout pour y être aidé de nous, aidé dans la réalisation de ses desseins suprêmes ; car c'est peu de chose que de servir Dieu, il faut servir à Dieu, puisqu'il nous a choisis pour être ses instruments. Nous sommes les ouvriers de sa pensée dans la fraction du monde où il a fixé notre demeure, et au sein des créatures immortelles qu'il nous donne pour compagnes.

      « J'entends souvent parler dans le monde de servir Dieu, dit Saint-Martin, mais je n'y entends guère parler de servir à Dieu ; car il en est peu qui sachent ce que c'est que cet emploi-là. »

      Mais comment servirons-nous à Dieu ?

      Un type nous est donné dans la grande manifestation du Fils de Dieu ; mais celle-là n'est-elle pas unique ? Sans doute ; seulement, grâce à elle, l'identification de notre volonté avec celle de Dieu et notre participation à sa puissance sont si intimes et si merveilleuses, que « chaque homme, depuis la venue du Christ, peut, dans le don qui lui est propre, aller plus loin que le Christ. » (Portrait, 1123.)

      A l'appui de cette doctrine, d'une hardiesse trop évidente, Saint-Martin cite un texte sacré qui ne l'autorise pas, mais que je ne discute pas, voulant me borner à marquer par ce dernier trait la singulière idéalité que le philosophe religieux veut réaliser dans sa vie. Elle est vraiment trop belle, la magnifique mission qu'il donne à l'homme dans l'univers, car il la marque moins à côté de Dieu ou au service de Dieu qu'avec Dieu.

      Il n'est pas possible d'aller au delà.

      Mais comment la vie de l'homme a-t-elle répondu à la conception du penseur ?

      Sa moralité a-t-elle été à l'unisson de sa morale ?




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