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Saint-Martin le Philosophe Inconnu

Sa vie et ses écrits - Son maître Martinez et leurs groupes - D'après des documents inédits
Jacques Matter
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CHAPITRE XXX

La saine théorie de la perfection humaine. – Les lumières dans la vie de Saint-Martin. – Son humilité.
Sa franchise. – Son détachement. – La passion de Dieu. – Le mal du pays. – La paix.

Pour arriver à une saine appréciation d'ensemble de la vie de Saint-Martin, il nous faut nous expliquer bien nettement sur un point fort délicat, la plus grande et la plus singulière de toutes nos aberrations, j'entends une fausse conception de la morale et de la moralité.

      Il est une conception doublement fausse de la science des mœurs, ainsi que le démontrent clairement un fait universel et un principe incontestable.

      Voici le fait :

      Si complet que puisse être un jour le développement de nos facultés, et si parfait leur emploi dans le sein de l'humanité, on n'y verra jamais l'homme, on n'y verra que des hommes, des individualités d'une variété infinie, offrant partout un nombre illimité de nuances, mais dont aucune ne sera la perfection, c'est-à-dire l'état d'harmonie parfaite avec la loi prescrite à l'humanité.

      C'est là une des plus grandes merveilles, mais aussi des plus grandes énigmes de la vie.

      En effet, cela équivaut à la démonstration de l'impossibilité pour notre moralité de jamais atteindre la morale dans sa course, ou de marcher de concert avec elle. Or, une morale qui n'est pas faite pour être atteinte et qui a néanmoins la prétention d'être obligatoire, n'est-elle pas essentiellement une conception fausse ?

      Voici maintenant le principe : L'imputation est en raison, non pas de la seule volonté, mais aussi des moyens.

      Or, à ce point de vue encore, notre morale, telle qu'elle est conçue généralement, paraît être une grande erreur, une erreur admirable sans doute en apparence, mais au fond aussi inadmissible pour notre espèce qu'elle est ambitieuse de sa part.

      En effet, l'espèce humaine se croit obligée d'une manière absolue à une loi absolue, qui est celle de l'univers, par la raison qu'il ne peut y en avoir qu'une, mais qui, applicable en sa teneur complète aux êtres les plus privilégiés, ne l'est à tous les autres qu'en proportion de leurs moyens. Or, l'insuffisance de nos moyens est démontrée par l'impossibilité d'observer la loi entière, et la disproportion de nos facultés de réalisation avec nos facultés de conception est certaine. Il serait donc à la fois de notre devoir de concevoir l'idéalité, et de notre raison de nous résigner à rester en deçà ? S'il est glorieux d'aspirer plus haut, il est insensé de prétendre y aboutir : nul être ne doit vouloir sortir de sa classe et prétendre à l'observation complète d'une norme qui n'est faite pour lui qu'en un sens restreint. Or, il est de saine raison d'admettre que nous ne sommes pas les êtres moraux les plus parfaits, et qu'il en est de supérieurs à l'homme dans l'immensité de l'univers. Eh bien, ces privilégiés eux-mêmes n'étant tenus qu'à la loi universelle , puisqu'il n'y en a pas d'autre, comment nous, qui leurs sommes inférieurs, y serions-nous tenus au même degré qu'eux ? L'imputation, dans le monde moral tout entier, étant en proportion des moyens – et le contraire impliquerait – comment celle qui pèse sur nous ferait-elle seule une exception et serait-elle supérieure à nos forces ?

      Telle est pourtant la prétention de notre morale.

      Et ce n'est pas encore sa plus grande erreur ; car, dans ses exagérations, elle ne se borne pas à nous assimiler aux êtres supérieurs seulement, elle nous prescrit la perfection divine. Or vouloir, sous un point de vue quelconque, égaler l'homme à Dieu, c'est évidemment confondre le fini et l'infini, et se tromper de gaieté de cœur.

      Cela étant, peut-on conclure légitimement :

      1. Que trop longtemps la morale humaine a été utopiste ?

      2. Que, n'ayant jamais pu être pratiquée réellement ou atteinte par la moralité en son vol ambitieux et en ses idéalités pures, ne pouvant l'être en aucun temps par aucun homme, le moment est venu pour l'humanité de renoncer à ses aspirations icariennes ?

      3. Qu'elle doit se donner enfin des théories faites à sa taille ou proportionnées à ses moyens ?

      4. Qu'à partir du jour où elle l'aura fait, ou bien notre moralité à tous sera égale à notre morale, ou bien chacun de nous se sentira sérieusement responsable de la différence que la sienne pourra présenter avec celle qui est faite pour tous ?

      Je ne le pense pas. Car, si c'est la vérité elle-même qui parle dans les faits et dans les considérations que nous venons de présenter en ce qui concerne le degré de perfection qu'il convient d'exiger de l'homme, ce n'est plus du tout elle qui parle dans les conclusions qu'on en prétend tirer. Au contraire, au lieu d'abaisser la morale, il faut la mettre d'accord avec la moralité qu'il nous est possible d'atteindre, c'est-à-dire élever celle-ci au niveau de la morale conçue dans les limites que permettent nos facultés, et que, par-là même, elles indiquent comme voulant être atteintes et comme devant l'être.

      Sans nul doute la perfection d'un être fini n'est pas du tout celle de l'Etre infini. Il y a perfection absolue et perfection relative. Nul de nous ne peut, sans une inconséquence extrême, aspirer à celle-là, ni sans une abdication coupable de lâcheté renoncer à celle-ci ; mais la perfection relative ou humaine est exigible de chacun. Quelle que soit entre le fini et l'infini l'infranchissable distance, il est dans le monde moral trois vérités fondamentales qui le constituent et qui sont des évidences : la première, c'est qu'il a une loi ; la seconde, c'est qu'il ne peut en avoir qu'une ; la troisième, c'est que, dans la sainteté de l'Etre infini, la moralité de tous les autres trouve son type suprême. Voilà ce que la raison veut, puisqu'elle nous dit que Dieu est le Bien, et ce que la révélation, qui est la raison suprême, exige lorsqu'elle nous dit : Soyez parfaits comme Dieu lui-même est parfait. Certes, cela ne veut pas dire, soyez égaux à Dieu ; mais cela veut dire : De même que vous êtes faits à l'image de Dieu, prenez son image pour type de votre perfection à vous. Et en effet, la nature humaine a bien son type dans la perfection absolue, mais elle a sa perfection propre. Ce n'est ni celle de Dieu ni celle des anges, elle est sui generis, elle est humaine ; et en vertu de la nature humaine et de ses moyens elle est très compatible avec des qualités qui peuvent être des imperfections réelles au point de vue absolu. Aux yeux de la morale, l'homme est parfait dès qu'avec des lumières même imparfaites et des moyens bornés, au sein d'une civilisation défectueuse, il a fait ce qu'il a pu. Et nul, pas même l'utopiste, n'a le droit d'exiger de lui ce que ni Dieu ni la raison n'en exigent, l'impossible.

      C'est peut-être parce que les utopistes, en demandant l'impossible, nous égarent, que le possible n'est pas pratiqué. Saint-Martin, par exemple, n'a manqué la perfection humaine, telle que nous venons de la définir, que pour avoir voulu la perfection divine. A ce point de vue pratique, notre jugement sur la moralité du célèbre mystique sera tout autre ; car toutes les fautes que nous avons marquées dans sa vie tiennent à une simple erreur de l'intelligence, à une conception incomplète de l'idéal éthique. Et celle-ci est née à son tour de la fausse direction que le jeune homme a lui-même imprimée à ses études par suite de ses préventions sur la science. La science des philosophes lui est suspecte ; elle ne peut lui donner la vérité dont il est avide, et la voulant à tout prix, il la demande, à vingt-deux ans, à la théosophie. Se croyant, par elle, en possession d'une science divine, cette science humaine dont il se vante d'avoir repoussé de bonne heure les explications, n'obtient plus que ses compassions, ses dédains.

      Cette aberration, et celles qui en naissent, sont graves. Le mépris des lumières rationnelles, qui sont nos guides les plus personnels et les plus légitimes, se punit rigoureusement dans la destinée spéculative ou pratique de l'âme ; et nous devons reconnaître cette vindicte suprême dans la destinée du philosophe. On aurait tort de vouloir se dissimuler cette faute par une sorte de culte pour Saint-Martin et ses tendances. Si nos jugements sont volontiers sévères pour l'incrédulité et l'athéisme, que nous soupçonnons aisément de trahir la morale, ne nous montrons pas faciles pour la superstition et la crédulité. Ces excès sont aussi gros de violente intolérance et d'exclusive barbarie les uns que les autres. Mais tenons compte au jeune lieutenant d'infanterie de l'ardeur sérieuse qu'il apporte à la recherche des choses supérieures, et honorons la consécration empressée qu'il fait de toutes ses facultés à cette grande recherche.

      Tenons-lui compte surtout du bon esprit avec lequel il échappe bientôt à la théurgie et à la magie, aux opérations et aux mystères des sociétés secrètes les moins dignes de l'enchaîner ; de l'énergique indépendance avec laquelle il passe à la méditation et à l'étude d'ouvrages trop mystiques encore, il est vrai, mais du moins connus et avouables. Oh ! sans doute, nous aimerions encore mieux qu'au lieu d'aller seulement de Martinez et de Swedenborg à Jacques Bœhme, il fût retourné à Descartes et à Bacon, ses premiers amis, ou du moins à Malebranche et à Fénelon, des guides plus sûrs que ceux qu'il chercha si loin, et qui continuaient mieux en lui l'œuvre commencée au collège avec Abbadie ; mais n'exigeons pas d'un mystique de n'être plus lui-même, et ne nions pas les attraits sérieux que présentent l'élévation et la profondeur des spéculations théologiques ou cosmologiques de Bœhme. Malgré toutes les erreurs de science et de raisonnement, toutes les obscurités de pensée et les étrangetés de style où ses spéculations sont enveloppées, elles plaisent encore de nos jours aux plus grandes écoles de l'Allemagne, à celles de Schelling, de Baader et de M. Feuerbach, c'est-à-dire aux plus indépendantes qui se conçoivent. Et puisque l'un des plus savants des trois philosophes que nous venons de nommer, M. de Baader, va dans son enthousiasme pour le théosophe de Gœrlitz jusqu'à commenter à son tour les écrits de Saint-Martin qui le commente, le théosophe d'Amboise doit paraître justifié, même aux yeux des délicats, de s'être fait le traducteur de Bœhme. Ajoutons, pour les plus difficiles, que dans la situation où se trouvaient alors nos écoles et nos doctrines, un dogmatisme aussi plein de vues originales et invitant à de profondes méditations apparaissait parmi nous comme une puissance salutaire. Quand on considère tous les sacrifices que s'imposa le noble traducteur pour pouvoir imprimer son travail malgré ses faibles revenus, on ne saurait trop admirer ce rare dévouement à une cause délaissée ; et, ne le contestons pas, c'est un mérite réel de la part de Saint-Martin de nous avoir offert, dans une version en tout cas plus lucide que l'original, les brillantes spéculations du plus grand des mystiques modernes. Sa traduction, il est vrai, n'eut pas un grand succès ; mais le succès n'y fait rien, la moralité est ailleurs, et la preuve que Bœhme traduit attira l'attention de quelques-uns de nos maîtres en philosophie est dans les textes de Maine de Biran, qui est un type de moralité religieuse à son tour, et qui n'hésita pas à admettre l'idée fondamentale de la triple vie que Bœhme distingue dans sa mystique anthropologie.

      On peut quereller à un point de vue moral le culte excessif que Saint-Martin professe pour le mysticisme allemand. C'est ce commerce si exclusif et si intime avec le célèbre interprète de l'intuition mystique, joint à celui que Saint-Martin entretenait lui-même avec le monde où il se transportait, qui lui inspira une sorte de culte pour sa propre pensée. Humainement parlant, on doit au moins qualifier d'orgueil hors ligne l'appréciation qu'il en fait, ou le sentiment qu'il nourrit un peu à ce sujet. Mais l'origine même de ce sentiment, dont nous n'avons pas voilé le fâcheux éclat, est faite pour nous en expliquer la nature véritable, et pour donner un sens beaucoup plus doux et plus pur aux exagérations si étranges en apparence que nous avons entendues de la part du pieux mystique.

      Quelle est à ce sujet la disposition réelle de son âme ?

      A l'entendre dans ses accents lyriques, il a reçu des grâces supérieures, et vu des vérités à ce point sublimes qu'il en est humilié et confondu devant Dieu.

      Loin de l'enorgueillir, ces divines faveurs pèsent donc sur sa pensée, et à l'idée de la responsabilité qu'elles lui imposent, il aimerait mieux s'ensevelir dans l'amour de Dieu que de porter le poids de sa justice. Ne dit-il pas lui-même que, souvent, dans son sentiment de respect pour les saintes vérités qu'il avait reçues, il eût préféré passer pour un homme vicieux au lieu d'être pris pour un être parvenu à ce haut rang ? (Portrait, 603.)

      Les faveurs divines, il les affirme et les adore, mais il ne s'en prévaut pas. Ecoutons-le ; il est étrange, mais il est sincère : « Salomon a dit avoir tout vu sous le soleil. Je pourrois citer quelqu'un qui ne mentiroit point quand il dirait avoir vu quelque chose de plus, c'est-à-dire ce qu'il y a au-dessus du soleil ; et ce quelqu'un-là est loin de s'en glorifier. »

      La gloire de Saint-Martin, s'il faut employer ce terme profane, n'a réellement rien de commun avec la renommée, avec l'illustration qui résulte de ces travaux qu'on peut appeler les créations du génie. Il tient, dans son opinion, un rang à part : il a un dépôt sacré de grandes idées, de vérités suprêmes, et une mission hors ligne. Mais ce n'est pas lui qui est quelque chose, ou qui crée quelque chose ; rien n'est de lui, et l'unique sentiment qui lui convienne, « c'est de se prosterner, dit-il, de honte et de reconnoissance pour la main miséricordieuse qui le comble de ses grâces et de ses miséricordes, malgré ses ingratitudes et ses lâchetés. »

      Voilà son orgueil.

      Saint-Martin a d'ailleurs conscience du tort qu'il a eu de s'exprimer quelquefois comme il l'a fait. Il sait bien que le monde ignore ses humilités et ne soupçonne pas la confusion qu'il éprouve au fond de son âme, mais il n'a garde de s'en soucier. Ses paroles, pleines d'une sainte gratitude, ne peuvent tromper que des gens qui ne connaissent rien aux secrets de l'âme ni à son état.

      « Les mêmes personnes sont souvent révoltées de mon orgueil, et dans l'admiration de ma modestie, dit-il, ce que je sens est plus beau que l'orgueil. »

      Il doit être évident pour tout le monde que l'homme qui se sentait à ce point étranger sur la terre qu'il s'y trouvait déplacé, ne pouvait y vouloir étaler le faste de son importance personnelle ; et Saint-Martin est de bonne foi quand il nous dit que la principale de ses prétentions était de persuader aux autres qu'il n'était qu'un pauvre pécheur.

      Toutefois, si son orgueil n'est que de la reconnaissance, sa reconnaissance a des paroles étonnantes et des formes à elle. Elle pose. Du moins elle ajoute aux mots pauvre pécheur ceux-ci : « pour qui Dieu avoit des bontés infinies. » Cela sent le favori. Mais rien ne l'emporte sur les faits ; Saint-Martin avait réellement dans la vie cette sorte d'humilité qu'il professe, et d'après des traditions auxquelles je dois la plus sincère déférence, il la portait empreinte sur toute sa personne. Ce fut cette inaltérable humilité qui inspira la plus haute admiration à la sceptique amie à laquelle il offrit le beau portrait dont j'ai parlé. Seulement il y avait bien dans cette tenue si modeste quelque chose qui rappelait « l'épée au côté » d'Henri IV ; mais cette épée n'était chez lui que sa reconnaissance enthousiaste pour les communications divines dont il se sentait honoré : son humilité se ressentait de son exaltation mystique. Aussi n'est-il pas besoin de témoignages externes à ce sujet quand un homme droit comme lui écrit ceci : « Sans ma grande affaire, j'aurois pu devenir encore plus nul et plus méchant que les autres hommes, étant né beaucoup plus foible. » (Portrait, 666.)

      Quel est celui d'entre nous qui mettrait sur lui-même dans ses mémoires ou dans son portrait ces mots : « encore plus nul et plus méchant ? »

      Cette sévérité pour sa personne, d'autant plus grande qu'il a de sa mission une opinion plus haute, est aussi ce qui répand le jour le plus vrai sur sa sévérité pour les autres : ce n'est pas la froideur qu'ils lui inspirent, c'est une profonde compassion, une charitable tendresse, attestée par toutes les amertumes d'une sainte douleur. Quand sa rigueur s'appesantit sur les hommes, ce n'est pas l'individu, c'est l'humanité qu'il rudoie. Sa plume se trompe quand elle déclame contre le monde. Elle ne distingue pas les diverses acceptions de ce mot. Le monde qu'elle entend, c'est celui qui est synonyme du mal. C'est le monde du démon, ce n'est pas la société que Saint-Martin hait. Sa véritable pensée se montre, malgré la confusion des termes, dans cet aveu : « J'abhorre l'esprit du monde, et cependant j'aime le monde et la société. » (Portrait, 776.)

      Le monde ou la société qu'il aime surtout, c'est le grand monde, c'est la société élégante, c'est cette aimable et spirituelle compagnie qu'on appelle la bonne. Quand la bonne compagnie est spiritualiste, c'est sa famille. Le monde qu'il abhorre, c'est, comme il le dit, l'esprit du monde, c'est-à-dire l'esprit humain à ce point absorbé dans les choses mondaines ou terrestres, qu'il est inaccessible aux autres ; c'est, en un mot, cet affligeant ensemble de tendances et d'aspirations égoïstes, de vices et de passions, ce tissu d'intérêts et de jouissances vulgaires auquel l'Evangile donne pour chef l'emblème du vice absolu, le prince du monde. Ce monde-là, non seulement Saint-Martin l'abhorre de toute l'indignation de sa belle âme, mais il lui est étranger, il l'ignore. Cela est encore plus beau que de le haïr.

      Cependant cette ignorance, il se la reproche ; empêché de combattre des hommes comme il aurait dû le faire. « Si les écrits que m'inspira ma tendresse pour les hommes ont porté si peu de fruits, c'est que j'ai trop peu connu leur manière d'être et l'insouciance où ils se laissent croupir. »

      Plus tard il connut mieux les hommes, les traita plus rudement et s'imagina qu'il en était haï : « Il n'est pas étonnant, dit-il, que mon métier de balayeur du temple de la vérité en ait soulevé contre moi les ordures. » Les mots sont vifs, et ils sont peu justes. Saint-Martin n'a jamais connu ni inspiré autre chose que des haines abstraites. Jamais son public, peu nombreux et très mystique, ne fut son ennemi. Il se reproche une sorte de guerre générale qu'il aurait faite à tout le monde. C'est à tort. Puisqu'il était réformateur, il fallait bien en faire le métier. La guerre qu'il a faite réellement est la gloire de sa vie, par les sentiments qui la lui dictèrent et par les armes qu'il y employa. Quel est le mortel un peu éminent, philosophe, moraliste, publiciste, ou tout simplement honnête homme, dont la vie ne soit pas la guerre ?

      Au surplus, celle que le tendre mystique croit avoir faite à son temps n'eût été que trop légitime. Mais Saint-Martin lui-même, dans un moment de désenchantement peut-être, nous apprend ce qu'il en était, quand il dit : « Je n'ai qu'un seul emploi à remplir dans le monde, celui de pleurer. » Voilà réellement le rôle auquel il se résignait. Mais pleurer n'est pas combattre, et son œuvre n'était pas aussi belliqueuse qu'il le pensait. Ce qui était réel, c'était sa douleur spirituelle : c'est ainsi qu'il appelle sa grande compassion pour les hommes ; mais c'était là un sentiment tendre et doux plutôt que violent et amer. C'était une des gloires de sa vie, car c'était à ses yeux le plus vrai et le plus précieux des trésors que Dieu lui eût donnés. Aussi voulait-il le faire valoir par tous les moyens, ce qui devait nécessairement avoir des difficultés. Mais s'il eut à subir dans ce travail « bien des suspensions, des privations et des tribulations même, » comme il dit, on ne trouve cependant dans sa carrière aucune de ces vives polémiques qui sont comme les compagnes naturelles d'un grand talent, ni aucune de ces animosités brûlantes que soulève parfois un grand caractère. S'il pleura beaucoup, cela tenait réellement à son organisation très délicate et très féminine, autant peut-être qu'à sa mission.

      D'ailleurs, ce qu'il ne nous dit pas, et je l'en loue, c'est que nul sur la terre n'a plus goûté que lui les jouissances de l'amitié et de ses plus vives tendresses. aussi ne se découragea-t-il que par instant, ayant en Dieu un puissant auxiliaire : « Mon œuvre a sa base et son cours dans le divin, » dit-il. Il ajoute, à la vérité, qu'il est comme « un homme tombé à la mer, » mais « il tient à la main une corde attachée au vaisseau, et il sent qu'il va bientôt y rentrer, quoiqu'il soit le jouet des flots qui l'inondent et celui des vagues qui, par-dessus sa tête, menacent de l'engloutir. » (Portrait, 362.)

      On a quelquefois reproché à Saint-Martin de n'avoir point de carrière bien marquée à l'époque même qui demandait le plus de dévouement. On a eu doublement tort. Il est très vrai que sa vie n'offre pas une éclatante participation aux grands débats de son époque, aux grandes crises de son pays ; mais d'abord il tenait de toutes les puissances de son âme aux questions du jour, à celles qui furent posées par les corps savants, à celles que soulevèrent les événements du temps ; ensuite il poursuivait sans relâche son œuvre spéciale, telle qu'il la concevait en vertu de tous ses principes.

      La régénération de tous ceux qui nous entourent, comme la nôtre propre, voilà, suivant lui, l'œuvre de l'homme. (Portrait, 795.)

      C'était la sienne. (Portrait, 353.) Et nul n'y fut jamais plus fidèle.

      Vrai théosophe, Saint-Martin n'a fui ni les questions, ni ses adversaires naturels, ni le monde ; mais il faut dire que de tout cela il a fait peu de cas en principe. Tous ses attachements humains, il les a subordonnés à ses attachements divins. (Portrait, 31.)

      Toutefois, nul ne sait aimer les hommes mieux que lui, ni plus moralement ni plus intimement. C'est une de ses afflictions constantes de s'être mal pris au début pour leur faire prendre les bons sentiers. (Portrait, 613.)

      Nous demandons aujourd'hui, et nous apportons dans nos relations avec les hommes une grande largeur. Cela nous est aisé avec des convictions à ce point adoucies, que si nous en avons de fortes encore, il n'y paraît guère. Il n'en était pas de même quand il y paraissait beaucoup. Eh bien, Saint-Martin était à notre hauteur : il sut aimer les hommes distingués de toutes les tendances. Dans les commencements du dernier siècle on proclamait un peu la tolérance ; on la pratiquait un peu vers la fin ; mais qu'est-ce que la tolérance auprès de ce que fait Saint-Martin ? Catholique très pieux, jamais il ne mentionne même d'un mot les nuances qui différencient les communions chrétiennes ; dans sa vie, comme dans ses écrits, il n'y a que deux classes d'hommes : ceux qui veulent être à Dieu et ceux qui ne le veulent pas.

      Les premiers sont ses frères, de quelque nation qu'ils soient ; les seconds ses ennemis, quelque nom qu'ils portent. Voilà sa théorie. Mais il recherche Lalande et Voltaire. Il proclame Rousseau bien meilleur que lui. Il aime tous ceux qu'il voit. Et quelles affections que les siennes ! L'amitié est pour lui d'origine et de famille céleste, c'est la communion spirituelle née de la « conjonction individuelle avec Dieu. » (Portrait, 1137.)

      J'ai marqué parmi les ombres de sa vie ses prédilections féminines. Je ne veux pas faire disparaître cette ombre, en tant qu'elle se projette sur la vie des grands mystiques de tous les temps et de tous les pays, amenée et expliquée partout par la nature même des saintes aspirations qui remplissent leur âme. Mais, pour être juste à l'égard de Saint-Martin, je veux constater que si ses nobles et saintes amies occupent une grande place dans sa vie, ses amis n'en prennent pas une petite.

      L'égalité est proclamée dans cette confidence toute extatique : « Il y a deux personnes, dont l'une est une femme, en présence de qui j'ai senti que Dieu m'aimoit, » (Portrait, 7.) Si l'une était une femme, l'autre était un homme.

      En général, je ne prétends pas effacer toutes les ombres de cette vie. Pour être vrai, il faut y laisser celles que le théosophe n'en a pas ôtées ; mais pour rester vrai, il faut en écarter celles qu'y a jetées une injuste prévention. Il s'y trouve d'ailleurs assez de lumières pour que toutes les ombres en soient adoucies.

      La moralité est le bon gouvernement de soi-même, et le plus sûr moyen de se bien gouverner, c'est de se bien connaître. Cela implique l'art de s'observer avec suite et de se juger avec droiture, de ne rien se passer, de ne rien souffrir en soi qui ne soit amené à la vie, à la pureté et à l'énergie voulues.

      Cet art complet, qui prime tout ce qui peut occuper la pensée humaine, Saint-Martin le pratiquait avec une sincérité et une constance dignes d'admiration. Observateur profond et fin, il aimait le bien et se reprochait ses fautes, non pour les pleurer – ce qui est bon, mais ce qu'il ne faut pas prolonger, car ce n'est qu'un début – mais pour ne plus y retomber, ce qui est l'amendement et le triomphe. Ce triomphe, Saint-Martin prend la bonne voie pour l'obtenir. Pour être bien gouverné, il se donne à Dieu, et se laisse gouverner par lui à ce point que ce n'est plus l'homme qui vit en Dieu, mais Dieu qui vit en l'homme. « Ne triomphe que celui, dit-il, à qui Dieu donne la vertu et l'intuition des choses divines, et dont la vertu est la condition préalable. »

      Remarquons cette place faite à la vertu. Le moraliste rationnel aspire à vaincre le monde ; le moraliste mystique à être vaincu de Dieu ; Saint-Martin confesse avec une sublime aisance qu'il a eu le courage de se faire vaincre.

      « J'ai dit quelquefois à Dieu : Combats contre moi, comme l'ange contre Jacob, jusqu'à ce que je t'aie béni. » (Portrait, 955.)

      Qui ne sent que c'est ici le cri d'une âme sincère, sérieuse et réellement avancée ?

      Une fois soumis et vaincu parfaitement au gouvernement de son divin Maître, à sa discipline, Saint-Martin fut tout à lui, et s'en trouva si bien qu'il osa dire, avec une étrange confiance : « J'ai dit quelquefois que Dieu étoit ma passion ; j'aurois pu dire, avec plus de justice, que j'étois la sienne. » Ce cri de joie, qui serait un blasphème si l'âme était à elle, n'est qu'une de ces saintes témérités qu'autorise l'union mystique. Suivons-la un pas encore, car nous n'en saisirions pas le véritable caractère si nous n'allions pas jusqu'au bout. Il ajoute aux mots : « C'est moi qui étois la sienne, « ces autres : « par les soins continus qu'il m'a prodigués, et par ses opiniâtres bontés pour moi malgré toutes mes ingratitudes ; car s'il m'avoit traité comme je le méritois, il ne m'auroit seulement pas regardé. » (Portrait, 901.)

      Et voici un argument qui justifie bien aux yeux de Saint-Martin la croyance, que c'est bien Dieu qui fait ses affaires :

      Un apôtre éminent nous a laissé cet aveu, que souvent il n'a pas fait le bien, mais fait le mal qu'il ne voulait pas. Saint-Martin, plus heureux, loue Dieu du contraire. « Car c'est une vérité, dit-il, que sa bonté a été quelquefois assez grande envers moi pour me faire faire le bien lorsque je voulois le mal. » (Portrait, 784.)

      Ce degré de perfection n'est pas commun, je crois, même dans la haute mysticité, et je pense qu'il est peu de mots qui caractérisent la véritable moralité de Saint-Martin mieux que les paroles qu'il vient de nous dire.

      Il faut ajouter à ces traits généraux que sa vie offre à un degré qui n'apparaît pas dans tous les siècles, les vertus singulières qui découlent comme d'elles-mêmes, pures et vives, d'une source ainsi purifiée et vivifiée, d'une âme toute consacrée à Dieu, et dont les belles facultés, les grandes aspirations, disciplinées et soumises à l'action divine, vont toutes au même but. Rien de plus imposant à la fois et de plus suave que la vie d'un homme ainsi animé d'une sorte d'irradiation divine : tout y est tempérance et modération, calme et sérénité ; la vigilance est sans effort, et le recueillement plein de douceurs ; l'austérité la plus sérieuse n'exclut pas les gaietés, même railleuses quelquefois et volontiers épigrammatiques ; la parole, toujours originale, souvent éloquente, sert constamment la même cause que les affections et la pensée ; la pensée, étrangère aux vulgaires intérêts et aux communes préoccupations, toujours haute, s'échappe aisément sublime ; les affections intimes, tendres et dévouées, se concentrent toutes en une seule, qui est suprême et les absorbe toutes ; les préjugés de caste et les préventions de religion ne trouvent pas plus d'accès que les intrigues de l'ambition ou les passions du désordre ; l'enthousiasme qui règne toujours ne peut lui-même troubler cette paix constante que l'opinion relègue souvent dans le pays des chimères de la philosophie. En un mot, le portrait de Saint-Martin que j'ai sous les yeux me semble répondre, comme sa vie et ses écrits, de la fidélité de cette esquisse.

      Une telle paix est rare comme une telle vie ; elle n'échut pas à ce degré aux plus religieux contemporains du philosophe, à ceux que ma pensée a souvent rapprochés de lui. En ce point, il les surpassa tous. S'ils aspirèrent, eux aussi, au même degré de foi ou de certitude par toutes les lumières données à l'humanité, aucun d'eux ne parvint à la même assurance.

      Son assurance n'est pas un hymne de jubilation, mais c'est un véritable Te Deum de la paix.

      « Je me suis senti tellement né pour la paix et le bonheur, et j'ai eu de si fréquentes expériences que l'on m'avait, même dès ce monde, comme environné du lieu de repos, que j'ai eu la présomption de croire que dans tous les lieux que j'habiterais, il n'arriverait jamais de bien grands troubles, ni de bien grands malheurs. Ceci s'est vérifié pour moi non seulement dans plusieurs époques de ma jeunesse, mais aussi dans mon âge avancé, lors de la révolution de la France. J'écris ceci l'an IV de la liberté, le 25 juillet 1792. Jusqu'à ce moment, je n'ai été témoin d'aucun des désastres qui ont désolé ma patrie dans cette circonstance, quoique je n'aie pas voulu quitter le royaume, malgré les instances qui m'ont été faites, notamment par madame de Rosenberg, qui voulait m'emmener avec elle à Venise. J'ai traversé en outre trois fois presque tout le royaume pendant ces temps de trouble, et la paix s'est trouvée partout où j'étais (excepté l'aventure du Champ de Mars de l'été de 1791, pendant laquelle j'étais à Paris). Tout cela me fait croire que, sans me regarder comme un préservatif pour mon pays, il sera cependant garanti de grands maux et de désastres absolus tant que je l'habiterai ; non pas, comme je viens de le dire, que je me croie un préservatif, mais c'est parce que je crois que l'on me préserve moi-même, attendu que l'on sait combien la paix m'est chère, et combien je désire l'avancement du règne de mon Dieu. »

      Ce qui donnait à Saint-Martin une paix si complète, c'était son complet détachement de lui-même. Il ne tenait qu'à Dieu. Et Dieu, nous dit-il, avait charge de son âme ; il « pouvait la prendre à tel moment qu'il lui plairait, et cela non pas demain, mais tout à l'heure. » (Portrait, 821.)

      On n'est pas aussi prêt que cela sans l'être presque trop. Saint-Martin avait le mal du pays, ce qui est de trop même dans un mystique, au point que la vue de la nature la plus belle, décorée de tous les attraits et pleine de recueillement, celle d'Aunay par exemple, lui donnait « des pleurs comme la vue du nouveau temple en donnait aux vieillards d'Israël qui avaient connu l'ancien. » (Portrait, 1106.)

      Comment ne pas pleurer d'être loin de Dieu, quand l'âme est à ce point unie à Dieu et Dieu uni à l'âme qu'il « ne pourrait pas la rejeter sans se rejeter lui-même ? » (232, 290.).

      Saint-Martin pensait sérieusement que Dieu ne pouvait que le bien recevoir, puisque, tout compte fait, il trouverait encore en lui de quoi se consoler (799).

      Le mot, disons-le bien, serait leste, il serait intolérable dans une autre bouche. Il est parfaitement compris et très sensé dans celle de Saint-Martin. Mais n'allez pas le mal lire et mettre contenter en place de consoler ; l'écriture s'y refuse et le tact de l'auteur aussi. en effet, il n'a pas la prétention de contenter Dieu ; mais il a la certitude que, malgré toutes les douleurs que sa vie a pu causer à son divin Maître qui a pleuré sur Jérusalem, il restera néanmoins en lui de quoi consoler ses afflictions paternelles au sujet de toutes les infidélités de son enfant.

      Voici, au surplus, la traduction bien fidèle et bien régulière que Saint-Martin fait lui-même de l'expression si hardie au premier aspect de ses sentiments et de ses espérances suprêmes :

      « Le 18 janvier 1830 complète ma soixantaine et m'ouvre un nouveau monde. Mes espérances spirituelles ne vont qu'en s'accroissant, j'avance vers les grandes jouissances qui doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été comme constamment accompagnée dans ce monde ? » (Portrait, 1092.)

      Ainsi la mort doit mettre le comble à ses joies ! Heureux mortel, le monde n'a donc pas été pour toi la vallée de larmes des poètes et des sermonnaires ! Tes pleurs ont été des joies. Tu as été souvent le Jérémie des larmes, jamais celui de la désolation.

      Et de fait, rien de plus heureux que la vie de Saint-Martin, qui put se féliciter vers sa fin « de n'avoir jamais eu qu'une seule idée, qu'une seule affection, dont toutes les autres recevaient leur autorisation d'être ; » et qui s'appliquait littéralement ces belles paroles : « A quiconque abandonne pour moi père ou mère, ou maisons, etc., il lui sera rendu dix fois autant. » Saint-Martin, hôte de la duchesse de Bourbon et ami du prince de Montbarey, apportait seulement à la promesse divine cette spirituelle variante, « qu'en place des maisons quittées pour le service de Dieu, il lui avait été donné d'habiter des palais. »


FIN




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