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Victor, de la Brigade mondaine

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






IX – AU CŒUR DE LA PLACE

1

« Une nuit suffit à réparer tous les désastres », prétendait Victor. Lorsque son ami Larmonat vint le voir le lendemain soir, il n'avait pas repris une figure plus souriante qu'à l'ordinaire, mais il était apaisé et confiant.

      « Partie remise, affirma-t-il. Mon ouvrage était si solide que l'apparence seule en fut dérangée.

      – Veux-tu que je te dise mon opinion ? proposa Larmonat.

      – Je la connais... Tu en as assez.

      – Eh bien, oui ! Trop de complications... des trucs qui ne se font pas quand on a l'honneur d'être policier... Il y a des fois où l'on croirait que tu es de l'autre côté de la barricade.

      – Quand on veut arriver, on ne choisit pas son chemin.

      – Peut-être, mais moi...

      – Toi, tu es dégoûté. Autant rompre, alors...

      – Eh bien, mon vieux, s'écria Larmonat, d'un ton résolu, puisque tu me le proposes, j'accepte. Rompre, non, je te dois trop de reconnaissance, mais interrompre.

      – Tu as de l'esprit aujourd'hui, ricana Victor. En tout cas, je ne puis t'en vouloir de tes scrupules. J'en serai quitte pour choisir à la Police judiciaire un autre collaborateur...

      – Qui ?

      – Je ne sais pas... Le directeur, peut-être...

      – Hein ? M. Gautier ?

      – Peut-être... Sait-on jamais ? Qu'est-ce qu'on y dit, à la Police ?

      – Ce que tu as lu dans les journaux. Mauléon exulte ! Somme toute, s'il n'a pas eu Lupin, il a l'Anglais. Avec les trois Russes, le tableau est respectable.

      – L'Anglais n'a pas parlé ?

      – Pas plus que les Russes. Au fond, tous ces gens-là espèrent que Lupin les sauvera.

      – Et Félix Devalle, l'ami de Gustave Géraume ?

      – Mauléon se démène à son sujet. Aujourd'hui il est à Saint-Cloud et à Garches. On cherche des renseignements. La piste leur paraît sérieuse, et le public marche. La participation de Félix Devalle expliquerait bien des choses. Bref, on s'emballe.

      – Un dernier mot, mon vieux. Téléphone-moi dès que tu auras des nouvelles sur le Devalle, principalement sur ses moyens d'existence et sur l'état de ses affaires. Tout est là. »

      Victor ne bougea plus de chez lui. Il aimait ces périodes, ces pauses dans l'action, durant lesquelles on envisage toute une aventure, on étale devant soi tous les épisodes et l'on confronte les faits avec l'idée qu'on s'en est formée peu à peu.

      Le jeudi soir, communication de Larmonat. La situation financière de Félix Devalle était mauvaise. Des dettes, du bluff... il ne se soutenait que par des coups de Bourse et des spéculations désespérées. Ses créanciers le disaient aux abois.

      « Il est convoqué ?

      – Par le juge d'instruction, pour demain matin, onze heures.

      – Pas d'autre convocation ?

      – Oui, la baronne d'Autrey et Mme Géraume. On veut tirer certains points au clair. Le directeur et Mauléon assisteront...

      – Moi aussi.

      – Toi aussi ?

      – Oui. Préviens M. Gautier. »

      Le lendemain matin Victor passa d'abord au Cambridge, et se fit conduire dans la chambre qu'avait occupée Félix Devalle et que l'on tenait close. Ensuite, il se rendit à la Préfecture où M. Gautier l'attendait. Ils entrèrent ensemble chez le juge d'instruction, avec le commissaire Mauléon.

      Au bout d'une minute, Victor manifesta son ennui par des bâillements et par une attitude si peu convenable que M. Gautier, qui le connaissait bien, lui dit avec impatience :

      « Enfin, quoi ! Victor, puisque vous avez à parler, faites-le.

      – J'ai à parler, dit-il de son air grognon. Mais je demande que ce soit en présence de Mme d'Autrey et de Gustave Géraume. »

      On l'observa avec étonnement. On savait le personnage bizarre, mais sérieux, et fort avare de son temps et du temps des autres. Il n'aurait pas sollicité cette confrontation sans raisons péremptoires.

      La baronne fut introduite d'abord, enveloppée dans son voile de deuil. Puis, un moment après, on amena Gustave Géraume, toujours souriant et allègre.

      Mauléon ne dissimulait pas sa désapprobation.

      « Eh bien, allez-y, Victor, grommela-t-il. Vous avez sans doute des révélations importantes ?...

      – Des révélations, non, dit Victor sans se démonter. Mais je voudrais éliminer certains obstacles qui nous gênent, et rectifier des erreurs et des idées fausses qui encombrent la route. Dans toute affaire, il y a un instant où le point doit être fait, si on veut repartir de plus belle. Je l'ai déjà fait une fois en nous débarrassant de tout ce qui était la première phase de l'action et qui tournait autour des Bons de la Défense. Il faut maintenant, avant l'attaque définitive contre Lupin, nous débarrasser de tout ce qui représente le crime de La Bicoque. Restent en scène Mme d'Autrey, M. et Mme Gustave Géraume, et M. Félix Devalle... Finissons-en. Ce sera bref. Quelques questions... »

      Il se tourna vers Gabrielle d'Autrey.

      « Je vous supplie, madame, de bien vouloir répondre en toute franchise. Considérez-vous le suicide de votre mari comme un aveu ? »

      Elle écarta son voile de crêpe. On vit ses joues pâlies, ses yeux rougis par les larmes, et elle prononça fermement :

      « Mon mari ne m'a pas quittée la nuit du crime.

      – C'est votre affirmation et le crédit qu'on y attache, déclara Victor, qui empêchent d'atteindre une vérité qu'il est indispensable de connaître.

      – Il n'y a d'autre vérité que celle que j'affirme. Il ne peut pas y en avoir d'autre.

      – Il y en a une autre », déclara Victor.

      Et, s'adressant à Gustave Géraume, il dit :

      « Cette autre, vous la connaissez, Gustave Géraume. D'un seul coup, comme je l'ai laissé entendre, lors de notre dernière entrevue, vous pouvez dissiper les ténèbres. Voulez-vous parler ?

      – Je n'ai pas à refuser. Je ne sais rien.

      – Si, vous savez.

      – Rien du tout, je le jure.

      – Vous refusez ?

      – Je n'ai pas à refuser. Je ne sais rien.

      – Alors, dit Victor, je me décide. Je ne le fais qu'avec le regret de causer à Mme d'Autrey une blessure cruelle, affreusement cruelle. Mais, un jour ou l'autre, elle saurait. Autant couper dans le vif. »

      Gustave Géraume eut un geste de protestation assez déconcertant chez un homme qui s'était dérobé à toute réponse :

      « Monsieur l'inspecteur, c'est bien grave, ce que vous allez faire.

      – Pour savoir que c'est grave, il faut que vous sachiez d'avance ce que je vais dire. En ce cas, parlez... »

      Victor attendit. L'autre se taisant, il commença résolument :

      « Le soir du crime, Gustave Géraume dîne à Paris avec son ami Félix Devalle. C'est une distraction que les deux amis s'offrent souvent, car ils sont tous les deux amateurs de bons repas et de bons vins. Mais, à ce dîner-là, les libations furent plus abondantes, à tel point que lorsque Gustave Géraume revient, sur le coup de dix heures et demie, il n'a pas bien sa tête à lui. Au Carrefour, il avale un dernier kummel, qui achève de le griser, et, tant bien que mal, il repart dans son auto, suit la route de Garches. Où est-il ? Devant sa maison ? Il en est persuadé. En réalité, il n'est pas devant sa maison, c'est-à-dire devant sa villa actuelle, mais devant une maison qui lui appartient, où, durant dix ans, il a habité, où il est rentré cent fois le soir, en revenant de Paris, après avoir fait de bons dîners. Une fois de plus, il a fait un bon dîner. Une fois de plus, il rentre chez lui. N'a-t-il pas sa clef en poche ? cette clef que réclame son locataire, d'Autrey, et pour laquelle ils ont comparu en justice de paix. Il l'a toujours dans sa poche, par entêtement, et pour qu'on ne la retrouve pas ailleurs. Alors, n'est-il pas naturel qu'il s'en serve ? Il sonne. La concierge ouvre. Il murmure son nom en passant. Il monte. Il prend sa clef, et il entre. Il entre chez lui. Parfaitement, chez lui. Chez lui, et pas ailleurs. Comment, avec ses yeux troublés, son cerveau vacillant, ne reconnaîtrait-il pas son appartement, son vestibule ? »

      Gabrielle d'Autrey s'était levée. Elle était livide. Elle essaya de balbutier une protestation. Elle ne le put pas. Et Victor continua, posément, en détachant les phrases les unes des autres :

      « Comment ne reconnaîtrait-il pas la porte de sa chambre ? C'est la même. C'est la même poignée qu'il tourne, le même battant qu'il pousse. La chambre est obscure. Celle qu'il croit sa femme est assoupie. Elle ouvre à demi les yeux... prononce quelques mots à voix basse... L'illusion commence pour elle aussi... Rien ne la dissipera... Rien... »

      Victor s'interrompit. L'angoisse de Mme d'Autrey devenait effroyable. On devinait tout l'effort de sa pensée, l'éveil de certains souvenirs qui la frappaient et de certains détails qui lui revenaient, bref toute l'explication redoutable qui s'imposait à elle avec une logique terrible. Elle regarda Gustave Géraume, eut un geste d'horreur, vira sur elle-même, et tomba agenouillée devant un fauteuil, en se cachant la figure...

      Tout cela se produisit dans un grand silence. Aucune objection ne s'éleva contre l'étrange révélation faite par Victor et acceptée par la baronne. Gabrielle d'Autrey s'était recouvert la tête de son crêpe.

      Gustave Géraume demeurait là, un peu gêné, à demi-souriant, très comique. Victor lui dit :

      « C'est bien cela, n'est-ce pas ? Je ne me suis pas trompé ?... »

      L'autre ne savait pas trop s'il devait avouer ou s'obstiner dans son rôle de galant homme qui se laisse emprisonner plutôt que de compromettre une femme. A la fin, il articula :

      « Oui... c'est ça... J'étais éméché... Je ne me suis pas rendu compte... c'est à six heures seulement... en me réveillant, que j'ai compris... Je suis sûr que Mme d'Autrey m'excusera... »

      Il n'en dit pas davantage. Une hilarité, sourde d'abord, puis irrésistible, se propageait de M. Validoux à M. Gautier, du secrétaire à Mauléon lui-même. Alors, la bouche de Gustave Géraume s'élargit, et à son tour il se mit à rire, sans bruit, amusé de cette aventure qui lui avait conservé sa bonne humeur en prison, et dont la drôlerie lui apparaissait soudain.

      Il répéta, d'un ton désolé, en s'adressant à la forme noire à genoux :

      « Il faut m'excuser... Ce n'est pas de ma faute... Le hasard, n'est-ce pas ? Depuis, j'ai fait ce que j'ai pu pour qu'on ne se doute de rien... »

      La baronne se leva. Victor lui dit :

      « Encore une fois je m'excuse, madame, mais il le fallait, pour la justice d'abord et pour vous-même aussi... oui, pour vous-même. Un jour vous me remercierez... vous verrez cela... »

      Sans un mot, toujours invisible dans ses voiles, courbée sous la honte, elle sortit...

      Gustave Géraume fut emmené...


2

      Victor, lui, n'avait rien perdu de son sérieux. Cependant il dit, d'un petit ton apitoyé où il y avait malgré tout de la raillerie :

      « Pauvre dame ! Ce qui m'a mis sur la voie, c'est la façon dont elle parlait du retour de son mari, cette nuit-là. Elle en gardait un souvenir ému... "Je me suis endormie dans ses bras", disait-elle, comme si c'était un événement rare. Or, le soir même, d'Autrey me disait qu'il n'avait jamais eu que de l'affection pour sa femme. Contradiction flagrante, n'est-ce pas ? Et tout à coup, quand je l'eus constatée, je me suis souvenu de cette histoire de clef qui était cause de tant de conflits entre le ménage d'Autrey et le ménage Géraume. Ces deux idées se choquant l'une à l'autre, ce fut suffisant, l'étincelle jaillit en mon esprit : Géraume, le propriétaire, l'ancien habitant de l'appartement, la possédait, cette clef. Dès lors la suite des événements se déduisait d'elle-même, comme je vous l'ai exposée.

      – De sorte que le crime ?... demanda M. Validoux.

      – Le crime fut commis par d'Autrey, seul.

      – Mais cette dame du cinéma ? celle que l'on a rencontrée dans l'escalier d'Elise Masson ?

      – Elle connaissait Elise Masson, et c'est par elle qu'elle apprit que le baron d'Autrey était sur la piste des Bons de la Défense, que ces Bons se trouvaient chez le père Lescot, et que le baron devait tenter de les reprendre. Elle y alla, elle aussi.

      – Pour les voler ?

      – Non. D'après mes renseignements, ce n'est pas une voleuse, mais une névrosée, avide de sensations. Elle se rendit là-bas, pour voir, par curiosité, tomba juste à l'instant du crime, et n'eut que le temps de s'enfuir vers l'auto qu'elle conduisait.

      – C'est-à-dire vers Lupin ?

      – Non. Si Lupin avait persisté à s'occuper des Bons de la Défense, après son échec à Strasbourg, l'affaire eût été mieux conduite. Non. Il ne s'intéressait déjà plus qu'à son affaire des dix millions, et sa maîtresse a dû agir seule, en dehors de lui. D'Autrey, qui ne la vit peut-être même pas, se sauva de son côté, n'osa pas revenir chez lui, vagabonda toute la nuit sur les grands-routes, et, au petit matin, échoua chez Elise Masson. Un peu plus tard, je faisais ma première visite chez la baronne, et c'est la méprise dont elle avait été victime à son insu, qui lui permit de défendre son mari avec tant d'élan, et de me dire avec tant de conviction sincère qu'il ne l'avait pas quittée de toute la nuit.

      – Mais cette méprise, d'Autrey l'ignorait...

      – Evidemment. Mais l'après-midi, il sut que sa femme le défendait, contre toute vraisemblance.

      – Comment le sut-il ?

      – Voici. Mon entretien avec sa femme avait été écouté, à travers la porte, par la vieille bonne. Se rendant au marché, cette vieille bonne fut repérée par un journaliste à l'affût et lui raconta la scène. Le journaliste fit un article et le porta à une petite feuille du soir où il passa à peu près inaperçu. Mais, à quatre heures, près de la gare du Nord, d'Autrey acheta cette feuille et apprit, avec stupeur évidemment, que sa femme lui fournissait un alibi irréfutable. Il renonça donc à son départ, mit son butin à l'abri, et entama la lutte. Seulement...

      – Seulement ?...

      – Eh bien, quand il se rendit compte exactement de la valeur de cet alibi, et qu'il eût découvert peu à peu les raisons pour lesquelles sa femme était si convaincue, alors, sans rien lui dire, il la roua de coups. »

      Et Victor acheva :

      « Nous savons maintenant que c'est en faveur de Gustave Géraume que joue l'alibi dont profitait le baron d'Autrey. Quand nous saurons en quoi Géraume fut complice d'un crime auquel il n'a pas assisté, le problème de La Bicoque sera résolu. Nous allons être renseignés.

      – Comment ?

      – Par Henriette Géraume, sa femme.

      – Elle est convoquée, dit M. Validoux.

      – Veuillez faire entrer aussi Félix Devalle, monsieur le juge. »

      On introduisit d'abord Henriette Géraume, Félix Devalle ensuite.

      Celle-là semblait très lasse. Le juge d'instruction la pria de s'asseoir. Elle balbutia des remerciements.

      Victor, qui s'était approché d'elle, se baissa et parut ramasser quelque chose. C'était une menue épingle à cheveux, une épingle-neige ondulée, couleur de cuivre. Il l'examina. Henriette la saisit machinalement et la mit dans ses cheveux.

      « C'est bien à vous, madame ?

      – Oui.

      – Vous en êtes tout à fait sûre ?

      – Tout à fait.

      – C'est que, voilà, dit-il, je ne l'ai pas trouvée ici, mais parmi plusieurs autres épingles et babioles laissées au fond d'une petite coupe de cristal, dans la chambre que Félix Devalle occupait à l'hôtel Cambridge et où vous veniez le retrouver. Vous êtes la maîtresse de Félix Devalle. »

      C'était une méthode chère à Victor, l'attaque absolument imprévue, effectuée par des moyens contre lesquels il semble tout d'abord qu'il n'y a pas de défense possible.

      La jeune femme fut suffoquée. Elle essaya bien de résister, mais il lui assena un autre coup qui acheva de l'étourdir.

      « Ne niez pas, madame, j'ai vingt preuves de cette nature », affirma Victor, qui n'en avait aucune.

      Hors de combat, ne sachant pas comment riposter ni à quoi se raccrocher, elle observa Félix Devalle. Il se taisait, très pâle. Lui aussi, la violence de l'assaut le déconcertait.

      Et Victor reprit :

      « Dans toute affaire, il y a autant de hasard que de logique. Et c'est pur hasard si Félix Devalle et Mme Géraume choisirent comme lieu de leurs rendez-vous l'hôtel Cambridge, qui était justement le quartier général d'Arsène Lupin. Pur hasard... simple coïncidence. »

      Félix Devalle s'avança, en gesticulant avec indignation.

      « Je n'admets pas, monsieur l'inspecteur, que vous vous permettiez d'accuser une femme pour qui mon respect...

      – Allons, pas de blague, dit Victor. J'énumère simplement quelques faits, qu'il sera facile de vérifier, et auxquels vous pourrez opposer vos objections. Si M. le juge d'instruction, par exemple, acquiert la certitude que vous êtes l'amant de Mme Géraume, il se demandera si vous n'avez pas voulu profiter des événements pour rendre suspect le mari de votre maîtresse, et si vous n'avez pas concouru à son arrestation. Il se demandera si ce n'est pas vous qui avez conseillé par téléphone au commissaire Mauléon de chercher dans le secrétaire de Gustave Géraume, si ce n'est pas vous qui avez poussé votre maîtresse à retirer les deux balles de revolver, si le jardinier Alfred n'a pas été placé par vous, comme on me l'a dit, chez votre ami Géraume, et si vous ne l'avez pas payé pour se rétracter et pour faire une fausse déposition contre son maître.

      – Mais vous êtes fou ! s'écria Félix Devalle, rouge de colère. Quels motifs m'auraient conduit à de pareils actes ?

      – Vous êtes ruiné, monsieur. Votre maîtresse est riche. Un divorce s'obtient aisément contre un mari compromis. Je ne dis pas que vous auriez gagné la partie. Mais je dis que vous vous êtes lancé tête basse dans l'aventure, comme un homme perdu et qui joue son va-tout ! Quant aux preuves... »

      Victor se tourna vers M. Validoux :

      « Monsieur le juge d'instruction, le rôle de la Police judiciaire est d'apporter à la justice des éléments d'une information rigoureuse. Les preuves vous seront faciles à trouver. Je ne doute pas qu'elles n'appuient mes conclusions : culpabilité de d'Autrey, innocence de Gustave Géraume, tentative de la part de Félix Devalle pour induire en erreur la justice. Je n'ai plus rien à dire. Quant à l'assassinat d'Elise Masson, nous en causerons plus tard. »

      Il se tut. Ses paroles avaient produit une grande impression. Félix Devalle prenait des airs de défi. Si Mauléon hochait la tête, le magistrat et M. Gautier subissaient la force d'une argumentation qui s'adaptait si bien à toutes les exigences de la réalité.

      Victor tendit son paquet de cigarettes caporal au juge d'instruction et à M. Gautier, qui acceptèrent distraitement, fit jouer son briquet, alluma et sortit, laissant les autres à leur besogne.

      Dans le couloir, il fut rattrapé par M. Gautier qui lui serra la main vivement.

      « Vous avez été épatant, Victor.

      – Je l'aurais été bien plus, chef, si ce sacré Mauléon ne m'avait pas coupé l'herbe sous le pied.

      – Comment cela ?

      – Dame ! en survenant dans l'hôtel Cambridge au moment où je tenais toute la bande.

      – Vous y étiez donc, dans l'hôtel ?

      – Parbleu, chef, j'étais même dans la chambre.

      – Avec l'Anglais Beamish ?

      – Mon Dieu, oui.

      – Mais il n'y avait que le Péruvien, Marcos Avisto.

      – Le Péruvien, c'était moi.

      – Qu'est-ce que vous dites ?

      – La vérité, chef.

      – Pas possible !

      – Mais si, chef. Marcos Avisto et Victor, c'est kif-kif. » Et Victor serra la main de M. Gautier, en ajoutant :

      « A bientôt, chef. Dans cinq ou six jours, je réparerai la gaffe de Mauléon et Lupin sera pris au piège. Mais n'en soufflez pas mot. Sans quoi, une fois de plus, tout s'écroulera.

      – Cependant vous admettrez...

      – J'admets que j'y vais quelquefois un peu fort, mais c'est votre avantage, chef. Laissez-moi mes coudées franches. »

      Victor déjeuna dans une taverne. Il était ravi. Délivré de toutes méditations et indécisions relatives au crime de La Bicoque, au ménage d'Autrey, au ménage Géraume, à Félix Devalle, ayant chargé la police de s'occuper de tous ces gens comme il l'avait fait pour Audigrand, et pour la dactylographe Ernestine, et pour la dame Chassain, il se sentait soulagé. Enfin, il pouvait se consacrer à sa tâche ! Plus d'équivoques ! Plus de fausses manœuvres provoquées par des tiers ! Plus de Mauléon ! Plus de Larmonat ! Plus de gens de qui il dépendait ! Lupin et Alexandra, Alexandra et Lupin, ceux-là seuls importaient.

      Il fit deux ou trois courses, redevint le Péruvien Marcos Avisto, et, à trois heures moins cinq, il entrait dans le square de la tour Saint-Jacques.


3

      Pas un instant, depuis le lendemain de l'échauffourée de l'hôtel Cambridge, Victor n'avait douté : la princesse Basileïef viendrait au rendez-vous qu'il lui avait jeté à la dernière minute pour le cas où ils ne se retrouveraient point. Il n'admettait pas, qu'après le rôle tenu par lui en cette circonstance, qu'après le choc violent qui les avait lancés l'un contre l'autre, puis réunis dans un même danger, elle se décidât à ne jamais le revoir. Il lui était apparu sous un tel jour, il lui avait laissé un tel souvenir d'homme adroit, énergique, utile, dévoué, qu'une fois encore elle serait attirée vers lui.

      Il attendit.

      Des enfants jouaient avec le sable. De vieilles dames tricotaient ou somnolaient à l'ombre des arbres ou de la tour. Sur un banc, un monsieur lisait derrière son journal déployé.

      Il s'écoula dix minutes, et puis quinze, et puis vingt.

      A trois heures et demie, Victor se tourmenta. En vérité, n'allait-elle pas venir ? Le fil qui la rattachait à lui, se résoudrait-elle à le briser ? Avait-elle quitté Paris, la France ? En ce cas, comment la retrouver et comment arriver jusqu'à Lupin ?

      Inquiétude passagère, et qui finit par un sourire de satisfaction qu'il dissimula en tournant la tête d'un autre côté. En face de lui, ces deux jambes que l'on apercevait au-dessous du journal déployé, n'était-ce pas ?...

      Il attendit encore cinq minutes, se leva et se dirigea lentement vers la sortie.

      Une main se posa sur son épaule. L'homme au journal l'abordait, très aimable, et cet homme lui dit :

      « M. Marcos Avisto ? n'est-ce pas ?

      – Lui-même... Arsène Lupin, sans doute ?

      – Oui, Arsène Lupin... sous le nom d'Antoine Bressacq. Permettez-moi aussi de me présenter comme un ami de la princesse Basileïef. »

      Victor l'avait reconnu sur-le-champ : c'était bien l'homme qu'il avait aperçu un soir, à l'hôtel Cambridge, avec l'Anglais Beamish. Ce qui le frappa tout de suite, c'est la dureté, mais aussi la franchise des yeux gris foncé, couleur d'ardoise. Cette dureté, un sourire affable la corrigeait, et plus encore le désir manifeste de plaire. Une allure très jeune, un buste large, un air de grande force et de souplesse sportive, beaucoup d'énergie dans la mâchoire et dans l'ossature du visage... Quarante ans peut-être. Une excellente coupe de vêtements.

      « Je vous ai aperçu au Cambridge, dit Victor.

      – Ah ! fit Bressacq en riant, vous avez aussi la faculté de ne jamais oublier une personne rencontrée ? En effet, je suis venu plusieurs fois dans le hall avant de me réfugier, comme blessé de guerre, dans la seconde chambre de Beamish.

      – Votre blessure ?...

      – Presque rien, mais douloureuse et gênante. Lorsque vous êtes venu avertir Beamish – ce dont je vous remercie vivement – j'étais à peu près d'aplomb.

      – Assez en tout cas pour lui envoyer un mauvais coup.

      – Dame ! il me refusait le sauf-conduit que vous lui aviez signé. Mais j'ai frappé plus fort que je ne voulais.

      – Il ne parlera pas ?

      – Fichtre non ! Il compte trop sur moi pour l'avenir. »

      Ils suivaient tous deux la rue de Rivoli. L'auto de Bressacq stationnait.

      « Pas de phrases entre nous, dit-il à brûle-pourpoint. Nous sommes d'accord ?

      – Sur quoi ?

      – Sur l'intérêt que nous avons à être d'accord, dit gaiement Bressacq.

      – Entendu.

      – Votre adresse ?

      – Instable, depuis le Cambridge.

      – Aujourd'hui ?

      – Nous y allons. Vous prenez votre bagage et je vous offre l'hospitalité.

      – C'est donc urgent ?

      – Urgent. Une grosse affaire en train. Dix millions.

      – La princesse ?

      – Elle vous attend. »

      Ils montèrent.

      A l'hôtel des Deux-Mondes, Victor reprit les valises qu'il avait déposées, prévoyant le sens des événements.

      Ils sortirent de Paris et gagnèrent Neuilly.

      Au bout de l'avenue du Roule, à l'angle d'une rue, il y avait, entre cour et jardin, une maison particulière à deux étages.

      « Simple pied-à-terre, dit Bressacq en arrêtant. J'en ai comme cela une dizaine à Paris. Juste de quoi se loger, et un personnel restreint. Vous coucherez dans mon studio, près de ma chambre, au second étage. La princesse occupe le premier. »

      Le studio, dont la fenêtre ouvrait sur la rue, était confortable, meublé d'excellents fauteuils, d'un divan-lit et d'une bibliothèque choisie.

      « Quelques philosophes... Des livres de Mémoires... Et toutes les aventures d'Arsène Lupin... pour vous endormir.

      – Je les connais par cœur.

      – Moi aussi, dit Bressacq en riant. A propos, vous voudriez peut-être bien la clef de la maison ?

      – Pour quoi faire ?

      – Si vous avez à sortir... »

      Leurs yeux se rencontrèrent une seconde.

      « Je ne sortirai pas, dit Victor. Entre deux expéditions, j'aime bien me recueillir. Surtout si je ne sais de quoi il s'agit...

      – Ce soir, voulez-vous ?... après le dîner, lequel est servi dans le boudoir de la princesse pour plus de commodité, et aussi par prudence. Le rez-de-chaussée de mes logements est toujours un peu truqué et réservé aux descentes de police et aux batailles éventuelles. »

      Victor défit ses valises, fuma des cigarettes, et s'habilla, après avoir, à l'aide d'un petit fer électrique, repassé soigneusement le pantalon de son smoking. A huit heures, Antoine Bressacq vint le chercher.

      La princesse Basileïef l'accueillit avec beaucoup de bonne grâce, le remercia avec effusion de ce qu'il avait fait pour elle et ses amis, au Cambridge, mais aussitôt sembla se retirer en elle-même. A peine prit-elle part à la conversation. Elle écoutait, distraitement d'ailleurs.

      Victor, qui parla peu, raconta deux ou trois expéditions dont il avait été le héros, et où, comme de juste, son mérite n'avait pas été médiocre. Quant à Antoine Bressacq, il montra beaucoup de verve. Il avait de l'esprit, de la gaieté, et une manière de se faire valoir où il y avait autant d'ironie que de vanité amusante.

      Le dîner fini, Alexandra servit le café et les liqueurs, offrit des cigares et s'étendit sur un divan d'où elle ne bougea plus.

      Victor s'installa dans un vaste fauteuil capitonné.

      Il était content. Tout se déroulait selon ses prévisions, dans l'ordre même des événements qu'il avait préparés. D'abord complice d'Alexandra, s'infiltrant peu à peu dans la bande, affirmant ses qualités, donnant des preuves d'adresse et de dévouement, voilà qu'il allait devenir le confident et le complice d'Arsène Lupin. Il était dans la place. On avait besoin de lui. On sollicitait sa collaboration. Fatalement, l'entreprise s'achèverait conformément à sa volonté.

      « Je le tiens... je le tiens... murmurait-il en lui-même. Seulement, il n'y a pas une faute à commettre... Un sourire de trop... une intonation maladroite... une réflexion par à-côté, et, avec un gaillard comme celui-là, tout est perdu.

      – Nous y sommes ? s'écria Bressacq allégrement.

      – J'y suis.

      – Ah ! une question, au préalable. Est-ce que vous devinez, à peu près, où je veux vous mener ?

      – A peu près.

      – C'est-à-dire ?

      – C'est-à-dire que nous tournons le dos résolument au passé. Les Bons de la Défense nationale, le crime de La Bicoque, tout cela, et tous les rabâchages des journaux, fantaisies de la justice et du public, c'est fini. N'en parlons plus.

      – Un instant. Et le crime de la rue de Vaugirard ?

      – Fini également...

      – Ce n'est pas l'avis de la justice.

      – C'est le mien. J'ai mon idée là-dessus. Plus tard je vous la dirai. Pour le moment, un seul souci, un seul but.

      – Lequel ?

      – L'affaire des dix millions, à laquelle vous faisiez allusion dans la lettre écrite par vous à la princesse Basileïef. »

      Antoine Bressacq s'écria :

      « A la bonne heure ! rien ne vous échappe à vous, et vous êtes dans le train ! »

      Et s'asseyant à califourchon sur une chaise, face à Victor, il s'expliqua.




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