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Victor, de la Brigade mondaine

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






V – LA PRINCESSE BASILEÏEF

1

Dans l'immense caravansérail aux cinq cents chambres, où la foule affluait l'après-midi et le soir, un homme comme Marcos Avisto, sur qui rien n'attirait particulièrement l'attention, avait beau jeu pour n'être pas remarqué par une femme aussi distraite et qui semblait aussi absorbée en elle-même que la princesse Alexandra Basileïef.

      Cela lui permit d'exercer une surveillance presque ininterrompue. Durant ces quatre premiers jours, elle ne quitta certainement pas l'hôtel. Ni visite, ni correspondance. Si elle communiquait avec l'extérieur, elle ne le pouvait que par le téléphone de sa chambre, ainsi que faisait Victor avec son camarade Larmonat.

      L'heure qu'il attendait le plus impatiemment était celle du dîner. Bien qu'évitant de croiser jamais son regard, il ne la quittait pas des yeux, et c'était un spectacle qui le captivait. On eût dit que, sous son apparence d'homme du monde, il se permettait des émotions et des admirations interdites à l'inspecteur de la Brigade mondaine. Il se révoltait à l'idée qu'une pareille créature pût être la proie d'un aventurier, et grognait en lui-même :

      « Non... ce n'est pas possible... une femme de sa race et de sa qualité n'est pas la maîtresse d'un misérable comme ce Lupin. »

      Et devait-on même admettre que ce fût elle la voleuse de La Bicoque et la meurtrière de la rue de Vaugirard ? Est-ce qu'on tue pour voler quelques centaines de mille francs quand on est riche, et qu'on a ces mains de patricienne, effilées et blanches, où étincelaient des diamants ?

      Le quatrième soir, comme elle remontait après avoir fumé quelques cigarettes dans un coin du hall, il s'arrangea pour être assis dans l'ascenseur qu'elle allait prendre. Il se leva aussitôt, s'inclina, mais ne la regarda pas.

      Il en fut de même le cinquième soir, comme par hasard. Et cela se produisait de façon si naturelle, que, si vingt rencontres se fussent produites, il en eût été selon le même mode d'indifférence polie et de distraction réciproque. Elle restait toujours debout près du garçon d'ascenseur, face à la sortie ; Victor derrière elle.

      Le sixième soir, le hasard ne se renouvela pas.

      Mais, le septième, Victor se présenta au moment où l'on fermait la grille. Il prit sa place habituelle au fond de la cabine.

      Au troisième étage, la princesse Basileïef sortit et se dirigea vers son appartement, à droite. Victor, qui habitait du même côté, mais plus loin, suivit.

      Elle n'avait pas fait dix pas dans le couloir désert, qu'elle porta brusquement la main sur sa nuque et s'arrêta net.

      Victor arrivait. Elle lui saisit le bras, vivement, et scanda, d'une voix agitée :

      « Monsieur... on m'a pris une agrafe d'émeraude... que j'avais là, dans les cheveux... Ça s'est passé dans l'ascenseur... j'en suis sûre... »

      Il eut un haut-le-corps. Le ton était agressif.

      « Désolé, madame... »

      Durant trois secondes, leurs yeux s'accrochèrent. Elle se domina.

      « Je vais chercher, dit-elle, en revenant sur ses pas... Sans doute, l'agrafe sera tombée. »

      A son tour il lui saisit le bras.

      « Pardon, madame... avant de chercher il serait préférable d'éclaircir un point. Vous avez senti qu'on touchait à vos cheveux ?

      – Oui, je n'y ai pas fait attention sur le moment. Mais après...

      – Par conséquent, ce ne peut être que moi... ou bien le garçon d'ascenseur...

      – Oh ! non, ce garçon est incapable...

      – Alors ce serait moi ? »

      Il y eut un silence. Leurs yeux s'étaient repris et ils s'observaient.

      Elle murmura :

      « Je me suis certainement trompée, monsieur. Cette agrafe ne devait pas être dans mes cheveux. Je vais la retrouver sur ma toilette. »

      Il la retint.

      « Quand nous serons séparés, madame, il sera trop tard, et vous garderez sur moi un doute que je ne puis tolérer. J'insiste vivement pour que nous descendions ensemble au bureau de l'hôtel et pour que vous portiez plainte... fût-ce contre moi. »

      Elle réfléchit, puis déclara nettement :

      « Non, monsieur, c'est inutile. Vous habitez l'hôtel ?

      – Chambre 345. M. Marcos Avisto. »

      Elle s'éloigna en répétant ce nom.

      Victor rentra chez lui. Son ami Larmonat l'y attendait.

      « Eh bien ?

      – Eh bien, c'est fait, dit Victor. Mais elle s'en est aperçue presque aussitôt, de sorte que le choc a eu lieu entre nous immédiatement.

      – Alors ?

      – Elle a flanché.

      – Flanché ?

      – Oui. Elle n'a pas osé aller jusqu'au bout de son soupçon. »

      Il sortit l'agrafe de sa poche et la déposa dans un tiroir.

      « C'est exactement ce que je voulais.

      – Ce que tu voulais ?...

      – Eh parbleu ! s'écria Victor. Tu n'as donc pas compris mon plan !

      – Ma foi...

      – Il est pourtant bien simple ! Attirer l'attention de la princesse, exciter sa curiosité, entrer dans son intimité, lui inspirer une confiance absolue, et, par elle, m'introduire auprès de Lupin.

      – Ce sera long.

      – C'est pour ça que je procède par coups brusques. Mais, fichtre, il y faut de la prudence aussi, et du doigté ! Seulement, quelle manœuvre passionnante ! L'idée d'investir Lupin, de me glisser jusqu'à lui, de devenir son complice, son bras droit, et, le jour où il mettra la main sur les dix millions qu'il cherche, d'être là, moi, Victor, de la Brigade mondaine... Cette idée-là me révolutionne ! Sans compter... Sans compter qu'elle est rudement belle, la sacrée princesse !

      – Comment, Victor, ça compte pour toi, ces balivernes ?

      – Non, c'est fini. Mais j'ai des yeux pour voir.

      – Je la lui rendrai, dit-il, dès que la réaction que je prévois sera produite. Ce ne sera pas long. »

      La sonnerie du téléphone retentit. Il saisit le récepteur.

      « Allô..., oui, c'est moi, madame. L'agrafe ?... Retrouvée... Ah ! bien, je suis vraiment heureux... Tous mes respects, madame. »

      Il raccrocha et se mit à rire.

      « Elle a retrouvé sur sa toilette le bijou qui est dans ce tiroir, Larmonat. Ce qui signifie que, décidément, elle n'ose pas porter plainte et risquer un scandale.

      – Cependant, elle sait que le bijou est perdu ?

      – Certes.

      – Et elle suppose qu'il lui a été dérobé ?

      – Oui.

      – Par toi ?

      – Oui.

      – Donc elle te croit un voleur ? Tu joues un jeu dangereux, Victor...

      – Au contraire ! Plus elle me paraît belle, et plus ça m'enrage contre cette fripouille de Lupin. Le misérable, il en a de la chance ! »


2

      Durant deux jours, Victor ne revit pas Alexandra Basileïef. Il s'informa. Elle ne quittait pas son appartement.

      Le soir suivant, elle vint dîner au restaurant. Victor occupait une table plus proche de la table occupée par elle jusque-là.

      Il ne la regarda point. Mais elle ne pouvait pas ne pas le voir, de profil, fort calme et soucieux seulement du bourgogne qu'il dégustait.

      Ils fumèrent dans le hall, toujours étrangers l'un à l'autre. Victor lorgnait tous les hommes qui passaient, et tâchait de discerner si, parmi eux, il n'y en avait pas un dont l'élégance, la silhouette, la désinvolture, l'autorité, pussent trahir la personnalité d'un Arsène Lupin. Mais aucun n'avait l'allure de celui qu'il cherchait avec irritation, et, en tout cas, Alexandra semblait indifférente à tous ces hommes.

      Le lendemain, même programme et même manège.

      Mais, le surlendemain, comme elle descendait pour dîner, ils se trouvèrent ensemble dans l'ascenseur.

      Pas un geste de part et d'autre. Chacun d'eux aurait pu croire que l'autre ne l'avait pas vu.

      « N'empêche, princesse, se disait Victor, que pour vous je suis un voleur ! N'empêche que vous acceptez de passer à mes yeux pour une femme qui se sait volée, qui avoue l'avoir été par moi, et qui juge tout naturel de n'en pas souffler mot. Insouciance de grande dame ? N'importe ! La première étape est franchie. Quelle sera la seconde ? »

      Deux jours encore s'écoulèrent. Puis, un fait eut lieu auquel Victor n'avait évidemment participé d'aucune manière, mais qui joua en faveur de ses desseins. Un matin, au premier étage de l'hôtel, une cassette contenant de l'or et des bijoux fut dérobée à une Américaine de passage.

      La deuxième édition de La Feuille du soir raconta l'aventure, dont les circonstances révélaient, chez celui qui avait opéré, une adresse prodigieuse et un sang-froid extraordinaire.

      La deuxième édition de ce journal, la princesse la trouvait chaque soir sur sa table et la parcourait distraitement. Elle jeta un coup d'œil sur la première page, et, tout de suite, d'instinct, tourna son regard du côté de Victor, comme si elle se disait :

      « Le voleur, c'est lui. »

      Victor, qui surveillait, salua légèrement, mais n'attendit pas de voir si elle répliquait à cette inclinaison discrète. Elle reprit sa lecture, plus en détail...

      « Me voilà classé, pensait-il, et classé cambrioleur de grande envergure, écumeur de palaces. Si c'est la femme que je cherche, et je n'en doute guère, je dois lui inspirer de la considération. Quelle audace est la mienne ! Quelle sérénité ! Leur coup fait, les autres fuient et se cachent. Moi, je ne bouge pas. »

      Le rapprochement était inévitable. Victor le facilita en devançant la jeune femme et en s'installant dans le hall, sur un divan isolé, contre le fauteuil où elle avait coutume de s'asseoir.

      Elle vint, demeura une seconde indécise, et s'assit sur le divan.

      Une pause suivit, le temps qu'il lui fallait pour allumer une cigarette et en tirer quelques bouffées. Puis elle porta la main à sa nuque, comme l'autre soir, dégagea de ses cheveux une agrafe, et en la montrant :

      « Vous voyez, monsieur, je l'ai retrouvée.

      – Comme c'est curieux ! dit Victor en tirant de sa poche celle qu'il avait prise, je viens de la retrouver aussi... »

      Elle fut interloquée. Elle ne prévoyait pas cette riposte, qui était un aveu, et elle devait ressentir l'humiliation de quelqu'un qui a l'habitude de dominer et se heurte à un adversaire qui relève le défi...

      « Somme toute, madame, dit-il, vous aviez la paire. Comme il eût été dommage que les deux agrafes ne fussent pas restées en votre possession !

      – Dommage, en effet », dit-elle, en écrasant le feu de sa cigarette contre un cendrier et en coupant court à l'entretien.

      Mais le lendemain elle rejoignit Victor à la même place. Elle avait les bras nus, les épaules nues, et un air moins réservé. Elle lui dit, à brûle-pourpoint et avec un accent très pur, à peine relevé de quelques intonations étrangères :

      « Je dois représenter à vos yeux quelque chose d'assez bizarre, n'est-ce pas, et de fort compliqué ?

      – Ni bizarre, ni compliqué, madame, répliqua-t-il en souriant. Vous êtes Russe, m'a-t-on dit, et princesse. Une princesse russe, à notre époque, est un être social dont l'équilibre n'est pas très stable.

      – La vie a été si dure pour moi, pour ma famille ! D'autant plus dure que nous étions très heureux. J'aimais tout le monde et j'étais aimée de tout le monde... Une petite fille confiante, insouciante, aimable, spontanée, s'amusant de tout et n'ayant peur de rien, toujours prête à rire et à chanter... Et puis, plus tard, dans tout ce bonheur, comme j'étais une fiancée de quinze ans, le malheur est venu, d'un coup, ainsi qu'une rafale. On a égorgé mon père et ma mère, sous mes yeux ; on a torturé mes frères et mon fiancé... tandis que moi... »

      Elle passa sa main sur son front :

      « Ne parlons pas de cela... Je ne veux pas me rappeler... Je ne me rappelle pas... Mais je n'ai jamais pu me remettre. En apparence, oui, mais au fond de moi j'ignore le calme. Est-ce que je pourrais le supporter d'ailleurs ? Non, j'ai pris le goût de l'agitation et de l'angoisse...

      – C'est-à-dire, fit-il, qu'en souvenir d'un passé qui vous épouvante, vous avez besoin de sensations fortes. Alors, si le hasard met sur votre route un monsieur... pas très catholique... un monsieur un peu en dehors des règles, il éveille votre curiosité. C'est tout naturel.

      – C'est tout naturel ?

      – Oh ! mon Dieu, oui ! Vous avez couru tant de dangers, et assisté à tant de drames, que cela vous émeut encore de sentir autour de vous une atmosphère de drame... et de causer avec quelqu'un qui, d'un instant à l'autre, peut être menacé... Alors vous épiez sur son visage les symptômes de l'inquiétude ou de la peur, et vous vous étonnez qu'il soit comme un autre, qu'il fume sa cigarette avec plaisir, et qu'il n'y ait pas de trouble dans sa voix. »

      Elle l'écoutait avidement et le regardait, penchée sur lui. Il plaisanta :

      « Surtout, madame, n'ayez pas trop d'indulgence pour ces sortes d'individus, et ne voyez pas en eux des exemplaires supérieurs d'humanité. Tout au plus ont-ils un peu plus d'audace que les autres, des nerfs à la fois plus tendus et plus obéissants... Question d'habitude et de contrôle. Ainsi, en ce moment...

      – En ce moment ?...

      – Non, rien...

      – Qu'y a-t-il ?... »

      Très bas, il dit :

      « Eloignez-vous de moi, c'est préférable.

      – Pourquoi ? murmura-t-elle, en se conformant à son ordre.

      – Vous voyez ce gros homme si ridicule, en smoking, qui se promène là-bas... à gauche ?

      – Qui est-ce ?

      – Un policier.

      – Hein ! fit-elle en tressaillant.

      – Le commissaire Mauléon. Il est chargé de l'enquête sur le vol de la cassette, et il inspecte les gens. »

      Elle s'était accoudée sur la table, et, sans avoir l'air de se cacher, abritait son front sous sa main déployée, et en même temps elle observait Victor pour voir l'effet du danger sur lui.

      « Allez-vous-en, chuchota-t-elle.

      – Pourquoi m'en aller ? Si vous saviez comme ces bonshommes-là sont bornés ! Mauléon ? un idiot... Il n'y en a qu'un qui me donnerait la chair de poule si je l'avisais par là.

      – Lequel ?

      – Un subalterne... un nommé Victor, de la Brigade mondaine.

      – Victor... de la Brigade mondaine... J'ai lu son nom.

      – C'est lui qui s'occupe avec Mauléon des Bons de la Défense, du drame de La Bicoque... et de cette malheureuse Elise Masson qu'on a assassinée... »

      Elle ne sourcilla pas et demanda :

      « Comment est-il, ce Victor ?

      – Plus petit que moi... sanglé dans son veston comme un écuyer de cirque... un œil qui vous déshabille des pieds à la tête... Celui-là est à craindre. Tandis que Mauléon... Tenez, il observe de notre côté. »

      Mauléon, en effet, promenait ses yeux sur chaque personne. Il les arrêta sur la princesse, puis sur Victor, puis chercha plus loin.

      C'était la fin de son inspection. Il s'éloigna.

      La princesse soupira. Elle semblait à bout de forces.

      « Et voilà ! dit Victor... Il s'imagine avoir rempli sa tâche et que nul n'a pu échapper à son coup d'œil d'aigle. Ah ! voyez-vous, madame, s'il m'advient jamais de voler dans un palace, je n'en bougerai pas. Comment voudriez-vous qu'on vînt me relancer à l'endroit même où j'aurais travaillé ?

      – Cependant, Mauléon ?...

      – Ce n'est peut-être pas le voleur de la cassette qu'il cherche aujourd'hui.

      – Qui, alors ?

      – Les gens de La Bicoque et de la rue de Vaugirard. Il ne songe qu'à cela. Toute la police ne songe qu'à cela. C'est une obsession chez eux. »

      Elle avala un verre de liqueur et fuma une cigarette. Son pâle et magnifique visage reprenait son assurance. Mais comme Victor devinait, au fond d'elle, le tourbillon de ses pensées, et tout cet effroi qu'elle subissait comme une volupté maladive !

      Quand elle se leva, il eut, pour la première fois, l'impression qu'elle avait échangé un regard furtif avec d'autres personnes. Deux messieurs étaient assis plus loin. L'un, rouge de figure, assez vulgaire, devait être un Anglais, et Victor l'avait déjà remarqué dans le hall. L'autre, il ne l'avait jamais vu. Il offrait précisément, celui-là, cet aspect d'élégance et de désinvolture que Victor attribuait à Lupin. Il riait avec son compagnon. Il était gai, de visage sympathique, avec une expression un peu dure parfois.

      De nouveau, la princesse Alexandra l'observa, puis elle tourna la tête et s'éloigna.

      Cinq minutes plus tard, les deux compagnons se levèrent à leur tour. Dans le vestibule d'entrée, le plus jeune alluma un cigare, se fit apporter son chapeau et son pardessus, et sortit de l'hôtel.

      L'Anglais se dirigea vers l'ascenseur.

      Lorsque l'ascenseur fut redescendu, Victor y prit place et dit au garçon :

      « Comment donc s'appelle le monsieur qui vient de monter ? Un Anglais, n'est-ce pas ?

      – Le monsieur du 337 ?

      – Oui.

      – M. Beamish.

      – Il y a déjà quelque temps qu'il est là, n'est-ce pas ?

      – Oui... quinze jours peut-être... »

      Ainsi donc, ce monsieur habitait l'hôtel depuis le même temps que la princesse Basileïef, et au même étage. Avait-il, à l'instant même, au lieu de tourner à gauche pour aller au numéro 337, tourné à droite pour rejoindre Alexandra ?

      Victor longea d'un pas furtif la chambre de celle-ci. Arrivé chez lui, il laissa la porte entrouverte et prêta l'oreille.

      L'attente se prolongeant, il se coucha, de fort mauvaise humeur. Il ne doutait pas que le compagnon de l'Anglais Beamish ne fût Arsène Lupin, c'est-à-dire l'amant de la princesse Alexandra. C'était là, certainement, un grand pas en avant dans la difficile enquête qu'il poursuivait. Mais, en même temps, Victor devait avouer que cet homme était jeune et de belle allure. Et cela l'irritait.


3

      Victor fit venir Larmonat, l'après-midi suivant.

      « Tu te tiens en rapport avec Mauléon ?

      – Oui.

      – Il ne sait pas où je suis ?

      – Non.

      – C'est pour l'affaire de la cassette qu'il est venu hier soir ?

      – Oui, c'est un bagagiste de l'hôtel qui a fait le coup. On est persuadé qu'il avait un complice, lequel a filé. Mauléon m'a eu l'air très occupé par une expédition, tout à fait en dehors de cette histoire de cassette. Il s'agirait de cerner cet après-midi un bar où se réunit la bande d'Arsène Lupin, et où se combine la fameuse affaire des dix millions dont il est question dans les fragments de sa lettre.

      – Oh ! oh ! et l'adresse de ce bar ?

      – On l'a promise à Mauléon... Il l'aura d'une minute à l'autre. »

      Victor dit à Larmonat ce qui se passait à l'hôtel avec Alexandra Basileïef, et lui parla de l'Anglais Beamish.

      « Il sort, paraît-il, chaque matin, et ne rentre généralement que le soir. Tu verras à le filer. D'ici là, fais un tour dans sa chambre.

      – Impossible ! Il faudrait un ordre quelconque de la Préfecture... un mandat...

      – Pas tant de chichis ! Si les gens de la Préfecture interviennent, tout est gâché ! Lupin est un autre monsieur que le baron d'Autrey ou que Gustave Géraume, et c'est moi seul qui dois m'occuper de lui. C'est de ma main qu'il doit être arrêté et livré. Ça me concerne. C'est mon affaire.

      – Alors ?

      – Alors, c'est dimanche aujourd'hui. Le personnel est restreint. Avec un peu de précaution, tu ne seras pas remarqué. Si on te pince, tu montres ta carte. Reste une question : la clef. »

      Larmonat exhiba en riant un trousseau complet.

      « Pour ça, je m'en charge. Un bon policier doit en savoir autant qu'un cambrioleur, et même davantage. Le 337, n'est-ce pas ?

      – Oui. Et surtout ne dérange rien. Il ne faut pas que l'Anglais ait le moindre soupçon. »

      Par la porte entrouverte, Victor le regarda s'éloigner, puis, tout au bout du couloir désert, s'arrêter, ouvrir, entrer...

      Une demi-heure s'écoula.

      « Eh bien ? » lui dit-il, à son retour.

      L'autre cligna de l'œil.

      « Décidément, tu as du flair.

      – Qu'est-ce que tu as trouvé ?

      – Au milieu d'une pile de chemises, un foulard, un foulard orange, à gros pois verts... très chiffonné... »

      Victor s'émut.

      « Le foulard d'Elise Masson... Je ne me suis pas trompé...

      – Et puisque cet Anglais, continua Larmonat, semble de mèche avec la Russe, ce serait bien elle qui est venue rue de Vaugirard, soit seule, soit avec l'Anglais Beamish... »

      La preuve était formelle. Pouvait-on l'interpréter autrement ? Pouvait-on douter encore ?...

      Un peu avant le dîner, Victor descendit sur l'avenue et acheta la deuxième édition de La Feuille du soir.

      A la seconde page, en gros caractères, il lut :

      « On annonce en dernière heure que le commissaire Mauléon et trois de ses inspecteurs ont cerné cet après-midi un bar de la rue Marbeuf, où, selon leurs renseignements, quelques escrocs, des Anglais surtout, faisant partie d'une bande internationale, ont l'habitude de se réunir. Ils étaient autour d'une table. Deux d'entre eux ont pu s'échapper par l'arrière-boutique, dont l'un plus ou moins grièvement blessé. Les trois autres sont capturés. Certains indices laissent supposer qu'Arsène Lupin est au nombre de ces derniers. On attend les inspecteurs de la brigade mobile qui l'avaient récemment repéré à Strasbourg, sous son nouvel avatar. On sait que la fiche anthropométrique d'Arsène Lupin, subtilisée au service d'Identité, n'existe pas. »

      Victor s'habilla et se rendit au restaurant. Sur la table d'Alexandra Basileïef, le journal était placé.

      Elle arriva tard. Elle semblait ne rien savoir et n'être nullement inquiète.

      Elle ne déplia La Feuille qu'à la fin du repas, parcourut la première page, puis tourna. Aussitôt sa tête pencha et elle vacilla sur sa chaise. Se raidissant, elle lut, et, aux dernières lignes, Victor crut qu'elle allait s'évanouir. Défaillance momentanée. Elle écarta son journal négligemment. Pas une fois elle n'avait levé les yeux vers Victor, et elle put croire qu'il n'avait rien remarqué.

      Dans le hall, elle ne le rejoignit pas.

      L'Anglais Beamish s'y trouvait. Etait-il un des deux escrocs qui avaient échappé à Mauléon, en ce bar de la rue Marbeuf, si proche de l'hôtel ? Et donnerait-il à la princesse Basileïef des nouvelles sur Arsène Lupin ?

      A tout hasard, Victor monta d'avance et se posta derrière le battant de sa porte.

      La Russe parut d'abord. Elle attendit devant sa chambre, impatiente et nerveuse.

      L'Anglais ne tarda pas à sortir de l'ascenseur. Il inspecta le couloir, puis vivement courut vers elle.

      Quelques mots furent échangés entre eux. Et la Russe éclata de rire. L'Anglais s'éloigna.

      « Allons, pensa Victor, il est à croire que, si vraiment elle est la maîtresse de ce damné Lupin, il ne se trouve pas pris dans la rafle, et que l'Anglais vient de la rassurer. D'où son éclat de rire. »

      Les déclarations subséquentes de la police confirmaient cette hypothèse. Arsène Lupin ne fut pas reconnu parmi les trois captifs.

      Ceux-ci étaient Russes. Ils avouèrent leur participation à certains vols commis à l'étranger, mais prétendirent ignorer le nom des chefs de la bande internationale qui les employait.

      De leurs deux compagnons évadés, l'un était Anglais. Ils voyaient l'autre pour la première fois, et il n'avait pas parlé au cours de la réunion. Le blessé devait être celui-là. Son signalement correspondait au signalement du jeune homme que Victor avait vu dans l'hôtel avec Beamish.

      Les trois Russes n'en purent dire davantage. Visiblement, ils avaient agi en comparses.

      Un seul fait fut mis en lumière quarante-huit heures plus tard. L'un des trois Russes avait été l'amant de l'ancienne figurante Elise Masson et recevait de l'argent de sa maîtresse.

      On trouva une lettre d'Elise Masson où elle lui écrivait l'avant-veille de sa mort :

      « Le "vieux d'Autrey" est en train de combiner une grosse affaire. Si ça réussit, il m'emmène le lendemain même à Bruxelles. Tu m'y rejoindras, n'est-ce pas, chéri ? et, à la première occasion, on décampera tous les deux avec la forte somme. Mais faut-il que je t'aime !... »




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