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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






III – Extralucide...

Ce dernier coup acheva de troubler M. et Mme de Chagny, qui se concertèrent à voix basse, pendant un moment, avec leurs cousins d'Estreicher et Raoul Davernoie.

      Saint-Quentin, en entendant évoquer les événements du ravin, de la cachette de l'homme à la blouse, s'était effondré parmi les coussins d'une vaste bergère. Dorothée devenait folle ! Indiquer la piste de l'homme à la blouse, c'était indiquer leur piste à eux, Dorothée et Saint-Quentin. Quelle imprudence !

      Elle, cependant, au milieu de l'agitation et de l'inquiétude, demeurait fort paisible. Elle semblait suivre une route bien définie et marcher vers un but clair, alors que les autres, sous sa conduite, trébuchaient et s'effaraient.

      « Mademoiselle, reprit la comtesse, vos révélations nous ont singulièrement émus. Elles montrent à quel point vous êtes perspicace et je ne saurais trop vous remercier de nous avoir avertis.

      – Vous m'avez accueillie si gentiment, madame, répondit-elle, que je suis heureuse si j'ai pu vous rendre service.

      – Un véritable service, reconnut la comtesse, et que je vous demande de compléter.

      – Comment ?

      – En nous disant ce que vous savez.

      – Je ne sais rien de plus.

      – Mais vous pouvez peut-être savoir plus ?

      – De quelle façon ? »

      La comtesse sourit :

      « Grâce à ces petits talents de sorcière dont vous parliez tout à l'heure.

      – Et auxquels vous ne croyez pas, madame.

      – Et auxquels je suis toute prête à croire maintenant. »

      Dorothée s'inclina.

      « Je veux bien... Mais ce sont là des expériences qui ne réussissent pas toujours.

      – Essayons.

      – Soit. Essayons. Mais je vous demande l'indulgence. »

      Elle prit dans la poche de Saint-Quentin un foulard et le mit en bandeau sur ses yeux.

      « Extralucide, à condition d'être aveugle, dit-elle. Moins j'y vois, et plus je vois. »

      Et elle ajouta sérieusement :

      « Posez-moi des questions, madame. J'y répondrai de mon mieux.

      – Tout en restant à l'état de veille ?

      – Oui. »

      Elle appuya ses deux coudes sur une table et serra son front entre ses deux mains. La comtesse lui demanda aussitôt :

      « Qui a creusé ? Qui pratiquait des fouilles sous la fontaine et sous le cadran solaire ? »

      Une minute s'écoula. On eut l'impression que la jeune fille se concentrait en elle-même et se détachait de tout ce qui l'environnait. A la fin, elle articula, d'une voix réfléchie qui n'empruntait rien aux accents d'une pythonisse ou d'une somnambule :

      « Je n'aperçois rien sur l'esplanade. De ce côté cela doit déjà remonter à plusieurs jours, et tout est recouvert. Mais dans le ravin...

      – Dans le ravin ? fit la comtesse.

      – La dalle est debout, et un homme creuse à l'aide d'une pelle.

      – Un homme ? Lequel ? son signalement ?

      – Il a une blouse très longue...

      – Mais la figure ?...

      – La figure est entourée d'un cache-nez qui passe par-dessus une casquette aux bords rabattus... On ne voit même pas les yeux. Quand il a cessé de travailler, il fait retomber la dalle et il emporte la pelle.

      – Pas autre chose ?

      – Non. Il n'a rien trouvé.

      – Vous en êtes certaine ?

      – Absolument certaine.

      – Et quel chemin suit-il ?

      – Il remonte le ravin... Il arrive devant la grille du château.

      – Mais elle est fermée !

      – Il en a la clef. Il entre... C'est le matin... Personne n'est encore levé... Il se dirige vers l'orangerie... Il y a là une petite pièce...

      – Oui, où le jardinier range ses instruments.

      – L'homme s'y débarrasse de la pelle, enlève sa blouse et l'accroche à un clou du mur.

      – Mais ce ne peut être le jardinier ! s'écria la comtesse. Le visage ?... vous voyez le visage ?

      – Non... non... il reste enveloppé...

      – Mais les vêtements ?...

      – Les vêtements ?... Je ne me rends pas bien compte... il s'éloigne... il disparaît. »

      La jeune fille s'interrompit, comme si toute son attention se fixait sur quelqu'un dont la silhouette s'estompait et se perdait dans l'ombre ainsi qu'un fantôme.

      « Je ne le vois plus, dit-elle... je ne vois plus rien. Ah ! si, le perron du château... La porte se referme doucement... Et puis... et puis un escalier... un long corridor à peine éclairé par de petites fenêtres... Cependant je distingue des gravures... des chevaux qui galopent... des chasseurs en habit rouge... Ah ! l'homme... l'homme est là, agenouillé, devant une porte... il trouve la serrure... Il entre...

      – Un domestique, sûrement... fit la comtesse d'une voix sourde... Et c'est une chambre du premier étage, puisqu'il y a des gravures dans le couloir. Comment est-elle, cette chambre ?

      – Les volets sont clos. L'homme a allumé sa lampe de poche, et il cherche autour de lui... Sur la cheminée un calendrier... C'est aujourd'hui, mercredi... Et une pendule empire à colonnes dorées...

      – La pendule de mon boudoir, murmura la comtesse.

      – Elle marque cinq heures trois quarts... La lumière de la lampe est aussitôt projetée à l'opposé, sur un meuble d'acajou à deux battants. L'homme ouvre ces deux battants, et démasque un coffre-fort. »

      On écoutait Dorothée, dans un silence anxieux. L'émotion contractait les figures. Comment n'e ût-on pas ajouté foi à toute cette vision que décrivait la jeune fille, alors qu'elle n'avait jamais pénétré dans le château, jamais franchi le seuil de ce boudoir, et que, néanmoins, elle évoquait les choses même qui eussent dû lui être inconnues ?

      Bouleversée, la comtesse articula :

      « Le coffre-fort était fermé... j'en suis certaine... j'ai fermé après avoir rangé mes bijoux... j'entends encore le bruit du battant qui claque...

      – Fermé, oui. Mais la clef est dessus.

      – Qu'importe ! j'avais brouillé les lettres de la serrure.

      – Non, puisque la clef tourne.

      – Impossible !

      – La clef tourne. Je vois les trois lettres.

      – Les trois lettres ! Vous les voyez ?

      – Nettement. Un R, un O et un B, c'est-à-dire les trois premières lettres du mot Roborey. Le coffre est ouvert. Il y a une cassette. La main de l'homme fouille... et prend...

      – Quoi ? quoi ? Qu'est-ce qu'il a pris ?

      – Deux boucles d'oreilles.

      – Deux saphirs, n'est-ce pas ? Deux saphirs ?...

      – Oui, madame, deux saphirs. »

      Très inquiète, les mouvements saccadés, la comtesse sortit rapidement, suivie de son mari et de Raoul Davernoie. Et Dorothée entendit le comte Octave qui disait :

      « Si c'est vrai, vous avouerez, Davernoie, que ce cas de divination serait bien étrange.

      – Bien étrange, en effet », répéta d'Estreicher, qui les accompagnait aussi, mais qui referma la porte sur eux et refit quelques pas dans le salon, avec l'intention évidente de parler à la jeune fille.


      Dorothée s'était débarrassée de son foulard et se frottait les yeux comme quelqu'un qui sort des ténèbres. Le gentilhomme barbu et elle se regardèrent un instant tous les deux. Puis, après une hésitation, il reprit la direction de la porte. Mais là, de nouveau, il se ravisa et, tourné vers Dorothée, il caressa longuement sa barbe épaisse, et à la fin, laissa échapper un petit ricanement joyeux.

      Dorothée qui n'était jamais en reste quand il s'agissait de rire, fit comme le gentilhomme barbu.

      « Vous riez ? dit-il.

      – Je ris parce que vous riez. Mais j'ignore la raison de votre gaîté. Puis-je la connaître ?

      – Certainement, mademoiselle. Moi, je ris parce que je trouve cela très amusant.

      – Qu'est-ce qui est très amusant ? »

      D'Estreicher fit encore deux ou trois pas en avant, et répliqua :

      « Ce qui est très amusant, c'est l'idée de confondre en un seul et même personnage l'individu qui a creusé sous la dalle et cet autre individu qui a pénétré cette nuit dans le château et volé les bijoux.

      – C'est-à-dire ? interrogea la jeune fille.

      – C'est-à-dire, pour être plus précis encore, l'idée de mettre d'avance le vol commis par le sieur Saint-Quentin...

      – Sur le dos du sieur d'Estreicher », acheva Dorothée.

      Le gentilhomme barbu réprima une grimace, mais ne protesta point. Il s'inclina :

      « C'est cela même. Autant jouer cartes sur table, n'est-ce-pas ? vous n'êtes pas, et je ne suis pas de ceux qui ont des yeux pour ne pas voir. Et si j'ai vu une silhouette noire se glisser, cette nuit, par une fenêtre, vous avez vu, vous...

      – Un monsieur qui recevait une dalle sur la tête.

      – Parfaitement. Et je le répète : c'est très fort à vous de chercher à les identifier l'un à l'autre. Très fort... et très dangereux.

      – Dangereux en quoi ?

      – En ce sens que toute attaque entraîne une riposte.

      – Je n'ai pas encore attaqué. Mais j'ai voulu montrer que j'étais prête à tout.

      – Même à m'attribuer le vol de ces deux boucles d'oreilles ?

      – Peut-être.

      – Oh ! oh ! il faut donc que je me hâte de prouver qu'elles sont entre vos mains ?

      – Hâtez-vous. »

      Une fois encore il s'arrêta au seuil de la porte et dit :

      « Nous sommes donc ennemis ? Pourquoi ? vous ne me connaissez pas.

      – Je n'ai pas besoin de vous connaître pour savoir qui vous êtes.

      – Comment, ce que je suis ? Je suis le chevalier Maxime d'Estreicher.

      – Possible. Mais vous êtes aussi le monsieur qui, furtivement, à l'insu de ses cousins, cherche... ce qu'il n'a pas le droit de chercher. Dans quel but, sinon pour le dérober ?

      – Et cela vous regarde ?

      – Oui.

      – A quel titre ?

      – Vous ne tarderez pas à le savoir. »

      Il eut un geste. Colère ou mépris ? Mais il se contint et mâchonna :

      « Tant pis pour vous, et tant pis pour Saint-Quentin. A tout à l'heure ! »

      Sans un mot de plus, il salua et se retira.


      Chose bizarre, dans cette sorte de duel brutal et violent, Dorothée avait gardé un tel sang-froid que, la porte à peine refermée, obéissant à ses instincts de gaminerie, elle lança un pied de nez et fit quelques pirouettes. Puis, contente d'elle-même et des événements, elle ouvrit une vitrine, prit un flacon de sels et s'approcha de Saint-Quentin, qui gisait au fond de sa bergère.

      « Respire, mon vieux. »

      Il renifla, se mit à éternuer et bredouilla :

      « Nous sommes perdus.

      – Tu en as de bonnes, Saint-Quentin. Pourquoi veux-tu que nous soyons perdus ?

      – Il va nous dénoncer.

      – Certes, il va aiguiller les recherches contre nous. Mais nous dénoncer, dire ce qu'il a vu ce matin, il n'osera pas. Sinon, je dis, moi, ce que j'ai vu.

      – Tout de même, Dorothée, ce n'était pas la peine de révéler la disparition des bijoux.

      – On aurait toujours bien fini par s'en apercevoir. Le fait d'en parler la première détourne les soupçons.

      – Ou les attire sur nous, Dorothée.

      – En ce cas, j'accuse le gentilhomme barbu.

      – Il faut des preuves.

      – J'en aurai.

      – Comme tu le détestes !

      – Non, mais je veux le perdre. C'est un homme dangereux, Saint-Quentin. J'en ai l'intuition, et tu sais que je ne me trompe guère. Il a tous les vices. Il est capable de tout. Il trahit ses cousins de Chagny. Je veux les en débarrasser par n'importe quel moyen. »

      Saint-Quentin essaya de se rassurer.

      « Tu es étonnante. Tu combines, tu calcules, tu agis, tu prévois. On sent que tu te diriges d'après un plan.

      – D'après rien du tout, mon garçon. Je marche à l'aventure, et je me décide au petit bonheur.

      – Cependant...

      – J'ai un but précis, voilà tout. Quatre personnes sont en face de moi, qui, cela n'est pas douteux, sont réunies par un secret commun. Or, le mot de « Roborey », prononcé par mon père en mourant, me donne le droit de rechercher si lui-même ne faisait pas partie de ce groupe, et si, en conséquence, sa fille n'est pas qualifiée pour prendre sa place. Jusqu'ici, les quatre personnes se tiennent les coudes et me repoussent. J'ai beau tenter l'impossible pour obtenir leur confiance d'abord, et ensuite leurs confidences, je n'aboutis à rien. Mais je réussirai. »

      Elle frappa du pied, avec une brusquerie où s'affirmaient soudain toute l'énergie et toute la décision qui animaient cette souriante et mignonne créature, et elle répéta :

      « Je réussirai, Saint-Quentin, je te le jure. Je ne suis pas au bout de mes révélations, et il y en a une qui les décidera peut-être à plus d'abandon.

      – Laquelle, Dorothée ?

      – Je m'entends, mon garçon. »

      Elle se tut. Son regard s'en allait par la fenêtre ouverte près de laquelle Castor et Pollux se battaient. Des bruits de pas précipités résonnaient dans le château. Il y eut des exclamations. Un domestique traversa la cour à toute allure et ferma les grilles, ce qui laissa dans l'enceinte une petite partie de la foule et trois ou quatre roulottes, dont celle du cirque Dorothée.

      « Les gendarmes... les gendarmes... bégaya Saint-Quentin. Ils sont là-bas... Ils visitent la baraque du tir.

      – Et d'Estreicher est avec eux, observa la jeune fille.

      – Oh ! Dorothée, qu'as-tu fait ?...

      – Tout m'est égal, dit-elle imperturbable. Ces gens-là ont un secret, qui m'appartient peut-être autant qu'à eux. Je veux le connaître. L'agitation, les coups de théâtre, tout cela travaille en ma faveur.

      – Cependant...

      – Flûte, Saint-Quentin. Ma vie se décide aujourd'hui. Au lieu de trembler, réjouis-toi... Un fox-trot, mon vieux. »

      Elle le saisit à la taille, le dressa comme un mannequin aux jambes molles, et le contraignit à tournoyer. Escaladant la fenêtre, Castor et Pollux, que suivait le capitaine Montfaucon, entourèrent le couple, et se mirent à danser en chantant l'air de la Capucine, dans le salon d'abord, puis à travers le large vestibule. Mais une nouvelle défaillance de Saint-Quentin coupa l'élan des danseurs. Dorothée s'impatienta.

      « Qu'est-ce que tu as encore ? » lui demanda-t-elle en tâchant de le relever et de le faire tenir debout.

      Il bégaya :

      « J'ai peur... j'ai peur...

      – Mais enfin, quoi ! Je ne t'ai jamais vu aussi poltron. Qu'est-ce que tu crains ?...

      – Les bijoux...

      – Imbécile ! puisque tu les as jetés dans le massif...

      – Non.

      – Tu ne les as pas jetés ?

      – Non.

      – Mais alors, où sont-ils ?

      – Je ne sais pas. Je les ai cherchés dans la corbeille, selon tes instructions, là où je les avais mis moi-même. Ils n'y étaient plus. La petite boîte de carton avait disparu. »

      A mesure qu'il s'expliquait, Dorothée devenait plus sérieuse. Le danger lui apparaissait brusquement.

      « Pourquoi ne m'as-tu pas avertie ? je n'aurais pas agi comme je l'ai fait.

      – Je n'ai pas osé. Je ne voulais pas te donner du tourment.

      – Ah ! Saint-Quentin, tu as eu bien tort, mon garçon. »

      Elle ne lui fit pas d'autres reproches et repartit :

      « Qu'est-ce que tu supposes ?

      – Je suppose que je me suis trompé, que je n'ai pas mis les boucles dans la corbeille... mais ailleurs... dans un autre endroit de la roulotte... j'ai recherché partout vainement. Mais eux, ils trouveront, eux, les gendarmes... »

      La jeune fille était atterrée. Les boucles d'oreilles en sa possession, le vol dûment constaté, c'était l'arrestation, la prison.

      « Abandonne-moi, gémissait Saint-Quentin... je ne suis qu'un imbécile... un criminel... N'essaye pas de me sauver... Rejette tout sur moi, puisque c'est la vérité. »

      A ce moment, au seuil du vestibule, se dressa l'uniforme d'un brigadier de gendarmerie que guidait un domestique du château.

      « Pas un mot, murmura Dorothée. Je te défends de prononcer une seule parole. »

      Le brigadier s'avança :

      « Mademoiselle Dorothée...

      – C'est moi, brigadier. Que désirez-vous ?

      – Suivez-moi, il serait nécessaire... »

      Il fut interrompu par l'arrivée de la comtesse Octave, qui accourait en compagnie de son mari et de Raoul Davernoie.

      « Non, non, brigadier, criait-elle, je m'oppose absolument à tout ce qui pourrait paraître un acte de défiance à l'égard de mademoiselle. Il y a là un malentendu. »

      Raoul Davernoie protestait aussi. Mais le comte Octave prononça :

      « Remarquez, chère amie, que c'est une simple formalité, une mesure générale que le brigadier est obligé de prendre. Un vol a été commis ? Par conséquent, il est juste que l'enquête se poursuive auprès de toutes les personnes...

      – Mais c'est mademoiselle qui nous l'a révélé, ce vol. C'est elle qui, depuis une heure, nous prévient de tout ce qui se trame contre nous.

      – Pourquoi ne pas l'interroger, comme tout le monde ? Ainsi que d'Estreicher le disait tout à l'heure, il se peut que vos boucles d'oreilles n'aient pas été prises dans votre coffre-fort. Il se peut que vous les ayez mises aujourd'hui à vos oreilles machinalement, et ensuite perdues dehors... où quelqu'un les aura ramassées... »

      Le brigadier, un brave homme, qui semblait fort ennuyé de voir que le comte et la comtesse ne s'accordaient pas, ne savait que faire. Dorothée le tira d'embarras.

      « Je vous approuve, monsieur le comte. Mon rôle peut vous paraître suspect, et l'on a le droit de se demander comment je connais le mot du coffre, et si mes talents de sorcière suffisent à expliquer ma clairvoyance. Il n'y a donc aucun motif pour qu'on fasse une exception en ma faveur. »

      Elle se courba devant la comtesse, dont elle embrassa doucement la main :

      « N'assistez pas aux recherches, madame. Ce n'est pas très joli. Pour moi, c'est un des risques que nous courons, nous autres saltimbanques. Mais cela vous ferait de la peine. Seulement je vous demanderai, pour des raisons que vous comprendrez tout à l'heure, de nous rejoindre quand on m'interrogera...

      – Je vous le promets.

      – A vos ordres, brigadier. »

      Elle partit avec ses quatre compagnons et avec le brigadier de gendarmerie. Saint-Quentin avait l'air d'un condamné que l'on mène à l'échafaud. Le capitaine Montfaucon, les mains dans ses poches, une ficelle autour du poignet, traînait son chariot de colis et sifflait une chanson américaine, en garçon qui sait que toutes ces petites histoires-là finissent toujours bien.

      Au bout de la cour, les derniers paysans s'en allaient par la grille ouverte, près de laquelle se trouvait le garde champêtre. Les forains étaient rassemblés autour de leurs baraques, et dans l'orangerie où le second gendarme examinait leurs papiers.

      En arrivant devant sa roulotte, Dorothée aperçut d'Estreicher qui causait avec deux domestiques.

      « C'est donc vous, monsieur, fit-elle gaîment, qui dirigez les recherches ?

      – Ma foi oui, mademoiselle... dans votre intérêt, répliqua-t-il sur le même ton.

      – Alors, je ne doute pas du résultat. »

      Et s'adressant au brigadier :

      « Aucune clef à vous donner. Le cirque Dorothée n'a pas de serrures. Tout est ouvert. Rien dans les mains, rien dans les poches. »

      Le brigadier ne semblait pas aimer beaucoup cette besogne. Mais les deux domestiques s'y employèrent de leur mieux, et d'Estreicher ne se gênait pas pour les conseiller.

      « Excusez-moi, mademoiselle, dit-il à la jeune fille, en la prenant à part. J'estime qu'on ne doit rien épargner pour vous mettre hors de cause.

      – C'est grave, dit-elle avec ironie.

      – En quoi ?

      – Dame ! Souvenez-vous de notre conversation. Il y a un coupable : si ce n'est pas moi, c'est vous. »

      Il fallait que d'Estreicher considérât la jeune fille comme un adversaire redoutable et qu'il craignît ses menaces, car, tout en restant très aimable, galant même, et tout en échangeant avec elle des plaisanteries, il fut acharné dans ses investigations. Sur un signe de lui, les domestiques descendirent les paniers et les caisses, et sortirent de pauvres hardes avec quoi formaient contraste, par leurs couleurs éclatantes, les foulards et les châles dont la jeune fille aimait à s'embellir.

      On ne trouva rien.

      On scruta les parois et le plafond de la roulotte, les matelas, les harnais de Pie-Borgne, le sac d'avoine, les provisions. Rien.

      On fouilla les quatre garçons. Une femme de chambre palpa les vêtements de Dorothée. Recherches inutiles. Les boucles d'oreilles demeurèrent introuvables.

      « Et cela ? » fit-il en désignant la vaste corbeille encombrée d'ustensiles sans valeur qui se balançait sous la voiture.

      D'un coup de pied furtif sur les chevilles, Dorothée redressa Saint-Quentin qui titubait.

      « Sauvons-nous, bégaya-t-il.

      – T'es bête. Puisque les boucles n'y sont plus.

      – J'ai pu me tromper.

      – T'es bête. On ne se trompe pas dans ces cas-là.

      – Alors, où se trouve le carton ?

      – Tu as donc les yeux bouchés ?

      – Tu le vois, toi ?

      – Si je le vois ! Comme ton nez au milieu de ton visage.

      – Dans la voiture ?

      – Non.

      – Où ?

      – Par terre, à dix pas de toi, entre les jambes du barbu. »

      Elle désignait du regard le chariot du capitaine Montfaucon que l'enfant avait abandonné pour jouer avec une toupie, et dont les petits colis, valises, malles en miniature, ballots ficelés, gisaient sur le sol, contre les talons de d'Estreicher.

      Un de ces colis n'était autre que la boîte en carton qui contenait les boucles, et que le capitaine Montfaucon avait ajoutée, l'après-midi, à ce qu'il appelait son matériel de traction.

      En livrant sa découverte imprévue à Saint-Quentin, Dorothée, qui ne soupçonnait pas la subtilité et la puissance d'observation de l'homme qu'elle combattait, commit une imprudence irréparable. Ce n'était point la jeune fille que d'Estreicher épiait à l'abri de ses lunettes, mais son camarade Saint-Quentin, dont il avait remarqué bien vite les inquiétudes et les défaillances. Dorothée, elle, demeurait impassible. Mais Saint-Quentin ne finirait-il pas par trahir quelque impression ?

      Il en fut ainsi. Lorsqu'il reconnut la petite boîte au caoutchouc rouge, Saint-Quentin respira, brusquement soulagé. Il se dit que personne n'aurait l'idée de dépaqueter ces joujoux d'enfant qui traînaient sur le sable à la disposition du premier venu. Plusieurs fois, sans le moindre soupçon, d'Estreicher les heurta du pied et trébucha dans les roues, méritant du capitaine cette verte semonce :

      « Dis donc, le monsieur, si t'avais une auto, et que je la bouscule, qu'est-ce que tu dirais ? »

      Saint-Quentin hocha la tête, goguenard. D'Estreicher suivit la direction de ses yeux, et, instinctivement, comprit. Les boucles d'oreilles étaient là, sous la protection du hasard et avec la complicité inconsciente du capitaine. Mais dans quel colis ? La boîte en carton lui parut plus suspecte. Sans dire un seul mot, il se baissa rapidement et la saisit. S'étant relevé, il l'ouvrit d'un geste furtif et aperçut, au milieu de petits cailloux blancs et de coquillages, les deux saphirs.

      Il regarda Dorothée. Elle était très pâle.




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