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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






V – L’assassinat du prince d’Argonne

Le comte se taisait.

      Dorothée murmura anxieusement, avec cette appréhension que l'on éprouve à prononcer certaines paroles :

      « Est-ce possible ?... On aurait tué... on aurait tué mon père ?...

      – Tout porte à le croire.

      – Et comment ?

      – Le poison. »

      Le coup était porté. La jeune fille pleurait. Le comte se pencha sur elle et lui dit :

      « Lisez. Pour ma part, j'estime que votre père, entre deux accès de fièvre et de délire, a griffonné ces dernières pages. Quand il est mort, l'administration de l'ambulance, trouvant une lettre et une enveloppe toute prête, m'a expédié le tout sans en prendre connaissance. Regardez la fin... c'est une écriture de malade... tracée au hasard du crayon, et par un effort de volonté qui fléchissait à tout instant... »

      Dorothée essuya ses larmes. Elle voulait savoir et juger par elle-même, et elle lut à demi-voix :

      « Quel rêve... Mais est-ce bien un rêve ? Ce que j'ai vu cette nuit, l'ai-je vu dans un cauchemar ? Ou l'ai-je vu réellement ? Les autres blessés... mes voisins... personne ne s'est réveillé... Pourtant, l'homme... les hommes ont fait du bruit... Ils étaient deux... Ils causaient tout bas... dans le jardin... au-dessous d'une fenêtre... qui était sûrement entrouverte à cause de la chaleur... Et puis, cette fenêtre a été poussée... Pour cela il a fallu qu'un des deux... monte sur les épaules de l'autre. Que voulait-il ? Il a essayé de passer le bras... Mais la fenêtre touchait à la table de nuit... Et alors il a dû retirer sa veste... Malgré tout, la manche de sa chemise est restée accrochée et c'est le bras seul... le bras nu qui a passé... précédé par une main qui cherchait de mon côté... du côté du tiroir... Alors j'ai compris... La médaille se trouvait là... Ah ! comme j'aurais voulu crier ! Mais ma gorge s'étranglait... Et puis autre chose me terrifiait. La main tenait un flacon... Il y avait sur la table un verre d'eau pour moi, avec un médicament à prendre... La main a versé quelques gouttes du flacon dans le verre. Oh ! l'horreur !... Du poison, sans doute. Mais je ne prendrai pas ma potion, non, non... Et j'écris cela, ce matin, pour être sûr de me rappeler... J'écris que la main, ensuite, a ouvert le tiroir... Et tandis qu'elle s'emparait de la médaille... je voyais... je voyais sur le bras nu... au-dessus du coude... des mots inscrits... »

      Dorothée dut se pencher, tellement l'écriture devenait tremblante, illisible, et c'est avec peine, syllabe par syllabe, qu'elle put déchiffrer :

      « Trois mots inscrits... un tatouage... comme les marins... trois mots... Ah ! mon Dieu, ces trois mots... les mots de la médaille... In robore fortuna... »

      C'était tout. La page inachevée n'offrait plus que des signes incohérents, que Dorothée n'essaya même pas d'interpréter.

      Longtemps elle se tint courbée, ses yeux à demi clos, laissant couler des pleurs. On sentait que les conditions dans lesquelles, en toute vraisemblance, son père était mort, ravivaient son chagrin.

      Le comte cependant reprit :

      « La fièvre sera revenue... le délire... et, machinalement, il aura bu le poison. Ou du moins l'hypothèse est plausible... car enfin, qu'est-ce que cette main d'homme aurait versé dans le verre ? Mais j'avoue que nous n'avons pas obtenu de certitude à ce propos. D'Estreicher et le père de Raoul, prévenus aussitôt par moi, m'accompagnèrent à Chartres. Malheureusement l'administration, le major et les deux infirmières avaient été changés, de sorte que je me heurtai au document officiel qui attribuait la mort à des complications infectieuses. D'ailleurs devions-nous chercher plus loin ? Ce ne fut pas l'opinion de mes deux cousins, ni la mienne. Un crime... comment le prouver ? Par ces quelques lignes où un malade raconte le cauchemar qui l'a hanté ? Impossible. N'est-ce pas votre avis, mademoiselle ? »

      Dorothée ne répondit pas, ce qui démonta quelque peu M. de Chagny. Il parut se défendre, non sans humeur :

      « Mais nous ne le pouvions pas, mademoiselle ! A cause de la guerre, nous nous heurtions à des difficultés sans nombre. C'était impossible ! Nous devions nous en tenir au seul fait qui demeurait acquis et ne pas nous aventurer au-delà de cette chose réelle que je formulerai ainsi : en dehors de nous quatre, de nous trois plutôt, puisque d'Argonne, hélas ! n'était plus, il y avait une quatrième personne qui s'attaquait au problème que nous tâchions de résoudre et qui, même, avait sur nous une avance considérable. Un rival, un ennemi surgissait, capable des pires actions pour atteindre son but. Quel ennemi ?
      Les événements ne permirent pas de nous occuper de cette affaire, et pas davantage de vous retrouver comme nous l'aurions voulu. Deux lettres que j'écrivis à Bar-le-Duc restèrent sans réponse. Les mois s'écoulèrent. Georges Davernoie fut tué à Verdun, d'Estreicher blessé en Artois, et moi-même envoyé en mission à Salonique d'où je ne revins qu'après l'armistice. Dès l'année suivante, les travaux commencèrent ici. L'inauguration avait lieu hier, et c'est aujourd'hui que le hasard vous y amenait.
      Vous comprenez, mademoiselle, quelle fut notre stupéfaction lorsque, coup sur coup, nous apprîmes par vous, d'abord que des fouilles étaient pratiquées à notre insu, ensuite, que le lieu de ces fouilles s'expliquait par le mot fortuna, qui précisément complétait l'inscription que votre père avait lue deux fois, sur la médaille d'or et sur le bras de l'homme qui lui avait volé cette médaille. Notre confiance en votre extraordinaire lucidité devenait telle que Mme de Chagny et Raoul Davernoie voulaient vous mettre au courant de toute cette histoire, et je dois reconnaître que Mme de Chagny faisait preuve d'intuition et de jugement, puisque la confiance que nous éprouvions s'adressait à cette Yolande d'Argonne que son père nous recommandait.
      « Il est donc naturel, mademoiselle, que nous vous offrions de collaborer à nos efforts. Vous prenez la place de Jean d'Argonne, comme Raoul Davernoie a pris la place de Georges Davernoie. Notre association continue. »

      Une ombre se mêlait au contentement que M. de Chagny ressentait de son discours et de sa proposition magnanime : Dorothée gardait un silence obstiné. Ses yeux regardaient dans le vide. Elle ne bougeait pas. Estimait-elle que le comte ne s'était pas donné beaucoup de peine pour retrouver la fille de son parent d'Argonne et pour la soustraire à la vie qu'elle menait ? Gardait-elle quelque rancune de l'humiliation qu'on lui avait fait subir en l'accusant du vol des boucles d'oreilles ? Mme de Chagny l'interrogea doucement :

      « Qu'avez-vous, Dorothée ? Cette lettre vous a tout assombrie. La mort de votre père, n'est-ce pas ?...

      – Oui, fit Dorothée, au bout d'un instant et d'une voix sourde... C'est une chose terrible...

      – Vous croyez aussi qu'on l'a tué ?...

      – Certes. Sans quoi on aurait retrouvé la médaille. D'ailleurs ces quelques pages sont formelles.

      – Et, d'après vous, on aurait dû saisir la justice ?

      – Je ne sais pas... je ne sais pas... dit la jeune fille.

      – Mais si vous pensez ainsi, on peut reprendre l'affaire. Nous vous prêterons notre concours, soyez-en sûre.

      – Non, dit-elle, j'agirai seule. Cela vaut mieux. Je découvrirai le coupable, et il sera puni. Je le promets à mon père... Je lui en fais le serment... »

      Elle prononça ces mots avec une gravité réfléchie, et en avançant un peu la main.

      « Nous vous y aiderons, Dorothée, affirma la comtesse. Car j'espère bien que vous ne partirez pas... Vous êtes ici chez vous. »

      Dorothée hocha la tête.

      « Vous êtes trop bonne, madame.

      – Ce n'est pas de la bonté. C'est de l'affection. Vous avez tout de suite gagné mon cœur, et je vous demande votre amitié.

      – Vous l'avez, madame, et tout entière. Mais...

      – Comment ! vous refusez ! articula M. de Chagny, d'un ton vexé. Nous offrons à la fille de Jean d'Argonne, notre cousin, de vivre conformément à son nom et à sa naissance, et vous préférez reprendre cette existence misérable !

      – Elle n'est pas misérable, je vous assure, monsieur. Mes quatre enfants et moi, nous en avons l'habitude, et leur santé l'exige... »

      La comtesse insista :

      « Voyons. C'est inadmissible ! Il y a quelque raison secrète.

      – Aucune, madame, je vous assure.

      – Alors vous allez rester, tout au moins quelques jours, et dès ce soir vous dînez et couchez au château.

      – Je vous en prie, madame. Je suis un peu lasse... j'ai besoin d'être seule. »

      De fait, elle semblait soudain harassée de fatigue. On n'eût jamais dit qu'un sourire pût animer cette figure morne et contractée.

      Mme de Chagny ne s'obstina pas.

      « Eh bien, remettons à demain toute décision. Envoyez-nous vos quatre enfants à dîner ce soir. Cela nous fera plaisir de les voir et de les gâter un peu... D'ici demain, vous réfléchirez et si vous persistez, je vous laisserai libre. Nous sommes d'accord, n'est-ce pas ? »

      Dorothée s'était levée. Elle se dirigea vers la porte, accompagnée par M. et Mme de Chagny. Mais, au moment de sortir, elle eut une hésitation. Malgré son chagrin, la mystérieuse aventure, qui lui était révélée depuis quelques heures, continuait à la préoccuper pour ainsi dire à son insu, et elle déclara, jetant une première clarté dans les ténèbres :

      « Je crois vraiment que toutes les légendes que nos familles se sont transmises correspondent à une réalité. Il doit y avoir quelque part des richesses enterrées ou cachées, et ces richesses seront, un jour ou l'autre, la propriété de celui ou de ceux qui seront possesseurs du talisman que représente cette médaille d'or dont mon père a été dépouillé. Et c'est pourquoi je voudrais savoir si, en dehors de mon père, quelqu'un de vous a jamais entendu mêler à ces légendes une médaille d'or ? »

      Ce fut Raoul Davernoie qui répondit :

      « Je puis vous donner à ce sujet un renseignement, mademoiselle. Il y a une quinzaine de jours, j'ai vu entre les mains de mon grand-père, avec qui j'habite le Manoir-aux-Buttes, en Vendée, une large pièce d'or qu'il examinait, et qu'il a replacée aussitôt dans son écrin avec l'intention évidente de la dissimuler à mes yeux.

      – Il ne vous a donné aucune explication ?

      – Aucune. Cependant, la veille de mon départ, il m'a dit : « Lorsque tu seras de retour, j'aurai une révélation très grave à te faire. Je n'ai déjà que trop tardé. »

      – Vous croyez que c'était là une allusion à ce qui nous occupe ?

      – Je le crois. Aussi, dès mon arrivée à Roborey, j'ai averti mes cousins de Chagny et d'Estreicher, qui m'ont promis de venir me voir à la fin de juillet, et à qui je ferai part alors de mes découvertes.

      – C'est tout ?

      – C'est tout, mademoiselle, et il me semble que tout cela confirme bien votre hypothèse ; il y a là un talisman dont il existe sans aucun doute plusieurs exemplaires.

      – Oui... oui... sans aucun doute, murmura la jeune fille, et la mort de mon père s'explique par ce fait qu'il était possesseur de ce talisman.

      – Mais, objecta Raoul Davernoie, ne suffisait-il pas qu'on le lui dérobât ? Pourquoi ce crime inutile ?

      – Parce que la pièce d'or, rappelez-vous, donne certaines indications. En supprimant mon père, on restreignait le nombre de ceux qui, dans un avenir peut-être assez proche, seront appelés au partage des richesses. Qui sait même si d'autres crimes n'ont pas été commis ou ne seront pas commis ?

      – D'autres crimes ? En ce cas, mon grand-père court des dangers ?

      – Oui, monsieur », fit-elle nettement.

      Le comte s'inquiéta, et, affectant de rire :

      « Alors, nous aussi, mademoiselle, puisque Roborey offre des traces de fouilles récentes ?

      – Vous aussi, monsieur le comte.

      – Nous devons donc nous mettre en garde ?

      – Je vous le conseille. »

      M. de Chagny pâlit et, d'une voix mal assurée :

      « Comment ? Par quel moyen ?

      – Je vous le dirai demain, déclara Dorothée. Vous saurez demain ce que vous devez craindre et ce que vous devez faire pour vous défendre.

      – Vous le promettez ?

      – Je le promets. »

      D'Estreicher, qui avait suivi attentivement toutes les phases de l'entretien, sans y prendre part, s'avança :

      « Nous tenons d'autant plus à ce rendez-vous, mademoiselle, qu'il nous reste à résoudre ensemble un petit problème accessoire, relatif à cette boîte de carton. Vous ne l'avez pas oublié ?

      – Je n'oublie rien, monsieur, dit-elle. Demain, à cette heure-là, cette petite chose, et d'autres choses, le vol des boucles d'oreilles entre autres, seront élucidées. »

      Elle sortit.


      Le jour commençait à baisser. La grille avait été rouverte et, leurs installations une fois défaites, les forains s'en étaient allés. Dorothée retrouva Saint-Quentin qui l'attendait impatiemment, et les trois enfants qui allumaient du feu. Lorsque la cloche du dîner sonna, elle les envoya au château et demeura seule à manger la soupe épaisse et les fruits qui composaient son repas. Le soir, en les attendant, elle s'éloigna dans la nuit, vers le parapet qui dominait le ravin, et sur lequel elle s'appuya de ses deux coudes.

      La lune n'était pas visible, mais le voile des petits nuages qui flottaient au ciel s'imprégnait de clarté. Elle écouta longtemps le grand silence et, la tête nue, elle offrait à la fraîcheur du soir son front brûlant et ses cheveux qui palpitaient.

      « Dorothée... »

      Son nom avait été dit très bas, par quelqu'un qui s'était approché d'elle sans qu'elle l'entendît. Mais le son de cette voix, si assourdi qu'il fût, la fit tressaillir. Avant même de reconnaître la silhouette de d'Estreicher, elle devina sa présence.

      Le parapet eût été moins haut et le ravin moins profond qu'elle eût tenté de s'enfuir, tellement cet homme lui faisait peur. Cependant, elle se raidit pour demeurer calme et pour le dominer.

      « Que me voulez-vous, monsieur ? dit-elle sèchement. M. et Mme de Chagny ont eu la délicatesse de se prêter à mon désir de repos. Je m'étonne de vous voir ici. »

      Il ne répondit pas, mais elle discerna son ombre plus proche, et répéta :

      « Que me voulez-vous ?

      – Vous dire quelques mots seulement, murmura-t-il.

      – Il sera temps demain, au château.

      – Non, ce que j'ai à vous dire ne peut être entendu que par vous, et vous pouvez l'entendre, mademoiselle, sans en être offensée, je vous le jure. Malgré l'hostilité incompréhensible que vous m'avez témoignée depuis la première heure, j'éprouve, moi, à votre égard, de l'amitié, de l'admiration, et un grand respect. Ne craignez donc ni mes paroles ni mes actes. Ce n'est pas à la jeune fille jolie et séduisante que vous êtes, que je m'adresse, mais à la femme qui, tout ce jour, nous a déconcertés par son intelligence. Ecoutez-moi...

      – Non, fit-elle, je ne veux pas. Vos paroles ne peuvent être qu'injurieuses. »

      Il reprit plus fortement – et l'on sentait que sa nature s'accommodait mal de la douceur et du respect, – il reprit :

      « Ecoutez-moi ! Je vous ordonne de m'écouter... et de me répondre tout de suite. Je ne suis pas pour les grandes phrases et j'irai droit au but, un peu rudement, s'il le faut, au risque de vous choquer. Donc, voici. Le hasard vous jette d'emblée dans une affaire que j'ai tous les titres à considérer comme une affaire qui m'appartient. Autour de nous, il y a des comparses dont je suis très résolu à ne tenir aucun compte quand le moment sera venu. Tous ces gens sont des imbéciles qui n'arriveront à rien. Chagny est un vaniteux ridicule... Davernoie un campagnard... Autant de poids morts que nous allons traîner, vous et moi. Alors, pourquoi travailler pour eux ?... Travaillons pour nous, voulez-vous, pour nous deux ? Vous et moi associés, amis, quelle besogne on ferait ! Mon énergie, mes forces au service de votre intelligence et de votre lucidité ! Et puis... et puis... tout ce que je sais ! Car le problème, je le connais, moi ! Ce que vous mettrez des semaines à trouver, ce que vous ne trouverez sans doute jamais, j'en suis le maître, moi. J'ai tous les éléments de la vérité entre les mains, sauf quelques-uns que je finirai bien par réunir. Aidez-moi, cherchons ensemble, et ce sera la fortune, la découverte des richesses fabuleuses, le pouvoir sans bornes... Voulez-vous... voulez-vous ?... »

      Il s'était incliné un peu trop vers la jeune fille, et ses doigts frôlèrent le châle qu'elle portait. Dorothée, qui l'avait écouté en silence pour connaître la pensée secrète de l'adversaire, tressauta d'indignation à ce contact.

      « Allez-vous-en... Laissez-moi... Je vous défends de me toucher... Vous, un ami ?... vous ! vous ! »

      La répulsion qu'il inspirait à Dorothée le mit hors de lui, et, frémissant de colère, il scanda :

      « Ainsi... ainsi... vous refusez ? Vous refusez malgré ce que j'ai surpris, malgré ce que je pourrais faire... et que je vais faire. Car enfin, les boucles d'oreilles volées, ce n'est pas seulement Saint-Quentin. Vous étiez là, dans le ravin, à surveiller son expédition. Et, tantôt, vous l'avez protégé comme un complice. Et la preuve existe, terrible, irréfutable. La boîte est entre les mains de la comtesse. Et vous osez, vous, une voleuse !... »

      Il tendait les bras vers elle. Dorothée se baissa, glissa le long du parapet. Mais il put lui saisir les poignets et il l'attirait contre lui, quand il lâcha prise subitement, frappé par un jet de lumière qui l'aveuglait.

      Juché sur le parapet, Montfaucon lui envoyait en pleine figure la clarté d'une lampe électrique.

      D'Estreicher s'écarta : la clarté le poursuivit, comme une projection habilement braquée.

      « Sale gosse ! mâchonna-t-il... Je te repincerai... Et toi aussi, la petite... Si demain, à deux heures, au château, tu ne mets pas les pouces, la boîte sera ouverte en présence des gendarmes. A toi de choisir, gredine. »

      Il disparut dans le taillis.

      Vers trois heures du matin, le guichet qui, de l'intérieur de la roulotte, donnait sur le siège, fut ouvert, comme il l'avait été le matin précédent. Une main passa et secoua Saint-Quentin qui dormait dans ses couvertures.

      « Lève-toi. Habille-toi. Pas de bruit. »

      Il protesta :

      « Dorothée, ce que tu veux faire est absurde.

      – Flûte. »

      Saint-Quentin obéit.

      Dehors, il retrouva Dorothée toute prête. A la lumière de la lune, il vit qu'elle portait en bandoulière une sacoche de toile et un rouleau de corde.

      Elle le conduisit jusqu'à l'endroit du parapet qui touchait aux grilles d'entrée. Ils attachèrent la corde à l'un des barreaux et se laissèrent glisser. Puis Saint-Quentin remonta sur l'esplanade et détacha la corde.

      Par la rampe, ils descendirent dans le ravin et longèrent la falaise jusqu'à la crevasse que Saint-Quentin avait escaladée la veille.

      « Montons, fit Dorothée. Tu dérouleras la corde au fur et à mesure, et tu m'aideras à monter. »

      L'ascension ne fut pas très difficile. La fenêtre de l'office était ouverte. Ils entrèrent et Dorothée alluma sa lampe de poche.

      « Prends cette petite échelle-là, dans le coin », dit-elle.

      Mais Saint-Quentin, de nouveau, raisonna :

      « C'est absurde. C'est fou. Nous nous jetons dans la gueule du loup.

      – Va toujours.

      – Mais enfin, Dorothée... »

      Il re çut un coup de poing dans l'estomac.

      « Assez. Réponds-moi. Tu es sûr que la chambre de d'Estreicher est la dernière du couloir à gauche ?

      – Sûr. D'après tes instructions, j'ai interrogé les domestiques, sans en avoir l'air, hier soir, après le dîner.

      – Et tu as bien versé dans sa tasse de café la poudre que je t'ai donnée ?

      – Oui.

      – Donc d'Estreicher dort à poings fermés, et nous pouvons y aller carrément. Plus un mot. »

      En route, ils s'arrêtèrent devant une petite porte. C'était le cabinet de débarras attenant au boudoir de la comtesse.

      Saint-Quentin dressa l'échelle et passa par le vasistas.

      Trois minutes plus tard, il revenait.

      « Tu as trouvé la boîte en carton ? lui demanda Dorothée.

      – Oui, sur la table. J'y ai pris les boucles d'oreilles et j'ai remis la boîte où elle était, avec son caoutchouc. »

      Ils continuèrent.

      Chaque chambre avait son cabinet de toilette et son débarras qui servait de garde-robe. Ils s'arrêtèrent devant le dernier vasistas. Saint-Quentin l'enjamba, puis ouvrit à Dorothée le cabinet de toilette.

      Entre ce cabinet de toilette et la chambre, une porte. Dorothée l'entrebâilla et lança prudemment un jet de lumière.

      « Il dort », dit-elle.

      De la sacoche, elle tira un large mouchoir, déboucha un petit flacon de chloroforme et versa quelques gouttes sur le mouchoir.

      En travers du lit, tout habillé, comme un homme assailli par le sommeil, d'Estreicher dormait si profondément que la jeune fille alluma l'électricité. Puis, d'un geste doux, elle lui posa le linge chloroformé sur la figure.

      L'homme soupira, se débattit un peu, puis ne bougea plus.

      Avec précaution, Saint-Quentin et Dorothée passèrent chacun de ses bras dans le nœud coulant d'une corde dont ils fixèrent les deux extrémités aux montants du fer de lit. Puis, vivement, sans plus se gêner, ils rabattirent les draps et les couvertures autour des jambes et du buste et nouèrent le tout avec le tapis de la table et les embrasses des rideaux.

      Cette fois, d'Estreicher s'était réveillé. Il voulut se défendre. Trop tard. Il appela : Dorothée lui entoura d'une serviette le bas de la figure.


      Le lendemain matin, M. et Mme de Chagny prenaient leur café avec Raoul Davernoie dans la grande salle du château, quand le concierge vint les avertir que, au lever du jour, la directrice du cirque Dorothée avait demandé qu'on lui ouvrît la grille, et la roulotte s'en était allée. La directrice laissait une lettre adressée au comte de Chagny. Ils montèrent tous trois dans le boudoir de la comtesse. La lettre était ainsi conçue :

      « Mon cousin (offusqué, le comte eut un haut-le-corps et reprit) :

      « Mon cousin, j'ai fait un serment, et je le tiens. L'homme qui pratiquait les fouilles du château et, la nuit dernière, volait les boucles d'oreilles, est le même qui, il y a cinq ans, a dérobé la médaille et empoisonné mon père.

      « Je vous le livre. Que la justice suive son cours...

      « Dorothée, princesse d'Argonne. »

      M. et Mme de Chagny et leur cousin se regardèrent avec stupeur. Qu'est-que cela voulait dire ? Qui était le coupable ? Comment et où l'avait-elle livré ?

      « Dommage que d'Estreicher ne soit pas encore descendu de sa chambre, observa M. de Chagny. Il est de bon conseil. »

      La comtesse prit sur la cheminée la boîte en carton que d'Estreicher lui avait confiée et l'ouvrit résolument. La boîte contenait exactement ce qu'avait dit Dorothée : des cailloux blancs et des coquillages. Alors, pourquoi d'Estreicher semblait-il accorder tant d'importance à sa découverte ?

      Quelqu'un frappa discrètement à la porte du boudoir. C'était le maître d'hôtel, l'homme de confiance de M. de Chagny.

      « Qu'y a-t-il, Dominique ?

      – Monsieur le comte, on a pénétré dans le château, cette nuit...

      – Impossible ! affirma M. de Chagny d'un ton péremptoire. Les portes sont toujours fermées. Par où serait-on passé ?

      – Je ne sais pas. Mais j'ai trouvé une échelle debout dans le couloir, devant l'appartement de M. d'Estreicher, et le vasistas de la garde-robe a été fracturé. Les malfaiteurs ont pénétré dans le cabinet de toilette, et sont repartis par la porte du couloir une fois leur besogne accomplie.

      – Quelle besogne ?

      – Je ne sais pas, monsieur le comte. Je ne me suis pas permis de pousser plus loin mon enquête. J'ai tout remis en place. »

      M. de Chagny tira de sa poche un billet de cent francs.

      « Pas un mot de tout cela, Dominique. Surveillez le corridor, pour que personne ne nous dérange. »

      Raoul et sa femme le suivirent. La porte entre le cabinet de toilette et la chambre de d'Estreicher était également ouverte. Une odeur de chloroforme emplissait la pièce.

      Le comte poussa un cri.

      Sur son lit, d'Estreicher était étendu, bâillonné et solidement attaché. Ses yeux roulaient, furieux. Il gémissait.

      A côté de lui, il y avait le cache-nez que Dorothée avait décrit comme appartenant à l'homme qui pratiquait les fouilles.

      Sur la table, bien en évidence, les boucles d'oreilles.

      Mais quelque chose d'effrayant, de bouleversant, leur apparut à tous trois en même temps, quelque chose qui était la preuve irréfutable du crime commis contre Jean d'Argonne et du vol de la médaille. Le bras droit, nu, pendait le long du lit, attaché par le poignet. Et, sur ce bras, on lisait ces trois mots tatoués : IN ROBORE FORTUNA.




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