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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






VIII – Sur le fil de fer

Le battant derrière lequel s'abritait Dorothée fermait mal. L'ayant poussé doucement, elle vit et entendit toute la scène, bien que la figure de Juliette Azire lui demeurât cachée. La menace du bandit ne l'inquiéta pas beaucoup, car elle savait qu'il ne l'exécuterait pas. Et, de fait, d'Estreicher compta jusqu'à vingt sans que la vieille soufflât mot. Mais cette résistance redoubla sa fureur au point que, ayant rejeté la masse de fer, il saisit la main de Juliette Azire et la tordit violemment. Juliette Azire hurla de douleur.

      « Ah ! ah ! fit-il, tu commences à comprendre, et tu vas peut-être répondre... Où est la médaille ? »

      Elle se tut.

      Il donna un nouvel effort.

      La vieille tomba à genoux et le supplia avec des mots incohérents.

      « Parle ! parle ! cria-t-il. Je tournerai jusqu'à ce que tu parles... »

      Elle bredouilla quelques syllabes.

      « Qu'est-ce que tu dis ? prononce mieux, hein ! Faut-il que je tourne encore ?

      – Non... non... implora-t-elle... Voilà... C'est au Manoir... dans la rivière...

      – Dans la rivière ? Quelle blague ! Vous auriez jeté ça dans la rivière ? Tu te fiches de moi, hein ? »

      Il la tenait sous lui, un genou sur la poitrine de la malheureuse, et leurs deux mains crispées l'une autour de l'autre. De son poste, Dorothée les voyait avec horreur, impuissante en face de ces deux hommes, et ne pouvant néanmoins se résigner à l'inaction.

      « Alors, je tourne, hein ? grondait le bandit. Tu aimes mieux ça que de parler ?... Je tourne ? »

      Il eut un mouvement brusque qui arracha un cri à Juliette Azire. Et tout à coup elle se souleva, montra son visage convulsé de terreur, agita les lèvres, et réussit à bégayer :

      « Le placard... le placard... les dalles... »

      La phrase ne fut pas achevée, bien que la bouche continuât à remuer nerveusement, mais il arriva ceci d'étrange que l'effroyable visage se calma peu à peu, prit une sérénité inconcevable, devint heureux, souriant, et que, tout à coup, Juliette Azire éclata de rire. Elle ne sentait plus la torture de son poignet meurtri, et elle riait doucement, sans soubresaut, avec une expression de béatitude.

      Elle était folle.

      « T'as pas de chance, plaisanta le complice. Dès que tu veux faire chanter les gens, c'est un couac qui se produit. Le baron, loufoque. Sa bonne amie, folle. Tu vas bien. »

      Exaspéré, d'Estreicher repoussa la vieille, qui trébucha et alla tomber en tournoyant derrière un fauteuil et tout contre Dorothée, et il s'exclama rageusement.

      « Pas de chance, tu l'as dit. Mais, cette fois, il y a peut-être un filon. Avant que son cerveau claque, elle a parlé d'un placard et de dalles. Lequel ? Celui-ci ou celui-là ? Les deux sont pavés de dalles. »

      Il désignait alternativement l'espèce de cabinet où Dorothée se dissimulait, et une armoire située à gauche de la cheminée.

      « Je commence par cette armoire. Occupe-toi de l'autre... dit-il. Ou plutôt non..., tiens, aide-moi, et finissons-en avec celle-ci. »

      Il s'accroupit près de la cheminée, ouvrit le battant de l'armoire, et, avec un tison de fer, attaqua l'une des rainures entre les dalles que le complice essayait de soulever.

      Dorothée n'hésita pas. Elle savait qu'ils allaient venir vers son placard et qu'elle était perdue si elle ne prenait pas la fuite. La vieille, étendue à côté d'elle, exhalait de petits rires qui s'éteignaient peu à peu tandis que les hommes travaillaient.

      A l'abri du fauteuil, et sans le moindre bruit, Dorothée tendit le bras, détacha le bonnet de dentelle qui recouvrait les cheveux de Juliette Azire et le mit sur sa tête. Ensuite, elle prit les lunettes, puis tira le fichu, s'enveloppa les épaules, et réussit à cacher sa taille et sa jupe dans un large tablier de serge noire. Juliette, à ce moment, se taisant, ce fut au tour de Dorothée d'exhaler le même petit rire égal et joyeux. Les deux hommes redoublaient d'effort. Elle se leva, et, courbée comme une vieille, trottina, tout en riant, à travers la pièce.

      D'Estreicher grogna :

      « Qu'est-ce qu'elle fait, la folle ? Qu'elle ne s'en aille pas, hein ?

      – Comment s'en irait-elle ? observa le complice. T'as la clef en poche.

      – La fenêtre ?

      – Beaucoup trop haute, et puis quoi, elle n'a pas du tout envie de quitter sa chaumière. »

      La jeune fille s'arrêta devant la croisée dont le rebord, très élevé, se trouvait à la hauteur de ses yeux. Les volets n'étaient pas clos. D'un geste lent, elle réussit à tourner l'espagnolette. Là elle fit une pause. Elle savait que, aussitôt ouverte, la croisée laisserait s'engouffrer l'air et les bruits du dehors, ce qui donnerait l'éveil aux complices. En quelques secondes, elle calcula donc et décomposa les mouvements qu'elle devait accomplir. Sûre d'elle, et se fiant à son extraordinaire agilité, elle regarda du côté de ses ennemis, puis rapidement, sans une erreur de tactique, sans une hésitation, elle ouvrit toute grande la croisée, bondit sur le rebord et sauta dans le jardin.

      Deux cris derrière elle, des exclamations furieuses. Mais il fallait aux hommes le temps de comprendre, d'examiner, de heurter le corps de la véritable Juliette... La jeune fille en profita. Trop habile pour filer par le jardin et par la barrière, elle contourna la maison, franchit un talus, s'écorcha aux ronces d'une haie, et sortit dans la campagne.

      A ce moment des coups de feu retentirent. D'Estreicher et son camarade tiraient au hasard sur des ombres confuses...


      Lorsque Dorothée eut rejoint Raoul et les enfants qui, anxieux de son absence, l'attendaient aux abords de la roulotte, et qu'elle eut raconté sommairement son expédition, elle conclut :

      « Maintenant, il s'agit d'en finir. Dans une semaine exactement, la partie définitive se jouera. »

      Ces quelques jours furent très doux aux deux jeunes gens. Tout en demeurant sur la réserve, Raoul s'enhardissait à causer, et montrait mieux le fond de sa nature à la fois grave et passionnée. Dorothée s'abandonnait avec une certaine joie à cet amour dont elle sentait toute la sincérité. Fort inquiets, Saint-Quentin et ses camarades manifestaient de la mauvaise humeur.

      Le Capitaine hochait la tête.

      « Dorothée, je crois que j'aime encore moins celui-là que le vilain monsieur, et si tu m'écoutais...

      – Que ferions-nous, mon petit ?

      – On attellerait « Pie-Borne » et on décamperait.

      – Et le trésor ? car tu sais que nous cherchons un trésor.

      – Le trésor, c'est toi, maman. Et j'ai peur qu'on nous le prenne.

      – Sois tranquille, mon gosse. Mes quatre enfants passeront avant tout. »

      Mais les quatre enfants n'étaient pas tranquilles. Le sentiment d'un danger pesait sur eux. On respirait, dans cet enclos, entre les murs du Manoir-aux-Buttes, une atmosphère lourde qui les troublait. Le danger provenait certes de Raoul, mais aussi d'autre chose, qui prenait corps peu à peu dans leur esprit, car, deux fois, ils virent une silhouette se glisser le soir parmi les fourrés des Buttes.

      Le 30 juin, elle pria Raoul de donner congé à tout son personnel pour le lendemain, qui était un jour de grande fête religieuse au bourg de Clisson. Trois des domestiques, choisis parmi les plus solides et armés de fusils, auraient l'ordre de revenir furtivement à quatre heures de l'après-midi, et de se grouper à proximité d'une petite auberge, l'auberge Masson, située à cinq cents mètres du Manoir.

      Le lendemain Dorothée se montra plus exubérante que jamais. Elle dansa des gigues dans la cour et chanta des chansons anglaises. Elle en chanta d'autres sur la barque où elle avait entraîné Raoul, et fit alors de telles extravagances que, plusieurs fois, ils manquèrent de chavirer. C'est ainsi qu'en jonglant avec ses trois bracelets de corail, elle en laissa tomber un dans l'eau. Elle voulut le rattraper, trempa jusqu'à l'épaule son bras nu, et resta là, immobile, la tête penchée vers le fond de l'étang, comme attentive à quelque spectacle.

      « Que regardez-vous ainsi ? demanda Raoul.

      – Il n'a pas plu depuis longtemps, le niveau a baissé, et l'on voit plus distinctement les pierres et les graviers du fond. Or, j'ai remarqué déjà que quelques-unes de ces pierres sont disposées dans un certain ordre. Regardez.

      – En effet, dit-il. Et ce sont des pierres taillées, régulières. On croirait que cela forme des lettres immenses.

      – Oui, et ces lettres forment des mots que l'on peut deviner : In robore fortuna. J'ai consulté, à la mairie, une ancienne carte topographique. Là où nous sommes, c'était jadis la pelouse principale d'un jardin creux, et, à même cette pelouse, un de vos ancêtres avait fait inscrire cette devise en blocs de pierre. Depuis, on a attiré jusqu'ici les eaux de la Maine. L'étang remplace la pelouse. La devise est recouverte... »

      Et Dorothée ajouta entre ses dents :

      « Ainsi que les quelques mots et que les chiffres qui sont au-dessous de l'inscription, et que je n'avais pas encore aperçus. Et c'est cela qui m'intéresse. Vous voyez ?

      – Oui. Mais mal.

      – Evidemment Nous sommes trop près. Il faudrait contempler l'image de haut.

      – Montons sur les Buttes.

      – Non. De biais, l'image serait déformée par l'eau.

      – Alors, dit-il en riant, montons en aéroplane. »

      A l'heure du déjeuner, ils se séparèrent. Quand son repas fut fini, Raoul assista au départ du char à bancs qui emmenait à Clisson tout le personnel du Manoir, puis il retourna vers l'étang où il avisa la petite troupe de Dorothée en train de se démener sur les rives. Un fil de fer assez gros était tendu au-dessus de l'étang à trois ou quatre mètres de hauteur, fixé d'un côté au pignon d'une grange, et de l'autre à un anneau qui se trouvait scellé dans une roche des Buttes.

      « Diable ! fit-il, ça m'a tout à fait l'air d'un exercice de cirque que vous nous préparez ?

      – Très juste, répondit-elle, gaîment. N'ayant point d'aéroplane, je me rejette sur la voltige aérienne.

      – Comment ! s'écria-t-il, avec inquiétude, vous avez l'intention... Mais la chute est inévitable.

      – Je sais nager.

      – Non, non, je m'y oppose absolument.

      – De quel droit ?

      – Vous n'avez même pas de balancier.

      – Un balancier ? dit-elle en s'esquivant, et quoi encore ? Un filet ? Une corde de sauvetage ? »

      Elle monta par l'escalier intérieur de la grange et apparut sur le rebord du toit. Elle riait, comme d'habitude, quand elle se livrait à un de ses exercices, devant la foule. Elle était vêtue d'une robe de toile, à larges raies blanches et rouges, et son fichu de soie écarlate était croisé sur sa poitrine.

      Raoul s'agitait fiévreusement.

      Le capitaine s'approcha de lui.

      « Veux-tu rendre service à maman Dorothée ? dit-il d'un ton de confidence.

      – Certes.

      – Eh bien, va-t-en, monsieur. »

      Dorothée, cependant, avança la jambe. Son pied, qui était nu dans une sandale d'étoffe fendue après le gros orteil, tâta le fil de fer comme le pied d'une baigneuse tâte l'eau froide. Et, très vite, elle s'engagea, fit quelques pas en glissant et s'arrêta.

      Elle salua de droite et de gauche, affectant de croire à la présence d'un nombreux public, et glissa de nouveau, avec un rythme régulier des jambes et une oscillation du buste et des bras qui la berçait comme le battement d'ailes d'un oiseau. Elle arriva ainsi au-dessus de l'étang. Le fil de fer, moins tendu, fléchissait sous son poids et la relançait en l'air. Et, une seconde fois, quand elle fut arrivée au milieu, elle s'arrêta.

      C'était le plus dur de sa tentative. Elle ne pouvait plus s'accrocher du regard, pour ainsi dire, à un point fixe des Buttes, et appuyer son équilibre sur quelque chose de stable. Il lui fallait baisser les yeux, chercher dans l'eau mouvante et miroitante, se soustraire à la fascination des reflets du soleil, lire des mots et des chiffres. Besogne terriblement dangereuse ! elle dut s'y prendre à plusieurs fois, et se redresser au moment même où elle semblait pencher sur le vide. Une minute ou deux s'écoulèrent, vraiment pleines d'angoisse. Elle y mit fin par un salut de ses deux bras qui se déployèrent harmonieusement, et par un cri de victoire, et, aussitôt, elle se remit en marche.

      Raoul avait franchi le pont qui enjambe l'extrémité de l'étang et il était déjà là, quand elle atteignit les Buttes, sur l'espèce de plate-forme où aboutissait le fil de fer. Elle fut frappée de sa pâleur et touchée de son émotion.

      « Et alors ? dit-il.

      – Alors, j'ai bien lu la devise, soulignée par cette date que nous ne réussissions pas à déchiffrer 12 juillet 1921. Nous savons donc que le 12 juillet de cette année est le grand jour annoncé depuis si longtemps. Mais il y a mieux, je crois... »

      Elle appela Saint-Quentin et lui dit quelques mots à voix basse. Saint-Quentin courut jusqu'à la roulotte et en sortit, quelques instants plus tard, vêtu d'un de ses maillots d'acrobate. Il monta dans la barque avec Dorothée qui le conduisit au milieu de l'étang. Rapidement, il se laissa glisser dans l'eau, plongea, reparut, et jeta dans la barque un objet assez lourd que Dorothée saisit vivement et qu'elle tendit à Raoul, lorsqu'ils eurent abordé de nouveau sur les Buttes.

      C'était un disque de métal, fer ou cuivre rouillé, de la grandeur d'une soucoupe, et bombé comme une montre énorme. Il devait se composer de deux plaques réunies, mais les bords de ces plaques avaient été soudés, de sorte qu'on ne pouvait ouvrir le disque.

      Dorothée frotta l'une des faces et, avec sa main, fit voir à Raoul un mot gravé grossièrement : Fortuna.

      « Je ne me suis pas trompée, dit-elle, et la vieille Juliette Azire ne mentait pas, en parlant d'abord de la rivière. Au cours d'une de leurs dernières rencontres, le baron aura jeté ici, dans son écrin de métal, la médaille d'or. Quelle meilleure cachette que le fond de l'étang, jusqu'au jour prochain où il devait utiliser la médaille ? Le premier gosse venu la lui eût repêchée. »

      Toute joyeuse, elle lança le disque en l'air et s'en servit avec trois cailloux pour jongler. Mais le capitaine fit observer que c'était fête à Clisson, et qu'on devrait bien s'y rendre en auto pour célébrer la victoire.

      Ils redescendirent tous en hâte vers le Manoir. Saint-Quentin alla changer de costume. Raoul mit en marche l'auto et la sortit du garage. Tandis que les trois garçons y prenaient place, il rejoignit Dorothée qui s'était assise devant une petite table, sur la terrasse qui longeait la maison.

      « Vous ne venez donc pas avec nous ? », dit-il.

      Depuis le début de la journée, il avait l'impression bizarre que tout ce qui se produisait n'était pas très naturel. Les incidents se suivaient dans un ordre parfait, et avec une logique et une précision mathématique que la réalité ne connaît pas. Certes, sans comprendre le jeu de Dorothée, il devinait le dénouement où tendait la jeune fille et qui était la capture de d'Estreicher. Mais grâce à quel stratagème ?

      « Ne m'interrogez pas, dit-elle. Nous sommes épiés. Donc, pas de gestes, pas de protestations. Ecoutez. »

      Elle s'amusait à faire tourner le disque sur la table et, très calmement, elle lui dévoila une partie de ses desseins et de ses manœuvres.

      « Voici, j'ai écrit en votre nom, il y a quelques jours, au procureur de la République, le prévenant que le sieur d'Estreicher, recherché par la police, coupable de tentative de meurtre contre le baron Davernoie et contre la dame Juliette Azire, serait aujourd'hui au domaine des Buttes. Je demandais l'envoi de deux agents qui vous retrouveraient à quatre heures à l'auberge Masson. Il est quatre heures moins le quart. Allez, Raoul, vos trois domestiques y seront également.

      – Que ferai-je ?

      – En hâte vous reviendrez ici avec les deux agents et avec les trois domestiques, et cela, non point par la route directe, mais par des sentiers que vous indiqueront Saint-Quentin et ses camarades. A ces endroits, il y a déjà des échelles. Vous les dresserez contre le mur. D'Estreicher et son complice seront là. Vous les tiendrez en respect avec vos fusils, pendant que les agents viendront les arrêter.

      – Etes-vous sûre que d'Estreicher sortira des Buttes ? si tant est que les Buttes lui servent de refuge.

      – Absolument sûre. Voici la médaille. Il sait qu'elle est entre mes mains. Comment ne profiterait-il pas de l'occasion pour la reprendre, alors que nous touchons au grand événement ? »

      Elle s'exprimait avec une tranquillité déconcertante. Bien qu'elle attirât, contre elle seule, toutes les menaces d'un combat qui s'annonçait redoutable, elle n'avait même pas l'air d'être en danger, et sa présence d'esprit était telle qu'en apercevant le vieux baron qui passait devant eux et pénétrait dans le manoir, suivi de son fidèle Goliath, elle fit part de ses observations à Raoul.

      « Avez-vous remarqué comme votre grand-père est plus agité depuis quelques jours ? Lui aussi, dans son instinct profond, il sent l'approche de l'événement, et il voudrait agir, il se débat, il lutte contre le mal qui l'immobilise à l'heure même de l'action. »

      Malgré tout, Raoul hésitait. L'idée de la laisser seule en face de d'Estreicher lui était infiniment pénible.

      « Vous avez tout préparé aujourd'hui, dit-il. La police est avertie. Mes domestiques sont prévenus. Le rendez-vous est fixé. Soit. Cependant vous ne pouviez pas savoir que la découverte de ce disque aurait lieu précisément une heure avant le rendez-vous ?

      – Obéissez, Raoul. Vous savez que je n'agis pas à la légère, et revenez tous en hâte, car d'Estreicher n'apparaîtra pas ici seulement pour s'emparer de la médaille, mais aussi pour une chose à laquelle il tient peut-être tout autant.

      – Quoi ?

      – Moi, Raoul ! »

      L'argument précipita la décision du jeune homme. L'auto démarra et traversa le verger. Saint-Quentin ouvrit le grand portail qui fut ensuite refermé après le passage de la voiture.

      Dorothée était seule.

      Elle devait ainsi rester seule et sans défense durant un espace de temps qui pouvait être de douze à quinze minutes.

      Le dos tourné aux Buttes, elle ne bougea pas de sa chaise. Elle semblait très occupée à manier le disque, à en vérifier la soudure, comme une personne qui cherche le secret ou le point faible d'un mécanisme. Mais, de toutes ses oreilles, de tous ses nerfs surexcités, elle tâchait de recueillir les bruits ou le froissement des feuilles que la brise pouvait lui transmettre.

      Tour à tour la soutenait une certitude inébranlable, ou l'assaillaient le doute et le découragement. Oui, d'Estreicher allait venir. Il était inadmissible qu'il ne vînt point. La médaille l'attirait comme un appât auquel il ne pouvait résister.

      « Et puis, non, se disait-elle, il se défiera. Mon petit manège est vraiment trop puéril. Cet écrin, cette médaille qu'on retrouve au moment fatidique, ce départ de Raoul et des enfants, et puis moi qui demeure seule dans la ferme vide, alors que mon unique souci devrait être, au contraire, de protéger ma découverte contre l'ennemi... En vérité tout cela est forcé. Un vieux renard comme d'Estreicher évitera le piège. »

      Et aussitôt l'autre face du problème surgissait.

      « Il viendra. Peut-être est-il déjà sorti de sa tanière. C'est inévitable. Evidemment le danger lui apparaîtra, mais après, quand il sera trop tard. A la minute actuelle, il n'est pas libre d'agir ou de ne pas agir. Il obéit. »

      Ainsi, une fois de plus, Dorothée se dirigeait d'après la forte vision qu'elle prenait des événements, en dépit de ce que pouvait lui apprendre sa raison. Les faits se groupaient devant son esprit suivant un ordre logique et avec une méthode rigoureuse, mais elle en voyait l'accomplissement alors qu'ils n'étaient qu'en formation. Les mobiles qui conduisaient les autres lui semblaient toujours très clairs. Son intuition les lui montrait, et sa vive intelligence les adaptait instantanément aux circonstances.

      Et puis, comme elle l'avait dit, la tentation de d'Estreicher était double. S'il réussissait à se dérober au piège de la médaille, comment échapper à la proie merveilleuse et si facile à prendre qu'était Dorothée elle-même ?

      Elle se redressa avec un sourire. Quelque part des pas avaient craqué. Ce devait être sur le pont de bois qui franchissait la rivière à hauteur de l'étang.

      L'ennemi approchait...

      Mais presque en même temps, elle perçut un autre bruit sur sa droite. Et puis un autre sur sa gauche. D'Estreicher avait deux complices. Elle était cernée.

      Sa montre marquait quatre heures moins cinq.




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