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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






X – Vers la Toison d’or

Ce n'est guère que trois jours plus tard que Dorothée surmonta l'espèce d'engourdissement physique, aggravé de fièvre, qui l'avait terrassée. Les quatre garçons donnaient alors une représentation dans la banlieue de Nantes. Montfaucon remplaçait la directrice comme grand premier rôle, spectacle de moindre saveur, mais où le capitaine montra tant de verve cocasse que la recette fut bonne.

      Saint-Quentin exigea que Dorothée prît encore deux jours de repos. A quoi bon se presser ? Le village de La Roche-Périac se trouvait tout au plus à 120 kilomètres de Nantes, ce qui permettait de ne partir que six jours avant la date.

      Elle se laissait commander, gardant comme une courbature à la suite de tant d'événements contraires et d'émotions si violentes. Elle pensait beaucoup à Raoul Davernoie, mais avec de la colère et de la révolte contre les sentiments de tendresse que l'intimité de ces quelques semaines lui avait inspirés pour le jeune homme. Si étranger qu'il fût au drame où le prince d'Argonne avait trouvé la mort, il n'en était pas moins le fils de celui qui avait assisté d'Estreicher dans l'exécution du crime. Comment oublier cela ? Comment pardonner ?

      La douceur du voyage apaisa la jeune fille. Sa nature ardente et heureuse eut raison des mauvais souvenirs et des fatigues passées. A mesure qu'elle approchait du but, elle retrouvait toutes ses forces, sa joie de vivre, sa gaîté d'enfant et sa volonté de mener jusqu'au bout l'œuvre entreprise.

      « Saint-Quentin, disait-elle, en plaisantant, nous allons à la conquête de la Toison d'or. Te rends-tu compte de la solennité des jours qui s'écoulent ? Encore quatre... encore trois... encore deux... et la Toison d'or est à nous. Baron de Saint-Quentin, dans une quinzaine, vous serez vêtu comme un dandy.

      – Et toi comme une princesse », répondait Saint-Quentin que ces perspectives de fortune, présages d'une intimité moins grande avec son amie, ne semblaient guère réjouir.

      Elle pensait bien que d'autres épreuves l'attendaient, et qu'elle aurait encore des obstacles à renverser et peut-être des ennemis à combattre. Mais, pour l'instant, il y avait trêve et répit. La première partie du drame était terminée. D'autres aventures commençaient. Curieuse et pleine d'entrain, elle souriait à l'avenir mystérieux qui s'ouvrait devant elle.

      Le quatrième jour, ils franchirent la Vilaine, dont ils suivirent désormais la rive droite, sur les pentes qui dominent la rivière. C'était un pays assez ingrat, peu habité, où ils avançaient lentement sous un soleil de feu qui accablait Pie-Borgne.

      Enfin, le lendemain, onze juillet, ils virent sur un poteau :

      « La Roche-Périac, vingt kilomètres. »

      « Nous y coucherons ce soir », déclara Dorothée.

      Etape pénible... La chaleur était suffocante. En route, ils recueillirent un chemineau qui gémissait sur l'herbe poussiéreuse. Une femme et un enfant au pied tordu marchaient à cent mètres devant eux, sans que Pie-Borgne pût les rattraper.

      A tour de rôle, les quatre garçons et Dorothée s'asseyaient dans la roulotte près du chemineau. C'était un pauvre vieux, usé par la misère, dont les haillons ne tenaient que par des bouts de ficelle. Au milieu de la broussaille des cheveux et de la barbe inculte, les yeux cependant conservaient une certaine lueur, et, lorsque Dorothée l'interrogea sur son existence, il prononça cette phrase qui la confondit :

      « Faut pas se plaindre. Mon père, qu'était rémouleur de grand-route, me disait toujours : « Hyacinthe (c'est mon nom), Hyacinthe, on n'est pas malheureux quand on est courageux. J'te donne le secret que m'a passé mon père à moi : la fortune est dans le courage. »

      Dorothée cacha son trouble et dit :

      « L'héritage n'est pas lourd. On ne vous a laissé que ce secret ?

      – Oui, expliqua l'homme très naturellement, oui, et puis un conseil : Aller, tous les ans, le 12 juillet, devant l'église de La Roche-Périac et attendre quelqu'un qui me donnera des mille et des cents. J'y vais chaque année. Je n'ai jamais re çu que des sous. Tout de même, ça soutient, cette idée-là. Et j'y serai demain, comme l'année dernière... et comme l'année prochaine. »

      Le bonhomme retomba dans ses réflexions. Dorothée se tut. Mais une heure plus tard, elle offrait l'abri du siège à la femme et à l'enfant au pied tordu, qu'ils avaient fini par rejoindre. Et, ayant interrogé cette femme, elle apprit que c'était une ouvrière parisienne qui s'en venait à l'église de La Roche-Périac pour que le pied de son enfant fût guéri.

      « Dans ma famille, dit l'ouvrière, et du temps de mon père et de mon grand-père, on faisait la même chose : quand un enfant est malade, on l'amène le 12 juillet dans la chapelle de Saint-Fortunat à La Roche-Périac. C'est comme s'il était guéri. »

      Ainsi, par ces deux autres voies, la légende avait passé jusqu'à cette femme du peuple, et jusqu'à ce chemineau, mais une légende déformée, où il ne restait plus que des bribes de la vérité initiale. L'église remplaçait le château. Saint-Fortunat remplaçait la fortune. Seule la date du jour comptait, sans qu'il fût question du millésime.

      Et chacun faisait un pèlerinage vers ces lieux dont tant de familles avaient attendu l'assistance miraculeuse. Aucune allusion à la médaille d'or.

      Le soir, la caravane atteignit le village, et, tout de suite, Dorothée se renseigna sur le château de La Roche-Périac.

      On ne connaissait sous ce nom que des ruines situées neuf kilomètres plus loin, au bord de l'océan, dans une petite presqu'île isolée.

      « Couchons ici, décida la jeune fille. Nous partirons de bon matin. »

      Ils ne partirent pas de bon matin. Au milieu de la nuit, sous la grange où ils avaient remisé la roulotte, Saint-Quentin fut réveillé par une odeur de fumée et par des crépitements.

      Il se leva. La grange brûlait. Il appela. Il cria au secours. Des paysans, qui, par un hasard heureux, passaient sur la route, accoururent.

      Il était temps. Quand ils eurent tiré la roulotte, le toit s'effondra. Dorothée et ses camarades n'eurent aucun mal. Mais Pie-Borgne, à moitié roussie, refusa énergiquement de se laisser atteler, les brancards avivant ses plaies, et ce n'est qu'à sept heures que la roulotte s'ébranla, traînée par un mauvais cheval de louage et suivie par Pie-Borgne.

      En traversant la place de l'Eglise, ils aperçurent, au bas du porche, l'ouvrière et son enfant à genoux, et le chemineau qui quêtait. Pour ceux-ci l'aventure n'irait pas plus loin.


      Il n'y eut plus d'incidents. Sauf Saint-Quentin, assis sur son siège, ils dormirent tous dans la roulotte, assoupis les uns contre les autres. A neuf heures et demie, on stoppa. Ils arrivaient, devant une chaumière décorée du nom d'auberge, et sur la porte de laquelle on lisait : « Ici, la veuve Amouroux loge à pied, à cheval et en voiture. »

      A quelques centaines de mètres, au bas d'une pente qui finissait en falaise peu élevée, la petite presqu'île de Périac allongeait dans l'océan cinq promontoires qui semblaient les cinq doigts d'une main. A gauche, l'embouchure de la Vilaine.

      Pour les enfants, c'était le terme de l'expédition. On se restaura dans une pièce à demi obscure, munie d'un comptoir de zinc et qui servait de café. Puis, tandis que Castor et Pollux s'occupaient de Pie-Borgne, Dorothée interrogea, sur les ruines de La Roche-Périac, la veuve Amouroux, grosse paysanne réjouie et bavarde qui s'écria aussitôt :

      « Ah ! vous y allez aussi, ma jolie demoiselle ?

      – Je ne suis donc pas la première ? demanda Dorothée.

      – Ma foi non. Il y a déjà un vieux monsieur et sa dame. Le vieux monsieur, je l'ai déjà vu d'autres années. Une fois il a couché ici. C'est un de ceux qui cherchent.

      – Qui cherchent quoi ?

      – Sait-on ! Un trésor, qu'on dit. Ceux du pays n'y croient pas. Mais il vient des gens de très loin, qui fouillent les bois et qui soulèvent les pierres.

      – C'est donc permis ?

      – Pourquoi pas ? L'île de Périac – je dis l'île, parce qu'à marée haute, le chemin est recouvert – appartient à des moines dont le couvent est à Sarzeau, deux lieues plus loin. Il paraît même qu'ils vendraient bien les ruines et toutes les terres. Seulement qui voudrait de ça ? Rien que de l'inculte, du sauvage.

      – Il y a une autre route que celle-ci ?

      – Oui, un chemin pierreux, qui part de la falaise, et qui rejoint la route de Vannes. Mais, je vous le dis, ma jolie demoiselle, c'est un pays perdu, abandonné. Je ne vois pas dix voyageurs par an. Quelques bergers, voilà tout. »

      Enfin à dix heures, l'installation faite, et malgré les supplications de Saint-Quentin qui eût voulu l'accompagner, et à qui elle confia les enfants, Dorothée, vêtue de sa plus belle robe et parée de son fichu le plus éclatant, se mit en campagne.

      La grande journée débutait. Journée de triomphe ou de déception ? De ténèbres ou de clarté ? Quoi qu'il en fût, pour une femme comme Dorothée, d'esprit toujours en éveil et d'une sensibilité frémissante, la minute était délicieuse. Son imagination créait un palais fantastique, animé de mille fenêtres ouvertes, peuplé de bons et de mauvais génies, de princes charmants et de fées bienfaisantes.

      Une brise légère soufflait de la mer, et mêlait sa fraîcheur aux rayons du soleil. A mesure qu'elle avançait, Dorothée voyait plus distinctement les contours déchiquetés des cinq promontoires et de la presqu'île où ils prenaient racine dans un fouillis d'arbres et de roches verdâtres. La silhouette efflanquée d'une tour à moitié démolie dominait le faîte des arbres, et l'on distinguait aussi çà et là la pierre grise d'une ruine.

      Mais la pente devint plus raide. La route de Vannes s'embrancha sur la côte qui dévalait aux creux de la falaise, et Dorothée vit que la mer, très haute à ce moment, venait presque baigner le pied de cette falaise, recouvrant d'une eau calme et peu profonde l'amorce de la presqu'île.

      Tout en haut se tenaient, debout, le vieux monsieur et la dame que la veuve Amouroux avait signalés. Dorothée fut stupéfaite de reconnaître le grand-père de Raoul Davernoie et son ancienne amie Juliette Azire.

      Le vieux baron ! Juliette Azire ! Comment avaient-ils pu s'en aller du Manoir, échapper à Raoul, voyager, et parvenir au seuil des ruines ?

      Elle arriva près d'eux sans qu'ils parussent même remarquer sa présence. Ils avaient des yeux vagues, dont le regard contemplait avec étonnement cette nappe d'eau qui entravait leur marche.

      Dorothée en fut tout attendrie. Deux siècles d'espoirs et de chimères avaient légué au vieux baron des ordres si formels qu'ils survivaient à la mort de sa pensée. Il était venu ici de très loin, malgré des fatigues terribles et des efforts surhumains pour atteindre le but, à tâtons, dans l'ombre, et accompagné d'une autre créature, démente comme lui. Et voilà que l'un et l'autre s'arrêtaient devant un peu d'eau comme devant un obstacle infranchissable.

      Elle lui dit doucement :

      « Voulez-vous me suivre ? Ce n'est rien à traverser. »

      Il l'observa en hochant la tête et ne répondit pas. La femme aussi garda le silence. Ni elle ni lui ne pouvaient comprendre. Plutôt que des êtres vivants, c'étaient des automates, animés d'une volonté qui était en dehors d'eux. Ils étaient venus, sans savoir, ils s'arrêtaient et ils repartiraient sans savoir.

      L'heure pressait ; Dorothée n'insista pas. Elle releva sa jupe et l'épingla entre ses jambes. Elle défit ses souliers et ses bas, et elle entra dans l'eau, qui était si peu profonde que ses genoux ne furent pas mouillés.

      Quand elle parvint à l'autre rive, le vieux couple n'avait pas bougé et regardait toujours d'un air ahuri l'obstacle imprévu. Malgré elle, compatissante et souriante, Dorothée leur tendit les bras. Le vieux baron hocha la tête de nouveau. Juliette Azire ne remuait pas plus qu'une statue.

      « Adieu », fit Dorothée, presque heureuse de leur inaction, et d'être seule à tenter l'entreprise.

      L'accès de la presqu'île de Périac se trouve étranglé par deux marais, réputés fort dangereux, selon la veuve Amouroux, et entre lesquels une étroite bande de terrain porte l'unique sentier. Ce sentier, qui est à même le roc, escalade ensuite un ravin boisé, qu'un vieil écriteau de bois désignait comme le Mauvais Pas, et débouche sur un plateau couvert d'ajoncs et de bruyères. Au bout de vingt minutes, Dorothée franchit les quelques débris de mur qui marquaient l'ancienne enceinte du château.

      Elle ralentit. A chaque pas en avant, il lui semblait pénétrer dans un domaine de plus en plus mystérieux, où le temps avait accumulé plus de silence et plus de solitude. Les arbres se serraient davantage les uns contre les autres. L'ombre des fourrés était si dense qu'aucune fleur n'y poussait. Qui donc avait vécu là jadis, construit ces murs et planté ces arbres dont quelques-uns étaient d'essence précieuse et d'origine étrangère ?

      Le chemin se divisa en trois sentiers, sentiers de chèvres, où l'on devait quelquefois marcher en se courbant sous les frondaisons basses. Au hasard, elle choisit celui du milieu, et traversa une série d'enclos délimités par de petits murs de pierres sèches. Des assises de bâtiments se voyaient sous les lourdes draperies de lierre.

      Elle ne douta pas que le but ne fût très proche, et son émoi fut si grand qu'elle dut s'asseoir, comme un pèlerin qui arriverait en vue du lieu sacré vers lequel il avance depuis le début de sa vie.

      Et au fond d'elle-même, elle se posait cette question :

      « Si je me suis trompée ? Si tout cela ne signifie rien ? Oui, dans le petit sachet de cuir que j'ai mis dans ma poche, il y a une médaille avec le nom d'un château, le chiffre d'une année, et la date d'un jour. Et voici l'emplacement de ce château, et nous sommes à la date fixée, mais, tout de même qu'est-ce qui me prouve que tous mes raisonnements soient justes et qu'il va se passer quelque chose ? Cent cinquante ou deux cents ans, c'est interminable, et que d'événements ont pu balayer les combinaisons que j'ai cru entrevoir ! »

      Elle se leva. Pas à pas et très lentement, elle avança. Un dessin de briques entrecroisées revêtait le sol. Un portail isolé, tout nu, ouvrait son arche très haute. Dorothée passa et, aussitôt, dans le fond d'une cour plus large, elle aperçut – et elle n'aperçut que cela – le cadran d'une horloge.

      A ce moment sa montre marquait onze heures et demie, et il n'y avait personne dans les ruines.

      Et vraiment, il semblait qu'il ne pût jamais y avoir personne en ce coin de monde perdu, où ne devaient s'aventurer que des voyageurs ignorants ou des bergers en quête d'herbe grasse pour leurs troupeaux. Plutôt que des ruines, en effet, c'étaient des vestiges de ruines, enveloppés de lierre et de ronces. Ici un porche, là une voûte, plus loin le manteau d'une cheminée, plus loin encore, le squelette d'un pavillon.

      Seuls témoins vénérables du temps où il y avait une demeure précédée d'une cour, flanquée de communs, et entourée d'un parc, seuls se dressaient plus loin, en groupes ou par tronçons d'avenues, de beaux vieux arbres, des chênes surtout, largement épanouis, vénérables et majestueux.

      Sur l'un des côtés de la cour, dont on voyait la forme au dessin des constructions écroulées, un pan de façade intact, adossé à un monticule de ruines, portait, à la hauteur d'un premier étage très bas, cette horloge qui avait échappé par miracle aux ravages des hommes.

      Les deux grandes aiguilles allongeaient leurs flèches couleur de rouille. La plupart des heures, inscrites contre l'habitude en chiffres romains, étaient effacées. De la mousse et des pariétaires poussaient entre les pierres disjointes du cadran. Tout au fond, sous l'auvent d'une petite niche arrondie, une cloche attendait le choc du marteau.

      Horloge morte, dont le cœur avait cessé de battre. Dorothée eut l'impression que le temps s'était arrêté là depuis des siècles, suspendu à ces aiguilles immobiles, à ce marteau qui ne frappait plus, à cette cloche muette au creux de son abri. Cependant elle avisa au-dessous, sur une plaque de marbre, certains caractères à peine lisibles, et, gravissant un tas de pierres, elle put déchiffrer ces mots : In robore fortuna !

      In robore fortuna ! La belle et noble devise que l'on retrouvait partout, à Roborey, au Manoir, au château de La Roche-Périac, et sur la médaille ! Dorothée avait donc raison ! L'ordre donné par la médaille était donc valable ? Et c'était bien un rendez-vous auquel on était convié, à travers le temps et l'espace, devant cette horloge morte ?

      Elle se domina et dit en riant :

      « Un rendez-vous auquel je viendrai seule. »

      Si ardente que fût sa conviction, elle ne croyait guère à l'arrivée de ceux qui, comme elle, avaient été convoqués. La série formidable de hasards grâce auxquels, peu à peu, elle était parvenue au cœur même de l'aventure énigmatique, ne pouvait être logiquement renouvelée en faveur d'un autre privilégié. La chaîne des traditions avait dû s'interrompre dans les autres familles, ou bien aboutir à des fragments de vérité, comme le prouvaient les exemples du chemineau et de l'ouvrière.

      « Personne ne viendra, répéta-t-elle. Il est onze heures trente-cinq. Par conséquent... »

      Elle n'acheva pas. Un bruit venait du côté de la terre, un bruit assez proche, qui ne se confondait avec aucun de ceux que produisent les vagues de la mer ou l'effort du vent. Elle écouta. Cela retentissait avec un rythme égal et de plus en plus distinct.

      « Quelque paysan... quelque bûcheron », pensa-t-elle.

      Non, c'était autre chose. Elle s'en rendit compte à mesure que l'on avançait... c'était le pas lent et cadencé d'un cheval dont les sabots heurtaient le sol plus dur du sentier. Dorothée en suivait la marche progressive au milieu des enclos du vieux domaine, puis sur les briques entrecroisées. Un claquement de langue résonnait parfois, encouragement du cavalier à sa monture.

      Les yeux fixés sur l'arche béante, Dorothée attendait avec une petite fièvre de curiosité.

      Et, soudain, le cavalier apparut. Bizarre cavalier qui semblait si grand sur son cheval si menu, que l'on eût cru plutôt qu'il avançait avec l'aide de ses longues jambes pendantes, et que le menu cheval était porté par lui comme un jouet d'enfant. Son costume à carreaux, sa culotte courte, ses gros bas de laine, son visage rasé, la pipe qu'il tenait à ses lèvres, son flegme, tout indiquait sa nationalité anglaise.

      Avisant Dorothée, il fit, en lui-même, et sans avoir l'air surpris :

      « Aoh ! »

      Et il eût continué sa route si la vue de l'horloge ne l'eût frappé. Il tira sur la bride :

      « Stop, boy ! Stop ! »

      Pour descendre, il n'eut guère qu'à se hausser sur la pointe des pieds tandis que le menu cheval glissait sous lui. Il noua la bride autour d'une racine, consulta sa montre, et vint prendre place non loin de l'horloge, exactement comme s'il se fût mis en faction.

      « Voilà un monsieur qui n'est pas bavard, pensa Dorothée. Un Anglais, pour sûr... »

      Elle se rendit bien compte, au bout d'un instant, qu'il la regardait, mais comme on regarde une femme que l'on trouve jolie, et non pas quelqu'un avec qui les circonstances exigeraient que l'on causât.

      Sa pipe étant éteinte, il la ralluma, et ils restèrent ainsi trois ou quatre minutes, l'un près de l'autre, gravement et sans bouger. La brise poussait vers elle la fumée de la pipe.

      « C'est trop bête, se dit Dorothée, car enfin, quoi, ce gentleman taciturne et moi, il est tout à fait probable, que nous avons rendez-vous. Ma foi, tant pis, je me présente... Sous quel nom ? »

      Cette question la jeta dans un cruel embarras. Devait-elle se faire connaître comme princesse d'Argonne ou comme Dorothée, danseuse de corde ? La solennité des circonstances justifiait une présentation cérémonieuse et l'énoncé du titre. Mais, d'autre part, le costume bariolé et la jupe très courte exigeaient moins de pompe. Décidément « danseuse de corde » suffisait.

      Toutes ces réflexions dont elle sentait elle-même le comique, avaient amené sur son visage un sourire que le jeune homme remarqua.

      Il sourit également. Tous deux ouvrirent la bouche, et ils allaient parler en même temps, quand un incident coupa court à leurs effusions. Quelqu'un débouchait dans la cour par le sentier, un piéton qui avait une figure glabre, très pâle, un bras en bandoulière sous un veston beaucoup trop large et une casquette de soldat russe.

      Lui aussi, la vue de l'horloge le cloua sur place. Apercevant Dorothée et son compagnon, il eut un large sourire qui lui fendit la bouche jusqu'aux oreilles, et il ôta sa casquette, découvrant un crâne tout rasé.

      Pendant ce temps, un bruit de moteur avait crépité à quelque distance. Les détonations s'accentuèrent, et, toujours par l'ouverture de l'arche, une motocyclette jaillit, qui bondit sur le terrain inégal, et qui s'arrêta net. Le motocycliste avait avisé l'horloge.

      Tout jeune, solide et bien pris dans son costume de voyage, grand, élancé, de visage joyeux, il était certainement, comme le premier, de race anglo-saxonne. Ayant calé sa motocyclette, il se dirigea vers Dorothée, la montre à la main, comme s'il eût été sur le point de dire :

      « Vous noterez que je ne suis pas en retard. »

      Mais il fut interrompu par deux autres arrivées qui se produisirent coup sur coup.

      Un second cavalier déboucha au trot d'une grande bête efflanquée et, frappé à son tour par la rencontre des personnes groupées devant l'horloge, donna un coup violent de rênes en prononçant :

      « Piano, piano... »

      Celui-là était de silhouette fine et de physionomie aimable, et, lorsqu'il se fut débarrassé de sa bête, il avança, chapeau bas, comme un homme qui va présenter ses devoirs à une femme.

      Mais, monté sur un âne, un cinquième individu apparut, qui avait suivi une direction différente de celle de tous les autres, et qui, au seuil de la cour, demeura interdit, stupide, les yeux écarquillés derrière ses lunettes.

      « Est-ce possible ! balbutiait-il. Est-ce possible !... On est venu !... Tout cela n'est pas une fable ! »

      Il avait bien une soixantaine d'années. Vêtu d'une redingote, coiffé d'un chapeau de paille noire, la face flanquée de deux favoris, il portait sous le bras une serviette de cuir fort usée, et il ne cessait de répéter avec ahurissement :

      « On est venu !... On est venu au rendez-vous !... C'est à n'y pas croire... »

      Jusqu'ici Dorothée avait gardé le silence, parmi les exclamations et les allées et venues de ses compagnons. Le besoin d'explications et de paroles semblait décroître en elle à mesure qu'elle était plus entourée. Elle devenait sérieuse, grave. Ses yeux pensifs exprimaient une émotion intense. Chaque apparition lui semblait un événement aussi formidable que si un miracle se fût produit. Comme le monsieur à la redingote et à la serviette de cuir, elle murmurait :

      « Est-ce possible ! On est venu au rendez-vous !... »

      Elle consulta sa montre.

      Midi.

      « Ecoutez, dit-elle, le doigt tendu, écoutez... l'Angelus qui sonne quelque part... à l'église du village... »

      Ils se découvrirent, et en même temps qu'ils écoutaient le tintement de la cloche qui leur arrivait par bouffées irrégulières, on eût dit qu'ils attendaient que l'horloge arrêtée se remît en marche et rattachât aux minutes présentes le fil des minutes d'autrefois.

      Dorothée tomba à genoux. Son émotion était si forte qu'elle pleurait.




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