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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






XI – Le testament du marquis de Beaugreval

Larmes de joie, larmes qui détendaient ses nerfs exaspérés et la baignaient d'une grande douceur. Les cinq hommes s'agitaient, ne sachant que faire ni que dire.

      « Mademoiselle... Qu'y a-t-il, mademoiselle ?... »

      Et ils semblaient tous si interloqués par les sanglots de cette jeune fille, et par leur propre présence autour d'elle, que Dorothée passa subitement des larmes au rire, et, cédant aux impulsions de sa nature, se mit à danser sur place, sans se soucier de savoir si elle leur apparaîtrait comme une princesse ou comme une danseuse de corde.

      Et plus cette manifestation imprévue augmentait l'ahurissement de ses compagnons, plus elle redoublait de gaîté. Fandango, gigue, bourrée, tout défila en l'espace d'une minute, avec simulation de castagnettes, accompagnement de chansons anglaises et de ritournelles auvergnates, et surtout avec les éclats de rire qui réveillaient les échos de La Roche-Périac.

      « Mais riez donc aussi, tous les cinq ! dit-elle en les apostrophant. Vous avez l'air de cinq momies. Riez donc ! C'est moi qui vous le demande, moi Dorothée, danseuse de corde, princesse d'Argonne. Monsieur le notaire, dit-elle en s'adressant au monsieur à la redingote, allons, prenez une mine plus réjouie. Je vous assure qu'il y a de quoi se réjouir. »

      Elle s'était élancée vers le bonhomme, lui secouait la main et lui disait, comme pour le convaincre de sa qualité :

      « Vous êtes le notaire, n'est-ce pas ? Le notaire chargé d'exécuter une disposition testamentaire ? Mais oui, tout cela est moins obscur que vous ne croyez... On vous expliquera... Hein, vous êtes le notaire ?

      – En effet, bredouilla le monsieur, maître Delarue, notaire à Nantes.

      – A Nantes ? Parfait, nous sommes d'accord. Et il s'agit, n'est-ce pas ? d'une pièce d'or... une pièce d'or que chacun a re çue comme convocation au rendez-vous ?

      – Oui !... Oui... fit-il de plus en plus ahuri, une pièce d'or... un rendez-vous...

      – Le 12 juillet 1921 ?

      – Oui... oui... 1921...

      – A midi ?

      – A midi. »

      Il voulut regarder sa montre. Elle l'en empêcha.

      « Pas la peine, maître Delarue, nous avons entendu l'Angelus. Vous êtes exact au rendez-vous... Nous aussi... Tout est régulier... Chacun a sa pièce d'or... Ils vont vous la montrer. »

      Elle entraîna maître Delarue vers l'horloge, et dit aux jeunes gens avec une verve croissante :

      « Voilà... c'est maître Delarue, le notaire... You understand ? Vous ne comprenez pas ? Je puis parler anglais, vous savez, l'italien aussi... et le javanais... »

      Ils protestèrent. Tous quatre comprenaient le français.

      « A merveille, dit-elle. On s'entendra mieux. Donc, c'est maître Delarue, c'est le notaire, celui qui a été chargé de présider notre réunion. En France, les notaires représentent les morts. Or, comme c'est un mort qui nous réunit, vous voyez le rôle considérable de maître Delarue... Vous ne saisissez pas ? Comme c'est drôle ! Tout cela me paraît si clair et si amusant ! si étrange ! C'est la plus jolie aventure que je connaisse... la plus émouvante aussi. Pensez donc ! nous sommes de la même famille... quelque chose comme des cousins. Alors, n'est-ce pas, nous avons le droit de nous réjouir, et d'être ensemble comme des parents qui se retrouvent. D'autant plus... mais oui, je ne me trompe pas... tous les quatre décorés !... la croix de guerre française !... Alors, vous avez combattu tous les quatre ? combattu en France ?... et vous avez défendu mon cher pays ? »

      Elle leur serrait les mains à tous, en leur offrant son regard affectueux, et comme l'Américain et l'Italien lui répondaient avec la même effusion, brusquement, d'un geste spontané, elle se haussa vers eux et les embrassa sur les deux joues.

      « Tenez, cousin d'Amérique... tenez, cousin d'Italie, soyez les bienvenus dans mon pays. Et vous aussi, les deux autres, je vous embrasse... Hein ! c'est convenu, n'est-ce pas, nous sommes des camarades ? des amis ? »

      Tout cela se passait dans la joie et dans la belle humeur d'êtres jeunes et pleins de vie, qui se retrouvent vraiment, comme les membres épars d'une famille. Il n'y avait plus entre eux la gêne d'une première rencontre. Ils se connaissaient depuis des années et des années (depuis des siècles ! s'écria Dorothée en battant des mains). Aussi les quatre jeunes gens se pressaient-ils autour d'elle, à la fois attirés par sa grâce et son exubérance, et surpris par tout ce qu'elle apportait de lumière dans l'histoire ténébreuse qui les unissait tout à coup les uns aux autres. Tous les obstacles étaient abolis. Il n'y eut pas la lente infiltration de sentiments qui vous pénètrent peu à peu de confiance et de sympathie, mais l'invasion soudaine d'une camaraderie pleine d'abandon. Chacun voulait plaire, et chacun sentait qu'il plaisait.

      Dorothée les sépara et les plaça sur un rang, comme pour une revue.

      « A tour de rôle, mes amis. Excusez-moi, maître Delarue, c'est moi qui fais l'appel, et qui vérifie les pouvoirs. Eh, le numéro un, monsieur l'Américain, qui êtes-vous ? Votre nom ? »

      L'Américain répondit :

      « Archibald Webster, de Philadelphie.

      – Archibald Webster, de Philadelphie, vous avez re çu de votre père une médaille d'or ?

      – De ma mère, mademoiselle, mon père étant mort depuis longtemps.

      – Et votre mère la tenait de qui ?

      – De son père.

      – Et ainsi de suite, n'est-ce pas ? »

      Archibald Webster confirma en un français excellent, et comme si un devoir impérieux l'obligeait à répondre à la jeune fille :

      « Et ainsi de suite, en effet, mademoiselle. Une tradition de famille, qui remonte à une époque que nous ignorons, prétend que nous sommes d'origine française, et veut qu'une certaine médaille soit transmise à l'aîné des enfants, sans que jamais plus de deux personnes en sachent l'existence.

      – Mais que signifie-t-elle, selon vous, la tradition ?

      – Je ne sais. Ma mère m'a dit que la pièce d'or nous donnait droit au partage d'un trésor. Mais elle m'a dit cela en riant, et elle m'a envoyé en France plutôt par curiosité.

      – Montrez-moi votre médaille, Archibald Webster. »

      L'Américain sortit la pièce de la poche de son gilet. Elle était exactement pareille à celle que Dorothée possédait. Mêmes inscriptions, même grandeur, même couleur éteinte. Dorothée la fit voir à maître Delarue, puis la rendit à l'Américain, et poursuivit son interrogatoire.

      « Numéro deux... Anglais, n'est-ce pas ?

      – George Errington, de Londres.

      – Dites-nous ce que vous savez, George Errington, de Londres ? »

      L'Anglais secoua sa pipe, la vida et répondit, en bon français également :

      « Je n'en sais pas davantage. Orphelin dès ma naissance, j'ai re çu la pièce, il y a trois jours, des mains de mon tuteur, frère de mon père. Il m'a dit que, d'après mon père, il s'agissait d'un héritage à recueillir, et que, d'après lui, tout cela n'était pas sérieux, mais que je devais obéir.

      – Vous avez eu raison d'obéir, George Errington, de Londres. Montrez-moi votre médaille. Bien, vous êtes en règle... Le numéro trois Russe, sans doute ? »

      L'homme à la casquette de soldat comprenait, mais ne parlait pas le français. Il présenta, avec son large sourire, un bout de papier de propreté douteuse, sur lequel étaient inscrits ces mots : Kourobelef. Guerre de France. Salonique. Guerre avec Wrangel.

      « La médaille ? demanda Dorothée. Parfait, mon brave. Nous sommes d'accord. Et la médaille du numéro 4, du signor italien ?

      – Marco Dario, de Gênes, répondit celui-ci en montrant sa pièce d'or. Je l'ai trouvée sur le cadavre de mon père, en Champagne, un jour où nous avions combattu côte à côte. Il ne m'en avait jamais parlé.

      – Et vous êtes venu ici, cependant...

      – Je n'en avais pas l'intention. Et puis, malgré moi, comme j'étais retourné en Champagne sur la tombe de mon père, j'ai pris le train pour Vannes...

      – Oui, dit-elle, comme les autres, vous vous êtes soumis à l'ordre de notre ancêtre commun. Quel ancêtre ? Et pourquoi cet ordre ? C'est ce que maître Delarue, ici présent, va nous révéler. Allons, maître Delarue, tout est en règle. Nous avons tous le mot de passe. Nous sommes en droit, maintenant, de vous réclamer des explications.

      – Quelles explications ? demanda le notaire, encore tout étourdi par tant de surprises. Je ne sais pas trop...

      – Comment ! vous ne savez pas ! s'écria-t-elle... mais alors, pourquoi cette serviette de maroquin ?... Et pourquoi avez-vous fait le voyage de Nantes à La Roche-Périac ? Allons, ouvrez-la, votre serviette de maroquin, et donnez-nous lecture des documents qu'elle ne peut pas manquer de contenir.

      – Vous croyez, en vérité ?...

      – Si je crois ! Nous avons tous les cinq, ces messieurs et moi, accompli notre devoir en venant ici et en vous renseignant sur notre identité. A vous de remplir votre mission. Nous sommes tout oreilles. »

      La gaîté de la jeune fille suscitait autour d'elle tant de cordialité que maître Delarue lui-même en ressentait les effets bienfaisants. Somme toute, l'affaire était débrouillée. Il entrait de plain-pied sur un terrain où la jeune fille avait tracé, au milieu de fourrés inextricables en apparence, une route qu'il n'avait plus qu'à suivre en toute tranquillité.

      « Mais oui... dit-il... mais oui... il n'y a plus autre chose à faire... et je dois vous communiquer ce que je sais... tout ce que je sais... Excusez-moi... Cette histoire est si déconcertante !... »

      Remis de son effarement, il reprit toute la dignité qui convient à un notaire. On lui prépara une place d'honneur, sur une sorte de gradin formé par l'aspérité du sol. Il s'y assit. On forma le cercle. Selon les instructions de Dorothée, il entrouvrit sa serviette d'un air important, en homme qui a l'habitude que les yeux se fixent sur lui et que les oreilles recueillent ses moindres paroles, et, sans plus se faire prier, il débita un discours évidemment préparé pour le cas où, contre toute attente et toute logique, il se trouverait en présence de quelqu'un au rendez-vous fixé.

      « Mon préambule sera bref, dit-il, car j'ai hâte d'arriver à l'objet même de cette réunion. Le jour – il y a de cela quatorze ans – où je m'installai à Nantes dans l'étude de notaire dont j'avais fait l'acquisition, mon prédécesseur, après m'avoir mis au courant de certaines affaires plus compliquées, s'écria : « Ah ! mais, j'allais oublier... Oh ! cela n'a guère d'importance, d'ailleurs... Mais, tout de même... Tenez, mon cher confrère, voici le plus vieux dossier de l'étude. Maigre dossier, puisqu'il se compose d'une lettre, comme vous voyez, une simple lettre sous enveloppe cachetée avec cette mention que je ne veux pas tarder à vous lire :

      « Missive confiée à la bonne garde du sieur Barbier, tabellion, et de ses successeurs, pour être ouverte le 12 juillet 1921, à midi, devant l'horloge du château de La Roche-Périac, et pour être lue en présence de tous les possesseurs de la médaille d'or frappée par mes soins. »

      « Voilà. Pas d'autres explications, mon prédécesseur n'en ayant point re çu de celui dont il avait acheté l'étude. Tout au plus put-il m'apprendre que, d'après ses recherches parmi les vieux registres de la paroisse de Périac, le sieur Barbier (Hippolyte-Jean), tabellion, vivait au début du XVIIIème siècle. A quelle époque son étude fut-elle fermée ? Pour quelles raisons les dossiers furent-ils transportés à Nantes ? Peut-être devons-nous supposer qu'à la suite de certaines circonstances, un des châtelains de La Roche-Périac a quitté le pays et s'est installé à Nantes avec ses meubles, ses chevaux, son personnel, et jusqu'au tabellion du village. Toujours est-il que, depuis près de deux cents ans, la lettre confiée à la bonne garde du tabellion Barbier et à celle de ses successeurs dormait au fond des tiroirs et des casiers, sans que personne eût cherché à surprendre le secret demandé par celui qui l'avait écrite ! Et il advenait que selon toute vraisemblance ce devait être à moi d'en couper le cachet ! »

      Maître Delarue fit une pause et observa ses auditeurs. Ils étaient, comme on dit, suspendus à ses lèvres. Content de l'impression produite, il tapota la serviette de cuir, et continua :

      « Vous dirai-je que, bien souvent, ma pensée s'arrêta sur cette perspective et que j'étais curieux de savoir le contenu d'une pareille lettre ? Un voyage que je fis ici même ne me fournit aucune indication, malgré mes fouilles personnelles dans les archives des villages et des bourgs de la région.

      « Et l'époque arriva. Avant tout, j'allai consulter mon président de tribunal civil. Une question se posait en effet. Si la lettre était considérée comme l'expression d'une disposition testamentaire, peut-être ne devais-je l'ouvrir qu'en présence de ce magistrat. Tel était mon avis. Ce ne fut pas le sien. Le président estima qu'on se trouvait en face d'une manifestation fantaisiste (il prononça même le mot de « fumisterie ») qui échappait aux méthodes légales, et que je devais agir, tout bonnement.

      « On vous donne rendez-vous sous l'orme à midi, le 12 juillet 1921, conclut-il en plaisantant. Allez-y, maître Delarue, décachetez votre missive selon l'ordonnance, et vous viendrez me mettre au courant. Et je vous promets de ne pas rire si vous revenez bredouille. »

      « C'est ainsi, dans des dispositions d'esprit fort sceptiques, que je pris le train pour Vannes, puis la diligence, puis, je ne sais où, un âne pour les ruines. Vous comprendrez mon étonnement en voyant que je n'étais pas seul au rendez-vous et que, sous l'orme, ou plutôt sous l'horloge, vous étiez plusieurs qui attendiez. »

      Les quatre jeunes gens riaient de bon cœur. Marco Dario, de Gênes, dit :

      « Tout de même, l'affaire devient sérieuse. »

      George Errington, de Londres, ajouta :

      « Peut-être l'histoire du trésor n'est-elle pas si absurde.

      – La lettre de maître Delarue va nous le dire », déclara Dorothée.

      Ainsi le moment était venu. On resserra le cercle autour du notaire. A la gaîté des jeunes visages se mêlait un peu de gravité, qui s'affirma davantage quand maître Delarue fit passer sous les yeux de tous une de ces vastes enveloppes carrées que l'on confectionnait autrefois soi-même avec une feuille épaisse. Celle-ci était d'une teinte décolorée et luisante, comme le temps seul peut en donner au papier. Cinq cachets la fermaient, rouges autrefois peut-être, composés maintenant d'une matière gris violacé que fendillaient mille petites cassures semblables à un enchevêtrement de rides. Dans le haut à gauche, la formule de transmission avait dû être repassée plusieurs fois et rechargée d'encre par les successeurs du tabellion Barbier.

      « Les cachets sont bien intacts, fit observer maître Delarue. On arrive même à déchiffrer les trois mots latins de la devise...

      – In robore fortuna, dit Dorothée.

      – Ah ! vous savez ?... demanda le notaire surpris...

      – Mais oui, mais oui, maître Delarue, ce sont les mêmes que l'on retrouve sur les pièces d'or, et que j'ai retrouvés tout à l'heure, à moitié effacés, sur le cadran de l'horloge.

      – Il y a là vraiment, estima le notaire, un rapport indiscutable qui relie entre elles toutes les parties de l'aventure et lui confère une authenticité...

      – Ouvrez donc ! ouvrez, maître Delarue », prononça Dorothée impatiente.

      Trois des cachets sautèrent. L'enveloppe fut dépliée. Elle contenait une grande feuille de parchemin brisée en quatre, et dont les morceaux tenaient si peu les uns aux autres qu'ils se séparèrent, et qu'il fallut les rassembler.

      De haut en bas, et des deux côtés, la feuille de parchemin était remplie d'une grosse écriture à jambages indépendants, et qui, certainement, avait été tracée à l'aide d'une encre indélébile. Les lignes se touchaient presque, et les lettres étaient si serrées que l'ensemble donnait l'impression d'une ancienne page d'imprimerie à caractères énormes.

      « Je vais lire, murmura maître Delarue.

      – Et, pour l'amour de Dieu, sans perdre une seconde ! » s'écria Dorothée.

      Il prit un deuxième lorgnon qu'il assujettit par-dessus le premier, et il articula :

      « Ecrit ce jourd'hui, 12 juillet 1721...

      – Deux siècles ! soupira le notaire, qui répéta aussitôt :

      « Ecrit ce jourd'hui, 12 juillet 1721, dernier jour de mon existence, pour être lu le 12 juillet 1921, premier jour de ma résurrection. »

      Maître Delarue s'interrompit. Les jeunes gens se regardèrent d'un air stupéfait. Archibald Webster, de Philadelphie, déclara :

      « Ce gentilhomme était fou.

      – Le mot de résurrection est peut-être employé dans un sens symbolique, proposa maître Delarue. La suite va nous l'apprendre. Je continue :

      « Mes enfants... »

      Il s'arrêta de nouveau, et il dit :

      « Mes enfants... C'est à vous tous qu'il s'adresse...

      – Ah ! maître Delarue, s'écria Dorothée, je vous en conjure, ne vous interrompez plus ! Tout cela est passionnant.

      – Néanmoins...

      – Mais non, maître Delarue, les commentaires sont inutiles. Nous avons hâte de savoir ; n'est-ce pas, camarades ? »

      Les quatre jeunes gens l'approuvèrent vivement.

      Le notaire reprit alors et poursuivit sa lecture, avec des hésitations et des redites imposées par les difficultés du texte :

      « Mes enfants,

      « Au sortir d'une séance de l'Académie des Sciences de Paris, à laquelle M. de Fontenelle avait bien voulu me convier, l'illustre auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes me saisit dessous le bras et me dit :

      « Marquis, refuserez-vous de m'éclairer sur un point à propos duquel vous gardez, paraît-il, une réserve farouche ? D'où provient cette blessure à votre main gauche, ce quatrième doigt coupé à la racine même ? On prétend que vous avez laissé ce doigt au fond d'une de vos cornues, en faisant quelque expérience, car vous passez, marquis, pour être quelque peu alchimiste, et pour chercher, entre les murs de votre château de La Roche-Périac, l'élixir de longue vie.

      « – Je ne le cherche pas, répondis-je, monsieur de Fontenelle, je le possède...

      « – En vérité ?

      « – En vérité, monsieur de Fontenelle, et, si vous me permettez de vous faire tenir une petite fiole, la Parque impitoyable devra bien attendre que vos cent ans soient révolus.

      « – J'accepte de bon cœur, dit-il en riant, sous condition que vous me tiendrez compagnie. Nous sommes du même âge, ce qui nous fait quarante belles années à vivre de conserve.

      « – Pour moi, monsieur de Fontenelle, vivre plus longtemps ne me dit rien qui vaille. A quoi bon s'entêter dans un monde où nul spectacle nouveau ne peut nous surprendre et où le jour qui vient sera le même que le jour qui s'achève ? Ce que je veux, c'est revivre, revivre dans un siècle ou deux, connaître les enfants de mes petits-enfants, et voir ce que les hommes ont fait après nous. Il y aura de grands changements ici-bas, dans le gouvernement des empires aussi bien que dans la pratique des choses. Je les connaîtrai.

      « – Bravo, marquis ! s'écria M. de Fontenelle, qui s'égayait de plus en plus. Bravo ! Et c'est un autre élixir qui vous donnera ce pouvoir merveilleux ?

      « – Un autre, affirmai-je, que j'ai apporté de mon voyage aux Indes où j'ai passé, comme vous savez, dix années de ma jeunesse, ami des grands prêtres de ce pays merveilleux d'où nous viennent toute religion et toute révélation. Ils m'ont initié à quelques-uns de leurs grands secrets.

      « – Pourquoi pas à tous leurs secrets ? demanda M. de Fontenelle, avec une pointe d'ironie.

      « – Il en est, répondis-je, qu'ils ont refusé de me révéler, comme le pouvoir de communiquer avec ces autres mondes dont vous avez si bien parlé, monsieur de Fontenelle, et comme le secret de revivre.

      « – Cependant, marquis, ne prétendez-vous point ?...

      « – Ce secret-là, monsieur de Fontenelle, je l'ai dérobé, et c'est pour me punir qu'ils me condamnèrent à subir le supplice de l'arrachement de tous mes doigts. Le premier doigt enlevé, on m'offrit le pardon, si je consentais à rendre le flacon dérobé. J'en indiquai la cachette, mais j'avais eu le soin, par avance, d'en changer le contenu et de recueillir l'élixir dans une autre fiole.

      « – De sorte, fit M. de Fontenelle, qu'au prix d'un de vos doigts, vous avez acheté une manière d'immortalité... dont vous comptez faire usage, n'est-ce pas, marquis ?

      « – Dès que j'aurai mis mes affaires en bon ordre, répondis-je, c'est-à-dire dans une couple d'années environ.

      « – Pour revivre ?

      « – En l'an de grâce 1921. »

      « L'histoire divertit fort M. de Fontenelle qui, prenant congé de moi, me promit de la relater dans ses mémoires comme une preuve de ma vive imagination... Sans doute aussi de ma folie, devait-il penser à part lui...

      Maître Delarue reprit haleine un moment, et, du regard, interrogea ses auditeurs.

      Marco Dario, de Gênes, hochait la tête en riant. Le Russe montrait ses dents blanches. Les deux Anglo-Saxons semblaient s'amuser infiniment.

      « Good joke ! » ricana Errington, de Londres.

      « Oui, excellente farce », traduisit Archibald Webster, de Philadelphie.

      Dorothée ne disait rien, les yeux songeurs.

      Maître Delarue poursuivit, dans le silence :

      « M. de Fontenelle avait tort de rire, mes enfants. Il n'y avait point là d'imagination ni de folie. Les grands prêtres des Indes savent ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais, et je suis maître d'un de leurs secrets les plus prodigieux. L'heure est venue d'en faire usage. J'y suis résolu. L'an dernier, la marquise de La Roche-Périac, mon épouse, a péri par accident, me laissant d'amers regrets. Mes quatre fils, comme moi d'humeur aventureuse, bataillent ou font commerce à l'étranger. Je demeure seul. Vais-je traîner ici une vieillesse inutile et sans agrément ? Non. Tout est prêt pour le départ... et pour le retour. Mes vieux serviteurs, Geoffroy et sa femme, fidèles compagnons de ma vie, confidents de mes projets, m'ont juré obéissance. Je dis adieu à mon siècle.

      « Mes enfants, apprenez les événements qui vont se dérouler au château de La Roche-Périac. A deux heures après midi, je tomberai en syncope. Le médecin, amené par Geoffroy, constatera que mon cœur ne bat plus. Je serai bien mort, selon la vérité des connaissances humaines, et mes serviteurs m'enfermeront dans le cercueil qui m'attend.

      « La nuit venue, Geoffroy et son épouse me délivreront et me porteront, sur un brancard, dans les ruines de la tour Cocquesin, le plus vieux donjon des seigneurs de Périac. Puis ils rempliront mon cercueil de pierres et le refermeront.

      « De son côté, maître Barbier, exécuteur de mes volontés et administrateur de mes domaines, trouvera dans mon tiroir toutes instructions lui donnant charge de notifier mon décès à mes quatre fils et de leur adresser les quatre parts leur revenant de mon héritage. En outre, il devra faire tenir à chacun d'eux par courrier spécial une pièce d'or toute neuve que j'ai fait frapper de ma devise et qui portera la date du 12 juillet 1921, jour de ma résurrection.

      « Cette médaille sera transmise de main en main à travers les générations, en commençant par l'aîné des enfants ou des petits-enfants, sans que jamais plus de deux personnes en connaissent le secret. Enfin, maître Barbier gardera la missive présente que je vais cacheter de cinq cachets, et qui sera transmise de tabellion en tabellion jusqu'à la date fixée.

      « Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, c'est que l'heure de midi du 12 juillet 1921 aura sonné. Vous serez réunis sous l'horloge de mon château, à quelques centaines de pas de la vieille tour Cocquesin où je dormirai depuis deux siècles, et que j'ai choisie comme lieu de repos, estimant que si les révolutions que je prévois détruisent les demeures, elles respecteront ce qui n'est plus déjà que ruines et décombres.

      « Alors, après avoir suivi l'avenue de chênes que mon père a plantée, vous marcherez jusqu'à cette tour, qui sera sans doute ce qu'elle est aujourd'hui. Vous vous arrêterez sous l'arche où jadis se relevait le pont-levis, et l'un de vous comptant, à gauche, après la rainure de la herse, la troisième pierre en hauteur, la poussera doucement, bien droit devant lui, pendant qu'un autre comptant à droite, toujours près de la herse, la troisième pierre en hauteur, fera comme le premier. Sous cette double poussée, exercée en même temps, le milieu de la paroi de droite basculera dans l'intérieur, et formera une pente qui vous mènera au bas d'un escalier taillé dans l'épaisseur du mur.

      « Eclairés par une torche, vous monterez cent trente-deux marches. Elles vous conduiront devant une cloison de plâtre édifiée, après ma mort, par Geoffroy. Vous la démolirez avec un pic de fer ramassé sur la dernière marche, et vous verrez une petite porte massive dont la clef ne tourne que si l'on appuie à la fois sur les trois briques qui font partie de cette marche.

      « Vous entrerez ainsi dans une chambre où il y aura un lit, derrière des rideaux. Vous écarterez ces rideaux. Je dormirai là.

      « Ne vous étonnez pas, mes enfants, de me voir plus jeune peut-être que le portrait que voulut bien faire de moi l'an dernier M. Nicolas de Largillière, peintre du roi, et qui est suspendu au chevet de mon lit. Deux siècles de sommeil, le repos de mon cœur qui ne battra qu'à peine, auront, je n'en doute pas, comblé mes rides et rendu la jeunesse à mes traits. Ce n'est pas un vieillard que vous contemplerez.

      « Mes enfants, la fiole sera sur l'escabeau voisin, enveloppée dans de l'étoffe, bouchée de cire vierge. Vous en casserez le collet sur-le-champ. Tandis qu'un de vous, avec la pointe d'un couteau, desserrera mes dents, un autre versera l'élixir, non pas goutte à goutte, mais en un mince filet de liquide, qui devra couler au fond de ma gorge. Quelques minutes s'écouleront. Puis la vie reviendra peu à peu. Les battements de mon cœur se précipiteront. Ma poitrine se soulèvera et mes paupières s'ouvriront.

      « Peut-être, mes enfants, devrez-vous parler à voix basse et ne pas m'éclairer d'une clarté trop vive, pour que mes oreilles et mes yeux ne soient frappés d'aucun choc. Peut-être, au contraire, ne vous verrai-je et ne vous entendrai-je qu'indistinctement, avec ces organes bien affaiblis. Je ne sais. Je prévois une période d'engourdissement et de malaise pendant laquelle mon esprit devra rassembler ses idées comme on fait au sortir du sommeil.

      « Je ne me hâterai pas, d'ailleurs, et vous demande en grâce de ne point chercher à tendre mes efforts. Des journées paisibles, une nourriture plus abondante, me ramèneront insensiblement aux douceurs de la vie.

      « Ne craignez point du reste que je sois à votre charge, mes enfants. A l'insu des miens, j'ai rapporté des Indes quatre diamants de grosseur extraordinaire, quatre diamants rouges de Golconde, que j'ai mis dans l'endroit le plus impénétrable qui soit, et sur lesquels il me suffira d'emprunter pour tenir mon rang et jouir grandement de l'existence.

      « Comme je dois penser que ma mémoire n'aura peut-être pas gardé le souvenir de cet endroit mystérieux, j'ai marqué le secret en quelques lignes placées ci-inclus, sous une enveloppe intérieure, portant la désignation de « codicille ».

      « Ce codicille, je n'en ai pas soufflé mot, même à mon serviteur Geoffroy et à son épouse. Si, par faiblesse bien humaine, ils léguaient à leurs enfants quelque récit faisant confidence de mon histoire secrète, ils ne pourraient cependant révéler la cachette de ces quatre diamants merveilleux qu'ils ont souvent admirés et qu'ils chercheront en vain après mon départ.

      « Donc l'enveloppe intérieure me sera remise dès mon retour à la vie. Dans le cas, impossible à mon sens, mais que néanmoins votre intérêt m'oblige à considérer, où la destinée m'aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous ouvririez vous-mêmes l'enveloppe et, connaissant la cachette, prendriez possession des diamants.

      « D'ores et déjà, j'en reconnais la pleine propriété à ceux de mes descendants qui présenteront la médaille d'or, sans que personne ait le droit d'intervenir dans le juste partage qu'ils feront entre eux, et je leur demande de régler cette affaire eux-mêmes, seuls, et suivant leur conscience.

      « J'ai dit ce que j'avais à dire, mes enfants. Je vais entrer dans le silence et attendre votre venue. Nul doute que vous ne veniez de tous les coins de la terre à l'appel impérieux de la pièce d'or. Issus du même sang, soyez entre vous comme des frères et des sœurs. Approchez gravement de celui qui repose, et délivrez-le des liens qui le retiennent dans le royaume des ténèbres...

      « Ecrit de ma propre main, en parfaite santé d'esprit et de corps, ce jourd'hui 12 juillet 1721. Sur quoi je signe de mon nom. Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de... »

      Maître Delarue se tut, examina de plus près le papier, puis, après un instant, murmura :

      « La signature n'est guère lisible... Le nom commence-t-il par un B ou par un R... ? Le paraphe brouille toutes les lettres. »

      Dorothée prononça lentement :

      « Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval.

      – Mais oui, mais oui, s'écria aussitôt le notaire... c'est bien cela... Marquis de Beaugreval. Comment le savez-vous ?

      – C'est un des noms de ma famille.

      – Un des noms de votre famille ?... »




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