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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






XIV – La quatrième médaille

Si brutal que fût le coup de théâtre, il ne provoqua, chez ceux qui en étaient les témoins, ni clameurs, ni désordre. Quelque chose domina leur effroi, étouffa leurs paroles et retint leurs gestes : l'inconcevable exécution de cet assassinat. Le miracle impossible de la résurrection du marquis se transformait en un miracle de mort tout aussi impossible, mais qu'ils ne pouvaient pas nier, puisque cela s'était passé sous leurs yeux.

      En vérité, ils eurent l'impression, puisque personne de vivant n'était entré, que la mort avait franchi le seuil de la pièce, avait marché vers l'homme, l'avait frappé devant eux, de son invisible main, et puis s'en était allée, laissant dans le cadavre l'arme meurtrière. Nul autre qu'un fantôme n'avait pu passer. Nul autre qu'un fantôme n'avait pu tuer.

      « Errington, fit Dorothée, qui plus vite que ses compagnons avait recouvré son sang-froid, il n'y a personne dans l'escalier, n'est-ce pas ? Dario, la fenêtre est trop étroite pour qu'on puisse s'y glisser, n'est-ce pas ? Webster et Kourobelef, étudiez les murs de l'alcôve. »

      Elle-même se baissa et enleva le poignard. Aucune convulsion n'agita le corps de la victime. C'était bien un cadavre. L'examen du poignard et des vêtements n'apporta pas le moindre indice.

      Errington et Dario rendirent compte de leur mission. L'escalier ? Vide. La fenêtre ? trop étroite.

      Ils se joignirent au Russe et à l'Américain, de même que Dorothée, et tous les cinq scrutèrent et palpèrent les murailles d'une façon si minutieuse que Dorothée exprima la conviction absolue de tous quand elle prononça, d'une voix nette :

      « Aucune issue. Il est inadmissible qu'on ait passé par là.

      – Alors ? bégaya le notaire qui s'était assis sur l'escabeau et qui n'avait pas remué, pour cette excellente raison que ses jambes lui eussent refusé toute espèce de service. Alors ? »

      Il posait cette question avec une sorte d'humilité, comme s'il regrettait de n'avoir pas admis d'emblée toutes les explications de Dorothée, et promis d'admettre toutes celles qu'elle consentirait à lui donner. Dorothée, qui avait si bien annoncé le péril qui les menaçait, et si bien élucidé tous les problèmes de cette histoire obscure, lui apparaissait soudain comme quelqu'un qui ne se trompe pas, qui ne peut pas se tromper. Et, par là même, il voyait en elle une protection puissante contre les attaques qui allaient se produire.

      Dorothée, elle, sentait confusément que la vérité rôdait et qu'elle était sur le point d'apercevoir en toute clarté ce qui n'avait aucune forme. Et c'est une chose qui devait l'étonner infiniment par la suite : comment ne devina-t-elle point ce qui était caché dans l'ombre ? Il semble qu'elle eut peur de la deviner, et qu'elle se détourna d'un péril, que son intelligence lui eût dénoncé si son instinct de femme ne lui avait permis de s'aveugler pendant quelques minutes.

      Vraiment, ces quelques minutes, elle les perdit. Comme quelqu'un que les dangers environnent et qui ne sait auquel il lui faut d'abord se soustraire, elle piétina sur place. Elle dépensa du temps en phrases inutiles, s'attachant tout uniment aux côtés pratiques de la situation, avec l'espoir peut-être que l'une de ses paroles ferait jaillir l'étincelle.

      « Maître Delarue, il y a un mort, et il y a un crime. Il nous faudra donc avertir la justice. Cependant... cependant je crois que nous pouvons différer d'un jour ou deux...

      – Différer ? déclara-t-il. J'y vais de ce pas. Ce sont là de ces formalités qui ne souffrent aucun retard.

      – Vous n'arriverez pas à Périac.

      – Pourquoi ?

      – Parce que la bande qui a pu se débarrasser sous nos yeux d'un complice qui les gênait a dû prendre ses précautions et que le chemin qui vous mène à Périac doit être gardé.

      – Vous croyez ?... vous croyez ?... bredouilla maître Delarue.

      – Je le crois. »

      Elle répondait avec hésitation. A ce moment, elle souffrait beaucoup, étant de ces êtres pour qui l'incertitude est un supplice. Elle avait l'impression profonde qu'il lui manquait un élément essentiel de la vérité. Si protégée qu'elle fût dans cette tour, auprès de quatre hommes résolus, ce n'était pas elle qui dirigeait les événements. Elle subissait la loi de l'ennemi qui l'opprimait et, en quelque sorte, la manœuvrait à sa guise.

      « Mais c'est épouvantable, se lamenta maître Delarue. Voyons, je ne puis m'éterniser ici... Mon étude me réclame... J'ai une femme... des enfants...

      – Partez, maître Delarue. Mais remettez-nous auparavant l'enveloppe du codicille que je vous ai rendue. Nous l'ouvrirons en votre présence.

      – En avez-vous le droit ?

      – Comment ! La lettre du marquis est formelle : « Dans le cas où la destinée m'aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous ouvririez vous-mêmes l'enveloppe et, connaissant la cachette, prendriez possession des diamants. » C'est clair, n'est-ce pas, on ne peut plus clair, et comme nous savons que le marquis est mort, et bien mort, nous avons donc le droit de prendre possession des quatre diamants, dont nous sommes propriétaires tous les cinq... tous les cinq... »

      Dorothée ne continua pas. Elle venait de prononcer des paroles qui, selon l'expression, juraient étrangement entre elles. La contradiction des termes employés – quatre diamants... cinq propriétaires – était si flagrante que les jeunes gens en furent frappés, et que maître Delarue lui-même, si absorbé qu'il fût par ailleurs, subit un choc...

      « Mais, au fait, c'est vrai, vous êtes cinq. Comment n'avons-nous pas remarqué ce détail ? Vous êtes cinq, et il n'y a que quatre diamants. »

      Dario expliqua :

      – Sans doute, cela provient de ce qu'il y a quatre hommes et que nous n'avons porté attention qu'à ce nombre de quatre, de quatre étrangers par opposition avec vous, mademoiselle, qui êtes Française.

      – Mais la réalité est là, reprit maître Delarue ; vous êtes cinq.

      – Eh bien ? dit Webster.

      – Eh bien, vous êtes cinq, et le marquis, d'après la lettre, n'avait que quatre fils, auxquels il a légué quatre pièces d'or... Vous entendez, quatre pièces d'or. »

      Webster objecta :

      « Il a pu en léguer quatre... et en laisser cinq... »

      Il regarda Dorothée. Elle se taisait. Allait-elle trouver dans cet incident inattendu le mot de l'énigme qui lui échappait ? Elle dit pensivement :

      « A moins qu'une cinquième pièce, toute semblable, n'ait été fabriquée depuis, sur le modèle des autres, et transmise ainsi à l'un de nous, en supplément et par un procédé frauduleux.

      – Comment le savoir ?

      – Comparons nos pièces, dit-elle. L'examen nous renseignera peut-être. »

      Webster, le premier, présenta sa médaille.

      Elle n'offrait aucune particularité qui pût laisser croire qu'elle n'était pas une des quatre pièces originales frappées sur les ordres du marquis et contrôlées par lui. Même observation en ce qui concernait les médailles de Marco Dario, de Kourobelef et d'Errington. Maître Delarue, qui les avait recueillies toutes les quatre et les examinait au fur et à mesure, tendit la main à Dorothée.

      Celle-ci avait pris la petite bourse de cuir attachée entre les plis de son corsage. Elle en dénoua les cordons et resta stupéfaite. La bourse était vide. Elle la secoua, la retourna. Rien.

      Elle dit d'une voix étouffée :

      « Je ne l'ai plus... je ne l'ai plus... »

      Un silence étonné suivit sa déclaration, puis le notaire demanda :

      « Vous l'auriez donc égarée ?

      – Mais non, dit-elle, je ne puis pas l'avoir perdue. Sinon, j'aurais perdu le sac en même temps. Regardez : il contenait juste la pièce.

      – Cependant, fit le notaire, comment expliquez-vous ?... »

      Marco Dario intervint un peu sèchement :

      « Mademoiselle n'a pas à s'expliquer. Car enfin, vous ne prétendez pas...

      – Certes, dit maître Delarue, aucun de nous ne suppose que mademoiselle soit venue ici sans en avoir le droit. Au lieu de quatre médailles, il y en avait cinq, et la sienne s'est égarée, voilà tout ce que j'ai voulu dire. »

      Dorothée répéta posément :

      « Je ne l'ai pas perdue. Dès l'instant où elle ne se trouve pas... »

      Elle était sur le point de dire :

      « Dès l'instant où elle ne se trouve pas dans cette bourse, c'est qu'on me l'a prise. »

      La phrase ne fut pas achevée. Le cœur crispé d'une angoisse soudaine, Dorothée apercevait brusquement le sens d'une pareille accusation, et le problème se posait devant elle dans toute sa simplicité et avec son unique et rigoureuse solution : « Les quatre pièces d'or sont là. Une d'elles m'a été dérobée. Donc l'un de ces quatre hommes est un voleur. »

      Et ce fait indéniable l'amenait brusquement à une telle vision des choses, à une certitude si imprévue et si redoutable qu'elle eut l'énergie surhumaine de se contenir. Il ne fallait pas qu'on prît l'éveil autour d'elle, avant qu'elle eût réfléchi et envisagé la situation dans ce qu'elle avait de tragique. Elle accepta donc l'hypothèse du notaire et murmura :

      « Au fond, oui, c'est cela... vous devez avoir raison, maître Delarue, j'ai perdu cette médaille... Mais comment ? Je ne puis m'expliquer de quelle façon j'ai pu la perdre... à quel moment ?...

      Elle parlait très bas, d'une voix distraite. Les boucles de ses cheveux écartées montraient son front soucieux. Maître Delarue et les quatre étrangers échangeaient des phrases, mais qui n'avaient aucune importance, aucune d'elles n'étant sanctionnée par l'attention de la jeune fille. Puis ils se turent. Un long silence s'établit entre eux. Les lampes étaient éteintes. L'étroite lumière de la fenêtre se concentrait sur Dorothée. Elle était fort pâle, si pâle qu'elle en eut conscience et se cacha la figure entre les mains, afin d'éviter qu'on pût voir le reflet des émotions qui la bouleversaient.

      Emotions violentes, et qui provenaient de cette vérité qu'elle avait eu tant de peine à atteindre et qui se dégageait tout à coup des ténèbres. Ce n'était point par bribes éparses qu'elle en recueillait les indices révélateurs, mais d'un bloc, pour ainsi dire. Les nuages avaient été balayés. En face d'elle, devant ses yeux clos, elle voyait... elle voyait... Ah ! quelle chose effrayante.

      Cependant elle s'acharnait au silence et à l'immobilité, tandis qu'en son esprit se présentaient à la fois, et dans l'espace de quelques secondes, toutes les questions et toutes les réponses, tous les arguments et toutes les preuves.

      Elle se rappelait la nuit précédente, au village de Périac, où la roulotte avait failli être la proie des flammes. Qui avait allumé cet incendie ? Et pour quels motifs ? N'était-il pas à supposer que l'un de ces sauveurs inopinés qui avaient surgi, s'était introduit, profitant du désordre, dans la roulotte, pour y fouiller le réduit où elle couchait et ouvrir la petite bourse de cuir accrochée à la cloison ?

      Maître de la médaille, le voleur revenait en hâte jusqu'aux ruines de La Roche-Périac et disposait sa troupe dans cette presqu'île dont les moindres recoins devaient lui être connus, et où il avait tout combiné en vue de la journée fatidique du 12 juillet 1921. Sans aucun doute, une répétition générale avait lieu entre lui et le complice chargé de tenir le rôle du marquis endormi. Recommandations suprêmes. Promesses en cas de réussite. Menaces en cas d'échec. Et, à midi, il arrivait tranquillement devant l'horloge, comme les autres étrangers, présentait la médaille, unique pièce d'identité requise, et assistait à la lecture du testament.

      Puis c'était la montée dans la tour et la résurrection du marquis. Un instant de plus, Dorothée remettait le codicille, et le but était atteint. La grande machination ourdie depuis si longtemps par d'Estreicher aboutissait, et comment ne pas constater que, jusqu'à la dernière minute, il y avait dans l'exécution de ce plan, comme dans l'exécution des actes imprévus, nécessités par les hasards, la même hardiesse, la même sûreté, la même vigueur, la même décision méthodique ? Certaines batailles ne se gagnent qu'en présence du chef.

      « Il est là, pensait-elle, éperdue. Il s'est évadé de prison, et il est là. Son complice allait le trahir et se joindre à nous, il l'a tué. Lui seul est capable d'agir ainsi. Il est là. Débarrassé de sa barbe et de ses lunettes, le crâne rasé, le bras en écharpe, camouflé en soldat russe, ne disant pas un mot, changeant son allure, à l'écart, il était méconnaissable. Mais c'est bien d'Estreicher. Maintenant, il a les yeux fixés sur moi. Il hésite. Il se demande si je l'ai bien deviné sous son déguisement... s'il peut encore jouer la comédie... ou bien s'il va se démasquer à son tour et nous contraindre, le revolver en main, à lui livrer le codicille, c'est-à-dire les diamants ? »

      Dorothée ne savait que faire. A sa place, un homme de son caractère et de sa trempe eût résolu la question en se précipitant sur l'ennemi. Mais une femme ?... D'avance, ses jambes fléchissaient sous elle. Elle avait peur. Peur aussi pour les trois jeunes gens que d'Estreicher pouvait abattre en trois coups de revolver.

      Elle écarta ses mains de son visage et, sans se détourner, elle les vit qui attendaient, tous les quatre. D'Estreicher formait groupe avec les autres, les yeux fixés sur elle... oui, les yeux fixés sur elle... elle sentait le regard féroce qui suivait ses moindres gestes et cherchait à pénétrer ses intentions.

      Elle glissa d'un pas vers la porte. Son dessein était de gagner cette porte, de barrer la route à l'ennemi, de lui faire face, et de se jeter entre lui et les trois jeunes gens. Bloqué contre les murs de la pièce, sans retraite possible, il y avait bien des chances pour qu'il fût contraint de subir la volonté de trois hommes solides et résolus.

      Elle se déplaça encore d'un pas, par un mouvement imperceptible, puis d'un pas encore. Trois mètres la séparaient de la porte. Elle en voyait, de côté, la masse lourde, bardée de clous.

      Elle expliqua, comme si la disparition de la médaille n'avait pas cessé de l'obséder :

      « J'ai dû la perdre l'autre jour... elle était sur mes genoux... j'aurai oublié de la remettre... »

      Tout à coup, elle prit son élan.

      Trop tard. A la seconde précise où elle s'était ramassée sur elle-même, d'Estreicher, la prévenant, avait bondi devant la porte, les bras tendus, deux revolvers aux poings.

      Cet acte soudain ne fut ponctué d'aucune parole. Il n'en était pas besoin, d'ailleurs, pour que les trois jeunes gens se rendîssent compte que l'assassin du faux marquis se trouvait en face d'eux. Sous la menace, ils reculèrent instinctivement, puis, aussitôt, se reprenant, prêts à la riposte, ils avancèrent.

      Dorothée les arrêta au moment où d'Estreicher allait tirer. Dressée devant eux, elle les protégeait, certaine que le bandit n'oserait pas presser la détente. Mais il la visait en pleine poitrine, et les jeunes gens ne pouvaient pas bouger, tandis que lui, le bras droit tendu, de sa main gauche qui ne lâchait cependant pas le second revolver, il cherchait la serrure.

      « Mais laissez-nous, mademoiselle ! cria Webster hors de lui.

      – Un seul geste, et il me tue », déclara-t-elle.

      Le bandit ne prononça pas un mot. Il entrouvrit la porte derrière lui, s'aplatit contre le mur, puis, rapidement, fila.

      Les trois jeunes gens s'élancèrent, comme des chiens qu'on découple, mais ils se heurtèrent à l'obstacle du lourd vantail.




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