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Dorothée, danseuse de corde

Maurice Leblanc
© France-Spiritualités™






XVI – Le dernier quart de minute

Dorothée ne se retourna point. Elle était prisonnière.

      « Je ne me trompais pas, pensa-t-elle. Ils sont les maîtres du champ de bataille. Mais que sont devenus les autres ? »

      A droite s'ouvrait l'orifice de l'escalier qui montait dans la tour. Peut-être eût-elle pu s'enfuir par là et se servir une seconde fois de l'échelle de corde. Mais à quoi bon ? Est-ce que l'enlèvement de Montfaucon ne l'obligeait pas à lutter jusqu'au bout, malgré l'impossibilité de la lutte ? Il fallait se jeter dans l'arène, parmi les bêtes féroces.

      Elle continua sa route. Bien que seule et sans amis, elle se sentait fort calme. Tout en marchant, elle laissa glisser le long de sa jupe la fine boulette de papier, qui roula sur le sol et se perdit parmi les cailloux et la poussière du chemin.

      Quand elle atteignit l'extrémité de la voûte, deux bras jaillirent, deux hommes la visaient de leurs revolvers.

      « Pas un geste, hein ? »

      Elle haussa les épaules.

      L'un d'eux répéta durement :

      « Pas un geste ou je fais feu. »

      Elle les regarda. C'étaient deux comparses à figure louche, habillés comme des matelots. Elle crut reconnaître les deux individus qui avaient accompagné d'Estreicher au Manoir.

      Elle leur dit :

      « L'enfant ? Qu'avez-vous fait de l'enfant ? Car c'est vous, n'est-ce pas, qui l'avez emporté ? »

      Ils lui saisirent brusquement les bras et, tandis que l'un la menaçait à bout portant, l'autre se mit en devoir de la fouiller. Mais une voix impérieuse les arrêta :

      « Laissez-la. Je m'en charge. »

      Un troisième personnage, que Dorothée n'avait pas aperçu, se détacha du mur où d'énormes racines de lierre le dissimulaient. D'Estreicher !...

      Bien qu'il fût toujours affublé de son déguisement de soldat russe, ce n'était pas le même homme. Maintenant elle retrouvait en lui le d'Estreicher de Roborey et du Manoir-aux-Buttes. Il avait repris son air arrogant et son expression méchante, et ne dissimulait pas le léger déséquilibre de sa marche. Sa chevelure et sa barbe hirsute coupées, elle remarqua la forme aplatie de sa tête, par-derrière, et le développement simiesque de sa mâchoire.

      Il resta longtemps sans parler. Savourait-il son triomphe ? On eût dit plutôt qu'il éprouvait une certaine gêne en face de sa victime, ou du moins qu'il hésitait dans son attaque. Il se promenait, les mains au dos, s'arrêtait, puis repartait.

      Il lui demanda :

      « Tu n'as pas d'armes ?

      – Aucune », affirma-t-elle.

      Il ordonna aux deux comparses de rejoindre leurs camarades, puis il recommença ses allées et venues.

      Dorothée le considérait avec attention, cherchant sur ce visage quelque chose d'humain à quoi elle pût se rattacher. Mais il n'y avait que vulgarité, bassesse et sournoiserie. Elle ne devait donc compter que sur elle-même. Dans le champ clos que formaient les ruines du donjon, entourée d'une bande de coquins que commandait le plus implacable des chefs, surveillée, convoitée, impuissante, elle avait comme aide unique sa subtile intelligence. C'était infiniment peu, et c'était beaucoup, puisque, une première fois déjà entre les murs du Manoir-aux-Buttes, placée dans une même situation et en face du même ennemi, elle avait vaincu. C'était beaucoup, puisque cet ennemi lui-même se défiait et perdait par là même une partie de ses moyens. Pour l'instant, il se croyait bien sûr de la réussite, immédiate et totale, et son attitude avait toute l'insolence de celui qui n'a rien à craindre.

      Leurs regards se croisèrent. Il commença :

      « Ce qu'elle est jolie, la mâtine ! un morceau de roi... Dommage qu'elle me déteste ! »

      Et s'approchant :

      « Car c'est bien de l'exécration, hein, Dorothée ? »

      Elle recula d'un pas. Il fronça les sourcils.

      « Oui, je sais... ton père... Bah ! ton père était bien malade... Il serait mort quand même actuellement. Donc ce n'est réellement pas moi qui l'ai tué. »

      Elle prononça :

      « Et votre complice... tout à l'heure ? Le faux marquis ? »

      Il ricana :

      « Ne parlons pas de celui-là, je t'en prie ! un triste sire qu'il ne faut pas regretter... si lâche et si ingrat que, se voyant démasqué, il était prêt à me trahir, comme tu l'as deviné. Car rien ne t'échappe et tu as résolu tous les problèmes en te jouant, ma parole ! Moi qui ai travaillé avec la relation du domestique Geoffroy, dont je crois bien être le descendant, j'ai mis des années à savoir ce que tu as débrouillé en quelques minutes. Pas une hésitation. Pas une erreur. Tu as lu dans mon jeu, comme si tu avais mes cartes en main. Et ce qui m'étonne le plus, Dorothée, c'est ton sang-froid, en ce moment. Car, enfin, ma petite, tu sais de quoi il retourne ?

      – Je le sais.

      – Et tu n'es pas à genoux ! s'écria-t-il. Vrai ! j'attendais tes supplications... Je te voyais à mes pieds, te traînant à terre. Au lieu de cela, des yeux qui ne se baissent pas, qui me défient presque, une attitude de provocation.

      – Je ne vous provoque pas. J'écoute.

      – Alors, réglons nos comptes. Il y en a deux. Le compte Dorothée (il eut un sourire). Celui-là, n'en parlons pas encore. Ce sera pour la fin... Et le compte des diamants. A l'heure présente, j'en serais possesseur si tu n'avais pas intercepté le document indispensable. Assez d'obstacles ! Maître Delarue a confessé, le revolver sur la tempe, qu'il t'avait remis la seconde enveloppe. Donne-la moi. Sinon...

      – Sinon ?

      – Tant pis pour Montfaucon. »

      Dorothée ne tressaillit même pas. Certes, elle voyait clairement la situation où elle se trouvait et comprenait que le duel engagé était beaucoup plus sérieux que la première fois, au Manoir.

      Là-bas, elle attendait du secours. Ici, rien. N'importe ! Avec un tel personnage, il ne fallait pas faiblir. Le vainqueur serait celui qui garderait un sang-froid imperturbable, et finirait, à un moment quelconque, par dominer son adversaire.

      « Tenir jusqu'au bout ! pensait-elle avec obstination... jusqu'au bout... et non pas jusqu'au dernier quart d'heure... mais jusqu'au dernier quart de la dernière minute... »

      Elle dévisagea son ennemi et, d'un ton de commandement :

      « Il y a un petit ici qui souffre. Avant tout j'ordonne que vous le délivriez.

      – Oh ! oh ! dit-il avec ironie, mademoiselle ordonne, et de quel droit ?

      – Du droit que me donne la certitude qu'avant peu vous serez contraint de m'obéir.

      – Par qui, Seigneur ?

      – Par mes trois amis, Webster, Errington et Dario.

      – En effet... en effet... dit-il. Ces messieurs sont de rudes gaillards habitués aux sports, et tu as bien raison de compter sur ces intrépides champions. »

      Il fit signe à Dorothée de le suivre, et il traversa l'arène encombrée de pierres que dessinait l'intérieur du donjon. Sur le côté, à droite d'une brèche qui formait l'entrée opposée, et derrière un rideau de lierre tendu sur les arbustes, se rangeaient les petites salles, voûtées par devant, et qui devaient être les anciennes prisons. On voyait encore des anneaux scellés aux pierres de soubassement.

      Dans trois de ces cellules étaient étendus, bâillonnés solidement, liés avec des cordelettes qui les réduisaient à l'état de momies et les attachaient aux anneaux, Webster, Errington et Dario. Trois hommes, armés de fusils, les gardaient.

      Dans une quatrième cellule, il y avait le cadavre du faux marquis. La cinquième contenait maître Delarue et le capitaine Montfaucon. L'enfant était enveloppé dans une couverture. Au-dessus d'un lambeau d'étoffe qui lui cachait le bas du visage, ses pauvres yeux pleins de larmes souriaient à Dorothée.

      Celle-ci refoula les sanglots qui lui montaient à la gorge. Elle n'eut pas un mot de révolte, pas une injure. On aurait dit vraiment que tout cela n'était qu'incidents secondaires, qui ne pouvaient influer sur l'issue du combat.

      « Eh bien, ricana d'Estreicher, que penses-tu de tes défenseurs ? Et que penses-tu de mes troupes à moi ? Trois camarades pour garder les captifs. Deux autres postés en sentinelles et qui surveillent l'horizon... Je puis être tranquille, hein ? Mais aussi, ma belle demoiselle, pourquoi les as-tu quittés ? Tu étais le trait d'union. Livrés à eux-mêmes, ils se sont fait cueillir stupidement, un à un, au débouché du donjon. Chacun d'eux a eu beau se débattre... ça n'a pas traîné. Pas l'ombre d'une égratignure pour mes hommes. J'ai eu plus de peine avec le sieur Delarue, qu'il m'a fallu gratifier d'une balle dans son chapeau pour le faire descendre d'un arbre où il avait réussi à se percher. Quant à Monfaucon, un ange de douceur !... Par conséquent, tu vois, ma petite, tes champions étant hors de cause, tu ne peux compter que sur toi-même. C'est peu.

      – C'est assez, dit-elle, car le secret des diamants dépend de moi, et de moi seule. Vous allez donc défaire les liens de mes amis et délivrer l'enfant.

      – Moyennant quoi ?

      – Moyennant quoi je vous remettrai l'enveloppe du marquis de Beaugreval. »

      Il la regarda.

      « Bigre, fit-il, la proposition a de l'allure. Alors vrai, tu abandonnerais les diamants ?

      – Oui.

      – En ton nom et au nom de tes trois amis ?

      – Oui.

      – Donne l'enveloppe.

      – Coupez les liens. »

      Un accès de colère le souleva.

      « Donne l'enveloppe. Je suis le maître.

      – Non, dit-elle.

      – Je veux... je veux cette enveloppe...

      – Non », dit-elle, avec une force croissante.

      Il arracha le petit sac épinglé au corsage, et dont l'extrémité dépassait.

      « Ah ! fit-il, victorieux, le notaire m'a dit que tu l'avais mise là-dedans... comme la pièce d'or. Je vais donc savoir. »

      Mais il n'y avait rien dans la bourse. Déçu, fou de rage, il brandit son poing contre le visage de Dorothée en proférant :

      « C'est bien ça, tu voulais me la faire ! Tes amis délivrés, j'étais fichu. L'enveloppe tout de suite !

      – Je l'ai déchirée, prononça-t-elle.

      – Tu mens ! On ne déchire pas une pareille chose, on ne détruit pas un tel secret ! »

      Elle répéta :

      « Je l'ai déchirée après l'avoir lue. Coupez les liens de mes amis, et je vous révèle le secret. »

      Il hurla :

      « Tu mens ! Tu mens ! l'enveloppe, tout de suite... Ah ! si tu crois qu'on se moque de moi bien longtemps ! J'en ai assez. Une dernière fois, l'enveloppe !

      – Non », dit-elle.

      Il se rua vers une des cellules, débarrassa l'enfant de ses couvertures, le saisit d'une seule main par les chevilles, et se mit à le balancer comme un colis qu'on va jeter au loin.

      « L'enveloppe ! cria-t-il à Dorothée, ou je lui casse la tête contre le mur. »

      Il était ignoble à voir. Une expression sauvage tordait sa figure. Ses complices le regardaient en riant.

      Dorothée leva la main, en signe d'acceptation.

      Il déposa l'enfant et revint en face d'elle. Il était couvert de sueur.

      « L'enveloppe... » ordonna-t-il, une fois encore.

      Elle expliqua.

      « Sous la voûte d'entrée... dans la partie qui débouche de ce côté... une petite boulette par terre, au milieu des cailloux. »

      Il appela un de ses complices et lui répéta l'indication. L'homme s'éloigna en courant.

      « Il était temps... murmura le bandit, qui essuyait la sueur de son front... il était temps. Vois-tu, il ne fallait pas me provoquer... Et puis, pourquoi cet air de défi ? ajouta-t-il, comme si le calme de Dorothée l'eût embarrassé... Oui, pourquoi ? Baisse donc les yeux, cré bon sang ! Ne suis-je pas le maître ici ? maître de tes amis... maître de toi... oui, de toi. »

      Il redit ce mot deux ou trois fois, presque en lui-même et avec un regard qui gêna Dorothée. Mais, entendant son complice, il se retourna et l'apostropha vivement.

      « Eh bien ?

      – Voilà.

      – Tu es sûr ? Ah, fichtre, ça c'est la vraie victoire. »

      D'Estreicher dépliait l'enveloppe froissée, il la tenait dans ses mains, il la retournait lentement comme la chose la plus précieuse. Elle n'avait pas été ouverte, les cachets étaient intacts, personne ne connaissait donc le grand secret qu'il allait connaître.

      Il ne put s'empêcher de dire sa pensée à haute voix :

      « Personne... Personne que moi... »

      Il décacheta l'enveloppe. Elle contenait une feuille de papier pliée en deux, et où trois ou quatre lignes seulement étaient inscrites.

      Ces lignes, il les lut et sembla très étonné.

      « Oh ! oh ! fit-il, c'est rudement fort ! et je comprends que je n'aie rien trouvé, ni aucun de ceux qui ont cherché. Le bonhomme avait raison, la cachette est impénétrable. »

      Il se remit à marcher de long en large, silencieusement, comme quelqu'un qui pèse ses décisions. Puis, revenant aux cellules, il dit aux trois gardiens, le doigt tendu vers les prisonniers :

      « Pas moyen qu'ils s'échappent, n'est-ce pas ? Les cordes sont bien solides ? Alors, filez jusqu'au bateau et préparez le départ. »

      Les complices hésitaient.

      « Eh bien ! qu'est-ce que vous avez ? » dit le chef...

      L'un d'eux risqua :

      « Mais... le trésor... ? »

      Dorothée remarqua leur attitude hostile. Sans aucun doute ils se défiaient, et l'idée de laisser d'Estreicher, avant le partage du butin, leur semblait dangereuse pour leurs intérêts.

      « Le trésor ? s'écria-t-il. Et après ? Croyez-vous que je vais l'avaler, imbéciles ? Vous aurez la part promise, puisque c'est juré. Et une belle part ! »

      Il les rudoya tous les trois, impatient d'être seul.

      « Au galop ! Ah ! j'oubliais... Appelez vos deux camarades en faction, et, à vous cinq, emportez le faux marquis. On le jettera à la mer. Comme ça, ni vu ni connu. Filez. »

      Les complices se concertèrent un moment... Mais leur chef avait de l'ascendant sur eux, et tout en grognant, avec des mines peu rassurantes, ils obéirent à ses ordres.

      « Six heures, dit-il, en consultant sa montre. A sept heures, je vous rejoins de façon que nous puissions débarquer au début de la nuit. Et que tout soit prêt, hein ? Mettez en ordre la cabine... Il y aura peut-être un passager de plus. »

      De nouveau, il regarda Dorothée et scanda pendant que ses complices s'en allaient :

      « Un passager ? Ou plutôt une passagère, n'est-ce pas, Dorothée ? »

      Elle ne répondit point, toujours impassible. Mais son angoisse devenait de plus en plus lourde. L'instant redoutable approchait.

      Il tenait toujours à la main l'enveloppe et le document du marquis. De sa poche, il tira un briquet qu'il alluma, tandis qu'il relisait les instructions.

      « Admirable ! murmura-t-il, en se pâmant d'aise... De premier ordre !... Autant chercher au fond de l'enfer... Ah ! ce marquis, quel homme ! »

      Il tordit le papier en une longue papillotte qu'il approcha du briquet. Le papier prit feu.

      A cette flamme, avec une nonchalance affectée, il alluma une cigarette et, tourné vers les prisonniers, il attendit, le bras tendu, qu'il ne restât plus du document qu'un peu de cendre qui s'éparpilla au souffle de la brise.

      « Regardez, Webster, regardez, Errington et Dario. Voilà tout ce que vous verrez jamais du secret de votre aïeul... un peu de cendres... C'est fini. Vraiment, avouez que vous n'avez pas été malins. Vous êtes trois bonshommes d'aplomb cependant, et vous n'avez su ni conserver le trésor qui vous attendait, ni défendre la jolie cousine que vous admiriez, bouche béante. Fichtre, nous étions six dans la petite salle du donjon, et il eût suffi que l'un de vous me mît la main au collet... Je n'en menais pas large. Au lieu de cela, quelle débâcle ! Tant pis pour vous... et tant pis pour elle ! »

      Il leur montra son revolver.

      « Je n'en aurai pas besoin, hein ? dit-il... D'ailleurs vous avez dû remarquer qu'au moindre mouvement les cordelettes vous serrent la gorge davantage. Si vous insistez, c'est l'étranglement pur et simple. A bon entendeur... Maintenant, cousine Dorothée, je suis à toi. Suis-moi. Nous allons faire l'impossible pour nous mettre d'accord. »

      Toute résistance était inutile. Elle l'accompagna de l'autre côté de l'esplanade, à travers un amoncellement de ruines, jusqu'à une sorte de pièce dont il ne restait que les murs, troués de meurtrières, et qu'il désigna comme l'ancienne salle des gardes.

      « Nous serons bien là pour causer. Tes soupirants ne peuvent ni nous voir ni nous entendre. La solitude est absolue. Tiens, il y a un banc de gazon. Assieds-toi, je t'en prie. »

      Elle croisa les bras et resta debout, la tête droite. Il attendit, murmura : « A ta guise », et, prenant la place offerte, prononça :

      « C'est notre troisième entrevue, Dorothée. La première fois, sur la terrasse de Roborey, tu as refusé mes offres, ce qui s'expliquait à la rigueur : tu ignorais la valeur exacte de mes renseignements, et je ne pouvais t'apparaître que comme un aventurier peu recommandable, contre lequel tu brûlais de partir en guerre. Sentiment très noble qui fit illusion aux cousins de Chagny, mais qui ne me trompa pas, étant donné que je connaissais le vol des boucles d'oreilles.

      « En réalité, tu avais ton but : te débarrasser, en vue de la bonne aubaine espérée, du concurrent le plus dangereux. Et la meilleure preuve, c'est que, aussitôt après m'avoir dénoncé, tu accourais au Manoir où se trouvait probablement le mot de l'énigme et où j'allais encore me heurter à tes intrigues. Tourner la tête au jeune Davernoie, subtiliser la médaille, telle fut la tâche que tu entrepris et, j'avoue avec admiration, que tu réalisas de bout en bout. Seulement... Seulement... d'Estreicher n'est pas un monsieur qu'on met dans sa poche si facilement. Evasion, simulacre d'incendie, reprise de la médaille, conquête du codicille, bref, redressement total. A l'heure présente, les quatre diamants rouges m'appartiennent.

      « Que j'en prenne possession demain ou dans une semaine, ou dans un an, n'importe ! ils sont à moi. Ce que des douzaines de personnes, des centaines peut-être, ont cherché vainement depuis deux siècles, il n'y a pas de raison pour que d'autres le trouvent jamais maintenant. Donc me voici puissamment riche... des millions et des millions. Avec ça, il est permis de devenir honnête, comme c'est mon intention... si toutefois Dorothée consent à être la passagère que j'ai annoncée à mes hommes. Un mot de réponse. Est-ce oui ? Est-ce non ? »

      Elle haussa les épaules.

      « Je savais à quoi m'en tenir, dit-il. J'ai voulu tout de même tenter l'épreuve... avant de recourir aux grands moyens. »

      Il attendit l'effet de cette menace. Dorothée ne bronchait pas.

      « Comme tu es calme ! dit-il d'un ton où perçait un peu d'inquiétude. Pourtant tu te rends compte exactement de la situation.

      – Exactement.

      – Nous sommes seuls. J'ai comme gages, comme moyens d'action sur toi, la vie de Montfaucon et la vie de ces trois hommes enchaînés. Alors, d'où vient que tu es si calme ? »

      Elle articula posément :

      « Je suis calme parce que je sais que vous êtes perdu.

      – Allons donc ! fit-il en riant.

      – Irrémédiablement perdu.

      – Et pourquoi ?

      – Tout à l'heure, à l'auberge, après avoir constaté l'enlèvement de Montfaucon, j'ai envoyé mes trois autres garçons dans les fermes les plus proches d'où ils ramèneront tous les paysans rencontrés. »

      Il ricana :

      « Le temps qu'ils mobilisent une troupe de paysans, je serai loin.

      – Ils arrivent, j'en ai la certitude.

      – Trop tard, ma pauvre petite. Si j'avais le moindre doute, je t'aurais fait emporter par mes hommes.

      – Par vos hommes ? Non...

      – Qui est-ce qui m'empêcherait ?

      – Vous avez peur d'eux, malgré vos airs de dompteur. Ils se demandent si vous n'avez pas voulu rester seul ici pour profiter du secret dérobé et pour prendre les diamants. C'est une alliée qu'ils trouveraient en moi. Vous n'oseriez pas courir un pareil risque.

      – Et alors ?

      – Alors, c'est pour cela que je suis tranquille. »

      Il secoua la tête et, d'une voix crispée :

      « Mensonge, ma petite ! Comédie ! Tu es plus pâle qu'une morte, car tu sais bien ce qu'il en est. Que je sois traqué d'ici une heure, ou que mes hommes finissent par me trahir, peu importe. Ce qui compte pour toi, pour moi, ce n'est pas ce qui se passera dans une heure, mais ce qui va se passer maintenant. Et ce qui va se passer, tu n'en doutes pas, Dorothée, n'est-ce pas ? »

      Il s'était levé et, s'approchant d'elle, il scanda, avec une âpreté menaçante :

      « Dès la première minute, j'ai été pris comme un imbécile. Danseuse de corde, acrobate, princesse, voleuse, saltimbanque, il y a quelque chose en toi qui me bouleverse. J'ai toujours méprisé les femmes. Aucune ne m'a gêné dans la vie. Toi, Dorothée, tu m'attires, tout en me faisant peur. De l'amour ? Non. De la haine. Ou plutôt une maladie... du poison qui me brûle, et dont il faut que je me délivre, Dorothée. »

      Il était tout contre elle, les yeux durs et pleins de fièvre. Ses mains rôdaient autour des épaules de la jeune fille, toutes prêtes à s'abattre. Pour n'en pas subir l'étreinte, elle dut reculer vers le mur. Il lui dit tout bas, la voix haletante :

      « Fini de rire, Dorothée. J'en ai assez de tes sortilèges de bohémienne. Le goût de tes lèvres, voilà le philtre qui va me guérir. Après, je pourrai m'enfuir, et ne plus jamais te voir. Mais après, seulement. Comprends-tu ? »

      Il lui appliqua les deux mains sur les épaules, si brusquement qu'elle vacilla. Cependant, elle continuait à le défier, de toute son attitude méprisante. Sa volonté se tendait pour qu'il n'eût pas une seconde l'impression qu'elle pût trembler au fond d'elle-même et défaillir.

      « Comprends-tu ?... Comprends-tu ?... bredouillait l'homme en lui martelant les bras et le cou... Comprends-tu que rien ne peut éviter cela ? Pas de secours possible. C'est le prix de la défaite. Aujourd'hui, je me venge... et en même temps je m'affranchis de toi... Quand nous serons séparés, je pourrai me dire enfin : « Oui elle m'a fait du mal, mais je ne le regrette pas. Le dénouement de l'aventure efface tout. »

      Il appuyait de plus en plus sur les épaules de la jeune fille, et lui disait avec une joie sarcastique :

      « Tes yeux se troublent, Dorothée ! Quel plaisir de voir cela ! Ils ont peur, tes yeux... Comme ils sont beaux, Dorothée !... C'est vraiment la récompense du vainqueur. Rien qu'un pareil regard, qui s'épouvante devant moi, ça vaut plus que tout. Dorothée, Dorothée, je t'aime... T'oublier ? Quelle folie ! Si je veux baiser tes lèvres, c'est pour t'aimer plus encore... et pour que tu m'aimes... pour que tu me suives, comme une esclave, et comme une maîtresse adorée. »

      Elle touchait au mur. L'homme essayait de l'attirer contre lui. Elle tenta un effort pour se dégager.

      « Ah ! cria-t-il, avec une rage soudaine et en la brutalisant, pas de résistance, ma petite. Donne-moi tes lèvres, tout de suite, tu entends. Sinon, c'est Montfaucon qui paiera. Veux-tu que je lui fasse faire le moulinet comme tout à l'heure ? Allons, obéis, ou bien... ou bien je cours là-bas, et tant pis pour la tête du gosse... »

      Dorothée était à bout d'énergie. Ses jambes fléchissaient. Tout son être palpitait d'horreur au contact du bandit, et en même temps, c'est avec effroi qu'elle le repoussait, tellement elle avait peur qu'il ne se ruât aussitôt sur l'enfant.

      Ses bras raidis commençaient à plier. L'homme redoubla d'efforts pour la faire tomber à genoux. C'était fini. Il touchait au but. Mais, à ce moment, le spectacle le plus imprévu frappa Dorothée. Derrière lui, à quelques mètres de distance, quelque chose qui bougeait, quelque chose qui passait à travers le mur opposé. C'était un canon de fusil braqué par la fente d'une meurtrière.

      Et, aussitôt, Dorothée se rappela : Saint-Quentin avait emporté de l'auberge un vieux fusil hors d'usage, sans cartouches.

      Elle n'eut pas un geste qui pût attirer l'attention de d'Estreicher. Elle comprenait la manœuvre de Saint-Quentin. L'enfant menaçait, mais il ne pouvait faire plus que menacer. A elle maintenant de manœuvrer de telle sorte que la menace, dès que d'Estreicher la verrait dirigée contre lui, eût son plein effet. Or, il était certain qu'il suffirait à d'Estreicher d'un instant pour apercevoir, comme Dorothée l'apercevait elle-même, la rouille et l'état déplorable de cette arme aussi inoffensive qu'un fusil d'enfant.

      Très nettement, Dorothée discerna ce qu'elle avait à faire : se reprendre, se redresser en face de l'ennemi, et le troubler, ne fût-ce que durant quelques secondes, comme elle avait déjà réussi à l'inquiéter à force de calme et de maîtrise. Son salut, le salut de Montfaucon dépendaient de sa fermeté. In robore fortuna, pensa-t-elle.

      Mais sa pensée, inconsciemment, elle l'exprima à demi-voix, ainsi qu'on fait une prière qui doit vous protéger. Et, sur-le-champ, elle sentit l'étreinte de l'adversaire se relâcher. La vieille devise, à laquelle il avait si souvent réfléchi, le déconcertait, paisiblement formulée, en une telle minute, par cette femme qu'il croyait aux abois. Il l'observa et fut stupéfait. Jamais son beau visage n'avait eu pareille expression de sérénité. Sur les dents blanches, les lèvres s'entrouvraient, et les yeux, tout à l'heure terrifiés et désespérés, le regardaient maintenant avec le plus paisible sourire.

      « Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il malgré lui, se rappelant le rire stupéfiant de Dorothée près de l'étang du Manoir-aux-Buttes. Vas-tu rire encore aujourd'hui ?

      – Je ris pour la même raison : vous êtes perdu. »

      Il essaya de plaisanter :

      « Hein ? Quoi ?

      – Oui, déclara-t-elle, je vous l'ai dit dès le premier instant, et je ne me trompais pas.

      – Vous êtes folle », dit-il, en haussant les épaules.

      Elle remarqua qu'il ne la tutoyait plus, et, sûre d'une victoire qui résidait en son inconcevable tranquillité et dans la similitude absolue des deux scènes, elle répéta :

      « Vous êtes perdu. La situation est vraiment la même qu'au Manoir. Là-bas, Raoul et les enfants avaient été chercher du secours, et, tout à coup, alors que vous étiez le maître, le canon d'un fusil s'est braqué sur vous. Ici, la même chose. Les trois gosses ont trouvé des hommes. Ils sont là, comme au Manoir, avec leurs fusils... Vous vous rappelez ? Ils sont là. Les canons des fusils sont braqués sur vous.

      – Vous mentez, balbutia le bandit.

      – Ils sont là, affirma-t-elle, d'une voix de plus en plus pressante. J'ai entendu le signal de mes garçons. Ils n'ont pas pris le temps de contourner le donjon. Ils sont là, derrière le mur.

      – Vous mentez ! cria-t-il. Ce que vous dites est impossible. »

      Elle commanda, toujours avec le calme d'une personne qu'aucun danger ne menace plus, et avec un tutoiement impérieux :

      « Retourne-toi... tu verras leurs fusils braqués sur ta poitrine. Que je dise un mot, et ils tirent. Retourne-toi donc ! »

      Il se dérobait. Il ne voulait pas obéir. Mais les yeux de Dorothée exigeaient, des yeux ardents, irrésistibles, plus forts que lui, et, se soumettant à leur volonté, il se retourna.

      C'était le dernier quart de la dernière minute.

      Dans un élan de tout son être, avec une puissance de conviction qui ne permettait pas au bandit de réfléchir, Dorothée exigea :

      « Haut les mains, misérable, ou l'on t'abat comme un chien. Haut les mains ! Mais tirez donc là-bas, tirez sans pitié ! Haut les mains ! »

      D'Estreicher avait vu le fusil. Il leva les bras.

      En une seconde, Dorothée se jeta sur lui, arracha de la poche de son veston un revolver, et le visant en face, sans un battement de cour, sans que sa main déviât d'une ligne, elle articula doucement, les yeux luisants de malice :

      « Idiot, va, je t'avais bien dit que tu étais perdu. »




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