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La comtesse de Cagliostro

Maurice Leblanc
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III – UN TRIBUNAL D'INQUISITION

Que signifiait cette accusation ? Raoul regarda Beaumagnan. Il s'était levé, sans redresser sa haute taille, et, de proche en proche, s'abritant derrière ses amis, il venait s'asseoir à côté même de Joséphine Balsamo. Celle-ci tournée vers le baron n'y fit pas attention.

      Alors Raoul comprit pourquoi Beaumagnan s'était dissimulé et quel piège redoutable on tendait à la jeune femme. Si réellement elle avait voulu empoisonner Beaumagnan, si réellement elle le croyait mort, de quelle épouvante allait-elle tressaillir en face de Beaumagnan lui-même, vivant et prêt à l'accuser ! Si, au contraire, elle ne tremblait point et que cet homme lui parût aussi étranger que les autres, quelle preuve en sa faveur !

      Raoul se sentit anxieux, et il désirait tellement qu'elle réussît à déjouer le complot qu'il cherchait les moyens de l'en avertir. Mais le baron d'Etigues ne lâchait pas sa proie, et déjà reprenait :

      – Vous ne vous souvenez pas de ce crime-là, non plus, n'est-ce pas ?

      Elle fronça les sourcils, marquant pour la seconde fois un peu d'impatience, et se tut.

      – Peut-être même n'avez-vous pas connu Beaumagnan ? demanda le baron, incliné sur elle comme un juge d'instruction qui épie la phrase maladroite. Parlez donc ! Vous ne l'avez pas connu ?

      Elle ne répondit pas. Précisément, à cause de cette insistance opiniâtre, elle devait se défier, car son sourire se mêlait d'une certaine inquiétude. Comme une bête traquée, elle flairait l'embûche et fouillait les ténèbres de son regard.

      Elle observa Godefroy d'Etigues, puis se tourna du côté de la Vaupalière et de Bennetot, puis de l'autre côté, qui était celui où se tenait

      Beaumagnan...

      Tout de suite, elle eut un geste éperdu, le haut-le-corps de quelqu'un qui aperçoit un fantôme, et ses yeux se fermèrent. Elle tendit les mains pour repousser la terrible vision qui la heurtait et on l'entendit balbutier :

      – Beaumagnan... Beaumagnan...

      Etait-ce l'aveu ? Allait-elle défaillir et confesser ses crimes ? Beaumagnan attendait. De toutes ses forces pour ainsi dire visibles, de ses poings crispés, des veines gonflées de son front, de son âpre visage convulsé par un effort surhumain de volonté, il exigeait la crise de faiblesse où toute résistance se désagrège.

      Un moment il crut réussir. La jeune femme fléchissait et s'abandonnait au dominateur. Une joie cruelle le transfigura. Vain espoir ! Echappant au vertige, elle se redressa. Chaque seconde écoulée lui rendit un peu de sérénité et délivra son sourire, et elle prononça, avec cette logique qui semble l'expression même d'une vérité que l'on ne peut contredire :

      – Vous m'avez fait peur, Beaumagnan, car j'avais lu dans les journaux la nouvelle de votre mort. Mais pourquoi vos amis ont-ils voulu me tromper ?

      Raoul se rendit compte aussitôt que tout ce qui s'était passé jusque-là n'avait point d'importance. Les deux vrais adversaires se trouvaient l'un en face de l'autre. Si bref qu'il dût être, étant donnés les armes de Beaumagnan et l'isolement de la jeune femme, le combat réel ne faisait que commencer.

      Et ce ne fut plus l'attaque sournoise et contenue du baron Godefroy, mais l'agression désordonnée d'un ennemi qu'exaspéraient la colère et la haine.

      – Mensonge ! mensonge ! s'écria-t-il, tout est mensonge en vous. Vous êtes l'hypocrisie, la bassesse, la trahison, le vice ! Tout ce qu'il y a d'ignoble et de répugnant dans le monde se cache derrière votre sourire. Ah ! ce sourire ! Quel masque abominable ! On voudrait vous l'arracher avec des tenailles rougies au feu.

      « C'est la mort que votre sourire, c'est la damnation éternelle pour celui qui s'y laisse prendre... Ah ! quelle misérable que cette femme !... »

      L'impression que Raoul avait eue, dès le début, d'assister à cette scène d'inquisition, il l'éprouva plus nettement encore devant la fureur de cet homme qui jetait l'anathème avec toute la force d'un moine du Moyen Âge. Sa voix frémissait d'indignation. Ses gestes menaçaient, comme s'il allait saisir à la gorge l'impie dont le divin sourire faisait perdre la tête et vouait aux supplices de l'enfer.

      – Calmez-vous, Beaumagnan, lui dit-elle, avec un excès de douceur dont il s'irrita comme d'un outrage.

      Malgré tout, il essaya de se contenir et de contrôler les paroles qui se pressaient en lui. Mais elles sortaient de sa bouche, haletantes, précipitées ou murmurées, au point que ses amis, à qui il s'adressait maintenant, eurent quelquefois peine à comprendre l'étrange confession qu'il leur fit, en se frappant la poitrine, pareil aux croyants d'autrefois qui prenaient le public à témoin de leurs fautes.

      « C'est moi qui ai cherché la bataille aussitôt après la mort d'Isneauval. Oui, j'ai pensé que l'ensorceleuse s'acharnerait encore après nous... et que je serais plus fort que les autres... mieux assuré contre la tentation... N'est-ce pas, vous connaissiez toute ma décision à cette époque ? Déjà consacré au service de l'Eglise, je voulais revêtir la robe du prêtre. J'étais donc à l'abri du mal, protégé par des engagements formels, et plus encore par toute l'ardeur de ma foi. Et je me rendis là-bas, à l'une de ces réunions spirites où je savais la trouver.

      Elle y était en effet. Je n'eus pas besoin que l'ami qui m'avait amené me la désignât, et j'avoue que, sur le seuil, une appréhension obscure me fit hésiter. Je la surveillai. Elle parlait à peu de gens et se tenait sur la réserve, écoutant plutôt en fumant des cigarettes.

      Selon mes instructions, mon ami vint s'asseoir près d'elle et engagea la conversation avec les personnes de son groupe. Puis, de loin, il m'appela par mon nom. Et je vis à l'émoi de son regard, et sans contestation possible, qu'elle le connaissait, ce nom, pour l'avoir lu sur le carnet dérobé à Denis Saint-Hébert. Beaumagnan, c'était un des douze affiliés... un des dix survivants. Et cette femme, qui semblait vivre dans une sorte de rêve, subitement s'éveilla. Une minute plus tard, elle m'adressait la parole. Durant deux heures elle déploya toute la grâce de son esprit et de sa beauté, et elle obtenait de moi la promesse que je viendrais la voir le lendemain.

      Dès cet instant, à la seconde même où je la quittai, la nuit, à la porte de sa demeure, j'aurais dû m'enfuir au bout du monde. Il était déjà trop tard. Il n'y avait plus en moi ni courage, ni volonté, ni clairvoyance, plus rien que le désir fou de la revoir. Certes, je masquais ce désir sous de grands mots ; j'accomplissais un devoir... il fallait connaître le jeu de l'ennemie, la convaincre de ses crimes et l'en punir, etc. Autant de prétextes ! En réalité, du premier coup j'étais persuadé de son innocence. Un tel sourire était l'indice de l'âme la plus pure.

      Ni le souvenir sacré de Saint-Hébert ni celui de mon pauvre d'Isneauval ne m'éclairaient. Je ne voulais pas voir. J'ai vécu quelques mois dans l'obscurité, goûtant les pires joies, et ne rougissant même pas d'être un objet de honte et de scandale, de renoncer à mes vœux et de renier ma foi.

      Forfaits inconcevables de la part d'un homme comme moi, je vous le jure, mes amis. Cependant j'en ai commis un qui les dépasse peut-être tous. J'ai trahi notre cause. Le serment de silence que nous avons fait en nous associant pour une œuvre commune, je l'ai rompu. Cette femme connaît du grand secret ce que nous en connaissons nous-mêmes. »

      Un murmure d'indignation accueillit ces paroles. Beaumagnan courba la tête.

      Maintenant Raoul comprenait mieux le drame qui se jouait devant lui, et les personnages qui en étaient les acteurs acquéraient leur véritable relief. Hobereaux, campagnards, rustres, oui, certes, mais Beaumagnan était là, Beaumagnan qui les animait de son souffle et leur communiquait son exaltation. Au milieu de ces existences vulgaires et de ces silhouettes falotes, celui-là prenait figure de prophète et d'illuminé. Il leur avait montré comme un devoir quelque besogne de conjuration à laquelle lui-même s'était dévoué corps et âme, comme on se dévouait jadis à Dieu en abandonnant son donjon pour partir en croisade.

      Ces sortes de passions mystiques transforment ceux qu'elles brûlent en héros ou en bourreaux. Il y avait vraiment de l'inquisiteur en Beaumagnan. Au quinzième siècle, il eût persécuté et martyrisé pour arracher à l'impie la parole de foi.

      Il avait l'instinct de la domination et l'attitude de l'homme pour qui l'obstacle n'existe pas. Entre le but et lui une femme se dressait ? Qu'elle meure ! S'il aimait cette femme, une confession publique l'absolvait. Et ceux qui l'entendaient subissaient d'autant plus l'ascendant de ce maître dur que sa dureté semblait s'exercer aussi bien contre lui-même.

      Humilié par l'aveu de sa déchéance, il n'avait plus de colère, et c'est d'une voix sourde qu'il acheva :

      « Pourquoi ai-je failli ? Je l'ignore. Un homme comme moi ne doit pas faillir. Je n'ai même pas l'excuse de dire qu'elle m'ait interrogé. Non. Elle faisait souvent allusion aux quatre énigmes signalées par Cagliostro, et c'est un jour, presque à mon insu, que j'ai prononcé les mots irréparables... lâchement... pour lui être agréable... pour prendre à ses yeux plus de valeur... pour que son sourire fût plus tendre. Je me disais en moi-même : "Elle sera notre alliée... elle nous aidera de ses conseils, de toute sa clairvoyance affinée par les pratiques de la divination..." J'étais fou. L'ivresse du péché faisait vaciller ma raison.

      Le réveil fut terrible. Un jour – il y a de cela trois semaines – je devais partir en mission pour l'Espagne. Je lui avais dit adieu, le matin. L'après-midi, vers trois heures, ayant rendez-vous dans le centre de Paris, je quittai le petit logement que j'occupe au Luxembourg. Or, il se trouva qu'ayant oublié de donner certaines instructions à mon domestique, je rentrai chez moi par la cour et par l'escalier de service. Mon domestique était sorti et avait laissé ouverte la porte de la cuisine. De loin, j'entendis du bruit. J'avançai lentement. Il y avait quelqu'un dans ma chambre, il y avait cette femme, dont la glace me renvoyait l'image.

      Que faisait-elle donc penchée sur ma valise ? J'observai.

      Elle ouvrit une petite boîte en carton qui contenait des cachets que je prends en voyage pour combattre mes insomnies. Elle enleva l'un de ces cachets et, à la place, elle en mit un autre, un autre qu'elle tira de son porte-monnaie.

      Mon émoi fut si grand que je ne songeai pas à me jeter sur elle. Quand j'arrivai dans ma chambre, elle était partie. Je ne pus la rattraper.

      Je courus chez un pharmacien et fis analyser les cachets. L'un d'eux contenait du poison, de quoi me foudroyer.

      Ainsi, j'avais la preuve irréfutable. Ayant eu l'imprudence de parler et de dire ce que je savais du secret, j'étais condamné. Autant, n'est-ce pas ? se débarrasser d'un témoin inutile et d'un concurrent qui pouvait, un jour ou l'autre, prendre sa part du butin, ou bien découvrir la vérité, attaquer l'ennemie, l'accuser et la vaincre. Donc, la mort. La mort comme pour Denis Saint-Hébert et Georges d'Isneauval. La mort stupide, sans cause suffisante.

      J'écrivis à l'un de mes correspondants d'Espagne. Quelques jours après, certains journaux annonçaient la mort à Madrid d'un nommé Beaumagnan.

      Dès lors, je vécus dans son ombre, et la suivis pas à pas. Elle se rendit à Rouen d'abord, puis au Havre, puis à Dieppe, c'est-à-dire aux lieux mêmes qui circonscrivent le terrain de nos recherches. D'après mes confidences, elle savait que nous sommes sur le point de bouleverser un ancien prieuré des environs de Dieppe. Elle y alla tout un jour, et, profitant de ce que le domaine est abandonné, chercha. Puis, je perdis ses traces. Je la retrouvai à Rouen. Vous savez le reste par notre ami d'Etigues, comment le piège fut préparé, et comment elle s'y jeta, attirée par l'appât de ce chandelier à sept branches que, soi-disant, un cultivateur aurait trouvé dans sa prairie.

      Telle est cette femme. Vous vous rendez compte des motifs qui nous empêchent de la livrer à la justice. Le scandale des débats rejaillirait sur nous, et, en jetant la pleine clarté sur nos entreprises, les rendrait impossibles. Notre devoir, si redoutable qu'il soit, est donc de la juger nous-mêmes, sans haine, mais avec toute la rigueur qu'elle mérite. »


      Beaumagnan se tut. Il avait fini son réquisitoire avec une gravité plus dangereuse pour l'accusée que sa colère. Elle apparaissait réellement coupable, et presque monstrueuse dans cette série de meurtres inutiles. Raoul d'Andrésy, lui, ne savait plus que penser, et il exécrait cet homme qui avait aimé la jeune femme et qui venait de rappeler en frissonnant les joies de cet amour sacrilège...

      La comtesse de Cagliostro s'était levée et regardait son adversaire bien en face, toujours un peu narquoise.

      – Je ne m'étais pas trompée, dit-elle, c'est le bûcher ?...

      – Ce sera, déclara-t-il, ce que nous déciderons, sans que rien ne puisse empêcher l'exécution de notre juste verdict.

      – Un verdict ? De quel droit ? fit-elle. Il y a des juges pour cela. Vous n'êtes pas des juges. La peur du scandale, dites-vous ? En quoi cela m'importe-t-il que vous ayez besoin d'ombre et de silence pour vos projets ? Laissez-moi libre.

      Il proféra :

      – Libre ? Libre de continuer votre œuvre de mort ? Nous sommes maîtres de vous. Vous subirez notre jugement.

      – Votre jugement sur quoi ? S'il y avait parmi vous un seul juge véritable, un seul homme qui sût ce que c'est que la raison et que la vraisemblance, il rirait de vos accusations stupides et de vos preuves incohérentes.

      – Des mots ! Des phrases ! s'écria-t-il. Ce sont des preuves contraires qu'il nous faudrait... quelque chose qui détruise le témoignage de mes yeux.

      – A quoi bon me défendre ? Votre résolution est prise.

      – Elle est prise parce que vous êtes coupable.

      – Coupable de poursuivre le même but que vous, oui, cela, je l'avoue, et c'est la raison pour laquelle vous avez commis cette infamie de venir m'espionner et de jouer la comédie de l'amour. Si vous vous êtes pris au piège, tant pis pour vous ! Si vous m'avez fait des confidences à propos de l'énigme dont je connaissais déjà l'existence par le document de Cagliostro... tant pis pour vous ! Maintenant j'en suis obsédée, et j'ai juré d'atteindre le but, quoi qu'il arrive, et malgré vous. Voilà mon seul crime, à vos yeux.

      – Votre crime, c'est d'avoir tué, proféra Beaumagnan qui s'emportait de nouveau.

      – Je n'ai pas tué, dit-elle fermement.

      – Vous avez poussé Saint-Hébert dans l'abîme et vous avez frappé d'Isneauval à la tête.

      – Saint-Hébert ? D'Isneauval ? Je ne les ai pas connus. J'entends leurs noms aujourd'hui pour la première fois.

      – Et moi ! et moi ! fit-il avec véhémence. Et moi, vous ne m'avez pas connu ? Vous n'avez pas voulu m'empoisonner ?

      – Non.

      Il s'exaspéra et, la tutoyant dans un accès de rage :

      – Mais je t'ai vue, Joséphine Balsamo. Je t'ai vue comme je te vois. Tandis que tu rangeais le poison, j'ai vu ton sourire qui devenait féroce et le coin de ta lèvre qui remontait davantage... comme un rictus de damnée.

      Elle hocha la tête et prononça :

      – Ce n'était pas moi.

      Il parut suffoqué. Comment avait-elle l'audace ?... Mais, tranquillement, elle lui posa la main sur l'épaule, et reprit :

      – La haine vous fait perdre la tête, Beaumagnan, votre âme fanatique se révolte contre le péché d'amour. Cependant, malgré cela, vous me permettrez de me défendre, n'est-ce pas ?

      – C'est votre droit. Mais hâtez-vous.

      – Ce sera bref. Demandez à vos amis la miniature faite à Moscou en 1816, d'après la comtesse de Cagliostro... (Beaumagnan obéit et prit la miniature des mains du baron.) Bien... Examinez-la attentivement. C'est mon portrait, n'est-ce pas ?

      – Où voulez-vous en venir ? dit-il.

      – Répondez, c'est mon portrait ?

      – Oui, fit-il nettement.

      – Alors, si c'est là mon portrait, c'est que je vivais à cette époque ? Il y a quatre-vingts ans, j'en avais vingt-cinq ou trente ? Réfléchissez bien avant de répondre. Hein, vous hésitez, n'est-ce pas, devant un tel miracle ! Et vous n'osez pas affirmer ?... Pourtant, il y a mieux encore... Ouvrez, par derrière, le cadre de cette miniature, et vous verrez à l'envers de la porcelaine, un autre portrait, le portrait d'une femme souriante, dont la tête est enveloppée d'un voile impalpable qui descend jusqu'aux sourcils, et à travers lequel on voit ses cheveux partagés en deux bandeaux ondulés. C'est encore moi, n'est-ce pas ? »

      Tandis que Beaumagnan exécutait ses instructions, elle avait mis également sur sa tête un léger voile de tulle dont le rebord frôlait la ligne de ces sourcils, et elle baissait ses paupières avec une expression charmante. Beaumagnan balbutia, tout en comparant :

      – C'est vous... c'est vous...

      – Aucun doute, n'est-ce pas ?

      – Aucun. C'est vous...

      – Eh bien ! lisez la date, sur le côté droit.

      Beaumagnan épela :

      – Fait à Milan, en l'an 1498.

      Elle répéta :

      – En 1498 ! Il y a quatre cents ans.

      Elle rit franchement, et son rire sonnait avec clarté.

      – Ne prenez pas cet air confondu, dit-elle. D'abord je connaissais l'existence de ce double portrait, et je le cherchais depuis longtemps. Mais soyez certain qu'il n'y a là aucun miracle. Je n'essaierai pas de vous persuader que j'ai servi de modèle au peintre et que j'ai quatre cents ans. Non, ceci est tout simplement le visage de la Vierge Marie, et c'est une copie d'un fragment de la Sainte Famille de Bernardino Luini, peintre milanais, disciple de Léonard de Vinci.


      Puis, soudain sérieuse, et sans laisser à l'adversaire le temps de souffler, elle lui dit :

      – Vous comprenez maintenant où je veux en venir, n'est-ce pas, Beaumagnan ? Entre la Vierge de Luini, la jeune fille de Moscou et moi, il y a cette chose insaisissable, merveilleuse, et pourtant indéniable, la ressemblance absolue. Trois visages en un seul. Trois visages qui ne sont pas ceux de trois femmes différentes, mais qui sont celui de la même femme. Alors pourquoi ne voulez-vous pas admettre qu'un même phénomène, tout naturel après tout, se reproduise en d'autres circonstances, et que la femme que vous avez vue dans votre chambre ne soit pas moi, mais une autre femme qui me ressemble assez pour vous faire illusion ?... une autre qui aurait connu et qui aurait tué vos amis Saint-Hébert et d'Isneauval ?

      – J'ai vu... j'ai vu..., protesta Beaumagnan, qui la touchait presque, debout contre elle tout pâle et frémissant d'indignation. J'ai vu. Mes yeux ont vu.

      – Vos yeux voient aussi le portrait d'il y a vingt-cinq ans, et la miniature d'il y a quatre-vingts ans, et le tableau, d'il y a quatre cents ans. C'était donc moi ?

      Elle offrait aux regards de Beaumagnan sa jeune figure, sa beauté fraîche, ses dents éclatantes, ses joues tendres et pleines comme un fruit. Défaillant, il s'écria :

      – Ah ! sorcière, il y a des moments où j'y crois, à cette absurdité. Sait-on jamais avec toi ! Tiens, la femme de la miniature montre tout en bas de son épaule nue, sous la peau blanche de la poitrine, un signe noir. Ce signe, il est là au bas de ton épaule... Je l'y ai vu... Tiens... montre-le donc aux autres pour qu'ils le voient aussi, pour qu'ils soient édifiés.

      Il était livide et la sueur coulait de son front. Il porta la main vers le corsage clos. Mais elle le repoussa et, s'exprimant avec beaucoup de dignité :

      – Assez, Beaumagnan, vous ne savez pas ce que vous faites, et vous ne le savez plus depuis des mois. Je vous écoutais tout à l'heure et j'étais interdite, car vous parliez de moi comme si j'avais été votre maîtresse, et je n'ai pas été votre maîtresse. C'est une noble chose que de se frapper la poitrine en public, mais encore faut-il que la confession soit sincère. Vous n'en avez pas eu le courage. Le démon de l'orgueil ne vous a pas permis l'aveu humiliant de votre échec, et lâchement vous avez laissé croire ce qui n'a pas été. Durant des mois vous vous êtes traîné à mes pieds, vous m'avez implorée et menacée, sans que jamais, une seule fois, vos lèvres aient effleuré mes mains. Voilà tout le secret de votre conduite et de votre haine.

      Ne pouvant me fléchir, vous avez voulu me perdre, et, devant vos amis, vous dressez de moi une image effrayante de criminelle, d'espionne et de sorcière. Oui, de sorcière ! Un homme comme vous ne peut pas faillir, selon votre expression, et si vous avez failli ce ne peut être que par l'action de sortilèges diaboliques. Non, Beaumagnan, vous ne savez plus ce que vous faites, ni ce que vous dites. Vous m'avez vue dans votre chambre, préparant la poudre qui devait vous empoisonner ? Allons donc ! De quel droit invoquez-vous le témoignage de vos yeux ? Vos yeux ? Mais ils étaient obsédés par mon image, et l'autre femme vous offrit un visage qui n'était pas le sien, mais le mien, que vous ne pouviez pas ne pas voir.

      Oui, Beaumagnan, je le répète, l'autre femme... Il y a une autre femme sur le chemin que vous suivons tous. Il y a une autre femme qui a hérité de certains documents issus de Cagliostro et qui se pare, elle aussi, des noms qu'il prenait. Marquise de Belmonte, comtesse de Fenix... cherchez-la, Beaumagnan. Car c'est elle que vous avez vue, et c'est en vérité sur la plus grossière hallucination d'un cerveau détraqué que vous échafaudez contre moi tant d'accusations mensongères.

      Allons, tout cela n'est qu'une comédie puérile, et j'avais bien raison de rester paisible au milieu de vous tous, comme une femme innocente, d'abord, et comme une femme qui ne risque rien. Avec vos façons de juges et de tortionnaires, et malgré l'intérêt que chacun de vous peut avoir dans la réussite de l'entreprise commune, vous êtes au fond des braves gens qui n'oseriez jamais me faire mourir. Vous, peut-être, Beaumagnan, qui êtes un fanatique et qui avez peur de moi, mais il vous faudrait ici des bourreaux capables de vous obéir, et il n'y en a pas. Alors quoi... m'enfermer ? me jeter dans quelque coin obscur ? Si cela vous amuse, soit ! Mais, sachez-le, il n'y a pas de cachot d'où je ne puisse sortir aussi aisément que vous de cette salle. Ainsi, jugez, condamnez. Pour ma part, je ne dirai plus un mot. »

      Elle se rassit, ôta son voile, et, de nouveau, s'accouda. Son rôle était terminé. Elle avait parlé sans emportement, mais avec une conviction profonde et une logique vraiment irréfutable, associant les charges relevées contre elle à cette légende d'inexplicable longévité qui dominait l'aventure.

      – Tout se tient, disait-elle, et vous avez dû vous-même appuyer votre réquisitoire sur le récit de mes aventures passées. Vous avez dû commencer votre réquisitoire par le récit d'événements qui remontent à cent ans pour aboutir aux événements criminels d'aujourd'hui. Si je suis mêlée à ceux-ci, c'est que je fus l'héroïne de ceux-là. Si je suis la femme que vous avez vue, je suis aussi celle que vous montrent mes différents portraits.

      Que répondre ? Beaumagnan se tut. Le duel s'achevait par sa défaite et il n'essaya pas de la masquer. D'ailleurs, ses amis n'avaient plus cette face implacable et convulsée des gens qui se trouvent acculés à l'effroyable décision de mort. Le doute était en eux, Raoul d'Andrésy le sentit nettement, et il en eût conçu quelque espoir si le souvenir des préparatifs effectués par Godefroy d'Etigues et Bennetot n'eût atténué son contentement.

      Beaumagnan et le baron d'Etigues s'entretinrent à voix basse, puis Beaumagnan reprit, comme un homme pour qui la discussion est close :

      – Vous avez toutes les pièces du procès devant vous, mes amis. L'accusation et la défense ont dit leur dernier mot. Vous avez vu avec quelle certitude Godefroy d'Etigues et moi avons accusé cette femme, avec quelle subtilité elle s'est défendue, se retranchant derrière une ressemblance inadmissible, et donnant ainsi, en dernier ressort, un exemple frappant de son adresse et de sa ruse infernales. La situation est donc très simple : un adversaire de cette puissance et qui dispose de telles ressources ne nous laissera jamais de repos. Notre œuvre est compromise. Les uns après les autres, elle nous détruira. Son existence entraîne fatalement notre ruine et notre perte.

      « Est-ce à dire pour cela qu'il n'est d'autre solution que la mort, et que le châtiment mérité soit le seul que nous devions envisager ? Non. Qu'elle disparaisse, qu'elle ne puisse rien tenter, nous n'avons pas le droit de demander davantage et, si notre conscience se révolte devant une solution aussi indulgente, nous devons nous y tenir parce que, somme toute, nous ne sommes pas là pour châtier, mais pour nous défendre.

      « Voici donc les dispositions que nous avons prises, sous réserve de votre approbation. Cette nuit, un bateau anglais viendra croiser à quelque distance des côtes. Une barque s'en détachera, au devant de laquelle nous irons, et que nous rencontrerons à dix heures, au pied de l'aiguille de Belval. Cette femme sera livrée, emmenée à Londres, débarquée la nuit, et enfermée dans une maison de fous, jusqu'à ce que notre œuvre soit achevée. Je ne pense pas qu'aucun de vous s'oppose à notre façon d'agir, qui est humaine et généreuse, mais qui sauvegarde notre œuvre et nous met à l'abri des périls inévitables ? »

      Raoul aperçut aussitôt le jeu de Beaumagnan, et il pensa :

      « C'est la mort. Il n'y a pas de bateau anglais. Il y a deux barques, dont l'une, percée, sera conduite au large et coulera. La comtesse de Cagliostro disparaîtra sans que personne sache jamais ce qu'elle est devenue. »

      La duplicité de ce plan et la manière insidieuse dont il était exposé l'effrayaient. Comment les amis de Beaumagnan ne l'eussent-ils pas soutenu alors qu'on ne leur demandait point de réponse affirmative ? Leur silence suffisait. Qu'aucun d'eux ne protestât, et Beaumagnan était libre d'agir par l'intermédiaire de Godefroy d'Etigues.

      Or, aucun d'eux ne protesta. A leur insu, ils avaient condamné à mort.

      Ils se levèrent tous pour le départ, heureux évidemment d'en être quittes à si bon marché. Nulle observation ne fut faite. Ils avaient l'air de s'en aller d'une petite réunion d'intimes où l'on a discuté de choses insignifiantes. Quelques-uns d'entre eux devaient d'ailleurs prendre le train du soir à la station voisine. Au bout d'un instant, ils étaient tous sortis, à l'exception de Beaumagnan et des deux cousins.

      Et ainsi, il arrivait ceci, qui déconcertait Raoul, c'est que cette séance dramatique, où la vie d'une femme avait été exposée d'une façon si arbitraire, et sa mort obtenue par un subterfuge si odieux, finissait tout à coup, brusquement, comme une pièce dont le dénouement se produit avant l'heure logique, comme un procès dont le jugement serait proclamé au milieu des débats.

      Dans cette sorte d'escamotage, le caractère insidieux et tortueux de Beaumagnan apparaissait de plus en plus net à Raoul d'Andrésy. Implacable et fanatique, rongé par l'amour et par l'orgueil, l'homme avait décidé la mort. Mais il y avait en lui des scrupules, des lâchetés, des hypocrisies, des peurs confuses, qui l'obligeaient, pour ainsi dire, à se couvrir devant sa conscience, et peut-être aussi devant la justice. D'où cette solution ténébreuse, le blanc-seing obtenu grâce à cet abominable tour de passe-passe.

      Maintenant, debout sur le seuil, il observait la femme qui devait mourir. Livide, les sourcils froncés, les muscles et la mâchoire agités d'un tic nerveux, les bras croisés, il avait comme à l'ordinaire l'attitude un peu théâtrale d'un personnage romantique. Son cerveau devait rouler des pensées tumultueuses. Hésitait-il, au dernier moment ?

      En tout cas, sa méditation ne fut pas longue. Il empoigna Godefroy d'Etigues par l'épaule et se retira, tout en jetant cet ordre :

      – Gardez-la ! Et, pas de bêtises, hein ? Sans quoi...

      Durant toutes ces allées et venues, la comtesse de Cagliostro n'avait pas bougé, et son visage conservait cette expression pensive et pleine de quiétude qui était si peu en rapport avec la situation.

      « Certainement, se disait Raoul, elle ne soupçonne pas le danger. La claustration dans une maison de fous, voilà tout ce qu'elle envisage, et c'est une perspective dont elle ne se tourmente aucunement. »

      Une heure passa. L'ombre du soir commençait à envahir la salle. Deux fois, la jeune femme consulta la montre qu'elle portait à son corsage.

      Puis, elle essaya de lier conversation avec Bennetot, et tout de suite sa figure s'imprégna d'une séduction incroyable, et sa voix prit des inflexions qui vous émouvaient comme une caresse.

      Bennetot grogna, d'un air bourru, et ne répondit pas.

      Une demi-heure encore... Elle regarda de droite et de gauche, et s'aperçut que la porte était entrouverte. A cette minute-là, elle eut, indubitablement, l'idée de la fuite possible, et tout son être se replia sur lui-même comme pour bondir.

      De son côté Raoul cherchait les moyens de l'aider dans son projet. S'il avait eu un revolver il eût abattu Bennetot. Il pensa également à sauter dans la salle, mais l'orifice n'était pas assez large.

      D'ailleurs Bennetot qui était armé, lui, sentit le péril et posa son revolver sur la table en maugréant :

      – Un geste, un seul, et je tire. J'en jure Dieu !

      Il était homme à tenir son serment. Elle ne remua plus. La gorge serrée par l'angoisse, Raoul la contemplait sans se lasser.

      Vers 7 heures, Godefroy d'Etigues revint.

      Il alluma une lampe, et dit à Oscar de Bennetot :

      – Préparons tout. Va chercher la civière sous la remise. Ensuite tu iras dîner.

      Lorsqu'il fut seul avec la jeune femme, le baron sembla hésiter. Raoul vit que ses yeux étaient hagards et qu'il avait l'intention de parler ou d'agir. Mais les mots et les actes devaient être de ceux devant lesquels on se dérobe. Aussi l'attaque fut-elle brutale.

      – Priez Dieu, madame, dit-il subitement.

      Elle répéta d'une voix qui ne comprenait pas.

      – Prier Dieu ? pourquoi ce conseil ?

      Alors il dit très bas.

      – Faites à votre guise... seulement je devais vous prévenir...

      – Me prévenir de quoi ? demanda-t-elle de plus en plus anxieuse.

      – Il y a des moments, murmura-t-il, où il faut prier Dieu comme si l'on devait mourir la nuit même...

      Elle fut secouée d'une épouvante soudaine. Du coup elle voyait toute la situation. Ses bras s'agitèrent dans une sorte de convulsion fébrile.

      – Mourir ?... Mourir ?... mais il ne s'agit pas de cela, n'est-ce pas ? Beaumagnan n'a pas parlé de cela... il a parlé d'une maison de fous...

      Il ne répondit pas. Et, on entendit la malheureuse qui bégayait :

      – Ah ! mon Dieu, il m'a trompée. La maison de fous, ce n'est pas vrai... C'est autre chose... ils vont me jeter à l'eau... en pleine nuit... Oh ! l'horreur ! Mais ce n'est pas possible... Moi, mourir !... Au secours !...

      Godefroy d'Etigues avait apporté, plié sur son épaule, un long plaid. Avec une brutalité rageuse, il en couvrit la tête de la jeune femme et lui plaqua la main contre la bouche pour étouffer ses cris.

      Benettot revenait. A eux deux ils la couchèrent sur le brancard et la ficelèrent solidement, de façon que passât, entre les planches à claire voie, l'anneau de fer auquel devait être attaché un lourd galet...




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