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La comtesse de Cagliostro

Maurice Leblanc
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VI – POLICIERS ET GENDARMES

Tout le trajet ne fut qu'une longue adoration. Peut-être bien la comtesse Cagliostro eut-elle raison de ne pas mettre Raoul à l'épreuve en lui tendant sa main à baiser. Mais, en vérité, s'il avait fait le serment de conquérir la jeune femme, et s'il était résolu à le tenir, il gardait à ses côtés une attitude et des pensées de vénération qui lui laissaient tout juste assez de hardiesse pour l'accabler de discours amoureux.

      Ecoutait-elle ? Parfois oui, comme on écoute un enfant qui vous raconte joliment son affection. Mais, parfois, elle s'enfermait dans un silence lointain qui décontenançait Raoul.

      A la fin, il s'écria :

      – Ah ! parlez-moi, je vous en prie. J'essaie de plaisanter pour vous dire des choses que je n'oserais pas vous dire avec trop de sérieux. Mais, au fond, j'ai peur de vous, et je ne sais pas ce que je dis. Je vous en prie : répondez-moi. Quelques mots seulement, qui me rappellent à la réalité.

      – Quelques mots seulement ?

      – Oui, pas davantage.

      – Eh bien, voici. La station de Doudeville est toute proche et le chemin de fer vous attend.

      Il croisa les bras d'un air indigné.

      – Et vous ?

      – Moi ?

      – Oui, qu'allez-vous devenir toute seule ?

      – Mon Dieu, dit-elle, je tâcherai de m'arranger comme je l'ai fait jusqu'ici.

      – Impossible ! Vous ne pouvez plus vous passer de moi. Vous êtes entrée dans une bataille où mon aide vous est indispensable. Beaumagnan, Godefroy d'Etigues, le prince d'Arcole, autant de bandits qui vous écraseront.

      – Ils me croient morte.

      – Raison de plus. Si vous êtes morte, comment voulez-vous agir ?

      – Ne craignez rien. J'agirai sans qu'ils me voient.

      – Mais combien plus facilement par mon intermédiaire ! Non, je vous en prie, et cette fois je parle gravement, ne repoussez pas mon aide. Il est des choses qu'une femme ne peut pas accomplir seule. Par le simple fait que vous poursuivez le même but que ces hommes, et que vous êtes en guerre avec eux, ils ont réussi à monter contre vous le complot le plus ignoble. Ils vous ont accusée de telle sorte, et avec des arguments si solides en apparence, qu'un moment j'ai vu en vous la sorcière et la criminelle que Beaumagnan accablait de sa haine et de son mépris.

      « Ne m'en veuillez pas. Dès que vous leur avez tenu tête, j'ai compris mon erreur. Beaumagnan et ses complices ne furent plus en face de vous que des bourreaux odieux et lâches. Vous les dominiez de toute votre dignité et, aujourd'hui, il ne reste plus trace dans mon souvenir de toutes leurs calomnies. Mais il faut accepter que je vous aide. Si je vous ai froissée en vous disant mon amour, il n'en sera plus question. Je ne demande rien que de me dévouer à vous, comme on se consacre à ce qui est très beau et très pur. »

      Elle céda. Le bourg de Doudeville fut dépassé. Un peu plus loin, sur la route d'Yvetot, la voiture s'engagea dans une cour de ferme bordée de hêtres et plantée de pommiers, et s'y arrêta.

      – Descendons, dit la comtesse. Cette cour appartient à une brave femme, la mère Vasseur, dont l'auberge est à quelque distance et que j'ai eue comme cuisinière. Je viens parfois me reposer chez elle deux ou trois jours. Nous y déjeunerons... Léonard, on part dans une heure.

      Ils reprirent la grand-route. Elle avançait d'un pas léger, semblable au pas d'une toute jeune fille. Elle portait une robe grise qui lui serrait la taille, et un chapeau mauve à brides de velours et à bouquets de violettes. Raoul d'Andrésy marchait un peu en arrière pour ne pas la quitter des yeux.

      Après le premier tournant s'élevait une petite bâtisse blanche, coiffée d'un toit de chaume, et précédée d'un jardin de curé où les fleurs foisonnaient. On entrait de plain-pied dans une salle de café qui occupait toute la façade.

      – Une voix d'homme, observa Raoul, en montrant une des portes qui marquaient le mur du fond.

      – C'est précisément la pièce où elle me sert à déjeuner. Elle s'y trouve sans doute avec quelques paysans.

      Elle n'avait pas achevé que cette porte s'ouvrit et qu'une femme assez âgée, ceinte d'un tablier de cotonnade et chaussée de sabots, apparut.

      A la vue de Joséphine Balsamo, elle sembla bouleversée, et ferma la porte derrière elle, en bégayant de façon incompréhensible.

      – Qu'y a-t-il ? demanda Joséphine Balsamo d'une voix inquiète.

      La mère Vasseur tomba assise et balbutia :

      – Allez-vous-en... sauvez-vous... vite...

      – Mais pourquoi ? parlez donc ! expliquez-vous...

      On entendit ces quelques mots :

      – La police... on vous cherche... On a fouillé la chambre où j'ai mis vos malles... On attend les gendarmes... Sauvez-vous, ou vous êtes perdue.

      A son tour, la comtesse chancela et fut prise d'une défaillance qui la contraignit à s'appuyer contre un buffet. Ses yeux rencontrèrent ceux de Raoul et le supplièrent, comme si elle se sentait perdue, en effet, et qu'elle implorât son secours.

      Il était confondu. Il prononça :

      – Que vous importent les gendarmes ? Ce n'est pas vous qu'ils cherchent... Alors ?

      – Si, si, c'est elle, répéta la mère Vasseur... on la cherche... sauvez-la.

      Très pâle, sans apercevoir encore la signification exacte d'une scène dont il devinait la gravité tragique, il saisit le bras de la comtesse, l'entraîna vers la sortie, et la poussa dehors.

      Mais, ayant franchi le seuil la première, elle recula avec effroi et murmura :

      – Les gendarmes !... ils m'ont vue !...

      Tous deux rentrèrent en hâte. La mère Vasseur tremblait de tous ses membres et chuchotait stupidement :

      – Les gendarmes... la police...

      – Silence, fit à voix basse Raoul qui demeurait fort calme. Silence ! je réponds de tout. Combien sont-ils de la police ?

      – Deux.

      – Et deux gendarmes. Donc rien à faire par la force, on est cerné. Où se trouvent les malles qu'ils ont visitées ?

      – Au-dessus.

      – Et l'escalier qui conduit au-dessus ?

      – Ici.

      – Bien. Restez là, vous, et tâchez de ne pas vous trahir. Encore une fois, je réponds de tout !

      Il reprit la main de la comtesse et se dirigea vers la porte désignée. L'escalier était une sorte d'échelle de perroquet qui conduisait à une chambre mansardée où l'on avait répandu toutes les robes et tout le linge que pouvaient contenir des malles. Quand ils y parvinrent, les deux policiers rentraient dans le café, et lorsque Raoul, à pas sourds, se fut approché de la fenêtre pratiquée au milieu du chaume, il avisa les deux gendarmes qui descendaient de cheval et attachaient leurs montures aux piliers du jardin.

      Joséphine Balsamo ne bougeait pas. Raoul remarqua sa figure décomposée que l'angoisse contractait et vieillissait.

      Il lui dit :

      – Vite ! il faut que vous changiez de vêtements. Mettez une de vos autres robes... une noire de préférence.

      Il retourna vers la fenêtre, d'où il vit au-dessous de lui les policiers et les gendarmes qui s'entretenaient dans le jardin. Quand elle eut fini de s'habiller, il saisit la robe grise qu'elle venait de quitter et s'en revêtit. Il était mince, de taille svelte : la robe dont il baissa la jupe afin de recouvrir ses pieds lui allait à merveille, et il semblait si ravi de ce déguisement et si tranquille, que la jeune femme parut se rassurer.

      – Ecoutez-les, dit-il.

      On distinguait nettement la conversation que tenaient les quatre hommes au seuil de la salle, et ils entendirent l'un d'eux – un des gendarmes sans doute – qui demandait d'une grosse voix traînante :

      – Vous êtes bien certains qu'elle habitait là, à l'occasion ?

      – Sûrs et certains. La preuve... deux de ses malles qu'elle y a laissées en dépôt, et dont l'une porte son nom : Madame Pellegrini. Et puis, la mère Vasseur est une brave femme, n'est-ce pas ?

      – Plus brave que la mère Vasseur, il n'y en a pas ; on la connaît dans toute la région !

      – Eh bien ! la mère Vasseur déclare que cette dame Pellegrini venait de temps à autre passer quelques jours chez elle.

      – Parbleu ! entre deux coups de cambriole.

      – Tout juste.

      – Alors ce serait une bonne capture que la dame Pellegrini ?

      – Excellente. Vols qualifiés. Escroqueries. Recel. Bref tout le diable et son train... sans compter des tas de complices.

      – On a son signalement ?

      – Oui et non.

      – On a deux portraits qui sont tout différents. L'un d'eux est jeune, l'autre vieux. Quant à l'âge, c'est marqué entre trente et soixante.

      Ils éclatèrent de rire, puis la grosse voix reprit :

      – Mais vous êtes sur la piste ?

      – Oui et non. Il y a quinze jours elle opérait à Rouen et à Dieppe. Là on perd sa trace. On la retrouve sur la grande ligne du chemin de fer, et on la perd de nouveau. A-t-elle continué vers Le Havre ou bifurqué vers Fécamp ? Impossible de le savoir. Disparition totale. Nous pataugeons.

      – Et ici, pourquoi êtes-vous venus ?

      – Le hasard. Un employé de la gare, qui avait roulotté jusque-là, s'est souvenu de ce nom de Pellegrini, inscrit sur l'une d'elles à un endroit caché par une étiquette qui s'était décollée.

      – Vous avez interrogé d'autres voyageurs, des clients de l'auberge ?

      – Oh ! les clients sont rares ici.

      – Il y a toujours bien une dame que nous avons avisée tout à l'heure en arrivant.

      – Une dame ?

      – Pas d'erreur. Nous étions encore à cheval quand elle est sortie de la maison, par cette porte. Même qu'elle y est rentrée d'un coup comme si elle ne voulait pas être vue.

      – Impossible !... une dame dans l'auberge ?...

      – Une particulière en gris. Pour ce qui serait de la reconnaître, non. Mais la couleur de la robe, oui... Et le chapeau aussi... un chapeau avec des fleurs violettes...

      Les quatre hommes se turent.

      Toute cette conversation, Raoul et la jeune femme l'avaient écoutée sans un mot, les yeux dans les yeux. A chaque preuve nouvelle, le visage de Raoul devenait plus dur. Elle, pas une fois, ne protesta.

      – Ils viennent... ils viennent..., prononça-t-elle sourdement.

      – Oui, dit-il. C'est le moment d'agir... Sinon, ils montent et vous trouvent dans cette chambre.

      Elle avait gardé son chapeau. Il le lui enleva et s'en coiffa, rabattant un peu les ailes pour bien dégager les fleurs violettes, et nouant les brides autour de son cou, ce qui lui masquait le visage. Puis il donna ses dernières instructions.

      – Je vais vous ouvrir le chemin. Dès qu'il sera libre, vous vous en irez tranquillement par la route jusqu'à la cour de ferme où votre voiture est garée. Prenez-y place, et que Léonard ait les guides en main...

      – Et vous ? dit-elle.

      – Je vous rejoins dans vingt minutes.

      – S'ils vous arrêtent ?

      – Ils ne m'arrêteront pas, et vous non plus. Mais pas de précipitation. Ne courez pas. Du sang-froid.

      Il s'était approché de la fenêtre. Il se pencha. Les hommes entraient. Il enjamba le rebord, sauta dans le jardin, poussa un cri comme s'il apercevait des gens qui l'effrayaient et s'enfuit à toutes jambes.

      Aussitôt, derrière lui, des clameurs.

      – C'est elle !... Une robe grise !... Du violet au chapeau ! Halte, ou je fais feu...

      D'un bond il franchit la route et s'engagea dans les terres labourées, au sortir desquelles il escalada le talus d'une ferme qu'il traversa en biais. De nouveau, un talus. Puis des champs. Puis un sentier qui longeait une autre ferme entre deux haies de ronces.

      Il se retourna : les assaillants, un peu distancés, ne pouvaient le voir. En une seconde il se débarrassa de la robe et du chapeau, et les jeta au milieu des fourrés. Ensuite il mit sa casquette de matelot, alluma une cigarette, et s'en revint, les mains dans ses poches.

      Au coin de la ferme, les deux policiers surgirent et se heurtèrent à lui, tout essoufflés.

      – ! le matelot ?... Vous avez rencontré une femme, hein ? une femme en gris ?

      Il affirma :

      – Bien sûr... une femme qui courait, n'est-ce pas ?... une vraie folle...

      – C'est ça... Et alors ?

      – Elle est entrée dans la ferme.

      – Comment ?

      – La barrière...

      – Il y a longtemps ?

      – Pas vingt secondes.

      Les hommes s'en allèrent en hâte, Raoul continua son chemin, salua d'un petit bonjour amical les gendarmes qui arrivaient, et, d'un pas nonchalant, gagna la route un peu au-delà de l'auberge et tout près du tournant.

      Cent mètres plus loin c'étaient des hêtres et les pommiers de la cour où la voiture attendait.


      Léonard était sur son siège, le fouet en main. Joséphine Balsamo, à l'intérieur, tenait la portière ouverte.

      Il ordonna :

      – Vers Yvetot, Léonard.

      – Comment, objecta la comtesse, mais nous allons passer devant l'auberge !

      – L'essentiel, c'est que l'on ne nous voie pas sortir d'ici. Or, la route est déserte. Profitons-en... Au petit trot, Léonard... Une allure de corbillard qui retourne à vide.

      Ils passèrent en effet devant l'auberge. A ce moment les policiers et les gendarmes revenaient à travers champs. L'un d'eux agitait la robe grise et le chapeau. Les autres gesticulaient.

      – Ils ont trouvé vos affaires, dit-il, et savent à quoi s'en tenir. Ce n'est plus vous qu'ils cherchent, c'est moi, le matelot rencontré. Quant à la voiture, ils n'y font même pas attention. Et si on leur disait que nous sommes dans cette berline, vous la dame Pellegrini, et moi le matelot complice, ils éclateraient de rire.

      – Ils vont interroger la mère Vasseur.

      – Qu'elle se débrouille !

      Quand ils eurent perdu le groupe de vue,

      Raoul pressa l'allure de l'attelage...

      – Oh ! oh ! dit-il, comme les deux chevaux s'élançaient au premier coup de fouet, les pauvres bêtes n'iront pas loin. Depuis le temps qu'elles trottent !

      – Depuis ce matin, dit-elle, depuis Dieppe, où j'ai couché cette nuit.

      – Et nous allons ?

      – Jusqu'aux bords de la Seine,

      – Fichtre ! Seize ou dix-sept lieues dans une journée à ce train-là ! C'est fabuleux.

      Elle ne répondit pas.

      Entre les deux vitres d'avant il y avait un mince filet de glace dans lequel il pouvait la voir. Elle avait mis une robe plus foncée et une toque légère d'où tombait un voile assez épais qui lui enveloppait toute la tête. Elle le dénoua et tira d'un vide-poches placé au-dessous du filet de glace un petit sac en cuir qui contenait un vieux miroir à manche et à monture d'or, et des objets de toilette, flacons, bâton de rouge, brosses...

      Ayant pris le miroir, elle y contempla longuement son visage fatigué et vieilli.

      Puis elle y versa quelques gouttes d'une mince fiole et frotta la surface mouillée avec un chiffon de soie. Et de nouveau elle se regarda.

      Raoul ne comprit pas d'abord et ne remarqua que l'expression sévère des yeux et cette mélancolie de la femme devant son image abîmée.

      Dix minutes, quinze minutes se passèrent ainsi dans le silence et dans l'effort visible d'un regard où toute la pensée et toute la volonté se concentraient. Ce fut le sourire qui le premier apparut, hésitant, timide comme un rayon de soleil hivernal. Au bout d'un instant il devint plus hardi et révéla son action par de petits détails qui surgissaient aux yeux étonnés de Raoul. Le coin de la bouche remonta davantage. La peau s'imprégna de couleur. La chair sembla se raffermir. Les joues et le menton retrouvèrent leur pur dessin, et toute la grâce illumina la belle et tendre figure de Joséphine Balsamo.

      Le miracle était accompli.

      « Miracle ? se dit Raoul. Non. Ou, tout au plus, miracle de volonté. Influence d'une pensée claire et tenace qui n'accepte pas la déchéance, et qui rétablit la discipline là où il y avait désordre et fléchissement. Pour le reste, flacon, élixir merveilleux, simple comédie. »

      Il prit le miroir qu'elle avait reposé et l'examina. C'était évidemment l'objet décrit au cours de la réunion d'Etigues, celui dont la comtesse Cagliostro se servait devant l'impératrice Eugénie. Les bords en étaient guillochés, la plaque d'or par derrière toute meurtrie de coups.

      Sur la poignée, une couronne de comte, une date (1783), et la liste des quatre énigmes.

      Raoul, qui éprouvait le besoin de la blesser, ricana :

      – Votre père vous a légué un miroir précieux. Grâce à ce talisman on se remet des émotions les plus désagréables.

      – Il est de fait, dit-elle, que j'ai perdu la tête. Cela m'arrive rarement, et j'ai tenu bon dans des circonstances plus graves que celle-ci.

      – Oh ! oh ! plus graves..., dit-il avec un doute ironique.

      Ils n'échangèrent plus une seule parole. Les chevaux continuaient à trotter d'un même rythme égal. Les grandes plaines de Caux, toujours semblables et toujours diverses, déroulaient de vastes horizons plantés de fermes et de bosquets.

      La comtesse Cagliostro avait baissé son voile. Raoul sentit que cette femme, qui était si proche de lui deux heures plus tôt, et à laquelle il offrait si joyeusement son amour, s'éloignait tout à coup, jusqu'à devenir une étrangère. Plus de contact entre eux. L'âme mystérieuse s'entourait de ténèbres épaisses et ce qu'il en pouvait apercevoir était si différent de ce qu'il avait imaginé ! Ame de voleuse... âme furtive et inquiète, ennemie du grand jour... était-ce possible ! Comment admettre que ce visage naïf comme celui d'une vierge ignorante, que ce regard aussi limpide que l'eau d'une source, ne fussent qu'une apparence mensongère ?

      Il était déçu au point que, en traversant la petite ville d'Yvetot, il ne songeait qu'à s'enfuir. Il manqua de décision, ce qui redoubla sa colère. Le souvenir de Clarisse d'Etigues lui vint à l'esprit, et, par revanche, il évoqua un moment la douce et tendre jeune fille qui s'était abandonnée si noblement.

      Mais Joséphine Balsamo ne lâchait pas sa proie. Si flétrie qu'elle lui parût, si déformée que fût l'idole, elle était là ! Une odeur enivrante se dégageait d'elle. Il frôlait ses vêtements. D'un geste il pouvait prendre sa main et baiser cette chair parfumée. Elle était toute la passion, tout le désir, toute la volupté, tout le mystère troublant de la femme. Et de nouveau le souvenir de Clarisse d'Etigues s'évanouit.

      – Josine ! Josine ! murmura-t-il, si bas qu'elle ne l'entendit point.

      A quoi bon d'ailleurs crier son amour et sa peine ? Pouvait-elle lui rendre la confiance perdue et retrouver à ses yeux le prestige qu'elle n'avait plus ?

      On approchait de la Seine. Au haut de la côte qui descend à Caudebec, ils tournèrent à gauche, parmi les collines boisées qui dominent la vallée de Saint-Wandrille. Ils longèrent les ruines de la célèbre abbaye, suivirent le cours d'eau qui la baigne, parvinrent en vue du fleuve, et prirent la route de Rouen.

      Un instant plus tard, la voiture stoppait, et Léonard repartait aussitôt, après avoir déposé les deux voyageurs sur la lisière d'un petit bois d'où l'on découvrait la Seine. Une prairie toute frissonnante de roseaux les en séparait.

      Joséphine Balsamo offrit la main à son compagnon et lui dit :

      – Adieu, Raoul. Un peu plus loin, vous trouverez la station de la Mailleraie.

      – Et vous ? demanda-t-il.

      – Oh ! moi, mon domicile est tout proche.

      – Je ne vois pas...

      – Si. Cette péniche que l'on devine là-bas, entre les branches.

      – Je vous conduis.

      Une digue étroite coupait la prairie au milieu des roseaux. La comtesse s'y engagea, suivie de Raoul.

      Ils arrivèrent ainsi sur un terre-plein, et tout près de la péniche que masquait encore un rideau de saules. Personne ne pouvait les voir ni les entendre. Ils étaient seuls sous le grand ciel bleu. Là s'écoulèrent entre eux quelques-unes de ces minutes dont on garde toujours le souvenir et qui influent sur toute la destinée.

      – Adieu, dit encore Joséphine Balsamo. Adieu...

      Il hésitait devant cette main tendue pour l'adieu suprême.

      – Vous ne voulez pas me serrer la main ? demanda-t-elle.

      – Oui... oui..., murmura-t-il. Mais pourquoi se quitter ?

      – Parce que nous n'avons plus rien à nous dire.

      – Plus rien, en effet, et cependant nous n'avons rien dit.

      Il finit par prendre entre ses mains la main tiède et souple, et il prononça :

      – Les paroles de ces hommes... leurs accusations dans l'auberge, est-ce donc la vérité ?

      Il souhaitait une explication, même mensongère, qui lui eût permis de conserver un doute, mais elle parut surprise et riposta :

      – Qu'est-ce que cela peut vous faire ?

      – Comment ?

      – Oui, on croirait vraiment que ces révélations peuvent influer sur votre conduite.

      – Que voulez-vous dire ?

      – Mon Dieu, rien que de très simple. Je veux dire que j'aurais compris votre émoi devant la confirmation des crimes monstrueux dont Beaumagnan et le baron d'Etigues m'ont accusée faussement et bêtement, mais il n'en est pas question aujourd'hui.

      – Tout de même, je me souviens de leurs accusations.

      – De leurs accusations contre celle dont je leur ai donné le nom, contre la marquise de Belmonte. Mais il ne s'agit pas de crimes, et, ce que le hasard vous a divulgué tantôt, que vous importe ?

      Il fut interloqué par cette demande inattendue. Elle souriait en face de lui, très à l'aise, et elle reprit, un peu ironique à son tour :

      – Sans doute est-ce le vicomte Raoul d'Andrésy qui est choqué dans ses idées ? Le vicomte Raoul d'Andrésy doit avoir évidemment des conceptions morales, la délicatesse d'un gentilhomme...

      – Et quand cela serait ? dit-il, quand j'éprouverais quelque désillusion...

      – A la bonne heure ! fit-elle. Voilà le grand mot lâché ! Vous êtes déçu. Vous couriez après un beau rêve et tout s'évanouit. La femme vous apparaît telle qu'elle est. Répondez franchement puisque nous en sommes aux explications loyales. Vous êtes déçu, hein ?

      Il dit le mot, d'un ton sec :

      – Oui.

      Il y eut un silence. Elle le regardait profondément, et elle chuchota :

      – Je suis une voleuse, n'est-ce pas ? Voilà ce que vous voulez dire. Une voleuse ?

      – Oui.

      Elle sourit et prononça :

      – Et vous ?

      Et, comme il se rebiffait, elle le saisit rudement à l'épaule, et lui jeta avec un tutoiement impérieux :

      – Et toi, mon petit ? Qu'est-ce que tu es ? Car enfin, il faudrait bien étaler ton jeu aussi. Qui es-tu ?

      – Je m'appelle Raoul d'Andrésy,

      – Des blagues ! Tu t'appelles Arsène Lupin. Ton père, Théophraste Lupin, qui cumulait le métier de professeur de boxe et de savate avec la profession plus lucrative d'escroc, fut condamné et emprisonné aux Etats-Unis où il mourut. Ta mère reprit son nom de jeune fille et vécut en parente pauvre chez un cousin éloigné, le duc de Dreux-Soubise. Un jour, la duchesse constata la disparition d'un joyau de la plus grande valeur historique, qui n'était autre que le fameux collier de la reine Marie-Antoinette. Malgré toutes les recherches on ne sut jamais qui était l'auteur de ce vol, exécuté avec une hardiesse et une habileté diaboliques. Moi, je le sais. C'était toi. Tu avais six ans.

      Raoul écoutait, pâle de fureur et la mâchoire contractée. Il murmura :

      – Ma mère était malheureuse, humiliée, j'ai voulu l'affranchir.

      – En volant !

      – J'avais six ans.

      – Aujourd'hui, tu en as vingt, ta mère est morte, tu es solide, intelligent, plein d'énergie. Comment vis-tu ?

      – Je travaille.

      – Oui, dans la poche des autres.

      Elle ne lui laissa pas le temps de protester.

      – Ne dis rien, Raoul. Je connais ta vie jusqu'en ses moindres détails et je pourrais te raconter sur toi des choses de cette année, et d'autres plus anciennes, car je te suis depuis bien longtemps, et tout ce que je te dirais ne serait certainement pas plus beau que ce que tu as entendu tout à l'heure, dans l'auberge. Policiers ? Gendarmes ? Perquisitions ? Poursuites ?... tu as passé par tout cela, toi aussi, et tu n'as pas vingt ans ! Alors est-ce bien la peine de se le reprocher ? Non, Raoul. Puisque je connais ta vie, et puisque le hasard te montre un coin de la mienne, jetons tous deux un voile là-dessus. L'acte de voler n'est pas beau : détournons les yeux et taisons-nous.

      Il demeura silencieux. Une grande lassitude l'envahissait. Il voyait tout à coup l'existence sous un jour de brume et de détresse où plus rien n'avait de couleur, plus rien de beauté ni de grâce. Il avait envie de pleurer.

      – Pour la dernière fois, Raoul, adieu, dit-elle.

      – Non... non..., balbutia-t-il.

      – Il le faut, mon petit. Je ne te ferais que du mal. Ne cherche pas à mêler ta vie à la mienne. Tu as de l'ambition, de l'énergie, et de telles qualités que tu peux choisir ta route.

      Elle dit plus bas :

      – Celle que je suis n'est pas la bonne, Raoul.

      – Pourquoi la suivez-vous donc, Josine ? Voilà justement ce qui m'effraie.

      – Il est trop tard.

      – Pour moi aussi, alors !

      – Non, tu es jeune. Sauve-toi. Echappe au destin qui te menace.

      – Mais vous, vous, Josine ?...

      – Moi, c'est ma vie.

      – Vie affreuse, dont vous souffrez.

      – Si tu le crois, pourquoi veux-tu la partager ?

      – Parce que je vous aime.

      – Raison de plus pour me fuir, mon petit. Tout amour est condamné d'avance entre nous. Tu rougirais de moi, et je me défierais de toi.

      – Je vous aime.

      – Aujourd'hui. Mais demain ? Raoul, obéis à l'ordre que je t'ai donné sur ma photographie, dès la première nuit de notre rencontre : « Ne cherchez pas à me revoir. » Va-t'en.

      – Oui, oui, dit Raoul d'Andrésy, d'une voix lente. Vous avez raison. Mais c'est terrible de penser que tout sera fini entre nous avant même que j'aie eu le temps d'espérer... et que vous ne vous souviendrez pas de moi.

      – On n'oublie pas celui qui vous a sauvé deux fois.

      – Non, mais vous oublierez que je vous aime.

      Elle hocha la tête.

      – Je ne l'oublierai pas, dit-elle. Et, cessant de le tutoyer, elle ajouta avec émotion :

      – Votre enthousiasme, votre élan... tout ce qu'il y a en vous de sincère et de spontané... et d'autres choses que je ne démêle pas encore... tout cela me touche infiniment.

      Ils gardaient leurs deux mains l'une dans l'autre, et leurs yeux ne se quittaient pas. Raoul frémissait de tendresse. Elle lui dit doucement :

      – Quand on se sépare pour toujours, on doit se rendre ce que l'on s'est donné. Rendez-moi mon portrait, Raoul ?

      – Non, non, jamais, fit-il.

      – Alors, moi, dit-elle avec un sourire qui le grisa, je serai plus honnête et je vous rendrai loyalement ce que vous m'avez donné.

      – Quelle chose, Josine ?

      – La première nuit... dans la grange... tandis que je dormais, Raoul, vous vous êtes penché sur moi et j'ai senti vos lèvres sur les miennes.

      De ses mains croisées derrière le cou de Raoul, elle attirait la tête du jeune homme, et leurs bouches s'unirent.

      – Ah ! Josine, dit-il éperdu... faites de moi ce que vous voulez, je vous aime... je vous aime...

      Ils marchèrent du côté de la Seine. Les roseaux se balançaient au-dessus d'eux. Leurs vêtements froissaient les longues feuilles minces que la bise agitait. Ils allaient vers le bonheur, sans autres pensées que celles qui font tressaillir les amants dont les mains se croisent.

      – Un mot encore, Raoul, lui dit-elle en l'arrêtant. Un mot. Je sens qu'avec vous je serai violente, exclusive. Il n'y a pas d'autre femme dans votre vie ?

      – Aucune.

      – Ah ! dit-elle, amèrement, un mensonge déjà !

      – Un mensonge ?

      – Et Clarisse d'Etigues ? Oui, vous aviez des rendez-vous dans la campagne. On vous a vus.

      Il s'irrita.

      – Vieille histoire... un flirt sans importance.

      – Vous le jurez ?

      – Je le jure.

      – Tant mieux, dit-elle d'une voix sombre. Tant mieux pour elle. Et que jamais elle ne glisse entre nous ! Sans quoi...

      Il l'entraîna.

      – Je n'aime que vous, Josine, je n'ai jamais aimé que vous. Ma vie commence aujourd'hui.




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