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La comtesse de Cagliostro

Maurice Leblanc
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VIII – DEUX VOLONTÉS

La guerre était déclarée, et elle l'était au moment choisi par Raoul, alors qu'il avait toutes les chances pour lui, et que Joséphine Balsamo, prise au dépourvu, faiblissait sous une attaque qu'elle n'aurait jamais supposée aussi violente et aussi implacable.

      Bien entendu une femme de sa trempe ne pouvait consentir à la défaite. Elle voulut résister. Elle n'admit pas que le tendre et délicieux amant qu'était Raoul d'Andrésy pût ainsi du premier coup s'ériger en maître et lui imposer la rude étreinte de sa volonté. Elle recourut aux câlineries, aux pleurs, aux promesses, à tous les artifices de la femme. Raoul se montra sans pitié.

      – Tu parleras ! J'en ai assez, des ténèbres. Tu peux t'y complaire, moi pas. Il me faut la grande clarté.

      – Mais sur quoi ? s'écria-t-elle, exaspérée. Sur ma vie ?

      – Ta vie t'appartient, dit Raoul, cache ton passé si tu as peur de l'étaler sous mes yeux. Je sais bien que tu resteras toujours une énigme pour moi et pour tout le monde, et que jamais ton pur visage ne me renseignera sur ce qui s'agite au fond de ton âme. Mais ce que je veux connaître c'est le côté de ta vie qui touche à la mienne. Nous avons un but commun. Montre-moi le chemin que tu suis. Sinon, je risque de me heurter au crime, et je ne veux pas !

      Il frappa du poing.

      – Tu entends, Josine. Je ne veux pas tuer ! Voler, oui. Cambrioler, soit ! Mais tuer, non, mille fois non !

      – Je ne le veux pas non plus, dit-elle.

      – Peut-être, mais tu fais tuer.

      – Mensonge !

      – Alors, parle. Explique-toi.

      Elle se tordait les mains. Elle protestait et gémissait :

      – Je ne peux pas... je ne peux pas...

      – Pourquoi ? Qui t'empêche de m'apprendre ce que tu sais de l'affaire, ce que t'a révélé Beaumagnan ?

      – J'aimerais mieux ne pas te mêler à tout cela, murmura-t-elle, ne pas t'opposer à cet homme.

      Il éclata de rire.

      – Tu as peur pour moi, peut-être ? Ah ! le bon prétexte ! Rassure-toi, Josine. Je ne crains pas Beaumagnan. Il y a un autre adversaire que je redoute bien plus que lui.

      – Qui ?

      – Toi, Josine.

      Il répéta plus durement :

      – Toi, Josine, Et c'est pour cette raison que je veux la lumière. Quand je te verrai bien en face, je n'aurai plus peur. Es-tu décidée ?

      Elle secoua la tête.

      – Non, dit-elle, non.

      Raoul s'emporta.

      – C'est-à-dire que tu te défies de moi. L'affaire est belle : tu veux la garder tout entière. Soit. Partons. Dehors tu jugeras mieux la situation.

      Il la prit dans ses bras et la jeta sur son épaule, comme il l'avait fait, le premier soir, au pied de la falaise. Et, ainsi chargé, il se dirigea vers la porte.

      – Arrête, dit-elle.

      Ce coup de force, accompli avec une aisance incroyable, acheva de la dompter. Elle sentit qu'il ne fallait pas le provoquer davantage.

      – Que veux-tu savoir ? dit-elle, une fois qu'il l'eût assise de nouveau.

      – Tout, répliqua-t-il, et d'abord le motif de ta présence ici, et la raison pour laquelle ce misérable a tué Brigitte Rousselin.

      Elle déclara :

      – Le bandeau de pierreries...

      – Elles n'ont pas de valeur ! Ce sont des pierres quelconques, faux grenats, fausses topazes, béryls, opales...

      – Oui, mais il y en a sept.

      – Et après ? devait-il la tuer ? C'était si simple d'attendre et de fouiller les chambres à la première occasion.

      – Evidemment, mais il paraît que d'autres étaient sur la piste.

      – D'autres ?

      – Oui, ce matin, à la première heure, sur mes ordres, Léonard s'est enquis de cette Brigitte Rousselin dont j'avais remarqué le diadème hier soir, et il est venu me dire que des gens rôdaient autour de cette maison.

      – Des gens ? Qui serait-ce ?

      – Des émissaires de la Belmonte.

      – Cette femme qui est mêlée à l'affaire ?

      – Oui, on la retrouve partout.

      – Et après ? répéta Raoul, était-ce une raison pour tuer ?

      – Il aura perdu la tête. J'avais eu tort de lui dire : « Il me faut ce bandeau à tout prix. »

      – Tu vois, tu vois, s'écria Raoul, nous sommes à la merci d'une brute qui perd la tête et qui tue bêtement, stupidement. Allons, il faut en finir. Je pense plutôt que les gens qui rôdaient ce matin avaient été envoyés par Beaumagnan. Or, tu n'es pas de taille à te mesurer avec Beaumagnan. Laisse-moi prendre la direction. Si tu veux réussir, c'est par moi, par moi seul que tu réussiras.

      Josine faiblit. Raoul affirmait sa supériorité d'un ton de telle conviction qu'elle en eut, pour ainsi dire, l'impression physique. Elle le vit plus grand qu'il n'était et plus puissant, mieux doué que tous les hommes qu'elle avait connus, armé d'un esprit plus subtil, d'un regard plus aigu, de moyens d'action plus divers. Elle s'inclina devant cette volonté implacable et devant cette énergie qu'aucune considération ne pouvait fléchir.

      – Soit, prononça-t-elle. Je parlerai. Mais pourquoi parler ici ?

      – Ici, et pas ailleurs, articula Raoul, sachant bien que si la Cagliostro se ressaisissait, il n'obtiendrait rien.

      – Soit, dit-elle encore, accablée, soit, je cède, puisque notre amour est en jeu, et que tu sembles en faire si peu de cas.

      Raoul éprouva un sentiment profond d'orgueil. Pour la première fois, il prit conscience de l'ascendant qu'il exerçait sur les autres, et de la puissance vraiment extraordinaire avec laquelle il imposait ses décisions.

      Certes, la Cagliostro n'était pas en possession de toutes ses ressources. Le meurtre supposé de Brigitte Rousselin avait en quelque sorte désagrégé son pouvoir de résistance, et le spectacle de Léonard enchaîné ajoutait à sa détresse nerveuse. Mais, comme il avait, lui, saisi rapidement l'occasion qui se présentait, et profité de tous ses avantages pour établir, par la menace et par la peur, par la force et par la ruse, sa victoire définitive !

      Maintenant, il était le maître. Il avait contraint Joséphine Balsamo à se rendre, et discipliné en même temps son propre amour. Baisers, caresses, manœuvres de séduction, ensorcellement de la passion, envoûtement du désir, il ne craignait plus rien, puisqu'il avait été jusqu'à la limite même de la rupture.

      Il enleva le tapis qui recouvrait le guéridon et le jeta sur Léonard, puis il revint et prit place auprès de Josine.

      – J'écoute.

      Elle lui jeta un coup d'œil où se révélaient de la rancune et de la colère impuissante et elle murmura :

      – Tu as tort. Tu profites d'une défaillance passagère pour exiger de moi un récit que je t'aurais fait un jour ou l'autre de plein gré. C'est une humiliation inutile, Raoul.

      Il répéta durement :

      – J'écoute.

      Alors elle dit :

      – Tu l'auras voulu. Finissons-en, et le plus vite possible. Je te fais grâce de tous les détails pour aller droit au but. Ce ne sera ni long ni compliqué. Un simple rapport. Donc, il y a vingt-quatre ans, durant les mois qui ont précédé la guerre de 1870 entre la France et la Prusse, le cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen et sénateur, en tournée de confirmation dans le pays de Caux, fut surpris par un orage effroyable et dut se réfugier au château de Gueures, qu'habitait alors son dernier propriétaire, le chevalier des Aubes. Il y dîna. Le soir, comme il se retirait dans la chambre qu'on lui avait préparée, le chevalier des Aubes, un vieillard de près de quatre-vingt-dix ans, tout cassé, mais ayant encore bien sa tête, sollicita de lui une audience particulière qui fut immédiatement accordée, et qui dura fort longtemps. Voici le résumé des étranges révélations qu'entendit alors le cardinal de Bonnechose, résumé qu'il écrivit plus tard, et auquel je ne changerai pas un seul mot.

      Le voici. Je le sais par cœur :

      Monseigneur, expliqua le vieux chevalier, je ne vous étonnerai point si je vous dis que mes premières années s'écoulèrent au milieu de la grande tourmente révolutionnaire. A l'époque de la Terreur, j'avais douze ans, j'étais orphelin, et j'accompagnais chaque jour ma tante des Aubes à la prison voisine, où elle distribuait des menus secours et soignait les malades. On y avait enfermé toutes sortes de pauvres gens que l'on jugeait et condamnait au petit bonheur, et c'est ainsi, pour ma part, que j'eus l'occasion de fréquenter un brave homme dont personne ne connaissait le nom, et dont personne ne savait pourquoi ni sur quelle dénonciation il avait été arrêté. Les politesses que je lui rendis et ma pitié lui inspiraient confiance. Je gagnai son affection, et, le soir du jour où il avait été jugé à son tour, et condamné, il me dit :

      "Mon enfant, demain, dès l'aurore, les gendarmes me conduiront à l'échafaud, et je mourrai sans qu'on sache qui je suis. Ainsi l'ai-je voulu. A toi-même, je ne le dirai pas. Mais les événements exigent que je te fasse certaines confidences, et que je te demande de les écouter comme un homme et, plus tard, d'en tenir compte avec la loyauté et le sang-froid d'un homme. La mission dont je te charge est d'une importance considérable. Je suis convaincu, mon enfant, que tu sauras te mettre à la hauteur d'une pareille tâche, et garder, quoi qu'il arrive, un secret d'où dépendent les intérêts les plus graves."

      Il m'apprit ensuite, continua le chevalier des Aubes, qu'il était prêtre, et, comme tel, dépositaire de richesses incalculables transformées en pierres précieuses d'une si grande pureté que la plus haute valeur se trouvait atteinte, pour chacune d'elles, sous le volume le plus réduit. Au fur et à mesure de leur acquisition, ces pierres avaient été mises de côté au fond de la cachette la plus originale qui soit. En un coin du pays de Caux, dans un espace libre, où tout le monde pouvait se promener, émergeait un de ces énormes cailloux qui servaient et qui servent encore à marquer la limite de certains domaines, champs, vergers, prairies, bois, etc. Cette borne de granit enfoncée presque entièrement dans le sol, et environnée de broussailles, était percée à son extrémité supérieure de deux ou trois ouvertures naturelles, bouchées par de la terre, où poussaient de menues plantes et des fleurs sauvages.

      C'est là, par une quelconque de ces ouvertures dont on enlevait chaque fois la motte de terre pour la remettre soigneusement en place, c'est là, dans cette tirelire en plein air, que l'on glissait les magnifiques pierres précieuses. Actuellement les cavités étant remplies et aucune autre cachette n'ayant été choisie, on enfermait depuis quelques années les pierres nouvellement acquises dans un coffret en bois des Iles, que le prêtre avait lui-même enterré au pied de la borne, quelques jours avant son arrestation.

      Il m'indiqua fort exactement l'endroit et me communiqua une formule composée d'un mot unique, lequel en cas d'oubli, désignait l'emplacement d'une façon rigoureuse.

      « Je dus alors promettre que, aussitôt le retour de temps plus paisibles, c'est-à-dire à une date qu'il estima très justement éloignée de vingt ans, j'irais d'abord m'assurer que tout était bien en place, et qu'à partir de cette date j'assisterais chaque année à la grand-messe célébrée le dimanche de Pâques dans l'église du village de Gueures.

      Un dimanche de Pâques, en effet, j'apercevrais à côté du bénitier un homme vêtu de noir. Dès que j'aurais dit mon nom à cet homme, il devait me conduire non loin d'un chandelier en cuivre à sept branches qu'on n'allumait qu'aux jours de fête. Je devais, moi, répondre aussitôt à son geste en lui confiant la formule d'emplacement.

      C'étaient là entre nous les deux signes de reconnaissance. Après quoi je le guidais jusqu'à la borne de granit.

      Je promis sur mon salut éternel que je me conformerais aveuglément aux instructions données ! Le lendemain, le digne prêtre montait sur l'échafaud.

      Monseigneur, bien que très jeune, je tins religieusement mon serment de discrétion. Ma tante des Aubes étant morte, je fus enrôlé comme enfant de troupe et fis, par la suite, toutes les guerres du Directoire et de l'Empire. A la chute de Napoléon, âgé de trente-trois ans, cassé de mon grade de colonel, je me rendis d'abord à la cachette où j'aperçus facilement la borne de granit, puis, le dimanche de Pâques 1816, à l'église de Gueures où je vis, sur l'autel, le chandelier de cuivre. Ce dimanche-là l'homme vêtu de noir n'était pas devant le bénitier.

      Je m'y rendis le dimanche de Pâques suivant, et chaque dimanche du reste, car, entre-temps, j'avais acheté le château de Gueures qui se trouvait en vente et, de la sorte, comme un soldat scrupuleux, je montais la garde auprès du poste que l'on m'avait assigné. Et j'attendais.

      Monseigneur, voilà cinquante-cinq ans que j'attends. Personne n'est venu, et jamais je n'ai entendu parler de quoi que ce fût qui ait le moindre rapport avec cette histoire. La borne n'a pas bougé. Le chandelier est allumé aux jours prescrits par le sacristain de Gueures. Mais l'homme vêtu de noir n'est pas venu au rendez-vous.

      Que devais-je faire ? A qui m'adresser ? Tenter une démarche auprès de l'autorité ecclésiastique ? Demander une audience au roi de France ? Non, ma mission était strictement définie. Je n'avais pas le droit de l'interpréter à ma façon.

      Je me tus. Mais quels débats de conscience !

      Quels scrupules douloureux ! Quelle angoisse à l'idée que je pouvais mourir et emporter dans la tombe un secret aussi formidable !

      Monseigneur, depuis ce soir, tous mes doutes et tous mes scrupules se sont dissipés. Votre venue fortuite dans ce château me semble une manifestation indéniable de la volonté divine. Vous êtes à la fois, le pouvoir religieux et le pouvoir temporel. Comme archevêque, vous représentez l'Eglise. Comme sénateur, vous représentez la France. Je ne risque pas de me tromper en vous faisant des révélations qui intéressent l'une et l'autre. Désormais, c'est à vous de choisir, Monseigneur ! Agissez. Négociez. Et lorsque vous m'aurez dit entre les mains de qui doit être remis le dépôt sacré, je vous donnerai toutes les indications nécessaires. »

      « Le cardinal de Bonnechose avait écouté sans interrompre. Il ne put se retenir d'avouer au chevalier des Aubes que l'histoire le laissait un peu incrédule. Sur quoi, le chevalier sortit et revint au bout d'un instant avec un petit coffret en bois des Iles.

      « Voici le coffret dont il me fut parlé, et que j'ai trouvé là-bas. Il m'a paru plus sage de le prendre chez moi. Emportez-le, Monseigneur, et faites estimer les quelque cent pierres précieuses qu'il renferme. Vous croirez alors que mon histoire est véridique et que le digne prêtre n'a pas eu tort de faire allusion à des richesses incalculables puisque la borne de granit contient, selon son affirmation, dix mille pierres aussi belles que celles-ci. »

      « L'insistance du chevalier et les preuves qu'il avançait décidèrent le cardinal, qui s'engagea dès lors à poursuivre l'affaire et à mander le vieillard auprès de lui aussitôt qu'une solution pourrait intervenir.

      « L'entretien prit fin sur cette promesse, que l'archevêque avait le ferme propos de tenir, mais dont les événements retardèrent l'exécution. Ces événements, tu les connais, ce fut d'abord la déclaration de guerre entre la France et la Prusse et les désastres qui s'ensuivirent. Les lourdes charges de son poste l'absorbèrent. L'Empire s'écroula. La France fut envahie. Et les mois passèrent.

      « Lorsque Rouen fut menacé, le cardinal, désireux d'expédier en Angleterre certains documents auxquels il attachait de l'importance eut l'idée de joindre à l'envoi le coffret du chevalier. Le 04 décembre, veille du jour où les Allemands allaient entrer dans la ville, un domestique de confiance, le sieur Jaubert, conduisit lui-même un cabriolet qui fila par la route du Havre où Jaubert devait s'embarquer.

      « Deux jours plus tard, le cardinal apprenait que le cadavre de Jaubert avait été trouvé dans un ravin de la forêt de Rouvray, à dix kilomètres de Rouen. On rapportait au cardinal la valise des documents. Quant au cabriolet et au cheval, disparus, ainsi que le coffret en bois des Îles. Les renseignements recueillis établissaient que l'infortuné domestique avait dû tomber dans une reconnaissance de cavalerie allemande, qui s'était aventurée au-delà de Rouen pour piller les voitures des riches bourgeois en fuite vers Le Havre.

      « La malchance continua. Au début de janvier, le cardinal reçut un émissaire du chevalier des Aubes. Le vieillard n'avait pu survivre à la défaite de son pays. Avant de mourir, il avait griffonné ces deux phrases, presque illisibles :

      « Le mot de la formule qui désigne l'emplacement de la borne est gravé au fond du coffret... J'ai caché le chandelier de cuivre dans mon jardin. »


      « Ainsi, il ne restait plus rien de l'aventure. Le coffret étant volé, aucune preuve ne permettait d'affirmer que le récit du chevalier des Aubes contenait la moindre parcelle de vérité. Personne n'avait même vu les pierres. Etaient-elles vraies ? Mieux que cela : existaient-elles autrement que dans l'imagination du chevalier ? Et le coffret ne servait-il pas simplement d'écrin à quelques bijoux de théâtre et à quelques cailloux de couleur ?

      « Le doute envahit peu à peu l'esprit du cardinal, un doute assez tenace pour qu'il se résolût, en fin de compte, à garder le silence. Le récit du chevalier des Aubes devait être considéré comme une divagation de vieillard. Il eût été dangereux de répandre de telles billevesées. Donc il se tut. Mais... »

      – Mais, répéta Raoul d'Andrésy que de telles billevesées semblaient intéresser prodigieusement...

      – Mais, répondit Joséphine Balsamo, avant de prendre une résolution définitive il avait écrit ces quelques pages, ce mémoire relatif à son entretien du château de Gueures et aux incidents qui suivirent, mémoire qu'il oublia de brûler ou qu'on égara, et qui, quelques années après sa mort, fut trouvé dans un de ses livres de théologie, quand on vendit sa bibliothèque aux enchères.

      – Trouvé par qui ?

      – Par Beaumagnan.

      Joséphine Balsamo avait raconté cette histoire en tenant la tête baissée, et d'une voix un peu monotone, comme une leçon qu'on récite. En relevant les yeux, elle fut frappée par l'expression de Raoul.

      – Qu'est-ce que tu as ? dit-elle.

      – Cela me passionne. Pense donc, Josine, pense donc que, de proche en proche, par les confidences de trois vieillards qui se sont transmis le flambeau, nous remontons à plus d'un siècle, et que, de là, nous nous rattachons à une légende, que dis-je, à un secret formidable qui date du Moyen Age. La chaîne ne s'est pas rompue. Tous les maillons sont en place. Et, dernier anneau de cette chaîne, voilà que Beaumagnan apparaît. Qu'a-t-il fait, Beaumagnan ? Faut-il le déclarer digne de son rôle, ou l'en déposséder ? Dois-je m'associer à lui ou lui arracher le flambeau ?

      L'exaltation de Raoul convainquit la Cagliostro qu'il ne lui permettrait pas de s'interrompre. Elle hésitait cependant, car les paroles les plus importantes peut-être, en tout cas les plus graves, puisqu'il s'agissait de son rôle, n'avaient pas été prononcées. Mais il lui dit :

      – Continue, Josine, nous sommes sur une route magnifique. Marchons ensemble, et nous toucherons ensemble la récompense qui est à portée de nos mains.

      Elle continua :

      – Beaumagnan s'explique d'un mot : c'est un ambitieux. Dès le début, il a mis sa vocation religieuse, qui est réelle, au service de son ambition, qui est démesurée, et l'une et l'autre l'ont conduit à se glisser dans la Compagnie de Jésus où il occupe un poste considérable. La découverte du mémoire le grisa. Les vastes horizons s'ouvraient devant lui. Il parvint à convaincre certains de ses supérieurs, les enflamma pour la conquête des richesses, et il obtint qu'on fit jouer en faveur de son entreprise toutes les influences dont les Jésuites disposent.

      Aussitôt il groupa autour de lui une douzaine de hobereaux plus ou moins honorables et plus ou moins endettés, auxquels il ne dévoila qu'une partie de l'affaire, et qu'il organisa en une véritable association de conspirateurs prêts à toutes les besognes. Chacun eut son champ d'action, chacun sa sphère d'investigations. Beaumagnan les tenait par l'argent dont il est prodigue.

      Deux années de recherches minutieuses aboutirent à ces résultats qui ne sont pas négligeables. Tout d'abord on sut que le prêtre décapité s'appelait le frère Nicolas, trésorier de l'abbaye de Fécamp. Ensuite à force de fouiller les archives secrètes et les vieux cartulaires, on découvrit des correspondances curieuses échangées jadis entre tous les monastères de France, et il parut établi que, depuis un temps très reculé, il y avait une circulation d'argent qui était comme une dîme payée bénévolement par toutes les institutions religieuses, et recueillie par les seuls monastères du pays de Caux. Cela semblait constituer un trésor commun, une réserve inépuisable en vue d'assauts possibles à soutenir ou de croisades à entreprendre. Un conseil de trésorerie, composé de sept membres, gérait ces richesses, mais seul l'un d'eux en connaissait l'emplacement.

      La Révolution avait détruit tous ces monastères. Mais les richesses existaient. Le frère Nicolas en avait été le dernier gardien. »

      Un grand silence prolongea les paroles de Joséphine Balsamo. La curiosité de Raoul n'avait pas été déçue, et il éprouvait une vive émotion.

      Il murmura avec un enthousiasme contenu :

      – Que tout cela est beau ! Quelle magnifique aventure ! J'ai toujours eu la certitude que le passé avait légué au présent de ces trésors fabuleux dont la recherche prend inévitablement la forme d'un insoluble problème. Comment en serait-il autrement ? Nos ancêtres ne disposaient pas comme nous des coffres-forts et des caves de la Banque de France. Ils étaient obligés de choisir des cachettes naturelles où ils entassaient l'or et les bijoux, et dont ils transmettaient le secret par quelque formule mnémotechnique qui était comme le chiffre de la serrure. Qu'un cataclysme survînt, le secret était perdu, et perdu le trésor si péniblement accumulé.

      Son effervescence croissait et il scanda joyeusement :

      « Celui-là ne le sera pas, Joséphine Balsamo, et c'est l'un des plus fantastiques. Si le frère Nicolas a dit vrai, et tout l'atteste, si les dix mille pierres précieuses ont été glissées dans l'étrange tirelire, c'est à quelque chose comme un milliard de francs qu'il faudrait évaluer ces biens de mainmorte légués par le Moyen Age (3), tout cet effort de millions et de millions de moines, cette gigantesque offrande de tout le peuple chrétien et des grandes époques de fanatisme, tout cela qui est dans les flancs de la borne de granit, au milieu d'un verger normand ! Est-ce admirable ?

      – Et ton rôle dans l'aventure, Joséphine Balsamo ? Qu'as-tu donc apporté ? Tiens-tu de Cagliostro quelque indication spéciale ?

      – Quelques mots seulement, dit-elle. Sur la liste que je possède des quatre énigmes révélées par lui, il a écrit, en face de celle-ci et de « La Fortune des rois de France (4) » cette note : « Entre Rouen, Le Havre et Dieppe. (Aveux de Marie-Antoinette.) »

      – Oui, oui, reprit Raoul sourdement, le pays de Caux... l'estuaire du vieux fleuve au bord duquel ont prospéré les rois de France et les moines... c'est bien là que sont cachées les économies de dix siècles de religion... Les deux coffres sont là, non loin l'un de l'autre, naturellement, et c'est là que je les trouverai.

      Puis, se tournant vers Josine :

      – Alors tu cherchais aussi ?

      – Oui, mais sans données précises...

      – Et une autre femme cherchait comme toi ? dit-il en la regardant au fond des yeux, celle qui a tué les deux amis de Beaumagnan ?

      – Oui, dit-elle, la marquise de Belmonte qui est, je le suppose, une descendante de Cagliostro.

      – Et tu n'as rien découvert ?

      – Rien, jusqu'au jour où j'ai rencontré Beaumagnan.

      – Lequel voulait venger le meurtre de ses amis ?

      – Oui, dit-elle.

      – Et Beaumagnan, peu à peu, t'a confié ce qu'il savait ?

      – Oui.

      – De lui-même ?

      – De lui-même...

      – C'est-à-dire que tu as deviné qu'il poursuivait le même but que toi, et tu as profité de l'amour que tu lui inspirais pour l'amener aux confidences.

      – Oui, dit-elle franchement.

      – C'était jouer gros jeu.

      – C'était jouer ma vie. En décidant de me tuer, il a voulu certes s'affranchir de l'amour dont il souffrait, puisque je n'y répondais pas, mais aussi et surtout il a eu peur des révélations qu'il m'avait faites. Je suis devenue soudain pour lui, l'ennemie qui pouvait atteindre le but avant lui. Le jour où il s'est aperçu de la faute commise, j'étais condamnée.

      – Cependant ses découvertes se réduisaient à quelques données historiques, assez vagues somme toute ?

      – A cela seulement.

      – Et la branche du chandelier que j'ai sortie du pilastre fut le premier élément de vérité positive.

      – Le premier.

      – Du moins je le suppose. Car, depuis votre rupture, rien ne prouve qu'il n'ait avancé, lui, de quelques pas.

      – De quelques pas ?

      – Oui, d'un pas tout au moins. Hier soir Beaumagnan est venu au théâtre. Pourquoi ? Sinon pour cette raison que Brigitte Rousselin portait sur son front un bandeau composé de sept pierres. Il a voulu se rendre compte de ce que cela signifiait, et sans doute est-ce lui, ce matin, qui a fait surveiller la maison de Brigitte.

      – En admettant qu'il en soit ainsi, nous ne pouvons rien savoir.

      – Nous pouvons le savoir, Josine.

      – Comment ? Par qui ?

      – Par Brigitte Rousselin.

      Elle tressaillit. « Brigitte Rousselin... »

      – Certes, dit-il tranquillement, il suffit de l'interroger.

      – Interroger cette femme ?

      – Je parle d'elle et non d'une autre.

      – Mais alors... mais alors... elle vit donc ?

      – Parbleu ! dit-il.

      Il se leva de nouveau et pivota deux ou trois fois sur ses talons, petit tournoiement qu'il fit suivre d'une esquisse de danse qui tenait du cancan et de la gigue.

      – Je t'en supplie, comtesse de Cagliostro, ne me lance pas des regards furieux. Si je n'avais pas provoqué en toi une secousse nerveuse assez forte pour démolir ta résistance, tu ne soufflais pas mot de l'aventure, et où en serions-nous ? Un jour ou l'autre Beaumagnan étouffait le milliard, et Joséphine se mordait les pouces. Allons, un joli sourire au lieu de cet œil chargé de haine.

      Elle chuchota :

      – Tu as eu l'audace !... tu as osé !... Et toutes ces menaces, tout ce chantage pour me contraindre à parler, c'était de la comédie ? Ah ! Raoul, je ne te pardonnerai jamais.

      – Mais si, mais si, dit-il d'un ton badin, tu pardonneras. Simple petite blessure d'amour-propre, qui n'a rien à voir avec notre amour, ma chérie ! Entre gens qui s'aiment comme nous, cela n'existe pas. Un jour c'est l'un qui égratigne, le lendemain c'est l'autre... jusqu'à l'instant où l'accord est parfait sur tous les points.

      – A moins qu'on ne rompe auparavant, fit-elle entre ses dents.

      – Rompre ? parce que je t'ai soulagée de quelques confidences ? Rompre ?...

      Mais Joséphine gardait un air si déconcerté que, soudain, Raoul, pris d'un fou rire, dut interrompre ses explications. Il sautait d'un pied sur l'autre, et tout en gambadant, gémissait :

      – Dieu ! que c'est drôle ! Madame est fâchée !... Alors, quoi ? plus moyen de se jouer des petits tours ?... Pour un rien, la moutarde vous monte au nez !... Ah ! ma bonne Joséphine, ce que tu m'auras fait rire !

      Elle ne l'écoutait plus. Sans s'occuper de lui, elle enleva la serviette qui encapuchonnait Léonard et coupa les liens.

      Léonard bondit vers Raoul, avec une allure de bête déchaînée.

      – N'y touche pas ! ordonna-t-elle.

      Il s'arrêta net, les poings tendus contre le visage de Raoul, qui murmura les larmes aux yeux :

      – Allons bon, voilà le sbire... un diable qui sort de sa boîte...

      Hors de lui, l'homme frémissait :

      – On se retrouvera, mon petit monsieur... On se retrouvera... mon petit monsieur... fût-ce dans cent ans...

      – Tu comptes donc par siècles aussi, toi !... ricana Raoul, comme ta patronne...

      – Va-t'en, exigea la Cagliostro en poussant

      Léonard jusqu'à la porte... Va-t'en... Tu emmèneras la voiture...

      Ils échangèrent quelques mots rapides en une langue que Raoul ne comprenait pas. Puis, quand elle fut seule avec le jeune homme, elle se rapprocha et lui dit d'une voix âpre :

      – Et maintenant ?

      – Maintenant ?

      – Oui, tes intentions ?

      – Mais tout à fait pures, Joséphine, des intentions angéliques.

      – Assez de blagues. Que veux-tu faire ? Comment comptes-tu agir ?

      Devenu sérieux, il répondit :

      – J'agirai différemment de toi, Josine, qui t'es toujours défiée. Je serai ce que tu n'as pas été, un ami loyal qui rougirait de te porter préjudice.

      – C'est-à-dire ?

      – C'est-à-dire que je vais poser à Brigitte Rousselin les quelques questions indispensables, et les poser de manière que tu entendes. Cela te convient ?

      – Oui, dit-elle, toujours irritée.

      – En ce cas, reste ici. Ce ne sera pas long. Le temps presse.

      – Le temps presse ?

      – Oui, tu vas comprendre, Josine. Ne bouge pas.

      Aussitôt Raoul ouvrit les deux portes de communication et les laissa entrebâillées afin que le moindre mot pût être perçu par elle, et se dirigea vers le lit où Brigitte Rousselin reposait sous la garde de Valentine.

      La jeune actrice lui sourit. Malgré tout son effroi, et bien qu'elle ne saisît rien de ce qui se passait, elle avait, en voyant son sauveur, une impression de sécurité et de confiance qui la détendait.

      – Je ne vous fatiguerai pas, dit-il... Une minute ou deux seulement. Vous êtes en état de répondre ?

      – Oh ! certes.

      – Eh bien ! voilà. Vous avez été victime d'une sorte de fou que la police surveillait et que l'on va interner. Donc, plus le moindre péril. Mais je voudrais éclaircir un point.

      – Interrogez.

      – Qu'est-ce que c'est que ce bandeau de pierreries ? De qui le tenez-vous ?

      Il sentit qu'elle hésitait. Cependant, elle avoua :

      – Ce sont des pierres... que j'ai trouvées dans un vieux coffret.

      – Un vieux coffret de bois ?

      – Oui, tout fendu et qui n'était pas même fermé. Il était caché sous de la paille, dans le grenier de la petite maison que ma mère habite en province.

      – Où ?

      – A Lillebonne, entre Rouen et Le Havre.

      – Je sais. Et ce coffret provenait ?...

      – Je l'ignore. Je ne l'ai pas demandé à maman.

      – Vous avez trouvé les pierres comme elles sont maintenant ?

      – Non, elles étaient montées en bagues sur de gros anneaux d'argent.

      – Et ces anneaux ?

      – Je les avais encore hier dans ma boîte de maquillage au théâtre.

      – Vous ne les avez donc plus ?

      – Non, je les ai cédés à un monsieur qui est venu me féliciter dans ma loge et qui les a vus par hasard.

      – Il était seul ?

      – Avec deux messieurs. C'est un collectionneur. Je lui ai promis de lui rapporter les sept pierres aujourd'hui à trois heures afin qu'il reconstitue les bagues. Il doit me les racheter un bon prix.

      – Ces anneaux portent des inscriptions à l'intérieur ?

      – Oui... des mots en caractères anciens, auxquels je n'ai pas fait attention.

      Raoul réfléchit et conclut d'une voix un peu grave :

      – Je vous conseille de garder le secret le plus absolu sur tous ces événements. Sinon, l'affaire pourrait avoir des conséquences fâcheuses, non pas pour vous, mais pour votre mère. Il est assez étonnant qu'elle dissimule chez elle des bagues, sans valeur évidemment, mais d'un grand intérêt historique.

      Brigitte Rousselin s'effara :

      – Je suis toute prête à les rendre.

      – Inutile. Conservez les pierres. Moi, je vais exiger en votre nom la restitution des anneaux. Où demeure ce monsieur ?

      – Rue de Vaugirard.

      – Son nom ?

      – Beaumagnan.

      – Bien. Un dernier conseil, mademoiselle. Quittez cette maison. Elle est trop isolée. Et pendant quelque temps (mettons un mois) allez vivre à l'hôtel avec votre femme de chambre. Vous n'y recevrez personne. C'est convenu ?

      – Oui, monsieur.

      Dehors, Joséphine Balsamo s'accrocha au bras de Raoul d'Andrésy. Elle semblait très agitée et bien loin de toute idée de vengeance et de rancune. A la fin, elle lui dit :

      – J'ai compris, n'est-ce pas ? Tu vas chez lui ?

      – Chez Beaumagnan.

      – C'est de la démence.

      – Pourquoi ?

      – Chez Beaumagnan ! Et à une heure où tu sais qu'il est chez lui, avec les deux autres.

      – Deux plus un égale trois.

      – N'y va pas, je t'en prie.

      – Et après ? Crois-tu qu'ils me mangeront ?

      – Beaumagnan est capable de tout.

      – C'est donc un anthropophage ?

      – Oh ! ne ris pas, Raoul !

      – Ne pleure pas, Josine.

      Il sentit qu'elle était sincère et que, par un retour de tendresse féminine, elle oubliait leur désaccord, et tremblait pour lui.

      – N'y va pas, Raoul, répéta-t-elle. Je connais le logis de Beaumagnan. Les trois bandits se jetteraient sur toi, que personne ne pourrait te secourir.

      – Tant mieux, dit-il, car personne ne pourrait les secourir non plus, eux.

      – Raoul, Raoul, tu plaisantes, et cependant...

      Il la pressa contre lui.

      – Ecoute, Josine, j'arrive bon dernier au milieu d'une affaire colossale où je me trouve en présence de deux organisations puissantes, la tienne et celle de Beaumagnan qui, toutes les deux, naturellement, se refusent à m'accueillir, moi, troisième larron... de sorte que si je n'emploie pas les grands moyens, je risque de demeurer Gros-Jean comme devant. Laisse-moi donc m'arranger avec notre ennemi, Beaumagnan, de la même manière que je me suis arrangé avec mon amie Joséphine Balsamo. Je ne m'y suis pas trop mal pris, n'est-ce pas, et tu ne peux pas nier que j'aie quelques cordes à mon arc ?...

      C'était la blesser de nouveau. Elle dégagea son bras, et ils marchèrent l'un près de l'autre, en silence.

      Au fond de lui, Raoul se demandait si son adversaire le plus implacable n'était pas cette femme au doux visage qu'il aimait si ardemment et de qui il était si ardemment aimé.


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(3)  Il est hors de doute que la fameuse légende du Milliard des Congrégations trouve ici son origine.

(4)  Voir L'Aiguille creuse.




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