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La comtesse de Cagliostro

Maurice Leblanc
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XII – DÉMENCE ET GÉNIE

Jusqu'ici Raoul n'avait ressenti qu'une peur plutôt morale, le danger ne menaçant que lui et la Cagliostro ; pour lui, il se confiait à son adresse et à sa bonne étoile ; pour la Cagliostro, il la savait de taille à se défendre contre Beaumagnan.

      Mais Clarisse ! En présence de Joséphine Balsamo, Clarisse était comme une proie livrée aux ruses et à la cruauté de l'ennemi. Et, dès lors, la peur de Raoul se compliqua d'une sorte d'horreur physique qui, réellement, dressait ses cheveux sur sa tête et lui donnait ce que l'on appelle vulgairement la chair de poule. La face implacable de Léonard ajoutait à cette épouvante. Il se souvenait de la veuve Rousselin et de ses doigts tuméfiés.

      En vérité, il avait vu juste lorsque, une heure plus tôt, venant au rendez-vous, il devinait que la grande bataille se préparait et qu'elle le mettrait aux prises avec Joséphine Balsamo. Jusqu'ici, simples escarmouches, engagements d'avant-garde. Maintenant, c'était la lutte à mort entre toutes les forces qui s'étaient affrontées, et Raoul s'y présentait, lui, les mains liées, la corde au cou, et avec ce surcroît d'affaiblissement que lui causait l'arrivée de Clarisse d'Etigues.

      « Allons, se dit-il, j'ai encore beaucoup à apprendre. Cette situation affreuse, j'en suis à peu près responsable, et ma chère Clarisse une fois de plus est ma victime. »

      La jeune fille demeurait interdite sous la menace du revolver que Léonard tenait braqué. Elle était venue allégrement, comme on vient, un jour de vacances, à la rencontre de quelqu'un que l'on a plaisir à retrouver, et elle tombait au milieu de cette scène de violence et de crime, tandis que celui qu'elle aimait demeurait en face d'elle, immobile et captif.

      Elle balbutia :

      – Qu'y a-t-il, Raoul ? Pourquoi êtes-vous attaché ?

      Elle tendait ses mains vers lui, autant pour implorer son aide que pour lui offrir la sienne. Mais que pouvaient-ils l'un et l'autre !

      Il remarqua ses traits tirés et l'extrême lassitude de tout son être, et il dut se retenir de pleurer en pensant à la douloureuse confession qu'elle avait faite à son père et aux conséquences de la faute commise. Malgré tout, il lui dit, avec une assurance imperturbable :

      – Je n'ai rien à craindre, Clarisse, et vous non plus, absolument rien. Je réponds de tout.

      Elle jeta les yeux sur ceux qui l'entouraient, eut la stupeur de reconnaître Beaumagnan sous le masque qui l'étouffait, et interrogea timidement Léonard :

      – Que me voulez-vous ? Tout cela est effrayant... Qui m'a fait venir ici ?

      – Moi, mademoiselle, dit Joséphine Balsamo.

      La beauté de Josine avait déjà frappé Clarisse. Un peu d'espoir la réconforta, comme s'il ne pouvait lui venir de cette femme admirable que de l'aide et de la protection.

      – Qui êtes-vous, madame ? Je ne vous connais pas...

      – Je vous connais, moi, affirma Joséphine Balsamo, que la grâce et la douceur de la jeune fille semblaient irriter, mais qui dominait sa colère. Vous êtes la fille du baron d'Etigues... et je sais aussi que vous aimez Raoul d'Andrésy.

      Clarisse rougit et ne protesta pas. Joséphine Balsamo dit à Léonard :

      – Va fermer la barrière. Mets-y la chaîne et le cadenas que tu as apportés, et redresse le vieux poteau tombé, où il y a une pancarte : « Propriété privée. »

      – Dois-je rester dehors ? demanda Léonard.

      – Oui, je n'ai pas besoin de toi pour l'instant, dit Josine d'un air qui terrifia Raoul. Reste dehors. Il ne faut pas que nous soyons dérangés... A aucun prix, n'est-ce pas ?

      Léonard contraignit Clairisse à s'asseoir sur une des deux chaises, lui ramena les deux bras en arrière et voulut lier les poignets aux barreaux.

      – Inutile, dit Joséphine Balsamo, laisse-nous.

      Il obéit.

      Tour à tour, elle regarda ses trois victimes, toutes trois désarmées et réduites à l'impuissance. Elle était maîtresse du champ de bataille et, sous peine de mort, pouvait imposer ses arrêts inflexibles.

      Raoul ne la quittait pas des yeux, tâchant de discerner son plan et ses intentions. Le calme de Josine l'impressionnait plus que tout. Elle n'avait point cette fièvre et cette agitation qui eussent, pour ainsi dire, désarticulé la conduite de toute autre femme à sa place. Aucune attitude de triomphe. Plutôt même un certain ennui, comme si elle eût agi sous l'impulsion de forces intérieures qu'elle n'était pas maîtresse de discipliner.

      Pour la première fois, il devinait en elle cette sorte de fatalisme nonchalant que dissimulait d'ordinaire sa beauté souriante, et qui était peut-être l'essentiel même et l'explication de sa nature énigmatique.

      Elle prit place à côté de Clarisse, sur l'autre chaise, et, les yeux fixes, la voix lente, avec de la sécheresse et de la monotonie dans l'accent, elle commença :

      – Il y a trois mois, mademoiselle, une jeune femme était enlevée furtivement à sa descente du train, et transportée au château de la Haie d'Etigues, où se trouvaient réunis, dans une grande salle isolée, une dizaine de gentilshommes du pays de Caux, dont Beaumagnan, que vous voyez ici, et votre père. Je ne vous raconterai pas tout ce qui fut dit à cette réunion, et toutes les ignominies que cette femme eut à subir de la part de gens qui se prétendaient ses juges. Toujours est-il que, après un simulacre de débats, le soir, ses invités étant partis, votre père et son cousin Bennetot emmenèrent cette femme au bas des falaises, l'attachèrent au fond d'une barque trouée qu'alourdissait un énorme galet, et la conduisirent au large où ils l'abandonnèrent.

      Clarisse, suffoquée, balbutia :

      – Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas vrai !... mon père n'aurait jamais fait cela... ce n'est pas vrai !

      Sans se soucier de la protestation indignée de Clarisse, Joséphine Balsamo continua :

      – Quelqu'un avait assisté, sans qu'aucun des conjurés s'en doutât, à la séance du château, quelqu'un qui épia les deux assassins – il n'y a pas d'autre terme, n'est-ce pas ? – s'accrocha à la barque et sauva la victime dès qu'ils se furent éloignés. D'où venait-il, celui-là ? Tout porte à croire qu'il avait passé la nuit précédente et la matinée dans votre chambre, accueilli par vous, non pas comme un fiancé, puisque votre père lui avait refusé ce titre, mais comme un amant.

      Les accusations et les injures heurtaient Clarisse comme des coups de massue. Dès la première minute, elle avait été hors de combat, incapable de résister ni même de se défendre.

      Toute pâle, défaillante, elle se courba sur sa chaise, en gémissant :

      – Oh ! madame, que dites-vous ?

      – Ce que vous avez dit vous-même à votre père, repartit la Cagliostro, les conséquences de votre faute rendant nécessaire l'aveu que vous lui avez fait avant-hier soir. Ai-je besoin de préciser davantage et de vous dire ce qu'il est advenu de votre amant ? Le jour même où il vous déshonorait, Raoul d'Andrésy vous abandonnait pour suivre la femme qu'il avait sauvée de la mort la plus affreuse, se dévouait à elle corps et âme, se faisait aimer d'elle, vivait de sa vie, et lui jurait de ne jamais vous revoir. Le serment fut fait de la façon la plus catégorique : « Je ne l'aimais pas, a-t-il dit. C'était une amourette. C'est fini. »

      « Or, à la suite d'un malentendu passager... qui s'est élevé entre sa maîtresse et lui, cette femme vient de découvrir que Raoul correspondait avec vous et vous écrivait une lettre que voici, où il vous demandait pardon et vous donnait confiance en l'avenir. Comprenez-vous maintenant que j'ai quelque droit de vous traiter en ennemie... et même en ennemie mortelle ? » ajouta sourdement la Cagliostro.

      Clarisse se taisait. La peur montait en elle, et elle considérait avec une appréhension croissante le doux et terrifiant visage de celle qui lui avait pris Raoul et qui se proclamait son ennemie.

      Frissonnant de pitié, et sans redouter la colère de Joséphine Balsamo, Raoul répéta gravement :

      – S'il y a eu de ma part un serment solennel, et que je suis résolu à tenir envers et contre tous, Clarisse, c'est celui par lequel j'ai juré que pas un cheveu de votre tête ne serait touché. Soyez sans crainte. Avant dix minutes, vous sortirez d'ici, saine et sauve. Dix minutes, Clarisse, pas davantage.

      Joséphine Balsamo ne releva pas l'apostrophe. Posément, elle reprit :

      – Voilà donc, notre situation réciproque bien établie. Passons aux faits, et là, de même je serai très brève. Votre père, mademoiselle, son ami Beaumagnan, et leurs complices, poursuivent une entreprise commune, que je poursuis de mon côté, et après laquelle Raoul s'acharne également. D'où, entre nous, une guerre incessante. Or, les uns comme les autres, nous sommes entrés en relation avec une dame Rousselin, laquelle possédait un coffret ancien dont nous avons besoin pour réussir, et dont elle s'était dessaisie en faveur d'une autre personne.

      « Nous l'avons interrogée de la manière la plus pressante, sans toutefois obtenir d'elle le nom de cette personne qui, paraît-il, l'avait comblée de bienfaits et qu'elle ne voulait pas compromettre par une indiscrétion. Tout ce qu'il nous fut possible d'apprendre, c'est une vieille histoire que je vais vous résumer, et dont vous suivrez tout l'intérêt à notre point de vue... et au vôtre, mademoiselle. »

      Raoul commençait à discerner le chemin suivi par la Cagliostro et le but où elle devait inévitablement aboutir. C'était si effroyable qu'il lui dit avec un accent de colère :

      – Non, non, pas cela, n'est-ce pas ? pas cela ! il y a des choses qui doivent rester cachées...

      Elle ne parut pas entendre et continua, inexorable :

      – Voici. Il y a vingt-quatre ans, pendant la guerre entre la France et la Prusse, deux hommes qui fuyaient les envahisseurs et qui s'en allaient sous la conduite du sieur Rousselin, tuèrent aux environs de Rouen, pour lui voler son cheval, un domestique du nom de Jaubert. Avec le cheval, ils purent se sauver, emportant en plus un coffret qu'ils avaient dérobé à leur victime et qui contenait les bijoux les plus précieux.

      « Plus tard, le sieur Rousselin qu'ils avaient emmené de force, et à qui ils avaient donné pour sa part quelques bagues sans valeur, revint à Rouen près de sa femme et y mourut presque aussitôt tellement ce meurtre et sa complicité involontaire l'avaient déprimé. Or, des relations s'établirent entre la veuve et les assassins, ceux-ci redoutant quelque bavardage et il arriva... Mais je suppose, mademoiselle, que vous comprenez exactement de qui il s'agit, n'est-ce pas ? »

      Clarisse écoutait avec un effarement si douloureux que Raoul s'écria :

      – Tais-toi, Josine, pas un mot de plus ! C'est l'action la plus vile et la plus absurde. A quoi bon ?

      Elle lui imposa silence.

      – A quoi bon ? fit-elle. Parce que toute la vérité doit être dite. Tu nous as jetées, elle et moi, l'une contre l'autre. Qu'il y ait donc égalité entre elle et moi dans la souffrance.

      – Ah ! sauvage, murmura-t-il avec désespoir.

      Et Joséphine Balsamo se retournant vers Clarisse, précisa :

      – Votre père et votre cousin Bennetot suivirent donc de près la veuve Rousselin, et c'est évidemment au baron d'Etigues qu'elle dut son installation à Lillebonne, où il lui fut plus facile de la surveiller. Du reste, avec les années, il se trouva quelqu'un pour accomplir plus ou moins consciemment cette besogne : ce fut vous, mademoiselle. La veuve Rousselin vous prit en affection, à un tel point qu'il n'y avait plus à craindre de sa part le moindre acte d'hostilité. Pour rien au monde, elle n'eût trahi le père de la petite fille qui, de temps à autre, venait jouer chez elle. Visites clandestines évidemment, afin qu'aucun fil ne pût relier le présent au passé, visites qu'on remplaçait même quelquefois par des rendez-vous aux environs, au vieux phare ou ailleurs.

      « C'est au cours d'une de ces visites que vous avez aperçu par hasard dans le grenier de Lillebonne le coffret que Raoul et moi nous cherchions, et par fantaisie que vous l'avez emporté chez vous, à la Haie d'Etigues. Aussi, lorsque Raoul et moi nous avons su, de la veuve Rousselin, que le coffret était en possession d'une personne qu'elle ne voulait pas nommer, que cette personne l'avait comblée de bienfaits, et qu'elles se rencontraient toutes deux à date fixe, nous en avons conclu sans hésitation qu'il nous suffirait de venir au vieux phare, à la place de la veuve Rousselin, pour découvrir une partie de la vérité.

      Et, en vous voyant apparaître, nous avons acquis la certitude immédiate que les deux assassins n'étaient autre que Bennetot et le baron d'Etigues, c'est-à-dire les deux hommes qui, depuis, m'ont jetée à la mer. »

      Clarisse pleurait, les épaules secouées par ses sanglots. Raoul ne doutait pas que les crimes de son père ne lui fussent inconnus, mais il ne doutait pas non plus que l'accusation de l'ennemie ne lui montrât subitement sous leur véritable jour bien des choses dont elle ne s'était pas rendu compte jusqu'ici et ne l'obligeât aussi à considérer son père comme un assassin. Quel déchirement pour elle ! et comme Joséphine Balsamo avait frappé juste ! Avec quelle science effroyable du mal le bourreau torturait sa victime ! Avec quel raffinement, mille fois plus cruel que les tourments physiques infligés à la veuve Rousselin par Léonard, Joséphine Balsamo se vengeait de l'innocente Clarisse !

      – Oui, disait-elle à voix basse, un assassin... Ses richesses, son château, ses chevaux, tout cela provient du crime. N'est-ce pas, Beaumagnan ? Tu pourrais, toi aussi, apporter ton témoignage, toi qui avais justement, et par cela même, pris sur lui une telle influence ? Maître d'un secret que tu avais dérobé, peu importe comment, tu le faisais marcher au doigt et à l'œil, et profitais du premier crime commis et des preuves que tu en avais pour l'obliger à te servir et à tuer encore ceux qui te gênaient, Beaumagnan... j'en sais quelque chose ! Ah ! bandits que vous êtes !

      Ses yeux cherchaient les yeux de Raoul. Il eut l'impression qu'elle essayait d'excuser ses propres crimes en évoquant ceux de Beaumagnan et de ses complices. Mais il lui dit durement :

      – Et après ? Est-ce fini ? Vas-tu t'acharner encore sur cette enfant ? Que veux-tu de plus ?

      – Qu'elle parle, déclara Josine.

      – Si elle parle, la laisseras-tu libre ?

      – Oui.

      – Alors, interroge-la. Que demandes-tu ? Le coffret ? La formule inscrite à l'intérieur du couvercle ? Est-ce cela ?

      Mais que Clarisse voulût répondre ou non, qu'elle sût la vérité ou l'ignorât, elle semblait incapable de prononcer une parole et même de comprendre la question posée.

      Raoul insista.

      – Surmontez votre douleur, Clarisse. C'est la dernière épreuve, et tout sera terminé. Je vous en prie, répondez... Il n'y a là, dans ce qu'on vous demande, rien qui doive blesser votre conscience. Vous n'avez fait aucun serment de discrétion.

      Vous ne trahissez personne... En ce cas...

      La voix insinuante de Raoul détendait la jeune fille. Il le sentit et interrogea :

      – Qu'est devenu ce coffret ? Vous l'avez rapporté à la Haie d'Etigues ?

      – Oui, souffla-t-elle, épuisée.

      – Pourquoi ?

      – Il me plaisait... un caprice...

      – Votre père l'a vu ?

      – Oui.

      – Le jour même ?

      – Non, il ne l'a vu que quelques jours plus tard.

      – Il vous l'a repris ?

      – Oui.

      – Sous quel prétexte ?

      – Aucun.

      – Mais vous aviez eu le temps d'examiner l'objet ?

      – Oui.

      – Et vous avez vu une inscription à l'intérieur du couvercle, n'est-ce pas ?

      – Oui.

      – De vieux caractères, n'est-ce pas ? gravés grossièrement ?

      – Oui.

      – Vous avez pu les déchiffrer ?

      – Oui.

      – Facilement ?

      – Non, mais j'y suis arrivée.

      – Et vous vous rappelez cette inscription ?

      – Peut-être... je ne sais pas... c'étaient des mots latins...

      – Des mots latins ? Cherchez bien...

      – Ai-je le droit ?... Si c'est un secret si grave, dois-je le révéler ?...

      Clarisse hésitait.

      – Vous le pouvez, Clarisse, je vous l'assure... Vous le pouvez parce que ce secret n'appartient à personne. Nul au monde n'a aucun titre à le connaître plus spécialement que votre père, ou ses amis, ou moi. Il est à celui qui le découvrira, au premier passant venu qui saura en tirer parti.

      Elle céda. Ce que Raoul affirmait devait être juste.

      – Oui... oui... sans doute avez-vous raison... Mais, n'est-ce pas ? j'y attachais si peu d'importance, à cette inscription, que je dois rassembler mes souvenirs... et en quelque sorte traduire ce que j'ai lu... Il était question d'une pierre... et d'une reine...

      – Il faut vous rappeler, Clarisse, il le faut, supplia Raoul, que l'expression plus sombre de la Cagliostro inquiétait.

      Lentement, la figure contractée par l'effort de mémoire qu'elle accomplissait, se reprenant et se contredisant, la jeune fille réussit à prononcer :

      – Voilà... je me souviens... voilà exactement la phrase que j'ai déchiffrée... cinq mots latins... dans cet ordre...

      Ad lapidem currebat olim regina...

      C'est tout au plus si elle eut le loisir d'articuler la dernière syllabe. Joséphine Balsamo qui semblait plus agressive et s'était rapprochée de la jeune fille, lui criait :

      – Mensonge ! Cette formule, nous la connaissons depuis longtemps ! Beaumagnan peut le certifier. N'est-ce pas, Beaumagnan, nous la connaissons ?... Elle ment, Raoul, elle ment. Ces cinq mots-là, le cardinal de Bonnechose y fait allusion dans son résumé, et il leur accorde si peu d'attention, et leur refuse si nettement le moindre sens que je ne t'en ai même pas parlé !... Vers la pierre jadis courait la reine. Mais où se trouve-t-elle, cette pierre et de quelle reine s'agit-il ? Voilà vingt ans qu'on cherche. Non, non, il y a autre chose.

      De nouveau elle était reprise de cette colère terrible qui ne se manifestait ni par éclats de voix ni par mouvements désordonnés, mais par une agitation tout intérieure, que l'on devinait à certains signes, et surtout à la cruauté anormale et inusitée des paroles.

      Penchée contre la jeune fille, et la tutoyant, elle scandait :

      – Tu mens !... tu mens !... Il y a un mot qui résume ces cinq-là... Lequel ? Il y a une formule... une seule... laquelle ? Réponds.

      Terrorisée, Clarisse se taisait. Raoul implora :

      – Réfléchissez, Clarisse... Rappelez-vous... En dehors de ces cinq mots, vous n'avez pas vu ?...

      – Je ne sais pas... je ne crois pas..., gémit la jeune fille.

      – Souvenez-vous... Il faut vous souvenir... Votre salut est à ce prix...

      Mais le ton même que Raoul employait, et son affection frémissante pour Clarisse exaspéraient Joséphine Balsamo.

      Elle empoigna le bras de la jeune fille et ordonna :

      – Parle, sinon...

      Clarisse balbutia, mais sans répondre. La Cagliostro donna un coup de sifflet strident.

      Presque aussitôt Léonard surgit dans l'embrasure de la porte.

      Elle commanda entre ses dents, d'une voix dont le timbre ne résonnait pas :

      – Emmène-là, Léonard... et commence à l'interroger.

      Raoul bondit dans ses liens.

      – Ah ! lâche ! misérable ! s'écria-t-il. Qu'est-ce qu'on va lui faire ? Mais tu es donc la dernière des femmes ? Léonard, si tu touches à cette enfant, je te jure Dieu qu'un jour ou l'autre...

      – Ce que tu as peur pour elle ! ricana Joséphine Balsamo. Hein ! l'idée qu'elle puisse souffrir te bouleverse ! Parbleu ! vous êtes faits pour vous entendre, tous les deux. La fille d'un assassin, et un voleur !

      – oui, un voleur, grinça-t-elle, en revenant à Clarisse. Un voleur, ton amant, pas autre chose ! Il n'a jamais vécu que de vols. Tout enfant il volait ! Pour te donner des fleurs, pour te donner la petite bague de fiançailles que tu portes au doigt, il a volé. C'est un cambrioleur, un escroc. Tiens, son nom même, son joli nom d'Andrésy, une escroquerie tout simplement. Raoul d'Andrésy ? Allons donc ! Arsène Lupin, le voilà son nom véritable. Retiens-le, Clarisse, il sera célèbre.

      « Ah ! c'est que je l'ai vu à l'œuvre, ton amant ! Un maître ! Un prodige d'adresse ! Quel joli couple vous feriez si je n'y mettais bon ordre, et quel enfant prédestiné sera le vôtre, fils d'Arsène Lupin et petit-fils du baron Godefroy. »

      Cette idée de l'enfant donna de nouveau un coup de fouet à sa fureur. La folie du mal se déchaînait.

      – Léonard...

      – Ah ! sauvage, lui jeta Raoul éperdu. Quelle ignominie !... Hein tu te démasques, Joséphine Balsamo ? Plus la peine de jouer la comédie, n'est-ce pas ? C'est bien toi, le bourreau ?...

      Mais elle était intraitable, butée dans son désir barbare de faire le mal et de martyriser la jeune fille. Elle-même poussa Clarisse que Léonard entraînait vers la porte.

      – Lâche ! monstre ! hurlait Raoul. Un seul de ses cheveux, tu entends... un seul ! et c'est la mort pour vous deux. Ah ! les monstres ! Mais laissez-la donc !

      Il s'était tendu si violemment contre ses liens que tout le mécanisme imaginé par Beaumagnan pour le retenir se démolit, et que la persienne vermoulue fut arrachée de ses gonds et tomba dans la pièce, derrière lui.

      Il y eut un instant d'inquiétude dans le camp adverse. Mais les cordes, quoique relâchées, étaient solides et entravaient suffisamment le captif pour qu'il ne fût pas à craindre. Léonard sortit son revolver et l'appliqua sur la tempe de Clarisse.

      – S'il fait un pas de plus, un seul mouvement, tire, commanda la Cagliostro.

      Raoul ne bougea pas. Il ne doutait pas que Léonard n'exécutât l'ordre à la seconde même, et que le moindre geste ne fût la condamnation immédiate de Clarisse. Alors ?... Alors devait-il se résigner ? N'y avait-il aucun moyen de la sauver ?

      Joséphine Balsamo ne le perdait pas de vue.

      – Allons, dit-elle, tu comprends la situation, et te voilà plus sage.

      – Non, répondit-il, très maître de lui... non, mais je réfléchis.

      – A quoi ?

      – Je lui ai promis qu'elle serait libre et qu'elle n'avait rien à redouter. Je veux tenir ma promesse.

      – Un peu plus tard, peut-être, dit-elle.

      – Non, Josine, tu vas la délivrer.

      Elle se retourna vers son complice.

      – Tu es prêt, Léonard ? Va, et que ce soit rapide.

      – Arrête, exigea Raoul, d'un ton où il y avait une telle certitude d'être obéi qu'elle eut une hésitation.

      – Arrête, répéta-t-il, et délivre-la... Tu entends, Josine, je veux que tu la délivres... Il ne s'agit pas de différer l'ignoble chose qui allait se faire ou d'y renoncer. Il s'agit de délivrer sur-le-champ Clarisse d'Etigues et de lui ouvrir cette porte toute grande.

      Il fallait qu'il fût bien sûr de lui, et que sa volonté fût soutenue par des motifs bien extraordinaires pour qu'il la formulât avec tant d'impérieuse solennité.

      Lui-même impressionné, Léonard demeurait indécis ; Clarisse, qui n'avait pas saisi cependant toute l'horreur de la scène, parut réconfortée.

      La Cagliostro, interdite, murmura :

      – Des mots, n'est-ce pas ? Quelque ruse nouvelle...

      – Des faits, affirma-t-il... ou plutôt un fait qui domine tout et devant lequel tu t'inclineras.

      – Qu'est-ce que cela signifie ? demanda la Cagliostro, de plus en plus troublée. Que désires-tu ?

      – Je ne désire pas... j'exige.

      – Quoi ?

      – La liberté immédiate de Clarisse, la liberté de partir d'ici, sans que Léonard ni toi ne remuent d'un seul pas.

      Elle se mit à rire et demanda :

      – Rien que cela ?

      – Rien que cela.

      – Et en échange, tu m'offres ?...

      – Le mot de l'énigme.

      Elle tressaillit.

      – Tu le connais donc ?

      – Oui.

      Le drame changeait soudain. De tout l'antagonisme furieux qui les jetait les uns contre les autres dans la haine et dans l'exécration de l'amour et de la jalousie il semblait que se dégageât le seul souci de la grande entreprise. L'obsession de la vengeance chez la Cagliostro passait au second plan. Les mille et mille pierres précieuses des moines avaient scintillé devant ses yeux, selon la volonté de Raoul.

      Beaumagnan, à demi dressé, écoutait avidement.

      Laissant Clarisse sous la garde de son complice, Josine s'avança et dit :

      – Suffit-il de connaître le mot de l'énigme ?

      – Non, dit Raoul. Il faut encore l'interpréter. Le sens même de la formule est caché sous un voile dont il faut d'abord s'affranchir.

      – Et tu as pu, toi ?...

      – Oui, j'avais déjà certaines idées à ce propos. Tout à coup la vérité m'a illuminé.

      Elle savait que Raoul n'était pas homme à plaisanter en pareille occurrence.

      – Explique-toi, dit-elle, et Clarisse s'en ira d'ici.

      – Qu'elle s'en aille d'abord, répliqua-t-il, et je m'expliquerai. Je m'expliquerai, bien entendu, non pas la corde au cou et les mains liées, mais librement, sans la moindre entrave.

      – C'est absurde. Tu retournes la situation. Je suis maîtresse absolue des événements.

      – Plus maintenant, affirma-t-il. Tu dépends de moi. C'est à moi de dicter mes conditions.

      Elle haussa les épaules et, cependant, ne put s'empêcher de dire :

      – Jure que tu parles selon l'exacte vérité. Jure-le sur la tombe de ta mère.

      Il prononça posément :

      – Sur la tombe de ma mère, je te jure que vingt minutes après que Clarisse aura franchi ce seuil, je t'indiquerai l'endroit précis où se trouve la borne, c'est-à-dire où se trouvent les richesses accumulées par les moines des abbayes de France.

      Elle voulut s'affranchir de la fascination incroyable que Raoul exerçait tout à coup sur elle avec son offre fabuleuse, et, s'insurgeant :

      – Non, non, c'est un piège... tu ne sais rien...

      – Non seulement je sais, dit-il, mais je ne suis pas seul à savoir.

      – Qui encore ?

      – Beaumagnan et le baron.

      – Impossible !

      – Réfléchis. Beaumagnan était avant-hier à la Haie d'Etigues. Pourquoi ? Parce que le baron a recouvré le coffret et qu'ils étudient ensemble l'inscription. Or, s'il n'y a pas que les cinq mots révélés par le cardinal, s'il y a le mot, le mot magique qui les résume et qui donne la clef du mystère, ils l'ont vu, eux, et ils savent.

      – Que m'importe ! fit-elle, en observant Beaumagnan, je le tiens, lui.

      – Mais tu ne tiens pas Godefroy d'Etigues, et peut-être, à l'heure actuelle est-il là-bas, avec son cousin, tous deux envoyés d'avance par Beaumagnan pour explorer les lieux et préparer l'enlèvement du coffre-fort. Comprends-tu le danger ? Comprends-tu qu'une minute perdue, c'est toute la partie que tu perds ?

      Elle s'obstina rageusement.

      – Je la gagne si Clarisse parle.

      – Elle ne parlera pas pour cette bonne raison qu'elle n'en sait pas davantage.

      – Soit, mais alors parle, toi, puisque tu as eu l'imprudence de me faire un tel aveu. Pourquoi la délivrer ? Pourquoi t'obéir ? Tant que Clarisse est entre les mains de Léonard, je n'ai qu'à vouloir pour t'arracher ce que tu sais.

      Il hocha la tête.

      – Non, dit-il, le danger est écarté, l'orage est loin. Peut-être, en effet, n'aurais-tu qu'à vouloir, mais justement tu ne peux plus vouloir cela. Tu n'en as plus la force.

      Et c'était vrai, Raoul en avait la conviction. Dure, cruelle, « infernale », comme disait Beaumagnan, mais tout de même femme et sujette à des défaillances nerveuses, la Cagliostro faisait le mal par crise plutôt que par volonté – crise de démence où il y avait de l'hystérie et que suivait une sorte de lassitude, de courbature aussi bien morale que physique. Raoul ne doutait pas qu'elle n'en fût là, en cet instant.

      – Allons, Joséphine Balsamo, dit-il, sois logique avec toi-même. Tu as joué ta vie sur cette carte – la conquête de richesses illimitées. Veux-tu renier tous tes efforts au moment où je te les offre, ces richesses ?

      La résistance faiblissait. Joséphine Balsamo objecta :

      – Je me méfie de toi.

      – Ce n'est pas vrai. Tu sais parfaitement que je tiendrai mes promesses. Si tu hésites... Mais tu n'hésites pas. Au fond de toi, ta décision est prise, et c'est la bonne.

      Elle demeura songeuse une ou deux minutes, puis elle eut un geste qui signifiait : « Après tout, je la retrouverai, la petite, et ma vengeance n'est que différée. »

      – Sur le souvenir de ta mère, n'est-ce pas ? dit-elle.

      – Sur le souvenir de ma mère, sur tout ce qui me reste d'honneur et de propreté, je ferai pour toi toute la lumière.

      – Soit, accepta-t-elle. Mais Clarisse et toi, vous n'échangerez pas un seul mot à part.

      – Pas un seul mot. D'ailleurs, je n'ai rien de secret à lui dire. Qu'elle soit libre, je n'ai pas d'autre but.

      Elle ordonna :

      – Léonard, laisse la petite. Quant à lui, détache-le.

      Léonard eut un air de désapprobation. Mais il était trop asservi pour regimber. Il s'éloigna de

      Clarisse, puis il acheva de couper les liens qui retenaient encore Raoul.

      L'attitude de Raoul ne fut pas du tout conforme à la gravité des circonstances. Il se déraidit les jambes, fit faire deux à trois exercices à ses bras, et respira profondément.

      – Ouf ! J'aime mieux ça ! Je n'ai aucune vocation pour jouer les captifs. Délivrer les bons et punir les méchants, voilà ce qui m'intéresse. Tremble, Léonard.

      Il s'approcha de Clarisse et lui dit :

      – Je vous demande pardon de tout ce qui vient de se passer. Cela ne se représentera plus jamais, soyez-en sûre. Désormais, vous êtes sous ma protection. Etes-vous de force à partir ?

      – Oui... oui..., dit-elle. Mais vous ?

      – Oh ! moi, je ne cours aucun risque. L'essentiel, c'est votre salut. Or, j'ai peur que vous ne puissiez pas marcher longtemps.

      – Je n'ai pas à marcher longtemps. Hier mon père m'a conduite chez une de mes amies où il doit me reprendre demain.

      – Près d'ici ?

      – Oui.

      – N'en dites pas davantage, Clarisse. Tout renseignement se retournerait contre vous.

      Il la mena jusqu'à la porte et fit signe à Léonard d'aller ouvrir le cadenas de la barrière. Quand Léonard eut obéi, il reprit :

      – Soyez prudente et ne craignez rien, absolument rien, ni pour vous ni pour moi. Nous nous retrouverons lorsque l'heure aura sonné, et elle ne tardera pas à sonner, quels que soient les obstacles qui nous séparent.

      Il referma la porte derrière elle. Clarisse était sauvée.

      Alors il eut l'aplomb de dire :

      – Quelle adorable créature !


      Par la suite, quand Arsène Lupin racontait cet épisode de sa grande aventure avec Joséphine Balsamo, il ne pouvait s'empêcher de rire :

      « Eh ! oui. Je ris comme je riais à ce moment-là, et je me souviens que, pour la première fois, j'exécutai sur place un de ces petits entrechats qui me servirent bien souvent depuis à illustrer mes victoires les plus difficiles... et celle-ci l'était bigrement, difficile.

      En vérité, j'exultais. Clarisse libre, tout me semblait fini. J'allumai une cigarette, et comme Joséphine Balsamo se plantait devant moi pour me rappeler notre pacte, j'eus l'incorrection de lui souffler ma fumée en plein visage. "Voyou !" mâchonna-t-elle.

      L'épithète que je lui relançai comme une balle fut tout simplement ignoble. Mon excuse, c'est que j'y mis beaucoup plus d'espièglerie que de grossièreté. Et puis... et puis... ai-je besoin d'excuse ? Ai-je besoin d'analyser les sentiments excessifs et contradictoires que m'inspira cette femme ? Je ne me pique pas de faire de la psychologie à son propos, et de m'être conduit comme un gentleman avec elle. Je l'aimais et je la détestais férocement à la fois. Mais depuis qu'elle s'était attaquée à Clarisse, mon dégoût et mon mépris n'avaient plus de limites. Je ne voyais même plus le masque admirable de sa beauté, mais ce qui était en dessous, et c'est à la sorte de bête carnassière, qui m'apparut soudain, que je jetai en pirouettant une abominable injure. »


      Arsène Lupin pouvait rire, après. Tout de même l'instant fut tragique, et il s'en fallut sans doute de peu que la Cagliostro ou Léonard ne l'abattissent d'un coup de feu.

      Elle fit entre ses dents :

      – Ah ! comme je te hais !

      – Pas plus que moi, ricana-t-il.

      – Et tu sais que ce n'est pas fini entre Clarisse et Joséphine Balsamo ?

      – Pas plus qu'entre Clarisse et Raoul d'Andrésy, dit-il, indomptable.

      – Gredin ! murmura-t-elle... tu mériterais...

      – Une balle de revolver... Impossible, ma chérie !

      – Ne me défie pas trop, Raoul !

      – Impossible, te dis-je. Je suis sacré pour toi, actuellement. Je suis le monsieur qui représente un milliard. Supprime-moi, et le milliard passe sous ton joli nez, ô fille de Cagliostro ! C'est dire à quel point tu me respectes ! Chaque cellule de mon cerveau correspond à une pierre précieuse...

      « Une petite balle là-dedans, et tu auras beau implorer les mânes de ton père... bernique ! pas un sou pour la Josette ! Je te le répète, ma petite Joséphine, je suis "tabou" comme on dit en Polynésie. Tabou des pieds à la tête ! Mets-toi à genoux et baise-moi la main, c'est ce que tu as de mieux à faire. »

      Il ouvrit une fenêtre latérale qui donnait sur le clos et soupira :

      – On étouffe ici. Décidément, Léonard sent le renfermé. Tu tiens beaucoup, Joséphine, à ce que ton bourreau garde sa main au fond de sa poche à revolver ?

      Elle frappa du pied.

      – Assez de bêtises ! déclara-t-elle. Tu as posé tes conditions, tu connais les miennes.

      – La bourse ou la vie.

      – Parle, et tout de suite, Raoul.

      – Comme tu es pressée ! D'abord, j'ai fixé un délai de vingt minutes pour être bien sûr que Clarisse soit à l'abri de tes griffes, et nous sommes loin des vingt minutes. En outre...

      – Quoi encore ?

      – En outre comment veux-tu que je déchiffre en cinq sec un problème que l'on s'évertue vainement à résoudre depuis des années et des années ?

      Elle fut abasourdie.

      – Que veux-tu dire ?

      – Rien que de très simple. Je demande un peu de répit.

      – Du répit ? Mais pourquoi ?

      – Pour déchiffrer...

      – Hein ? Tu ne savais donc pas ?...

      – Le mot de l'énigme ? Ma foi, non.

      – Ah ! tu as menti !

      – Pas de gros mots, Joséphine.

      – Tu as menti, puisque tu as juré...

      – Sur la tombe de ma pauvre maman oui, et je ne me dérobe pas. Mais il ne faut pas confondre autour avec alentour. Je n'ai pas juré que je savais la vérité. J'ai juré que je te dirais la vérité.

      – Pour dire, il faut savoir.

      – Pour savoir, il faut réfléchir, et tu ne m'en laisses pas le temps ! Sacrebleu ! un peu de silence... et puis, que Léonard lâche la crosse de son revolver : ça me dérange.

      Plus encore que ses plaisanteries, le ton de persiflage et d'insolence avec lequel il les débitait avait quelque chose d'horripilant pour la Cagliostro.

      Excédée, sentant la vanité de toute menace, elle lui dit :

      – A ton aise ! Je te connais, tu tiendras ton engagement.

      Il s'écria :

      – Ah ! si tu me prends par la douceur... je n'ai jamais pu résister à la douceur... Garçon, de quoi écrire ! Du papier de paille fine, une plume de colibri, le sang d'une mûre noire, et, comme écritoire, l'écorce d'un cédrat, ainsi qu'a dit le poète.

      Il tira de son portefeuille un crayon et une carte de visite sur laquelle quelques mots étaient déjà disposés d'une façon spéciale. Il traça quelques barres pour relier ces mots les uns aux autres. Puis, au verso, il inscrivit la formule latine :

      Ad lapidem currebat olim regina.

      – Quel latin de cuisine ! dit-il à mi-voix. Il me semble qu'à la place des bons moines, j'aurais trouvé mieux, tout en obtenant le même résultat. Enfin, acceptons ce qui est. Donc la reine piquait un galop vers la borne... Regarde ta montre, Joséphine.

      Il ne riait plus. Durant une ou deux minutes peut-être, sa figure fut empreinte de gravité, et ses yeux, comme fixés sur le vide disaient l'effort de la méditation. Il s'aperçut cependant que

      Josine l'observait d'un regard où il y avait une admiration et une confiance illimitées, et il lui sourit distraitement sans rompre le fil de ses idées.

      – Tu vois la vérité, n'est-ce pas ? dit-elle.

      Immobile sous ses liens, le visage tendu par l'anxiété, Beaumagnan écoutait. Est-ce que vraiment le formidable secret allait être divulgué ?

      Il se passa encore une ou deux minutes, tout au plus, dans un silence infini.

      Joséphine Balsamo prononça :

      – Qu'est-ce que tu as, Raoul ? tu sembles tout ému.

      – Oui, oui, très ému, dit-il. Toute cette histoire, ces richesses dissimulées dans une borne, en plein champ, cela déjà ne manque pas d'être assez curieux. Mais ce n'est rien, Josine, ce n'est rien à côté de l'idée même qui domine cette histoire. Tu ne peux pas t'imaginer comme c'est étrange... et comme c'est beau !... Quelle poésie et quelle naïveté !

      Il se tut ; puis, au bout d'un instant, il affirma sentencieusement :

      – Josine, les moines du Moyen Age étaient des gourdes.

      Et, se levant :

      – Mon Dieu ! oui, de pieux personnages, mais, je le répète au risque de te blesser dans tes convictions, des gourdes ! Voyons, quoi ! si un grand financier s'avisait de protéger son coffre-fort en écrivant dessus : « Défense d'ouvrir » on le traiterait de gourde, n'est-ce pas ? Eh bien le procédé qu'ils ont choisi pour garantir leurs richesses est à peu près aussi ingénu.

      Elle chuchota :

      – Non... non... ce n'est pas croyable !... tu n'as pas deviné !... tu te trompes !...

      – Des gourdes aussi, tous ceux qui ont cherché depuis et qui n'ont rien trouvé. Des gens aveugles ! Des esprits bornés ! Comment ! toi, Léonard, Godefroy d'Etigues, Beaumagnan, ses amis, toute la Société de Jésus, l'archevêque de Rouen, vous aviez sous les yeux ces cinq mots, et cela n'a pas suffi ! Sapristi ! un enfant de l'école primaire résout des problèmes autrement difficiles.

      Elle objecta :

      – D'abord il s'agissait d'un mot et non de cinq.

      – Mais il y est, le mot, sacrebleu ! Quand je t'ai dit tout à l'heure que la possession du coffret avait dû révéler ce mot indispensable à Beaumagnan et au baron, c'était pour t'effrayer et pour te faire lâcher prise ! Car ces messieurs n'y ont vu que du feu. Mais le mot indispensable, il y est ! Il est là, mêlé aux cinq mots latins ! Au lieu de pâlir comme vous l'avez tous fait sur cette vague formule, il fallait tout bêtement, la lire, assembler les cinq premières lettres, et s'occuper du mot composé par ces cinq initiales.

      Elle dit à voix basse :

      – Nous y avons pensé... le mot Alcor, n'est-ce pas ?

      – Oui, le mot Alcor.

      – Eh bien ! quoi ?

      – Comment quoi ? Mais il contient tout ce mot ! Sais-tu ce qu'il signifie ?

      – C'est un mot arabe qui signifie « épreuve ».

      – Et dont les Arabes et dont tous les peuples se servent pour désigner quoi ?

      – Une étoile.

      – Quelle étoile ?

      – Une étoile qui fait partie de la constellation de la Grande Ourse. Mais cela n'a pas d'importance. Quelle relation peut-il y avoir ?...

      Raoul eut un sourire de pitié.

      – Evidemment, n'est-ce pas ? le nom d'une étoile ne peut avoir aucun rapport avec l'emplacement d'une borne champêtre. On se tient ce raisonnement stupide, et l'effort s'arrête de ce côté. Malheureuse ! Mais c'est justement cela qui m'a frappé, moi, quand j'ai tiré le mot Alcor des cinq initiales de l'inscription latine ! Maître du mot-talisman, du mot magique, et, d'autre part, ayant remarqué que toute l'aventure tournait autour du nombre sept (sept abbayes, sept moines, sept branches au chandelier, sept pierres de couleur enchâssées dans sept bagues) aussitôt, tu entends, aussitôt, par une sorte de mouvement réflexe de mon esprit, j'ai noté que l'étoile Alcor appartenait à la constellation de la Grande Ourse. Et le problème était résolu.

      – Résolu ?... Comment !

      – Mais, nom d'un chien ! parce que la constellation de la Grande Ourse est justement formée par sept étoiles principales ! Sept ! toujours le nombre sept ! Commences-tu à voir la relation ? Et dois-je te rappeler que si les Arabes ont choisi, et si les astronomes, depuis, ont accepté cette désignation d'Alcor, c'est parce que cette toute petite étoile, étant à peine visible, sert comme épreuve, tu entends ? comme épreuve, pour spécifier que telle personne a bonne vue puisqu'elle peut la distinguer à l'œil nu. Alcor, c'est ce qu'il faut voir, ce qu'on cherche, la chose dissimulée, le trésor caché, la borne invisible où l'on glisse les pierres précieuses, c'est le coffre-fort.

      Josine murmura, toute fiévreuse à l'approche de la grande révélation :

      – Je ne comprends pas.

      Raoul avait tourné sa chaise de façon à se poster entre Léonard et la fenêtre qu'il avait ouverte avec l'intention bien nette de s'enfuir à la seconde même où il le faudrait et, tout en parlant, il surveillait attentivement Léonard qui, lui, gardait sa main obstinément enfouie dans sa poche.

      – Tu vas comprendre, dit-il. C'est tellement clair. De l'eau de roche. Regarde.

      Il montra la carte de visite qu'il tenait entre ses doigts.

      – Regarde. Elle ne me quitte pas depuis des semaines. Dès le début de nos recherches, j'avais relevé sur un atlas la position exacte des sept abbayes dont j'avais inscrit les sept noms sur cette carte. Les voilà, toutes les sept, aux sept emplacements qu'elles occupent les unes à l'égard des autres. Or il m'a suffi, tout à l'heure, dès que j'ai connu le mot, de réunir les sept points par des lignes pour aboutir à cette constatation inouïe, Josine, miraculeuse, colossale, et pourtant très naturelle, que la figure ainsi formée représente exactement la Grande Ourse. Saisis-tu bien l'étonnante réalité ? Les sept abbayes du pays de Caux, les sept abbayes primordiales où convergeaient les richesses de la France chrétienne, étaient disposées comme les sept étoiles principales de la Grande-Ourse ! Aucune erreur à ce propos. Qu'on prenne un atlas et qu'on fasse le décalque : c'est le dessin cabalistique de la Grande Ourse.

Les sept abbayes du pays de Caux reflétant la Grande Ourse


      « Dès lors la vérité s'imposait aussitôt. A l'endroit même où Alcor se trouve sur la figure céleste, la borne doit fatalement se trouver sur la figure terrestre. Et puisque Alcor se trouve, dans le ciel, un peu à droite et au-dessous de l'étoile située au milieu de la queue de la Grande Ourse, la borne doit fatalement se trouver un peu à droite et au-dessous de l'abbaye qui correspond à cette étoile, c'est-à-dire un peu à droite, et au-dessous de l'abbaye de Jumièges, jadis la plus puissante et la plus riche des abbayes normandes. C'est inévitable, mathématique. La borne est là et pas ailleurs.

      Et tout de suite, comment ne pas songer : 1° que justement, un peu au sud et un peu à l'est de Jumièges, à une petite lieue de distance, il existe, au hameau de Mesnil-sous-Jumièges, tout près de la Seine, les vestiges du manoir d'Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII ; 2° que l'abbaye communiquait avec le manoir par un souterrain dont on aperçoit encore l'orifice ? Conclusion : la borne légendaire se trouve près du manoir d'Agnès Sorel, à côté de la Seine, et la légende veut sans doute que la maîtresse du roi, sa reine d'amour, courût vers cette borne, dont elle ignorait le précieux contenu, pour s'y asseoir et pour regarder la barque royale glisser sur le vieux fleuve normand. »

      « Ad lapidem currebat olim regina. »

      Un grand silence unissait Raoul d'Andrésy et Joséphine Balsamo. Le voile était levé. La lumière chassait les ténèbres. Entre eux, il semblait que toute haine fût apaisée. Il y avait trêve aux conflits implacables qui les divisaient, et plus rien ne demeurait que l'étonnement de pénétrer ainsi dans les régions interdites du passé mystérieux que le temps et l'espace défendaient contre la curiosité des hommes.

      Assis près de Josine, les yeux fixés à l'image qu'il avait dessinée, Raoul continua sourdement, avec une exaltation contenue :

      – Oui, très imprudents, ces moines qui confiaient un tel secret à la garde d'un mot si transparent ! Mais quels poètes, ingénus et charmants ! Quelle jolie pensée d'associer à leurs biens terrestres le ciel lui-même ! Grands contemplateurs, grands astronomes comme leurs ancêtres de Chaldée, ils prenaient leurs inspirations là-haut ; le cours des astres réglait leur existence, et c'était aux constellations qu'ils demandaient précisément de veiller à leurs trésors. Qui sait même si le lieu de leurs sept abbayes ne fut pas choisi au préalable pour reproduire sur le sol normand la figure gigantesque de la Grande Ourse ?... Qui sait...

      L'effusion lyrique de Raoul était évidemment fort justifiée, mais il ne put la pousser jusqu'au bout. S'il se méfiait de Léonard, il avait oublié Joséphine Balsamo. Brusquement, celle-ci lui frappa le crâne d'un coup de son casse-tête.

      C'était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait, quoique la Cagliostro fût coutumière de ces sortes d'attaques sournoises. Etourdi, il se plia en deux sur sa chaise, puis tomba à genoux, puis se coucha tout de son long.

      Il bégayait, d'une voix incohérente :

      – C'est vrai... parbleu !... je n'étais plus « tabou »...

      Il dit encore, avec ce ricanement de gamin qu'il tenait sans doute de son père Théophraste Lupin, il dit encore :

      – La gredine !... même pas de respect pour le génie !... Ah ! sauvage, t'as donc un caillou en guise de cœur ?... Tant pis pour toi, Joséphine, nous aurions partagé le trésor. Je le garderai tout entier.

      Et il perdit connaissance.




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