II Le cirque Dorothée
Le château, situé non loin de Domfront, dans la partie la plus âpre du pittoresque département de l'Orne, n'a pris le nom de Roborey qu'au cours du XVIIIème siècle. Jadis il s'appelait château de Chagny comme le village qui s'était groupé tout contre lui. La grand'place du village n'est en effet qu'un prolongement de la cour seigneuriale. Les grilles étant ouvertes, les deux espaces forment une esplanade construite sur les anciens fossés, où l'on descend à droite et à gauche, par des pentes escarpées. La cour intérieure, circulaire, et bordée de deux parapets qui courent jusqu'aux bâtiments, est ornée d'une belle fontaine ancienne à dauphins et à sirènes, et d'un cadran solaire dressé sur une rocaille de fort mauvais goût.
Le cirque Dorothée traversa le village, musique en tête, c'est-à-dire que
Castor et Pollux s'époumonaient à tirer de deux trompettes tout ce qu'elles pouvaient rendre de fausses notes.
Saint-Quentin avait revêtu
un pourpoint de satin noir et portait sur l'épaule le trident qui tient en respect les bêtes fauves, et une pancarte qui annonçait la représentation pour trois heures.
Dorothée, debout sur le plafond de la roulotte, conduisait Pie-Borgne à quatre guides, avec autant de majesté
que si elle e ût dirigé un carrosse royal.
L'esplanade était déjà encombrée
par une dizaine de voitures, près desquelles les forains montaient vivement
leurs baraques de toile ou leurs installations de
jeux, balançoires,
chevaux de
bois, etc.
Le cirque, lui, ne fit aucun préparatif. La directrice
s'en alla jusqu'à la mairie pour le visa de la carte d'identité
professionnelle, tandis que
Saint-Quentin dételait Pie-Borgne, et que les deux musiciens, changeant de profession, s'occupaient de la cuisine.
Le capitaine dormait toujours.
Vers midi, la foule commença d'affluer, venue de
tous les villages voisins.
Saint-Quentin,
Castor et Pollux faisaient la sieste près de la roulotte. Dorothée, après le repas, s'en était
allée de nouveau, descendait dans le
ravin, examinait l'excavation de la dalle, remontait, se mêlait aux groupes de paysans, et se faufilait dans les
jardins, aux abords du château, et partout où il était
permis de se promener.
« Alors ? lui dit
Saint-Quentin, à son retour, ton enquête ?... »
Elle semblait soucieuse et, lentement, elle expliqua :
« Le château, inhabité depuis longtemps, appartient à la famille de Chagny-Roborey dont le dernier représentant, le comte
Octave, gentilhomme d'une quarantaine d'années, s'est marié,
il y a douze ans, avec une femme extrêmement riche. Après la guerre, le comte et la comtesse ont restauré et modernisé le château.
Hier soir, on pendait la crémaillère en présence de nombreux
invités qui sont repartis dans la soirée. Aujourd'hui, c'est l'inauguration
populaire.
Et pour ce nom même de Roborey, tu n'as rien
appris ?
Rien. J'ignore toujours pourquoi mon père l'a prononcé.
De sorte que nous partons aussitôt après
la représentation ? fit
Saint-Quentin qui avait hâte de s'en aller.
Je ne sais pas... on verra... J'ai constaté
certaines choses bizarres...
Qui ont rapport à ton père ?
Non, dit-elle, avec hésitation... non...
aucun rapport... Cependant j'aimerais bien y voir clair. Quand il y a des ténèbres
quelque part, on ne sait jamais ce qu'elles dissimulent... et je voudrais...
»
Elle resta longtemps pensive et, à la fin, reprit d'une voix sérieuse, en regardant
Saint-Quentin bien en face :
« Ecoute, tu as confiance en moi, n'est-ce pas ?
Tu sais que je suis très raisonnable au fond... et très prudente. Tu sais que j'ai une certaine intuition... et de bons yeux qui voient ce que
tout le monde ne voit pas... or je sens nettement que je dois rester ici.
A cause de ce nom de Roborey ?
A cause de cela, et pour d'autres motifs, qui m'obligeront
peut-être à prendre, selon les circonstances, des résolutions
inattendues... dangereuses. A ce moment-là,
Saint-Quentin, il faut me
suivre... hardiment.
Parle donc, Dorothée. Qu'y a-t-il ?
Rien... rien... un mot cependant... L'homme qui
t'a visé ce matin, l'homme à la blouse, est ici.
Hein ? Que dis-tu ? Il est ici ? Tu l'as vu ? Avec
les gendarmes ? »
Elle sourit :
«
Pas encore. Mais ça peut venir. Où
as-tu mis les boucles ?
Au fond de la corbeille, dans une petite boîte en carton fermée par un caoutchouc.
Bien. Sitôt la représentation finie, dépose-les dans un massif de rhododendrons entre la grille et les remises.
S'est-on aperçu de leur disparition ?
Pas encore, affirma Dorothée. D'après
tes indications, je crois que le coffre-fort se trouve dans le boudoir de la
comtesse de
Chagny. Or, j'ai entendu parler entre elles les femmes de
chambre
de la comtesse, et il n'était nullement question de vol. »
Elle ajouta :
« Tiens, voici les personnes du château devant
le tir. C'est bien cette jolie
dame blonde, qui a grand
air ?
Oui. Je la reconnais.
Une femme excessivement bonne à ce que prétendent
les domestiques, généreuse, auprès de qui les malheureux
ont toujours accès. On l'aime beaucoup autour d'elle plus que
son mari, qui, paraît-il, est peu sympathique.
Lequel est-ce ? Ils sont trois.
Le plus gros tout en gris avec un
ventre gonflé d'importance. Tiens, il prend une carabine. Les deux qui
sont de chaque côté de la comtesse sont des parents éloignés. Le grand, avec une barbe un peu grise qui monte jusqu'à ses lunettes d'écaille, est au château depuis un mois. L'autre, le plus jeune, en velours de chasse et en guêtres, est arrivé hier.
Mais ils ont l'
air de te connaître tous les deux ?
Oui. Nous avons causé déjà. Le barbu est même très empressé. »
Saint-Quentin eut un geste d'indignation qu'elle réprima
aussitôt :
« Du calme,
Saint-Quentin. Et approchons-nous. La
bataille commence. »
La foule se massait derrière la baraque pour assister
aux exploits du châtelain, dont on connaissait l'adresse. Les douze balles
qu'il tira entourèrent le centre du carton, ce qui provoqua des applaudissements. Le comte protesta avec une fausse modestie :
« Non, non... c'est mauvais.
Pas une mouche.
Défaut d'habitude », fit une voix près de lui.
Dorothée s'était glissée au premier
rang, et elle avait dit cela d'un petit ton de connaisseur qui fit rire les
assistants. Le gentilhomme barbu la présenta au comte et à la
comtesse.
« Mlle Dorothée, la directrice du cirque.
»
La comtesse
Octave salua. Le comte plaisanta :
« Est-ce comme directrice de cirque que mademoiselle
juge un carton ?
Comme amateur.
Ah ! mademoiselle tire aussi ?
A l'occasion.
Sur les jaguars ?
Non, sur les têtes de pipe.
Et mademoiselle ne manque pas son coup ?
Jamais.
A condition, bien entendu, d'avoir une arme de premier
choix ?
Nullement. Un bon tireur se sert de n'importe quoi
qui lui tombe sous la main... même d'une mécanique hors d'usage
comme celle-ci. »
Elle empoigna la
crosse d'un vieux pistolet, se fit donner
six cartouches, et visa le carton déchiqueté par le comte de
Chagny.
La première balle fit mouche. La seconde écorna
le cercle noir. La troisième fit mouche.
Le comte était stupéfait.
« C'est prodigieux !... Elle ne prend même
pas la peine de viser... Qu'en dites-vous, d'Estreicher ? »
Enthousiasmé, celui que Dorothée appelait
le gentilhomme barbu s'écria :
« Inouï ! Fantastique ! Mademoiselle, vous pourriez
faire fortune... »
Sans répondre, avec ses trois autres balles, elle
cassa deux tuyaux de pipe et abattit une coquille d'uf qui dansait à l'extrémité d'un jet d'
eau.
Et tout de suite, écartant ses admirateurs, apostrophant
la foule ébahie, elle déclara :
« Mesdames et messieurs, c'est pour avoir l'honneur
de vous dire que la représentation du cirque Dorothée continue.
Après les exercices de tir, les visions chorégraphiques, et puis
les manuvres de
force, d'adresse, de voltige, à pied, à
cheval, sur la terre et dans l'
air.
Feu d'artifice, régates, courses d'autos, combats de taureaux, attaques de chemin de fer, tout y passera. On
commence, messieurs et
dames. »
A partir de ce moment, Dorothée ne fut plus que
mouvement,
exubérance et gaîté.
Saint-Quentin avait tracé, devant la petite porte de la roulotte, un cercle assez large marqué par
une corde que soutenaient des piquets de fer. Autour de cette arène où
des chaises étaient réservées aux châtelains, on
s'entassa, sur des bancs, sur des échelles, sur ce qu'on put trouver
aux environs.
Et Dorothée dansa. Sur une corde d'abord, tendue entre deux poteaux. Elle bondissait, comme un volant que la raquette re çoit
et renvoie plus haut encore. Ou bien, elle se couchait et se balançait
comme sur un hamac, marchait en avant et en arrière, se retournait, saluait
à droite et à gauche. Puis elle sauta à terre et se mit
à danser.
Mélange extraordinaire de toutes les danses, où
rien ne semblait étudié ni volontaire, où tous les gestes
et toutes les attitudes paraissaient inconscients et comme provoqués
par une suite d'inspirations soudaines.
Tour à tour, elle fut la dancing
girl de Londres, l'Espagnole armée de castagnettes, la Russe qui tournoie et qui bondit, ou, dans les bras de
Saint-Quentin, la fille de bar qui danse
un tango lent et sauvage.
Et, chaque fois, il lui suffisait d'un mouvement, de presque
rien qui déplaçait son châle ou modifiait sa coiffure, pour
être des pieds à la tête Espagnole ou Russe, Anglaise ou
Argentine. Et c'était toujours une vision incomparable de grâce, de charme, de
jeunesse harmonieuse et saine, de volupté et de pudeur, de joie excessive et mesurée.
Castor et Pollux, penchés sur un vieux tambour,
faisaient avec leurs doigts un accompagnement de mélopée sourde. Sans un mot, sans un cri, le public regardait et admirait, déconcerté
par tant de fantaisie et par la diversité des images qui passaient devant
lui. A l'instant même où il la considérait comme une gamine en train d'exécuter des pirouettes, elle lui apparaissait tout à
coup sous l'aspect d'une
dame à jupe longue, qui manie l'éventail
et danse le menuet. Etait-ce une
enfant ? Une femme ? Avait-elle moins de quinze ans, ou plus de vingt ans ?
Elle coupa court aux applaudissements qui éclatèrent
soudain dès qu'elle s'arrêta, en sautant sur le toit de la roulotte, et en ordonnant d'un geste impérieux :
« Silence ! Le capitaine s'éveille. »
Il y avait, derrière le siège, un long panier
étroit, en forme de guérite fermée. Le soulevant à
moitié par un bout, elle entrouvrit le couvercle et s'écria :
« Eh bien, capitaine
Montfaucon, on a bien dormi
? Dites donc, capitaine, nous sommes un peu en retard pour nos exercices. A
l'amende, capitaine ! »
Elle ouvrit tout à fait, dressa le panier, et l'on
aperçut, dans une sorte de berceau confortable, un bambin de sept ou
huit ans, aux boucles blondes, aux joues écarlates, et qui bâillait démesurément. A peine éveillé, il tendit les mains
à Dorothée qui le serra contre elle et l'embrassa de toute sa
tendresse.
«
Baron de
Saint-Quentin, appela-t-elle, je vous
passe le capitaine. Sa tartine est prête ? Alors la séance continue avec le capitaine
Montfaucon dans ses exercices. »
Le capitaine
Montfaucon était le comique de la troupe.
Vêtu d'un vieil uniforme américain, il avait une veste qui traînait
à terre et un pantalon en tire-bouchon dont le bas était relevé
jusqu'aux genoux, et cela lui composait un costume si incommode qu'il ne pouvait
pas faire dix pas sans tomber tout de son long. Le comique du capitaine
Montfaucon
provenait de ces chutes ininterrompues, et de l'
air impassible avec lequel il
se relevait. Lorsque, muni d'un fouet, cramponné de l'autre main à
sa tartine, les joues barbouillées de
confiture, il présenta Pie-Borgne en
liberté, ce ne fut qu'un éclat de rire.
« Changez de pied, commandait-il. Pivotez... Dansez
la polka. Debout, Pie-Borne (il ne pouvait prononcer Borgne). Et maintenant, le pas « espagnol ». Bien, Pie-Borne... Parfait. »
Pie-Borgne, promue à la dignité de
cheval
de cirque, trottinait en cercle, sans se soucier des ordres du capitaine, lequel
d'ailleurs, trébuchant, tombant, se relevant, ramassant sa tartine, ne
se souciait guère d'être obéi. Et c'était si drôle, le flegme du petit bonhomme et le manège imperturbable de la bête,
que Dorothée riait d'un rire qui redoublait la gaîté des
spectateurs. On voyait que la jeune fille, malgré la répétition
sans doute quotidienne de ce spectacle, s'en amusait toujours avec autant de
bonne humeur.
« Très bien ! capitaine, lui criait-elle pour
l'encourager... A merveille !... Et maintenant, capitaine, nous allons jouer
l'enlèvement de la gitane, drame en quatre tours de piste.
Baron de
Saint-Quentin, c'est vous l'
infâme ravisseur. »
L'
infâme ravisseur la saisit en poussant des hurlements, l'étendit sur Pie-Borgne, l'y attacha, et enfourcha lui-même la
bête, qui, pliant sous le fardeau, repartit à pas comptés, tandis que le
baron de
Saint-Quentin criait :
« Au galop ! Ventre à terre ! »
Et que le capitaine, tranquillement, armait un petit jouet d'
enfant et le braquait sur l'
infâme ravisseur.
La capsule claqua.
Saint-Quentin dégringola, et
la gitane, transportée de reconnaissance pour son sauveur, le couvrit de baisers.
Il y eut d'autres scènes auxquelles
Castor et Pollux
prirent part. Toutes procédaient de ce même
esprit de charge. Toutes
étaient la caricature, vraiment bouffonne, de ce qui nous divertit ou
nous captive, et révélaient une imagination vive, une observation
primesautière, un sens du pittoresque et du ridicule.
« Capitaine
Montfaucon, prenez un sac et faites la
quête.
Castor et Pollux, un roulement de tambour afin d'accompagner le
bruit de l'or qui cascade.
Baron de
Saint-Quentin,
beware of pick-pockets
! »
Le capitaine traîna parmi la foule un énorme
sac où s'engouffraient les sous et les billets crasseux et, du haut de la roulotte, Dorothée prononça des paroles d'adieu :
« Merci et merci encore, agriculteurs et citadins
! C'est avec regret que nous quittons votre généreuse localité. Mais avant de partir, nous tenons à vous apprendre que Mlle Dorothée
(elle salua) n'est pas seulement une directrice de cirque et une exhibitionniste
de premier ordre. Mlle Dorothée (elle salua) fait preuve également du mérite le plus rare dans le domaine de la clairvoyance et de la suprasensibilité. Les lignes de la main, les cartes, le marc de café, la graphologie et
l'astrologie n'ont pas de secrets pour elle. Elle dissipe les ténèbres.
Elle déchiffre les
énigmes. Avec sa baguette magique, elle fait
jaillir les sources invisibles et, en particulier, elle découvre dans
les endroits les plus insondables, sous les pierres des vieux châteaux, et au fond d'
oubliettes inconnues, des trésors fantastiques dont personne
ne soupçonnait l'existence. A bon entendeur, salut ! C'est pour avoir
l'honneur de vous remercier. »
Elle descendit rapidement. Déjà les trois
garçons emballaient les accessoires.
Saint-Quentin s'approcha.
« Nous filons, hein ! et presto ! Les gendarmes ne
m'ont pas quitté de l'il. »
Elle répondit :
« Tu n'as donc pas écouté la fin de
mon speech ?
Et après ?
Après ? Eh bien ! les consultations vont
commencer. Dorothée, voyante extra lucide... Tiens, voici des clients... Le gentilhomme et le type en velours... Il me plaît, le type en velours. Il est très poli, et il a des guêtres en cuir fauve qui n'ont aucune
prétention. Un gentleman-farmer accompli. »
Le gentilhomme barbu était hors de lui. Il couvrit
la jeune fille de compliments excessifs, tout en la dévisageant d'une
façon gênante, se présenta : « Maxime d'Estreicher
», présenta son
compagnon « Raoul Davernoie », et, enfin, invita Dorothée, de la part de la comtesse
Octave, à prendre le thé.
Seule ? demanda-t-elle.
Certes non, protesta Raoul Davernoie qui s'inclina
avec courtoisie. Notre cousine tient à féliciter tous vos camarades.
C'est entendu, mademoiselle ? »
Dorothée promit. Le temps de faire un peu de toilette, et elle se rendrait au château.
« Non, non, pas de toilette ! s'écria d'Estreicher. Telle que vous êtes... Ce costume un peu débraillé vous
va à ravir. Ce que vous êtes jolie comme ça ! »
Dorothée rougit, et d'un ton sec :
«
Pas de compliments, monsieur, je vous en prie.
Ce n'est pas un compliment, mademoiselle, dit-il
avec une nuance d'ironie, c'est l'
hommage naturel que l'on doit à la
beauté. »
Il s'éloigna, entraînant Raoul Davernoie.
«
Saint-Quentin, murmura Dorothée, qui les
suivait du regard, méfie-toi de ce monsieur-là.
Pourquoi ?
C'est l'homme à la blouse qui, ce matin, a failli te descendre d'un coup de fusil. »
Saint-Quentin chancela, comme s'il avait re çu le
coup de fusil.
« Tu es sûre ?
A peu près. C'est la même façon
de marcher, en traînant un peu la jambe droite. »
Il marmotta :
« Il m'a reconnu ?
Je le crois. Dès qu'il t'a vu gambader pendant
la représentation, il s'est souvenu du diable noir qui faisait l'acrobate
contre la paroi de la falaise. Et, de toi, il a passé à moi, qui
lui avais rabattu sa dalle sur la tête. J'ai vu tout cela dans ses yeux, et dans son attitude, cet après-midi. Rien que sa manière de me
parler... d'un petit
air goguenard. »
Saint-Quentin s'exaspéra :
« Et nous ne partons pas ! Tu oses rester !
J'ose.
Mais cet homme ?
Il ne sait pas que je l'ai démasqué, et tant qu'il ne le saura pas...
De sorte que tes intentions ?...
Très nettes. Leur dire la bonne aventure, les amuser et les intriguer.
Dans quel but ?
Dans le but de les faire parler à leur tour.
Sur quoi ?
Sur ce que je veux savoir.
Mais, à quel sujet ?
Je n'en sais rien. C'est à eux de me l'apprendre.
Et si on découvre le vol ? Si on nous interroge
?
Saint-Quentin, prends le fusil de
bois du capitaine,
monte la garde devant la roulotte, et, lorsque les gendarmes approcheront, tire
dessus, mon vieux ! »
Sa toilette achevée, elle emmena
Saint-Quentin vers
le château, tout en lui faisant raconter tous les détails de son
expédition nocturne. Derrière eux marchaient
Castor et Pollux, puis le capitaine, qui tirait par une ficelle un petit chariot d'
enfant encombré
de colis minuscules.
On leur fit fête dans le grand salon du château. La comtesse, qui était bien, ainsi que Dorothée l'avait dit, une
femme aimable et douce autant que jolie et séduisante, bourra les
enfants de friandises, et se montra pleine de prévenances envers la jeune fille.
Celle-ci ne semblait pas plus embarrassée près de ses hôtes
qu'elle ne l'était sur sa roulotte. Elle avait simplement caché
sa jupe courte et son corsage sous un grand châle noir serré à la taille par une ceinture. L'aisance de ses manières, la distinction
de sa voix, son langage correct auquel, parfois, un terme d'argot ajoutait de la saveur, son allégresse, l'intelligence de ses yeux brillants, tout
émerveillait la comtesse et ravissait les trois hommes.
« Mademoiselle, s'écria d'Estreicher, si vous
prédisez l'avenir, je puis vous assurer que, moi aussi, j'y vois clair, et que votre fortune est certaine. Ah ! si vous vouliez vous en remettre à
moi et que je vous pilote à
Paris ! J'ai des relations dans tous les
mondes, et je vous garantis le succès. »
Elle hocha la tête :
« Je n'ai besoin de personne.
Mademoiselle, dit-il, avouez que je ne vous suis
pas sympathique.
Ni sympathique ni antipathique. Je ne vous connais
pas.
Si vous me connaissiez, vous auriez confiance en
moi.
Je ne crois pas, dit-elle.
Pourquoi ? »
Elle lui prit la main, la retourna, se pencha sur la paume
ouverte, et, tout en l'examinant, articula :
« Débauche...
Esprit de lucre...
Pas de conscience...
Mais je proteste, mademoiselle ! pas de conscience,
moi ! Moi qui suis plein de
scrupules !
Votre main dit le contraire, monsieur.
Dit-elle aussi que je n'ai pas de chance ?
Aucune.
Comment ! Je ne serai jamais riche ?
Je le crains.
Bigre !... Et ma mort ? Lointaine ?
Pas trop.
Une mort douloureuse ?
Quelques secondes.
Donc un accident ?
Oui.
De quelle sorte ? »
Elle désigna du doigt :
« Regardez ici, au bas de l'index.
Qu'y a-t-il ?
Une potence. »
Il y eut un accès de rire. D'Estreicher était
enchanté et le comte
Octave applaudit.
« Bravo, mademoiselle, la potence pour ce vieux libertin,
il faut vraiment que vous ayez le don de double
vue. Aussi je n'hésiterai
pas... »
Il consulta sa femme du regard, et continua :
« Aussi je n'hésiterai pas à vous dire...
A me dire, acheva Dorothée malicieusement, les raisons pour lesquelles vous m'avez convoquée. »
Le comte protesta :
« Mais pas du tout, mademoiselle. En vous invitant,
nous avions seulement le désir de vous voir.
Et peut-être un peu le désir de faire appel à mes talents de sorcière. »
La comtesse
Octave intervint :
« Eh bien, oui, mademoiselle, votre annonce finale a éveillé notre curiosité. Je vous avouerai d'ailleurs
que nous ne croyons guère à ces choses-là, et que c'est
plutôt par curiosité que nous voudrions vous poser quelques questions.
Si vous ne croyez pas à mes petits talents,
madame, nous les laisserons de côté, et je ferai quand même en sorte que votre curiosité soit satisfaite.
Par quel moyen ?
En réfléchissant tout simplement à
vos paroles.
Comment ! fit la comtesse, pas de passes magnétiques
? pas de sommeil hypnotique ?
Non, madame, du moins pour l'instant. Plus tard,
nous verrons. »
Ne gardant que
Saint-Quentin auprès d'elle, Dorothée enjoignit aux
enfants de jouer dehors. Puis elle s'assit et dit :
« Je vous écoute, madame.
Comme ça ? sans plus de manières ?
Sans plus de manières.
Voici, mademoiselle. »
Et la comtesse prononça, d'un ton de légèreté
qui n'était peut-être pas absolument sincère :
« Voici. Vous avez parlé, mademoiselle, d'
oubliettes
inconnues, de vieilles pierres et de trésors cachés. Or, le château
de Roborey date de plusieurs siècles, il a sans doute été le théâtre d'aventures et de drames, et cela nous amuserait de
savoir si quelqu'un de ses habitants n'aurait pas laissé, par hasard, dans un petit coin, un de ces trésors
fabuleux auxquels vous faisiez
allusion. »
Dorothée garda le silence assez longtemps, puis
elle dit :
« Je réponds toujours avec d'autant plus de
précision que l'on me témoigne plus de confiance. Si l'on y met des réserves, si la question n'est pas faite comme elle doit l'être...
Quelles réserves ? Je vous assure, mademoiselle...
»
La jeune fille insista :
« Vous m'avez interrogée, madame, comme si
vous cédiez à une curiosité soudaine, ne reposant, pour
ainsi dire, sur aucune base réelle. Or, vous savez comme moi que des
fouilles ont été faites dans le château.
Cela est fort possible, dit le comte
Octave, mais, en ce cas, cela remonterait à des dizaines d'années, du temps de mon père ou de mon grand-père.
Ce sont des fouilles récentes, affirma Dorothée.
Mais nous n'habitons le château que depuis
un mois !
Il ne s'agit pas de mois, mais de quelques journées...
de quelques heures... »
Vivement la comtesse déclara :
« Je vous certifie, mademoiselle, que nous n'avons
pas fait la moindre recherche.
C'est alors que les recherches ont été
faites par d'autres que par vous.
Par qui ? Et dans quelles conditions ? Et à
quel endroit ? »
Un nouveau silence, et Dorothée reprit :
« Vous m'excuserez, madame, si je me suis occupée
d'affaires qui ne semblent pas me concerner. C'est un de mes défauts.
Saint-Quentin me le dit souvent : « Avec ta manie de fouiner et de te
faufiler partout, tu t'attireras des désagréments. » Toujours
est-il qu'en arrivant ici, comme nous devions attendre l'heure de la représentation,
je me suis promenée, j'ai flâné de droite et de gauche,
j'ai observé et, en fin de compte, j'ai fait un certain nombre de remarques
qui, je m'en aperçois, ont quelque importance. Ainsi... »
Le comte et ses invités se regardèrent, avides de l'entendre. Elle poursuivit :
Ainsi, en examinant, et en admirant la belle fontaine ancienne qui se trouve dans la cour d'honneur, j'ai pu constater que, tout autour, des coupures ont été pratiquées sous le bassin de marbre
qui recueille les
eaux. L'exploration a-t-elle été fructueuse
? Je l'ignore. En tout cas, les terres ont été remises en place avec soin, mais pas assez bien cependant pour qu'on ne puisse voir le gonflement du sol. »
Le comte et ses invités se regardèrent encore avec étonnement. L'un d'eux objecta :
« Peut-être a-t-on réparé le
bassin ?... ou construit des canalisations ?...
Non, dit la comtesse d'un ton péremptoire,
on n'a pas touché à cette fontaine. Et, sans doute, mademoiselle a relevé d'autres traces de même nature, n'est-ce pas ?
Oui, déclara Dorothée, le même travail a été effectué un peu plus loin, au-dessous du piédestal de rocaille qui soutient le cadran solaire. Là, en outre, on a opéré des sondages à travers ces rocailles. Une tige de fer a été cassée. Elle y est encore.
Mais pourquoi ? s'écria la comtesse avec agitation. Pourquoi ces deux endroits plutôt que d'autres ? Que cherche-t-on ? Que veut-on ? Avez-vous un indice ? »
La réponse ne se fit pas attendre, et Dorothée la formula lentement, comme pour bien montrer que c'était là le point essentiel de son enquête :
« Le motif de ces investigations est inscrit dans le marbre de la fontaine. Vous la voyez d'ici ? Des sirènes entourent une colonne à
chapiteau, n'est-ce pas ? Eh bien, l'une des faces de ce
chapiteau porte des lettres... des lettres presque effacées...
Mais nous ne les avons jamais
vues ! s'écria la comtesse.
Elles existent, affirma la jeune fille. Elles sont usées et se confondent avec les cicatrices du marbre. Cependant, il y a un mot... un mot tout entier... qu'on peut reconstituer, et qu'on
lit aisément dès qu'il vous est apparu.
Lequel ?
Le mot :
Fortuna. »
Les trois syllabes se prolongèrent dans un silence stupéfait. Le comte les répéta, entre ses dents, le regard fixé sur Dorothée, qui reprit :
« Oui, le mot
Fortuna. Et ce mot, on le retrouve aussi sur la colonne du cadran solaire. Plus effacé encore, au point qu'on le devine plutôt qu'on ne le
lit. Mais il y est bien. Chaque lettre est à sa place.
Aucun doute possible. »
Le comte n'avait pas attendu qu'elle e ût fini de parler. Déjà il était dehors, et, par les fenêtres ouvertes, on le voyait courir vers la fontaine. Il n'y jeta qu'un coup d'il, passa devant le cadran, et revint en hâte.
« Tout ce que dit mademoiselle est l'exacte vérité. On a fouillé aux deux endroits... et le mot
Fortuna, que j'ai vu aussitôt et que je n'avais jamais discerné, donne la raison des fouilles... On a cherché... et on a trouvé peut-être...
Non, déclara la jeune fille calmement.
Pourquoi dites-vous non ? Qu'en savez-vous ? »
Elle hésita. Ses yeux rencontrèrent ceux de d'Estreicher. Il savait maintenant, sans aucun doute, qu'il était démasqué, et il commençait à comprendre où la jeune fille voulait en venir. Mais oserait-elle aller jusqu'au bout et engager la lutte ? Et puis quelle était la raison de cette lutte imprévue ?
Il la défia du regard, et il répéta la question de Mme de
Chagny :
« Oui, pourquoi dites-vous qu'on n'a rien trouvé ? »
Hardiment, Dorothée releva le défi :
« Parce que les fouilles ont continué. Il
y a dans le
ravin, sous les murs du château, parmi les pierres qui ont dégringolé de la falaise, une ancienne dalle qui provient certainement de quelque construction démolie. Le mot
Fortuna s'y déchiffre également à la base. Qu'on écarte cette dalle, et l'on
découvrira une excavation toute fraîche, et des traces de pas qui
ont été brouillées avec la main. »