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Vie du cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen – T. 1

Mgr Besson
© France-Spiritualités™






CHAPITRE PREMIER
(2/3)

Le manoir de la Boulaye et la terre patrimoniale des Bonnechose. – Origine et ancienneté de la famille. – Ses armes. Ses premiers degrés connus. – Services militaires. – Le père et la mère du cardinal. – Leur mariage. – Leurs enfants. – Séjour en Hollande. – Retour en France. – Premières études à Paris et à Rouen. – Impressions et souvenirs du cardinal. – Ses notes sur la Hollande et sur le manoir de la Boulaye.


      Il avait cherché un refuge dans les Pays-Bas en passant la frontière. Parfaitement accueilli par d'honnêtes négociants d'Amsterdam, il tenta de se créer, de concert avec eux, une existence indépendante par un établissement agricole en Amérique. Son voyage dura deux ans. La curiosité de la jeunesse l'avait entraîné aussi bien que l'intérêt. Il se rendit aux EtatsUnis, retrouva les champs de bataille où la France s'était illustrée dans la guerre de l'Indépendance, et recueillit les derniers échos de l'admiration que la Fayette avait excitée en servant la cause de la démocratie. Ses projets d'établissement échouèrent. Il débarqua en Angleterre et revint en Hollande. Des amis communs le mirent en rapport avec une famille de riches planteurs hollandais. Leur dernier héritier, M. Schas, avait épousé Mlle Anna du Try, descendante d'anciens gentilshommes du Languedoc, émigrés par suite de la révocation de l'édit de Nantes. Il jouissait de 170,000 fr. de revenu annuel, et n'avait que deux enfants, un fils et une fille. Mlle Schas était aussi remarquable par ses qualités naturelles que par sa beauté. Sa main était fort recherchée ; la belle héritière l'accorda au pauvre émigré français. Ce mariage date de 1796.

      Il faut entendre le cardinal parler de son père et de sa mère.

      « Leur union, dit-il, n'a jamais été troublée. Mon père était mari par la réflexion, par l'expérience, par l'adversité, par le spectacle des événements terribles qu'il avait eus sous les veux. Il était droit, sincère, loyal, sensible et aimant. Je n'ai jamais rencontré d'homme qui fût à mes yeux plus honnête ou plus aimable que lui. Ma mère, douée d'un caractère plus décidé et très énergique, était pure, franche, très généreuse, capable des plus grands sacrifices, compatissante à toutes les peines d'autrui, s'oubliant constamment elle-même, esclave de ses devoirs et ne vivant que pour les remplir. Elle était d'une taille élevée, bien faite et d'une beauté majestueuse. Tous les amis qui l'ont connue en ont conservé une impression pleine de respect. M. de Lally-Tollendal disait, en parlant d'elle, qu'elle réunissait tout ce qui impose et tout ce qui attire. Quelquefois cependant, son calme et sa force prenaient pour les étrangers l'apparence de la raideur, et sa vivacité naturelle ne lui permettait pas toujours de réprimer son premier mouvement. Avec les dons qu'elle avait reçus de Dieu, que ne serait-elle pas devenue si elle y avait joint les secours que donne la religion catholique ? Née protestante, élevée protestante dans un pays protestant, elle ne put jamais se dégager des préjugés qui obscurcissaient à ses yeux la foi catholique. Mais sa vie pratique fut constamment en rapport avec les lumières de sa conscience. Elle n'avait aucune animosité contre les catholiques, elle avait de chauds amis parmi eux, et elle n'a jamais négligé aucune occasion de les obliger et de secourir les malheureux, à quelque communion qu'ils appartinssent. Voyant quelle aigreur et quelle confusion engendre souvent la controverse, elle craignit de s'y jeter. Cette crainte exagérée la fit reculer devant l'examen des questions qui nous divisent, et la retint dans l'erreur. Si jamais protestante vivant dans un pays catholique fut de bonne foi, ce fut ma mère (6). »

      « De ce mariage naquirent quatre fils, continue le cardinal : Henri, qui écrit ces lignes ; Emile, Alfred et Louis. » Alfred mourut très jeune, en 1816 ; ses trois frères ont à divers titres une place dans l'histoire.

      Emile de Bonnechose, né en 1801, en Hollande, entra en 1818 à l'école de Saint-Cyr, d'où il passa, deux ans après, à l'école d'état-major. Il quitta le service en 1830, s'exerça à la poésie et finit par s'adonner à l'histoire. Sa tragédie de Rosemonde fut représentée avec succès, en 1828, au Théâtre-Français, et son poème sur la Mort de Bailly fut couronné par l'Académie. Ses études historiques furent encore mieux accueillies. Il publia une Histoire de France (1834) ; l'Histoire des quatre conquêtes de l'Angleterre ; les Réformateurs avant la Réforme (1844) ; Histoire d'Angleterre jusqu'à l'époque de la Révolution française (1862). Ses histoires de France et d'Angleterre sont devenues classiques. Nommé par Louis-Philippe bibliothécaire de Saint-Cloud, il passa ensuite avec le même titre aux palais de Versailles et de Trianon, prit sa retraite à Paris et mourut en 1875.

      Louis de Bonnechose, né en 1811, dut à son caractère aventureux et héroïque sa part de renommée. Entré en 1828 à l'école des pages, on le distinguait entre les plus élégants par sa haute taille, ses cheveux blonds, son regard étincelant et son habileté dans tous les exercices du corps. « Bayard et Dunois n'en savaient pas tant, » disait-il en fermant ses livres dès le commencement de l'étude, et il se mettait à rêver les champs de bataille et les coups d'épée. Licencié après les journées de juillet, il saute sur un cheval, court à Rambouillet avec deux de ses camarades, et va se présenter à Charles X en demandant à se battre et à mourir pour lui. Le vieux roi, pour reconnaître ce suprême témoignage de fidélité, nomma les trois pages sous-lieutenants de cavalerie par une ordonnance du 1er août, la dernière peut-être qu'il ait signée. Les trois sous-lieutenants accompagnèrent Charles X jusqu'à Cherbourg. « Là, dit Louis Blanc, un jeune homme, nommé Bonnechose, s'élança sur le pont du navire qui emportait les princes exilés, courut au monarque, et tombant à ses genoux, qu'il tenait étroitement embrassés, il s'écriait : Ô mon roi ! Ô mon roi ! je ne veux pas vous abandonner. La grâce qu'il demandait ne lui fut pas accordée, et, quelque temps après, il se fit tuer dans la Vendée pour la cause de ceux dont il n'avait pu partager l'exil (7). »

      Sa mère avait essayé de le détourner de cet héroïque mais inutile dessein. Six mois après, il partit pour l'Ecosse, apportant à l'exilé d'Holyrood des nouvelles de France ; puis, au premier bruit du soulèvement de la Vendée, il rentre à Paris, embrasse sa mère pour la dernière fois, gagne Nantes, franchit la Loire et arrive chez la Rochejeacquelein. Alors commence pour lui la vie de chouan, vie de hasards, d'émotions et de dangers, où il se précipita, entraîné plutôt par la voix de l'honneur que par l'espérance du succès. La noblesse du pays reconnaissait l'inutilité du soulèvement, et les paysans, complices pacifiques de l'insurrection, se bornaient à cacher les chouans et à prier Dieu pour le triomphe de leur cause. Au commencement de 1832, louis de bonnechose reçut l'ordre de s'éablir aux environs de Montaigu. Là, traqué sans relâche par les espions et les soldats, il errait d'asile en asile, ne couchant pas deux nuits sous le même toit, changeant de costume sans changer de fortune, connu de ses camarades sous le nom de Boisnormand, aimé et adoré des paysans sous le nom de M. Charles, comme leurs pères avaient aimé et adoré la Rochejacquelein sous le nom de M. Henri. La ferme de la Goyère fut sa dernière étape. Un espion le dénonça, et une compagnie de soldats investit la maison. Louis de Bonnechose, blessé d'un premier coup de feu, escalade les décombres d'une vieille tour qui lui servait de refuge, mais une balle l'atteint à la poitrine et il tombe pour ne plus se relever. On le transporta à l'hôpital de Montaigu, où son agonie dura deux jours. L'interrogatoire que lui fit subir le juge de paix du lieu ne servit qu'à faire ressortir sa fidélité et sa discrétion. Il déclara que ses hôtes n'avaient rien su ni de ses projets ni de son passé, et demanda avec instance qu'on ne les traduisît point en justice. La sœur hospitalière qui lui donnait des soins, le prêtre qui accourut à son chevet et qui reçut sa confession, le magistrat chargé de l'interrogatoire, toutes les personnes présentes à cette dernière scène, étaient profondément touchés. Il mourut dans la nuit, en s'écriant d'une voix haute et joyeuse : « Je meurs pour mon Dieu, je meurs pour mon roi (8). »

      Des destinées bien différentes attendaient l'aîné de cette noble et généreuse famille. Henri-Marie-Gaston de Bonnechose, dont nous écrivons l'histoire, naquit à Paris le 30 mai 1800. Son père y était venu pour se faire rayer de la liste des émigrés, mais le séjour qu'il y fit dura peu, et il retourna en Hollande, où l'appelaient les intérêts de sa femme. Les sept premières années de Henri s'écoulèrent parmi les inquiétudes que donne une enfance chétive et souffreteuse. Le choix qu'on avait fait de sa nourrice n'avait pas été heureux, et le lait corrompu qu'elle lui donna mit ses jours en danger. A force de remèdes et surtout de soins, le péril fut conjuré à la longue. Henri devint peu à peu le portrait vivant de sa mère. Il en eut les yeux bleus, la haute taille, le beau visage, le noble maintien. L'instinct de la prière lui était naturel, et le premier souvenir qui lui reste de cette enfance maladive, c'est d'avoir prié. Cette inclination précéda sa naissance et fut comme le premier trait de sa prédestination. « Mon père, dit-il, avait lu dans Plutarque que souvent l'organisation et le caractère des enfants portaient l'empreinte des objets qui avaient habituellement occupé l'attention de la mère pendant sa grossesse. Pendant que ma mère me portait dans son sein, il suspendit dans sa chambre, en face du lieu où elle se tenait ordinairement, un petit tableau représentant un enfant en prière (9). Ainsi prédestiné, Henri de Bonnechose sembla, dès le bas âge, obéir à une vocation dont il n'avait pas encore conscience. Chaque matin il venait, avec son frère Emile, s'agenouiller auprès du lit de sa mère, joignait pieusement ses mains, et récitait avec ferveur la prière commune.

      Henri avait sept ans quand ses parents vinrent s'établir à Bruxelles. De 1807 à 1810, ils habitèrent cette ville pendant l'hiver et Borcette pendant l'été. Ce village, situé près d'Aix-la-Chapelle, a des eaux minérales dont on avait recommandé l'usage au père et à l'enfant. Mais les soins donnés à la santé n'interrompaient jamais ceux qu'on devait à l'éducation. Le témoignage du cardinal est précieux à recueillir : « J'étais élevé avec mon second frère Emile, qui n'avait qu'un an de moins que moi, sous les yeux de nos parents. Ils ne nous confièrent point à des mains étrangères, mais ils veillaient scrupuleusement sur nous, pour nous préserver du mal et développer dans notre âme les germes du bien, nous avertissant de nos défauts, nous corrigeant avec douceur mais sans faiblesse, n'employant les maîtres particuliers que comme des auxiliaires, et les choisissant avec le plus grand soin. Il en était de même des domestiques. Chacun d'eux savait qu'au premier mauvais conseil qu'il nous aurait donné il serait renvoyé.


      Toutes nos leçons se prenaient avec un grand sérieux et avec un certain charme. Telle est l'impression qui me reste encore de nos leçons d'écriture, d'arithmétique, de géographie, de grammaire, d'anglais et d'histoire. Je me rappelle aussi avoir lu à Bruxelles un livre intitulé les Annales de la vertu. Madame de Genlis y avait recueilli les plus beaux traits de l'antiquité. Cette lecture, que je faisais seul, commença à développer en moi l'admiration pour les vertus romaines et stoïques. Nos promenades au milieu des riantes prairies et des charmants paysages qui se trouvaient alors aux environs d'Aix-la-Chapelle ouvraient notre jeune imagination aux beautés de la nature et nous apprenaient à les goûter. La vue des vieux châteaux féodaux, dont les ruines solitaires et majestueuses apparaissaient encore alors au milieu du silence des bois, les souvenirs de Charlemagne, qui avait habité ces contrées et dont le corps reposait dans la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, ces monuments du moyen-âge reportaient notre pensée vers un passé qui ne nous était pas encore assez connu, mais dont la grandeur nous pénétrait de respect et de curiosité. Ces trois années ont peut-être été les plus calmes et les plus douces de notre vie. Elles me reviennent quelquefois dans mes jours de souffrance comme une fraîche image de la sérénité du ciel (10). »

      Le spectacle de la puissance et de la grandeur de Napoléon parlait plus éloquemment encore à l'âme de l'enfant. De 1800 à 1810, il ne s'était guère écoulé de jour où il n'eût entendu raconter ses faits d'armes, ses victoires, ses conquêtes. Le Code civil et le Concordat, bien autrement durables que tout le reste de cette splendeur évanouie, ajoutaient encore aux leçons du père et à l'admiration du fils. Henri se forma ainsi à révérer l'autorité et à se passionner pour la gloire. Le mariage de Napoléon avec une archiduchesse d'Autriche marque le comble de cette fortune. L'empereur voyait l'Europe à ses pieds, et son trône affermi semblait devoir être le fondement d'une nouvelle et impérissable dynastie. M. de Bonnechose avait trois enfants et il en attendait un quatrième. La fortune de sa femme, d'abord très considérable, était presque tout entière en Amérique ; mais la guerre de l'Indépendance l'avait fortement endommagée, et le blocus continental menaçait de la réduire encore. Il crut prudent de se rattacher au pouvoir établi et d'ouvrir ainsi une carrière à ses enfants. M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, qui était avec lui en rapports d'estime et d'affection, entra dans ses vues et lui promit son appui. Comme la Hollande venait d'être réunie à la France, il proposa à l'ancien émigré la préfecture d'Arnheim, croyant qu'un Français, dont la femme était Hollandaise, se trouverait dans de meilleures conditions qu'un autre pour aplanir les difficultés d'une première organisation. M. de Bonnechose avait accepté ; mais, au dernier moment, une circonstance inattendue fit échouer la combinaison, et il dut se contenter de la sous-préfecture de Nimègue. Sa prudence, son tact, ses ménagements pleins d'habileté et de patience, furent appréciés. Le sous-préfet de Nimègue gagna tous les cœurs et fut universellement respecté, aimé et obéi.

      Henri de Bonnechose passa quatre ans à Nimègue. « Ce furent encore, dit-il, des années heureuses, mais d'un bonheur moins calme, moins soutenu, moins complet que celui des années précédentes. Toutefois je n'y puis penser sans un grand charme. Nous avions un précepteur et des maîtres qui nous enseignaient ce que mon père n'avait plus le temps de nous enseigner lui-même. L'étude était dépouillée, pour nous, de ce qui la rend si souvent pénible et odieuse aux enfants. Ce fut comme récompense qu'on nous permit de commencer le latin. Ce fut un jour de joie que celui où nous déclinâmes, pour la première fois, Rosa et Dominus. Les classes se faisaient en hollandais au collège de la ville ; nous ne pouvions les suivre ; mais nous recevions en particulier les leçons d'un des professeurs, nommé Enkolaer, et qui a toujours conservé une place dans notre reconnaissance. Nous jouissions, dans la maison paternelle, du bonheur d'être auprès de nos parents ; mais, en même temps, nous étions soumis à une discipline régulière, exercée par un précepteur et maintenue par l'esprit d'ordre et par la fermeté de notre mère. Nos délassements étaient ceux de notre âge. Habitués au travail, nous avions besoin de peu de chose pour nous amuser. Une portion de jardin à cultiver dans la belle saison, des outils, un atelier de menuiserie dans l'hiver, de petits édifices à construire tantôt en bois, tantôt en carton, des gravures à enluminer, la promenade, la course, les patins, l'équitation, tels étaient nos plaisirs. Nous avons pu avoir entre nous quelques petites querelles ; mais elles ont été si peu sérieuses et si courtes que je n'en ai pas conservé de souvenir.

      Nous voyions toujours nos parents d'accord ; jamais ils ne nous donnèrent l'exemple d'une contestation. Malheureusement, à Nimègue, la classe élevée était protestante, les classes inférieures seules étaient catholiques. Il en résulta pour moi de fâcheux préjugés. Le catholicisme ne se distingua pas assez dans mon esprit de la superstition et du fanatisme. Le protestantisme se présentait comme plus raisonnable, comme convenant mieux aux hommes instruits et éclairés. Mon père et ma mère évitaient à ce sujet toute discussion. Ils étaient convenus de nous faire instruire dans l'une et l'autre croyance et d'en laisser le choix à notre volonté libre. Cette résolution attestait de la part de mon père une faiblesse qu'on ne peut justifier, et qui aurait pu avoir des suites funestes. Elle s'explique par l'affaiblissement de la foi catholique en lui au moment de son mariage, et par l'influence qu'exerçait encore alors sur lui l'esprit sceptique de son siècle. Plus tard, revenu franchement et complètement à la foi de ses pères, il déplora cette erreur. En attendant, la convention était scrupuleusement exécutée : on instruisait dans les points de croyance commune et on réservait pour les années suivantes l'enseignement des points contestés. Je conserverai un perpétuel regret de cette méthode contraire à l'enseignement et à la pratique de l'Eglise. On ne peut assez tôt poser les fondements de toute vérité dans l'âme du jeune homme, et le captiver sous le joug si sage et si salutaire des pratiques de la religion catholique. Il ne faut pas attendre pour cela que l'esprit du doute s'éveille avec les passions (11). »

      Après la désastreuse campagne de Russie, la Hollande ne tarda pas à être évacuée par les Français. Le sous-préfet de Nimègue se vit dans la nécessité de suivre nos armées vaincues, qui se repliaient sur la France. Il partit une nuit, avec les autres fonctionnaires et Alfred, son plus jeune fils. Sa femme resta à l'étranger avec Henri, Emile et Louis. Le peuple hollandais était fortement exaspéré contre la domination française, qu'il avait subie pendant près de quatre ans. Mais la reconnaissance que les habitants de Nimègue conservaient pour leur sous-préfet, et les sentiments de vénération qu'inspirait sa femme, mirent la jeune famille à l'abri de toute disgrâce. Pendant les trois ou quatre mois qu'elle demeura dans la ville devenue l'ennemie de la France, elle n'eut qu'à se louer des procédés des autorités hollandaises et des égards de la population. Dès qu'il lui fut possible de se mettre en route, elle prit le chemin de la frontière ; mais les événements de 1814 la retinrent assez longtemps à Bruxelles, et ce ne fut qu'au mois de mai qu'elle put rejoindre son chef à Paris.

      M. de Bonnechose était fort embarrassé pour assurer une sage direction à l'éducation de ses enfants, interrompue par les événements. Il crut prendre le meilleur parti en se fixant à Passy, dans une maison voisine d'une pension fort renommée et tenue par M. Sentier. Mais, à peine installé, il faut chercher un autre asile. Le retour de l'île d'Elbe, la bataille de Waterloo, l'invasion des alliés, le siège de Paris, obligent M. de Bonnechose à transporter sa résidence à Versailles. Il y passa l'été de 1815, confiant ses enfants à un professeur, qui les préparait par des leçons particulières à fréquenter, après la rentrée des classes, les cours de collège royal. Henri avait commencé sa troisième. Il passait avec délices ses heures de loisir dans le parc de Versailles, dont il aimait la solitude, les frais gazons et les magnifiques ombrages. Il s'y promenait Virgile à la main, s'abandonnant aux douces rêveries de l'adolescence, et sa jeune imagination se berçait doucement entre les descriptions de l'Enéide et les pompeux récits du siècle de Louis XIV.

      La seconde Restauration venait de commencer. Le chevalier de Bonnechose voulait rentrer dans la carrière administrative pour assurer à ses trois fils un avenir digne de leur naissance et de leurs talents. Il était demeuré royaliste constitutionnel, mais on le savait franchement ennemi des réactions. On ne le jugea pas assez absolu, assez exclusif, pour lui confier un haut emploi, et il fut nommé sous-préfet d'Yvetot. Il y demeura neuf ans ; sa mémoire y est encore en bénédiction.

      Ainsi revint en Normandie la noble famille qui en était sortie au commencement de la Révolution française. L'ancien fief de la Boulaye était habité par la branche aînée, mais la branche cadette n'en avait pas perdu la jouissance et les agréments. Les fils du sous-préfet d'Yvetot passaient chez leur oncle la meilleure partie de leurs vacances. L'air de la campagne, les souvenirs du passé, qui pour cette race patriarcale n'avaient rien que d'honorable, l'attachement que témoignaient les paysans de la contrée à la génération nouvelle, dans laquelle ils voyaient revivre le nom, les traits et les vertus de leurs anciens seigneurs, tout contribua à rendre le vieux manoir de la Boulaye singulièrement cher à Henri de Bonnechose et à ses frères. Il venait d'être mis en pension à Rouen, dans la maison Duval, et il y suivait, avec son frère Emile, les cours du collège royal. Ce fut là qu'il fit, en qualité d'élève externe, son cours d'humanités pendant l'année scolaire 1815-1816. On le remarqua pour son application au travail, son éducation brillante, sa politesse et son aménité, parmi les cinq cents élèves qui peuplaient la maison. Il avait des rivaux pour les premières places et les premiers prix ; mais son grand air, sa grâce, la distinction de son langage, si rare dans les écoliers, fixaient déjà sur lui l'attention publique. Des maîtres clairvoyants commençaient à pressentir ses hautes destinées.

      Un de ses anciens condisciples (12), recueillant ses souvenirs sur cette époque lointaine, s'exprime ainsi :

      « Lorsque Henri de Bonnechose entra comme externe au collège royal de Rouen, c'était, je crois, son début dans la vie de l'éducation publique. Admis dans la classe de seconde, quoiqu'il ne sût pas un mot de grec, c'était un étudiant de tenue correcte, qui n'avait rien du genre troupier, plus ou moins légué par les lycées de l'Empire aux collèges de la Restauration, et dont la tradition ne s'affaiblissait que lentement. Doué de bonnes grâces naturelles, et sympathique sans familiarité, il se conciliait tous les esprits. Il appartenait à la pension Duval, la plus réputée de la ville, établissement fondé dans un ancien couvent de religieuses qui a repris sa première destination. C'était alors un adolescent blanc et rose, d'une tournure élégante, au bon et gracieux sourire, à la physionomie pleine de sérénité. On aurait pu déjà prévoir ce que cette expression saurait prendre de dignité.

      Le personnel enseignant de l'Université impériale offrait encore un singulier mélange d'origines. Le collège de Rouen devait à l'ancien régime deux membres du clergé séculier qui avaient prêté le serment constitutionnel et n'étaient pas rentrés dans le sein de l'Eglise après le Concordat. Un troisième, dans les mêmes conditions, mais considéré à Rouen comme laïque, devait bientôt étonner toute la ville en se voyant appelé, par la protection du chancelier Dambray, à une des plus importantes cures de Paris. Ces trois professeurs, sortis de l'Eglise, sont les seuls qui aient contribué à Rouen à l'éducation du futur cardinal. Ils avaient pour collègues un très solennel oratorien, ami de Fouché, et un vieux capucin, aussi bizarre qu'inculte.

      Le professeur de seconde était un puits de science mal digérée et un original dont le pareil n'a probablement jamais existé. Une école de village, mal tenue par un magister bafoué, donnerait à peine l'idée des scènes charivariques dont cette classe tout à fait à part était parfois le théâtre. L'invraisemblable professeur s'y prêtait, s'y mêlait même avec une inconscience et une naïveté qui n'étaient pourtant pas de la bonhomie.

      Dans ces tumultes d'une classe où le sentiment du respect était absolument inconnu, Henri de Bonnechose, fort dépaysé, était à peu près seul à n'y prendre aucune part, mais sans se poser en censeur de ses condisciples ou de son pédagogue. Seulement il ne retenait pas un sourire lorsque le grotesque devenait d'un haut plaisant. On aura peine à croire qu'une telle année scolaire pût amener, sinon dans l'éducation, au moins dans l'instruction, le plus léger progrès. Cependant Henri de Bonnechose ne fut pas le seul à en tirer un incontestable profit, car l'étrange maître n'était ni un sot ni un ignorant, et il était fort habile à exciter l'émulation de ses élèves (13). »

      Les vacances qui suivirent cette année scolaire furent marquées par des circonstances qui n'ont pas été sans influence sur l'avenir religieux de Henri de Bonnechose. Il était épuisé de fatigue, et son père l'envoya passer un mois d'automne au château de la Mailleraye, chez Madame la marquise de Nagu, dont la petite-fille (14) raconte ainsi ses premières relations avec le jeune humaniste :

      « Un jour, arrivant avec mes parents au château de la Mailleraye, chez mon arrière-grand'mère, la marquise de Nagu, nous trouvâmes, en nous mettant à table, un jeune enfant rose et blanc que je crois voir encore, et qui nous était inconnu. Malgré ses fraîches couleurs, il était souffrant, et ma grand'mère, bonne par excellence en toutes circonstances, avait demandé à ses parents de le lui confier pour lui faire respirer l'air salutaire de la campagne. Ce début de traitement lui a porté bonheur. Mes frères et moi, un peu plus jeunes que lui, accueillîmes avec satisfaction ce nouveau et jeune compagnon, associé bientôt à tous nos jeux d'enfants. Le père du petit Henri de Bonnechose, sous-préfet d'Yvetot, était encore un philosophe incrédule. Sa mère était protestante : dans ces tristes conditions, Henri de Bonnechose était élevé dans la plus complète ignorance de tout ce qui concerne le salut de nos âmes. Ma mère, très pieuse, s'affligeait de la situation spirituelle de cet enfant. Elle le conduisait à la messe, lui donnait des livres de piété. Ce fut le commencement de son éducation religieuse ; mais elle était trop faible encore pour porter des fruits (15). »

      Au commencement de l'année scolaire 1816-1817, Henri de Bonnechose ne se retrouva plus parmi ses condisciples. Son état maladif et sa longue convalescence obligèrent sa famille à lui faire suspendre pondant plusieurs mois le cours de ses études. Quand il revint à Rouen, on dut prendre le parti de lui donner des répétitions. Le choix du maître fut excellent, à ne voir que le talent et l'expérience ; sous d'autres rapports, il laissait singulièrement à désirer. Ce fut M. Nicolas Bignon (16), docteur ès lettres, qui se chargea de diriger Henri de Bonnechose dans cette dernière année de ses études littéraires. Malheureusement, ordonné prêtre avant la Révolution, M. Bignon avait prêté serment à la constitution civile du clergé et n'avait pas rétracté ses erreurs. Il vivait en philosophe, mais non en chrétien, et encore moins en prêtre.

      Sa rhétorique ainsi achevée sous un maître qui lui laissa plus de leçons dans l'art de bien dire que d'exemples dans celui de bien faire, Henri de Bonnechose dit adieu à la pension Duval, non sans en emporter les plus touchants souvenirs. Il aimait à se rappeler ceux qui l'y avaient protégé et soutenu, les lieux où s'étaient écoulées pour lui ces deux dernières années d'étude. « J'ai visité, écrit-il dans son Journal, le 11 janvier 1859, le couvent de Saint-Joseph. C'est le lieu où j'étais en pension il y a quarante-trois ans. J'y ai reconnu la place que j'occupais à l'étude et au réfectoire. Que d'événements ! que de ruines ! que de transformations depuis lors ! A genoux en silence devant l'autel, dans la chapelle, quels sentiments de reconnaissance remplissaient mon âme en réfléchissant à toutes les grâces que m'a prodiguées la Providence pour me ramener, archevêque de Rouen, aux lieux où j'étais écolier. » En 1868, visitant l'église de la Vaupalière, à quelques lieues de Rouen, il y trouve le nom de M. Auguste le Prévost, un des amis de son enfance, et il écrit : « J'étais profondément ému par le souvenir du bon M. Auguste le Prévost, l'illustre antiquaire, qui avait été le premier ami qui m'eût accueilli à Rouen, lors de mon séjour à la fin de 1815. Mon frère et moi, nous étions alors écoliers chez M. Duval, et M. le Prévost était sous-préfet de Rouen. Je me rappelle qu'il nous fit sortir de notre pension, nous conduisit avec beaucoup de complaisance sur la montagne Sainte-Catherine, et me fit parler de plusieurs poésies d'Horace. Cinquante-trois ans se sont écoulés depuis, et tout un monde d'amis a disparu (17) »


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(6)  Histoire personnelle.

(7)  Louis Blanc, Histoire de dix ans.

(8)  Dernière légende de la Vendée ; Louis de Bonnechose, page du roi Charles X. Paris, Dentu, 1860. Le nom de Boisnormand, qu'il avait pris dans la guerre civile, est celui d'une terre qui avait appartenu aux Bonnechose, mais qui était depuis longtemps sortie de leurs domaines. Plusieurs biographes, Michaud entre autres, se sont trompés on prenant ce nom de guerre pour le nom patronymique de la famille.

(9)  Histoire personnelle.

(10)  Histoire personnelle.

(11)  Histoire personnelle.

(12)  M. le marquis de Blosseville, ancien député de l'Eure.

(13)  Note manuscrite.

(14)  Mme la duchesse d'Avaray.

(15)  Lettre à l'auteur.

(16)  Nicolas Bignon, né à Auffay (Seine-Inférieure) en 1759, prêtre et professeur de seconde au collège de Rouen avant la Révolution. Il prêta serment à la constitution civile du clergé. Mais. modéré dans ses opinions révolutionnaires, il fut incarcéré après la chute des Girondins (31 mai 1793), dans la prison de Saint-Yon de Rouen, d'où il ne sortit qu'après le 9 thermidor. Lors de la création des écoles centrales, en l'an IV, il fut nommé professeur de grammaire générale à Rouen, et occupa cette chaire avec grande distinction. Il publia ses cours sous ce titre : Essai d'un cours abrégé de grammaire générale, par N. B., professeur à Rouen. De l'imprimerie de F. Baudry, faubourg Bouvreuil, 33, an XI, in-8°. Nicolas Bignon fut nommé professeur de rhétorique au lycée de Rouen on 1810, et occupa cette chaire jusqu'en 1816. A cette époque, on voulut lui faire reprendre ses fonctions ecclésiastiques, qu'il avait quittées à la Révolution ; il s'y refusa et fut remplacé au lycée, devenu collège royal. ll était docteur ès lettres et officier de l'Université. L'académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen le compta au nombre de ses membres de 1804 à 1848, et il en fut le secrétaire pour la section des lettres de 1814 à 1833. Il se retira au Val-de-la-Haye, près de Rouen, vers 1834, et y mourut le 04 janvier 1848, à l'âge de quatre-vingt-huit ans.

(17)  Journal du cardinal de Bonnechose.




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