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Vie du cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen – T. 1

Mgr Besson
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CHAPITRE IV
(3/3)

Comment Henri de Bonnechose fut nommé avocat général à Besançon. – Ses relations avec Mgr de Rohan. – Influence décisive de ce prélat sur sa destinée. – Les desseins de la Providence commencent à se découvrir. – Premières lectures pieuses de Henri de Bonnechose. – Etude du traité de la grâce. – Voyage à Ensiedeln. – Nouveau projet de mariage. – Mlle Eulalie Durand de Gevigney refuse sa main. – Henri de Bonnechose cherche à quitter Besançon. – M. l'abbé Cart, vicaire général, devient son directeur. – Pratiques ferventes de piété. – Ses relations avec le jeune comte de Montalembert. – Fêtes données à Besançon à l'occasion de la promotion cardinalice de Mgr de Rohan. – Sentiments de Henri de Bonnechose. – Il requiert aux assises du Doubs trois condamnations à mort. – Il va se reposer au château de Rozet. – Il prend la résolution de se faire prêtre. – Révolution de juillet. – Efforts pour le retenir dans la magistrature. – Sa démission. – Acte solennel de consécration au service de l'Eglise.


1829-1830

      Un de ses amis, M. Jules de Bussière, conseiller auditeur à la cour royale de Besançon, l'emmena dans le château de Rozet, où habitait son père, et où il allait lui-même se délasser dans l'intervalle de ses audiences. Henri de Bonnechose ne confia point à ses hôtes les sentiments dont son âme était remplie ; mais, après avoir rempli envers eux tous les devoirs de la bienséance et de l'amitié, il aimait à demeurer seul et à s'entretenir avec Dieu. Le parc de Rozet, situé sur les bords du Doubs, domine la rivière, et l'ardeur du soleil y est tempérée par de magnifiques ombrages. C'est là que Henri se retire pour réfléchir et prier. Il s'y passa quelque chose qui rappelle la conversion de saint Augustin racontée par lui-même dans le livre de ses Confessions. Augustin s'était éloigné d'Alype, son ami, en se livrant à ses rêveries, quand une voix sortie d'une maison voisine chanta ces paroles à son oreille : Tolle et lege : prends et lis. Il regarda autour de lui et vit un Nouveau Testament, qui avait été oublié dans le jardin. Il l'ouvrit au hasard et tomba sur ce texte : Ne vous laissez point aller aux débauches et aux ivrogneries, aux impudicités et aux dissolutions, aux querelles et aux envies ; mais revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ne prenez pas de votre chair un soin qui aille jusqu'à contenter des désirs déréglés (53). Ce fut pour lui comme un trait de lumière. Il renonça aux voluptés charnelles et s'attacha à Dieu, cette beauté toujours ancienne et toujours nouvelle qu'il se reprochait d'avoir connue et aimée si tard.

      Ce ne fut point un hasard qui mit sous les yeux de Henri de Bonnechose le texte du Nouveau Testament. Il le portait avec lui et il en faisait ses plus chères délices, mais il n'avait pas encore rencontré le trait qui devait illuminer ses yeux et fixer son cœur. Il alla, un matin, s'asseoir sur l'herbe et goûter l'ombre du parc, suppliant Dieu d'éclairer les ténèbres de sa raison et de lui manifester sa volonté. Il prit ensuite l'Evangile et tomba sur ce passage de saint Matthieu : La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson qu'il envoie des ouvriers pour la recueillir. Il lit, il relit dix fois la même ligne, et toujours avec un nouveau goût et une nouvelle lumière. Il éloigne le livre, comme pour combattre encore une fois la grâce qui le visite et qui le presse. Mais la grâce sera plus forte que la nature. Il reprend l'Evangile et ses yeux s'obstinent à s'arrêter sur le même passage. C'en est fait, toute incertitude a cessé. Il sera l'ouvrier de la moisson, et, rentrant dans sa chambre, il écrit sur son portefeuille, à la date du 21 juillet 1830 : « Il me paraît évident que Dieu veut mon sacrifice et qu'il m'appelle à grossir le nombre de ses prêtres. »

      Cette feuille retrouvée porte quelques lignes encore, toutes pleines de l'émotion du jour, et qu'il faut conserver :

      « Il a fallu que pendant huit ans tu courusses dans les voies de l'ambition pour en reconnaître toutes les déceptions et la vanité. Aucune étude n'aurait pu suppléer à cette expérience.

      Rappelle-toi la circonstance extraordinaire qui t'a conduit à Besançon.

      Trompé alors dans tes espérances les plus brillantes, ton cœur s'ouvrait à toutes les consolations de la foi. Tu les as trouvées à Besançon en abondance. Un attrait inconnu vers la piété et les choses saintes s'est fait sentir. Le désir d'entrer dans l'état ecclésiastique, que déjà tu avais éprouvé passagèrement à Rouen et à Riom, s'est de nouveau manifesté. Il a été combattu par des considérations contraires. Il paraissait accompagné d'un mélange de vaine gloire et d'affections terrestres. Maintenant il renaît, mais pur, mais dégagé de tout ce qui pourrait le rendre suspect. Je puis donc croire qu'il vient de Dieu. Quand se fait-il sentir avec plus de force ? C'est quand tu es seul, en présence de la nature et du Créateur, c'est quand tu le pries de te manifester sa volonté, quand tu lis son Evangile. N'est-ce donc pas lui même qui te parle par la voix de ton cœur ?

      Il n'y a donc plus à balancer (54). »

      De retour à Besançon, M. de Bonnechose alla faire confidence de sa résolution à M. l'abbé Cart ; son confesseur l'embrassa et se mit à pleurer. Il se rendit ensuite à Serre-les-Sapins, pour faire à Mlle Eulalie Durand sa seconde confidence : elle venait de partir pour Morteau, avec une amie de sa mère, Mme Pertusier, dont le mari était colonel d'artillerie à Saint-Orner. Henri de Bonnechose fit le voyage de Morteau, pour ne pas laisser ignorer un seul jour à Mlle Eulalie Durand sa résolution. La confidence fut reçue avec une joie mêlée d'attendrissement. Les deux jeunes gens se mirent à genoux et bénirent le Seigneur. Ainsi se réalisaient les vœux de la pieuse jeune fille, qui avait détourné d'elle une si noble affection et qui l'avait doucement reportée vers le ciel.

      « Vanité des vanités, disait M. de Bonnechose, en reprenant son travail du parquet, tout est vanité, excepté d'aimer Dieu et de le servir. » Il se demandait quel jour il sortirait du monde, attendant naturellement le retour du cardinal pour lui annoncer le parti qu'il avait pris d'être tout à Dieu. Les vacances étaient proches, et il pouvait différer jusque-là de rendre sa résolution publique. Mais, au lieu d'un mois qu'il comptait y mettre, ce ne fut pas l'affaire d'une semaine. Le 27 juillet, une révolution éclata à Paris et dura trois jours. Trois jours de révolte, de combats et d'horreur, trois couronnes brisées, l'émeute triomphante, la royauté en fuite, le cardinal de Rohan qui attendait la barrette à Paris, à peine échappé à la mort et n'osant plus rentrer dans cette ville de Besançon, où il recevait la veille tant d'hommages et d'actions de grâces, voilà ce qu'on peut appeler, dans la langue de Bossuet, les retours les plus soudains et les changements les plus inouïs que la fortune des empires ait rencontrés ici-bas.

      M. de Bonnechose reprend son portefeuille et y laisse tomber ces mots d'une plume tremblante, qui font suite à la page datée du château de Rozet : « 06 août 1830. Depuis que j'écrivais les lignes ci-dessus, une tempête affreuse a éclaté sur la France. Charles X et sa famille, naguère au faîte de la puissance errent en fugitifs dans leur royaume et cherchent une issue pour en sortir. Tout ce que nous avons aimé ou respecté est menacé ou détruit. Il n'est aucun de nous qui ne se voie environné de périls. Quelle catastrophe ! Quelle leçon ! Comment demeurer encore attaché à la terre ? Où trouver d'autre refuge qu'en Dieu ? Dieu pouvait-il confirmer d'une manière plus frappante mes pieuses résolutions ? »

      Il écrivait plus tard, en se rappelant cette époque critique et décisive de sa vie : « Je vois avec une cuisante douleur s'abîmer cette monarchie à laquelle j'étais lié par mon serment par mon respect, par mes traditions de famille et par mes affections personnelles. J'admirai la Providence divine, qui m'avait détaché de tout, avant que tout se détachât de moi »

      Dans les jours qui suivirent la révolution de juillet, les magistrats de la cour de Besançon s'interrogèrent naturellement sur le parti qu'ils allaient prendre. Les uns déclaraient qu'ils renonceraient à leurs fonctions plutôt que de prêter un nouveau serment, les autres se mirent à consulter les grands théologiens du séminaire ou les directeurs de leur conscience, voulant s'autoriser de leur nom pour remonter sur leurs sièges. On compta dans le ressort de la cour trente démissionnaires. Cependant M. l'abbé Gousset, qui était l'oracle du pays, répondit à ceux qui lui demandaient son sentiment : « Non seulement vous pouvez garder vos fonctions, mais vous le devez ; votre maintien importe à la bonne administration de la justice. » Ce fut aussi l'avis de M. l'abbé Douey, qui jouissait, comme M. Gousset, de la confiance publique. M. de Bonnechose aurait reçu de M. l'abbé Cart le même conseil, s'il n'eût déjà pris sa résolution. Le monde l'ignorait encore, et il hésitait à la rendre publique. Mais un jour, dans un cercle intime, son secret lui échappa. « Vous hésitez, messieurs, dit-il à ses amis, vous ne savez quel parti prendre. Pour moi, j'ai pris le mien, je quitte la cour, mais c'est pour me faire prêtre. Adieu, priez pour moi. »

      Avant que ce secret eût transpiré, ses amis n'oubliaient rien pour le retenir. M. Jean-Jacques Ordinaire, qui avait pour lui autant d'estime que d'affection, et qui était lié avec les hommes du jour, en écrivit à Amédée Thierry, nouvellement nommé préfet de la Haute-Saône. L'auteur de l'Histoire des Gaules avait été, en 1829, professeur à Besançon ; il connaissait M. de Bonnechose, il appréciait son caractère et son mérite. Voici sa réponse :

      « Parmi les victimes possibles d'une réaction, j'avais aussi compté M. de Bonnechose ; mais M. de Magnoncourt (55) m'avait promis de lui offrir de ma part le peu de crédit que j'ai. Qu'il en use. J'écrirai à M. Guizot, à d'autres s'il le faut ; je verrai M. le Rouge (56) à mon prochain voyage près de vous ; ma voix ne sera pas suspecte, et je serai heureux de rendre à un loyal magistrat qui ne pense pas comme moi cette justice que proscrivent les partis, mais que ne refusent jamais les coeurs honnêtes (57). »

      Pendant ce temps-là, d'autres amis allaient au ministère, soit pour prévenir la destitution de M. de Bonnechose, soit pour connaître les intentions du nuuveau garde des sceaux à son égard. M. Dupont (de l'Eure) accueillit parfaitement cette ouverture. L'avocat général de Besançon n'avait qu'à rester à son poste et prêter serment. Bien loin de songer à le destituer, la royauté de juillet lui saurait infiniment gré de ses services. M. Dupont (de l'Eure) lui promettait la première place de procureur général.

      Ces démarches, ces espérances, ces promesses, bien loin d'ébranler sa résolution, ne font que l'affermir davantage. Il va faire une retraite de huit jours à Molsheim, sous la direction de l'abbé Bautain, et il s'applaudit de plus en plus d'avoir rompu avec le monde. Il est en paix, il a trouvé son repos, son centre, son tout. Il connaît Dieu, et il lui dit avec Augustin : « C'est pour vous, Seigneur, que vous nous avez faits, et notre coeur demeure inquiet et troublé jusqu'à ce qu'il se repose en vous (58). Vous étiez avec moi, et moi je n'étais point avec vous. Vous m'avez appelé, vous avez crié, vous avez triomphé de ma surdité. Vous avez brillé, éclaté, rayonné à mes yeux, et vous avez triomphé de mon aveuglement. Vous m'avez touché, et j'ai tressailli d'ardeur en goûtant les délices de votre paix (59).

      Il écrit dans cette retraite de Molsheim : « J'ai fait un retour sérieux sur moi-même. J'ai examiné quel était le principe de mon être et quelle était sa fin. Ce principe est Dieu ; et cette fin, sa gloire. Dieu m'a créé. Il m'a donné la vie. Lui seul me la conserve. Il en est la source. Ce n'est donc qu'en me tournant vers lui, en aspirant à lui, que je pourrai recevoir l'aliment nécessaire à la continuité de mon existence. Si je me tiens toujours incliné vers la terre, si j'évite une communication habituelle avec mon créateur, je demeurerai privé de la force vivifiante qui en émane, je languirai, je périrai, j'aurai le sort de ces fleurs qui, soustraites aux rayons du soleil, se flétrissent sur leur tige. Si, au contraire, je conserve mon âme pure, dégagée des objets terrestres et ouverte à l'influence divine, elle en recevra sans cesse un nouvel accroissement de lumière, de force, et par conséquent de véritable vie.

      Dieu remplit tout de son immensité. S'il ne nous avait pas laissé le libre arbitre, il serait seul en nous. Mais, par la liberté qu'il nous a donnée, nous pouvons en quelque sorte l'exclure de nous-mêmes et nous condamner ainsi à une mort volontaire ; ou nous pouvons lui ouvrir notre âme, l'appeler en elle, l'y retenir, nous pénétrer alors de son essence, substituer son action à la nôtre qui s'anéantit alors dans la sienne, et vivre d'une vie qui est véritablement celle de Dieu, celle pour laquelle il nous a faits.

      Ai-je agi jusqu'à présent de cette manière ? Hélas ! la réponse à cette question me ferait rougir. J'ai méconnu les droits qu'avait sur moi l'auteur de mon être. J'ai cherché à satisfaire les besoins de ma nature matérielle. J'ai poursuivi la fortune et la gloire. J'ai ménagé l'opinion des hommes. J'ai réuni tous mes efforts pour leur plaire, pour en obtenir quelques suffrages, aussi stériles, aussi fugitifs que la fumée s'évanouit dans les airs. Et mon Dieu, mon créateur et mon père, qu'ai-je fait pour lui ? Je me suis contenté de ne pas violer ouvertement ses commandements. Je lui accordais quelques instants passagers où mon esprit encore n'était pas toujours de moitié avec mes lèvres pour le louer, le bénir et implorer ses secours. Etait-ce là ce qu'il était en droit d'attendre ? Non, certes. Plus j'avais reçu de lui, et plus le compte que j'avais à lui rendre était grand. Pour comble de miséricorde, il a déchiré le bandeau qui dérobait à mes yeux la vanité et la misère de ce monde. Il a daigné par degrés m'en détacher. Il a frappé de sécheresse les attraits qui auraient encore pu m'y retenir. Il m'a fait entendre une voix secrète qui m'a dit : « Viens, viens à moi. Quitte ces puérilités qui t'éloignent de moi et te dégradent. Contemple la dignité de la nature de ta destinée que je daigne associer à la mienne. Rends-toi digne de l'accomplir. Un acte de ta volonté suffit a cet effet. Romps avec le monde pour embrasser mes autels, et consacre toutes tes facultés à mon service. » Voix douce et puissante, vous êtes descendue jusque dans les dernières profondeurs de mon âme, et vous en avez remué toutes les puissances. Oui, je vous obéirai. S'il faut des efforts, s'il faut des combats pour briser les liens qui m'enchaînent encore, j'en trouverai la force dans celui qui m'y appelle. Il me donnera le pouvoir d'accomplir ce qu'il m'aura donné la volonté d'entreprendre (60). »

      Cette retraite fut couronnée par un acte de consécration au service de l'Eglise écrit de sa main, signé de son nom, et qu'il garda dans ses papiers pour s'en rappeler les obligations étroites et sacrées. Il le relisait tous les ans, l'anniversaire du jour où il l'avait fait. Voici cet acte :

Molsheim, 08 septembre 1830.

      » Aujourd'hui, dans le temple de Dieu, après avoir reçu le corps de son divin Fils et invoqué les lumières du Saint-Esprit, au pied de l'autel et du trône du Tout-Puissant, en présence de son éternelle majesté, de Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, de la bienheureuse vierge Marie, sa mère, des douze apôtres qu'il avait choisis pour prêcher son Evangile, de tous les saints et saintes, de tous les anges, archanges, et de toutes les puissances qui forment la hiérarchie et la cour céleste ; en présence de mes frères en Jésus-Christ qui traversent avec moi cette vallée de larmes, et qui s'arrêtent en ce moment à mes côtés pour m'affermir et me soutenir : MOI, PAUVRE PÉCHEUR, voulant obéir à la voix de Dieu qui m'appelle, et cédant à l'impulsion intérieure et volontaire qui m'entraîne vers lui, je promets, la main appuyée sur les saints Evangiles, de me vouer désormais tout entier à son service dans le saint ministère, de quitter pour lui le monde et ses vanités, et de consacrer toutes mes facultés à la glorification de son nom, à l'édification de mes semblables et à la propagation de la foi ; et je supplie à cette fin mon Créateur et mon Père, le dispensateur de toute lumière et de toute force, de m'envoyer celles dont j'ai besoin pour accomplir cette pieuse résolution, pour vaincre et surmonter les obstacles que le tentateur pourrait opposer à sa pleine exécution.

Henri DE BONNECHOSE. »

      Le lendemain, Henri de Bonnechose envoya sa démission d'avocat général , revint à Besançon pour vendre son mobilier et prit congé de ses plus intimes amis. Son sacrifice était consommé.

      La noble et pieuse demoiselle qui l'avait aidé à le comprendre et à l'accomplir l'aida encore à en supporter les épreuves. Elle lui demeura saintement unie dans les liens affectueux d'une charité fraternelle, lui fit une large part dans ses prières et s'intéressa, pendant le reste de sa vie, qui fut fort courte, à toutes les vicissitudes de sa destinée. Elle mourut à Serre-les-Sapins, à l'âge de vingt-huit ans, le 02 juillet 1832. Henri de Bonnechose se montra fidèle à sa mémoire. Il avait gardé son portrait en miniature, mais il le tenait éloigné des yeux profanes, au fond d'un tiroir secret, parmi les lettres de son père et de sa mère, comme une de ces fleurs qu'on fanerait en les touchant. Il n'en parlait jamais, excepté aux Circourt, dont elle était la cousine, et à quelques amis. Voici quelques lignes recueillies dans sa correspondance avec Adolphe de Circourt : « Je vois, mon cher Adolphe, qu'en m'écrivant vous étiez un peu triste et découragé. J'espère que la Franche-Comté rassérénera votre horizon. C'est un voyage que je voudrais bien pouvoir faire ; j'irais y visiter, avec une tendre piété, les tombeaux du bon cardinal et d'Eulalie, et je voudrais revoir encore en ce monde sa digne et respectable mère. Cette petite maison de Serre, le jardin, l'église, le cimetière, m'ont laissé un ineffaçable souvenir. Veuillez, mon cher Adolphe, en être l'interprète auprès de madame Durand, quand vous vous rendrez auprès d'elle (61). »

      Mme la baronne Durand mourut le 31 octobre 1853, et le prélat en écrivit comme il suit à son cher Circourt :

      « C'est hier, en visite pastorale, que j'ai reçu, mon cher Adolphe, la nouvelle de la mort de votre bonne et si digne tante. Quoique cette mort pût être prévue et dût être attendue depuis longtemps, quoique toutes les circonstances qui l'ont entourée permettent de l'envisager sans inquiétude, je n'en ai pas moins été très vivement affecté, et je ne vous cacherai pas que mes yeux se sont mouillés de larmes. Le souvenir de votre excellente tante s'unissait toujours à celui d'Eulalie et se rattachait à quelques-uns des souvenirs les plus solennels et les plus touchants de ma vie. Je me flattais de revoir madame Durand l'année prochaine, et je prenais déjà quelques dispositions pour me faciliter des loisirs dans l'automne 1854. Vaine espérance ! Ses jours étaient comptés, et je ne devais plus retrouver que sa tombe à côté de celle d'Eulalie, si toutefois il m'est donné de les revoir. Ce matin, j'ai offert pour elle le saint sacrifice, en demandant à Dieu, par les mérites de son divin Fils, de l'admettre dans le séjour des bienheureux, si elle n'y était pas encore (62). »

      Les personnes qui ont le plus vécu dans l'intimité de de Bonnechose ont à peine entendu ce nom d'Eulalie, qu'il rappelait dans ses lettres et qu'il bénissait au fond de son coeur. Nous ne l'avons trouvé que deux fois sous sa plume dans son Histoire personnelle. Mais la tombe de Mlle Durand lui était chère. Il la voyait, du haut de son siège archiépiscopal, à demi cachée sous les herbes, ombragée par un sapin et deux saules pleureurs, à côté des tombes de son père et de sa mère, dans le cimetière de village qui gardait ses cendres. Il la saluait longtemps après de ses souvenirs et de ses prières. Il avait deviné que l'auteur de cette histoire connaissait ce qu'il est permis d'appeler le pieux et édifiant roman de sa vie, et, sans s'en expliquer davantage, il lui dit en 1875, en lui donnant congé après une station de carême : « Serre-les-Sapins n'est pas loin de Besançon. Si vous vous y arrêtez un jour dans une de vos promenades, vous m'obligerez en allant réciter de ma part un De profundis sur la tombe de Mlle Eulalie Durand (63). »


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(53)  Cf. saint Augustin, VIII, xii.

(54)  Histoire personnelle, manuscr., pièces détachées.

(55)  Maire de Besançon, ancien pair de France.

(56)  Procureur général à Besançon, nommé après 1830.

(57)  Lettre d'Amédée Thierry à Jean-Jacques Ordinaire. Vesoul, 17 août 1830.

(58)  Fecisti nos ad te et inquietum est cor nostrum donec requiescat ib te. (Saint Augustin, X, xxvii.)

(59)  Mecum eras et tecum non eram.... Vocasti et clamasti, et rupisti surditatem meam. Coruscasti, splenduisti et fugasti cæcitatem meam... Tetigisti me et exarsi in pacem tuam. (Saint Augustin, X, xxvii.)

(60)  Histoire personnelle, manuscr., pièces détachées. Septembre 1830. Retraite de Molsheim.

(61)  Lettre de Mgr de Bonnechose à Adolphe de Circourt, 02 juin 1853.

(62)  Lettre à Adolphe de Circourt, 08 novembre 1853.

(63)  Sur cette tombe on lit :

ICI REPOSE PRÈS DE SON PÈRE
MARIE-EMMANUEL-EULALIE
DURAND
MORTE A L'AGE DE 28 ANS
LE 2 JUILLET 1832.
________

LES RARES VERTUS QUI ONT REMPLI SA COURTE VIE
SONT LA SEULE CONSOLATION
DE LA MÈRE SANS ENFANTS
ET DES AMIS.
________

QUELLE REPOSE EN PAIX.
___________________




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