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Vie du cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen – T. 1

Mgr Besson
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CHAPITRE PREMIER
(3/3)

Le manoir de la Boulaye et la terre patrimoniale des Bonnechose. – Origine et ancienneté de la famille. – Ses armes. Ses premiers degrés connus. – Services militaires. – Le père et la mère du cardinal. – Leur mariage. – Leurs enfants. – Séjour en Hollande. – Retour en France. – Premières études à Paris et à Rouen. – Impressions et souvenirs du cardinal. – Ses notes sur la Hollande et sur le manoir de la Boulaye.


      Le cardinal, avançant en âge, se plaisait dans ces souvenirs de ses premières études. Mais quand, remontant le cours de sa vie, il s'arrêtait aux jours de son enfance et de sa jeunesse, il ne parlait jamais sans émotion et de son séjour en Hollande et des douces vacances qu'il avait passées à la Boulaye. C'est là qu'était son cœur. Il voulut revoir, cinquante ans plus tard, cette contrée lointaine qui avait été son berceau et qui, malgré les brouillards dont elle est couverte, demeurait parée à ses yeux de toutes les grâces et de tous les charmes d'un premier souvenir. Voici les pages qu'on trouve dans le journal de sa vie en 1868 :

      « La chaleur excessive qui régnait à Paris, l'air étouffé qu'on y respirait, m'ont jeté dans le malaise. Mon médecin et mon confesseur m'ont conseillé de faire un voyage. Je me suis déterminé pour la Hollande. J'ai voulu revoir encore une fois, avant de mourir, les lieux témoins des années les plus heureuses de mon enfance.

      Je suis parti le 09 septembre, après avoir mis ce petit voyage sous la protection de la sainte Vierge, le jour de sa Nativité.

      Je suis venu à Bruxelles, que je n'avais pas vu depuis quarante-trois ans. J'ai trouvé cette ville embellie et magnifique. Mais elle avait perdu pour moi son charme ; car vainement j'ai cherché la maison habitée par mes parents, mes frères et moi, pendant trois ans, de 1807 à 1810. Mon imagination me représentait tout l'intérieur et l'extérieur de cette maison, située rue Verte, derrière le palais actuel du roi des Belges. Je voyais encore le petit jardin où mon frère Emile et moi nous cultivions chacun un petit carré rempli de fleurs, la salle d'étude où nous prenions nos leçons de grammaire, de calcul, d'écriture et d'anglais, le salon où se réunissait la famille, la chambre à coucher où je lisais des histoires de voyages, la fenêtre où je venais en hiver, au point du jour, préparer mon petit travail d'analyse dans un livre de Mme de Genlis, intitulé les Annales de la vertu, un grenier où je me réfugiais pour déclamer l'ode de Thomas Sur le temps, la chambre à coucher de ma mère, où nous venions, matin et soir, faire notre prière auprès de son lit.... Tous ces souvenirs et bien d'autres se retraçaient à mon esprit, avec les couleurs les plus fraîches et les plus vives. Je désirais, j'espérais en ressaisir la réalité dans la forme des lieux encore existants. Mais tout avait disparu. La maison, le jardin, avaient été détruits pour que le sol augmentât le jardin du roi. Cette déception attrista tout mon séjour à Bruxelles.

      De Bruxelles, nous nous sommes rendus à Anvers, où, comme à Bruxelles, nous avons admiré les églises. J'y ai dit la messe dans celle de Saint-Charles, qui appartenait autrefois aux Pères jésuites. Samedi soir, je me suis rendu à Utrecht, chez l'archevêque, qui m'avait offert l'hospitalité. J'y ai passé le dimanche et célébré la messe dans sa cathédrale. Il m'a conduit hors de la ville, à son grand séminaire et à sa maison de campagne. Tout cela est vaste, fort bien construit, et même élégant. Les catholiques ici paraissent très vivants ; ils sont libres et font des dépenses immenses pour l'entretien des églises, du clergé et du culte.

      J'ai voulu visiter ensuite Arnheim. Là aussi les catholiques sont actifs et zélés. Je logeais à l'hôtel du Soleil, et mon hôte, excellent chrétien, avait une femme et douze enfants, tous élevés dans les principes religieux les plus purs. On se sentait à l'aise dans cette maison, où les cœurs étaient ouverts.

      Enfin, le 17, je suis arrivé à Nimègue, après cinquante-quatre ans d'absence. Je venais d'Arnheim, et j'attendais avec impatience le moment où je découvrirais, sur la rive opposée du Wahal, cette ville où j'avais passé les quatre années les plus heureuses de mon adolescence. Les souvenirs en étaient encore tout vivants dans mon esprit. Plus heureux qu'à Bruxelles, j'ai à peu près tout retrouvé. Le Rév. Père Caussen, supérieur des jésuites, curé d'une des principales paroisses de la ville, m'a offert l'hospitalité si cordialement que je l'ai acceptée. J'ai revu avec lui le jardin où se trouvent les restes de l'ancien palais de Charlemagne, le magnifique panorama du Wahal arrosant lîle de Betuw, ancienne Batavie, et enfin la maison que mes parents ont habitée avec mes frères et moi. C'est maintenant un couvent où des religieuses se livrent à l'éducation de la jeunesse. Elles ont agrandi cette maison par des constructions nouvelles, mais elles ne l'ont pas dénaturée. La cour d'entrée et le jardin, derrière la maison, ont conservé leur destination. Je ne pouvais revoir ces lieux sans qu'ils réveillassent en moi une multitude de souvenirs qu'il me serait impossible d'exprimer. Ils étaient doux en renouvelant en moi des impressions de cette joie tranquille que goûte une heureuse adolescence ; ils étaient tristes en me faisant sentir le vide causé autour de nous par la mort de mon père, de ma mère, de deux de mes frères et d'excellents amis, que je ne puis plus revoir en ce monde comme je vois les lieux qu'ils ont habités. J'en ai tant perdu que la vie deviendra bientôt pour moi un désert.

      J'ai encore parcouru avec le plus vif intérêt le vieil hôtel de ville de Nimègue, où mon père, sous-préfet de cette ville, avait pendant un certain temps tenu ses bureaux, et où, dans les commencements, il nous faisait travailler, c'est-à-dire où il nous exerçait à l'écriture et à quelques autres études sous sa direction. Que dirai-je de notre charmante promenade à Beeck ? C'est un beau village à une lieue de Nimègue, où résidait un curé modèle, que mon père nous faisait visiter de temps en temps. J'ai eu le bonheur de revoir son église et son petit jardin. Mais, au lieu du vénérable vieillard et de l'excellent prêtre, je n'ai plus retrouvé qu'un portrait et un tombeau. Il est inhumé sous une pierre sépulcrale, devant le portail de l'église du village, dont il a été le pasteur durant quarante-sept ans. Quand je lisais les vers où Delille dépeint le bon curé de village, je me figurais qu'en les écrivant il avait eu le curé de Beeck sous les yeux.

      A Nimègue, la religion catholique est florissante : sur 19.000 habitants, 12.000 la professent. Ces catholiques sont sérieux et fervents. Ils ne sont pas riches, mais ils sont généreux. Nimègue fournit à la petite armée du pape 150 zouaves, dont la conduite est des plus édifiantes. J'ai reçu des Pères jésuites une très bonne hospitalité. J'ai célébré deux fois la sainte messe dans leur église : la première, pour mon père et ma mère ; la seconde, en action de grâces pour tous les bienfaits dont j'ai été comblé depuis mon départ de cette ville en 1814. Un intervalle de cinquante-quatre ans peut être considéré comme une vie d'homme.

      Je serais resté volontiers plus longtemps à Nimègue, mais le temps pressait, et il a fallu partir.

      Le 19, nous sommes arrivés à Cologne. Je suis dans l'admiration de l'église cathédrale, qui dépasse tout ce que nous possédons. J'y ai célébré, ce matin, la messe en présence des saintes reliques des rois Mages.

      De Cologne, je me suis rendu à Aix-la-Chapelle. J'y ai été profondément touché des grands souvenirs de Charlemagne. J'y ai vu son tombeau, le siège sur lequel il y était assis lorsque Othon III l'ouvrit deux cents ans après la mort du grand empereur. On le trouva alors, sous ces voûtes funèbres, assis sur son trône, la figure voilée, la couronne sur la tête, le sceptre en main, les pieds appuyés sur un sarcophage romain. Nous avons vu et touché cette couronne de géant, ce sceptre, cette croix en or contenant de la vraie croix et des reliques que Charlemagne portait sur sa poitrine quand on l'a découvert. Nous avons vu son crâne et ses ossements, la main et le tibia. Nous avons vu cette chàsse immense en vermeil qu'il avait fait faire pour y déposer les saintes reliques que lui avait envoyées Irène, impératrice de Constantinople. Ainsi se trouvait franchi l'espace de mille ans, et nous nous sentions reportés au delà du moyen-âge. J'eus la consolation de célébrer le saint sacrifice au milieu de ces trésors. A la veille des catastrophes qui nous menacent et du bouleversement universel que subit la société humaine, puisse Dieu nous envoyer un nouveau Charlemagne ! »

      Mais quelque agréables et émouvants que fussent pour le cardinal ces souvenirs de Hollande, ceux de la Boulaye lui étaient plus chers encore. Il ne cessa d'y habiter par la pensée, au milieu de sa famille et de ses ancêtres. Le vieux manoir devint en quelque sorte nécessaire à ses regards à mesure qu'il avançait en âge. C'était toujours pour lui l'asile chéri des vacances. Quoiqu'il ne lui eût jamais appartenu en propre, il ne laissait pas de s'y plaire et de s'y délasser comme dans la maison paternelle. Sou oncle (18) l'y recevait comme un fils; son cousin germain (19), comme un frère. Il est aujourd'hui la propriété de son neveu, M. Charles de Bonnechose (20). Celui-ci éprouvait une vive et douce satisfaction à entourer le cardinal de son tendre respect et de ses soins empressés dans une demeure où il semblait rajeunir en faisant revivre, par sa présence et sa conversation, un siècle presque tout entier, auquel il avait pris tant de part, et dans lequel son nom sera cité parmi les gloires de l'Eglise et de la France. Le prélat ne se couchait pas sans avoir consigné dans son journal l'expression des sentiments et des émotions qu'il retrouvait au vieux manoir. On en jugera par quelques extraits.

      Le 21 novembre 1871, il écrit : « Samedi dernier, je suis parti pour la Boulaye. J'y ai passé le dimanche et je suis revenu hier soir. J'ai revu avec une douce et triste émotion ce vieux manoir de mes pères, les terres, les arbres, les jardins, l'horizon, au milieu desquels ils ont vécu. Ces aspects me rappelaient aussi de touchants souvenirs de mon enfance et de ma jeunesse. Hélas ! tout passe. Il ne reste que ce qui a été consacré par la religion. J'ai assisté à la grand'messe dans cette modeste église où mes ancêtres ont été baptisés, mariés, inhumés. J'ai longtemps arrêté mes regards sur le vieil if sous lequel ont passé vingt générations de ceux à qui je dois le jour. Tous les pieux habitants de la paroisse étaient réunis. Je leur ai adressé une allocution pleine des sentiments qui me remplissaient moi-même, et ils ont paru touchés (21). »

      « Je suis à la Boulaye, dit le cardinal dix ans plus tard, au mois de septembre 1881, je suis à la Boulaye, au milieu des meilleurs souvenirs de ma jeunesse. Le pays est encore animé d'un bon esprit ; les anciennes traditions s'y sont conservées ; la religion y est en honneur et pratiquée. J'avais promis d'y passer un dimanche et je l'ai fait. C'était hier. Le curé et toute la population m'ont reçu avec simplicité et avec une grande cordialité. Ils avaient mis le plus grand soin à orner leur église, qui est en très bon état et très bien tenue. J'ai assisté à la grand'messe, et j'y ai fait une homélie sur l'évangile du jour : c'était celui des dix lépreux. J'ai donc parlé de la reconnaissance envers Dieu et nos bienfaiteurs vivants et morts, ce qui m'a amené à rappeler et à recommander le culte des morts.... Le 09 septembre, nous avons quitté la Boulaye. Ce n'est jamais sans regret. Il y a là de précieux souvenirs et de braves gens. Dans cette commune de Grandcamp, les principes de religion et de morale, les habitudes laborieuses, sont encore en honneur. Les procédés de mon neveu, de ma nièce et de leurs enfants ont été excellents. Le père et la mère venaient à ma messe, et, avant de partir, toute la famille m'a demandé ma bénédiction (22). »

      Un an avant sa mort, au mois de septembre 1882, le cardinal visita le manoir de la Boulaye pour la dernière fois. « Me voici, écrit-il, dans l'ancien manoir de mes pères. J'y ai trouvé l'accueil cordial et affectueux de mon neveu, de sa famille et de tout le village. Malgré la révolution, les traditions anciennes et religieuses sont encore vivantes ici. Il est touchant de voir combien, nonobstant les influences délétères et détestables qui prévalent ailleurs, notre famille est encore ici respectée et aimée. Tout me touche et m'inspire ici une douce mélancolie. Je contemple en silence ces vieux arbres qu'ont plantés nos ancêtres ; ces champs, ces horizons qu'ils ont contemplés eux-mêmes et qui ont été les témoins muets de leur vie, de leurs joies et de leurs douleurs. Ah ! que ne peuvent-ils parler et me raconter ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont entendu ! Et tous les acteurs des scènes dont ces lieux ont été le théâtre, que sont-ils devenus ; où sont-ils ? Je ne sais. Mais ils ont eu leurs faiblesses semblables aux nôtres : aussi j'ai été ce matin tristement heureux de célébrer le saint sacrifice pour le soulagement de leurs âmes. Nous avons eu des saints dans notre famille : invoquons-les, et Dieu peut-être les exaucera et nous fera miséricorde. La France, hélas ! s'enfonce chaque jour davantage dans l'abîme. A ma naissance elle semblait en sortir : nous l'avons crue sauvée et s'acheminant de nouveau vers de belles destinées. Aujourd'hui, après quatre-vingt-deux ans, au déclin de mes jours, je la vois prête à se dissoudre et à périr dans l'anarchie....

      J'ai passé quatre jours à la Boulaye, pleins de paix et du triste charme des souvenirs. J'ai présidé aux offices du dimanche. L'assistance était nombreuse, recueillie, et paraissait animée de sentiments de foi. Je lui ai parlé de l'amour de Dieu.

      Chaque matin j'ai célébré la messe dans la petite chapelle rustique du parc ; mon neveu et sa femme y assistaient, ainsi que leurs domestiques : je priais pour la famille et pour le salut de la France.

      Nous avons vu plusieurs aimables voisins, et entre autres M. Molin, ancien conseiller, dont la connaissance remonte à l'époque de mon séjour à la cour de Riom, et le duc de Broglie, avec qui j'étais en relation à l'ambassade de France à Rome, du temps de M. Rossi (23). »

      Ainsi se mêlaient, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, sous la plume du cardinal de Bonnechose, les souvenirs de sa famille, de son enfance et de ses amis, réveillés par le dernier séjour qu'il fit à la Boulaye. Son bonheur n'était pas sans tristesse. Il pressentait pour son pays de nouveaux malheurs, après toutes les épreuves et les disgrâces d'un siècle où il avait tenu lui-même une si grande place. Mais les pensées de la foi dominent tout et mêlent leurs consolations et leurs espérances aux prévisions qui assombrissent la vieillesse du prélat.


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(18)  François-Agnan-Henri de Bonnechose, chevalier, seigneur de la Boulaye, lieutenant au régiment de Poitou, épousa, le 10 octobre 1777, Marie-Louise-Elisabeth-Dorothée de Hudebert des Ligneritz. De ce mariage est issu :

(19)  Louis-Charles-François-Gaston de Bonnechose, officier dans la garde royale, marié en 1817 à Eugénie de Bonardi du Mesnil, qui laissa un fils, Gaston-Arthur de Bonnechose, mort on 1870, sans postérité.

(20)  M. François-Paul-Emile, frère puîné du cardinal, se maria en Angleterre à Charlotte Gourly, fille de l'amiral John Gourly et de Grace Whytt. De ce mariage, sont nés :
      1° Henri-Gaston-Emile de Bonnechose, mort en 1856, sans postérité.
      2° Louis-Charles-Jean de Bonnechose, conseiller référendaire à la cour des comptes, marié en 1866 à Caroline-Marie Scheidecker, fille de Georges Scheidecker et de Caroline Léopold ; de ce mariage sont nés deux fils : Gaston-Charles-Emile, né en 1867, et Georges-Arthur-Léon, né en 1870.
      3° Alice-Caroline de Bonnechose, mariée en 1867 à Edouard-Joseph-Frédéric, vicomte Portalis, chef d'escadron de chasseurs, chevalier de la Légion d'honneur, fils de Frédéric, vicomte Portalis, conseiller à la cour royale de Paris, et d'Adrienne Mounier, et l'un des petits-fils de l'ancien garde des sceaux du roi Charles X ; de ce mariage sont nés : Henri-Waldemar-Charles-Edouard, né le 14 juin 1868 ; Wilhelmine-Alice-Adrienne Amélie-Charlotte-Stéphanie, née le 1er septembre 1869 ; Emile-Ernest-René-Victor, né le 30 août 1875, et Dauiel-Albert-Charles-Edouard, né le 24 février 1878.

(21)  Livre-journal, 1871.

(22)  Livre-journal, 1881.

(23)  Livre-journal, 1882.




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