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Vie du cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen – T. 1

Mgr Besson
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CHAPITRE II
(2/3)

Henri de Bonnechose est envoyé à Paris. – Il fait sa première communion à l'âge de dix-huit ans. – Importance décisive de ce grand acte pour tout le reste de sa vie. – Ses études littéraires. – Ses études de droit. – Ses amitiés. – Ses relations et ses goûts. – Maladie de langueur. – Retour en Normandie. – Sa vie mondaine. – Son horreur profonde pour le vice. – Voyage en Angleterre. – Tentation vaincue. – Henri de Bonnechose achève son droit et se fait inscrire comme avocat à la cour royale de Paris. – Recommandations de son père.


      M. Boulage ne s'était pas trompé en jugeant Henri de Bonnechose comme un jeune homme sérieux, avide de s'instruire, jaloux de chercher la vérité et heureux de la connaître. Il fallait le diriger non seulement dans ses études de droit, mais aussi dans ses études de philosophie, car il n'avait pas encore subi son examen du baccalauréat ès lettres : on pouvait alors le passer seulement la veille du premier examen de droit. La Romiguière, Locke, Condillac, étaient les auteurs du jour. Henri les lut avec peu de satisfaction. « Je n'y trouvai, dit-il, rien pour le cœur et fort peu de chose pour l'intelligence. On me parla souvent de M. Cousin. Ce qu'on m'en dit m'éloigna de l'entendre. Je me le représentai comme un sophiste qui s'enivrait de ses propres discours, et qui ne pouvait mettre ses auditeurs sur le chemin de la vérité, puisqu'il n'y était pas lui-même. Il me semblait tout à fait inutile d'assister à des leçons de philosophie qui ne me feraient pas mieux connaître le vrai et pratiquer le bien. D'ailleurs je tenais infiniment à éviter tout ce qui aurait pu jeter des notions confuses dans mon esprit. Je me défiais beaucoup de ma force intellectuelle et morale. C'est pourquoi je me tenais constamment en garde contre les mauvais livres et les mauvais entretiens. Il est des âmes assez fortes pour se maintenir dans la vérité en face de l'erreur, dans la vertu en face de la volupté. Mon âme n'était pas de cette trempe. J'étais trop jeune pour braver le contact des sophistes et pour entretenir quelque commerce avec les romanciers. Je ne voulus lire ni Rousseau ni Voltaire. Je pris les mêmes précautions relativement à tout ce qui aurait pu enflammer mon imagination et mes sens, sentant qu'il y avait là un double foyer de matières combustibles auxquelles une étincelle suffirait pour mettre le feu (28).

      Ce langage est celui de la raison même. Combien de jeunes gens réputés pieux ne savent pas le comprendre et encore moins le tenir ! Henri de Bonnechose, qui n'était pas soutenu par sa piété personnelle ni par les exemples de l'école, se gardait contre lui-même à force de raison. Disons mieux : Dieu le gardait à son insu pour en faire un jour un des ministres les plus illustres de son Eglise. La pureté des mœurs est une des marques les plus incontestables de la vocation ecclésiastique. Mais quand on la conserve dans le monde, malgré la liberté dont on y jouit, les tentations qu'on y trouve, les excuses sans nombre dont on peut s'autoriser pour faire comme les autres, il faut y voir un dessein tout particulier de la Providence et reconnaître, à chaque trait, presque à chaque jour, que le doigt de Dieu est là.

      Henri de Bonnechose trouvait d'ailleurs dans l'étude du droit un aliment perpétuel et plein d'attrait à la curiosité de son esprit. Il s'y appliquait quatre heures par jour, en dehors des cours, qu'il suivait assidûment. L'histoire, la poésie, l'éloquence, lui prenaient le reste de sa journée. Il embrassa un vaste plan dans ses études historiques, fréquentant les bibliothèques pour lire les grandes collections, et s'aidant de la chronologie et de la géographie pour classer dans sa mémoire les faits, les dates, les lieux, d'une manière durable. La poésie avait le don de le charmer et de le ravir au-dessus de lui-même. Il aimait Ossian, Young, et les précurseurs de l'école romantique. Les premiers vers de Lamartine n'eurent pas d'admirateur plus passionné. Il les lisait avec enthousiasme, les retenait rien qu'en les lisant, et se plaisait à les réciter dans ses promenades solitaires, qui lui en faisaient subir le charme mélancolique et les douces rêveries. Ici encore se montre la bonté de Dieu envers lui. Cette passion pour les beaux vers et les grandes choses acheva de le préserver des chutes que les jeunes gens se pardonnent trop facilement. Il s'en rendit compte un peu plus tard, et il en bénit le ciel, tout en avouant les écarts de son imagination et la faiblesse de ses sentiments religieux. « Je dois constater, dit-il, une tendance malheureuse de ma nature, celle de vivre de la vie d'imagination. Cette tendance m'a fait commettre bien des fautes. Que de fois elle m'a fait exagérer mes jugements et mes résolutions ! Mais je dois reconnaître un dessein paternel de la Providence dans cette passion du beau qui me dominait, car mes pratiques religieuses étaient rares, je m'en tenais à ce que je regardais comme indispensable, et je n'étais pas initié à la piété tendre et à la dévotion. L'avouerai-je ? J'avais un secret dédain pour tout ce que je considérais comme de petites pratiques, croyant qu'elles étaient bonnes seulement pour les caractères faibles et les esprits étroits. Ma religion était plutôt une religion de justice que d'amour. Il était donc heureux qu'une sorte d'enthousiasme romantique se joignît à ma foi pour me soutenir, et par la conscience et par l'imagination, contre les tentations de la volupté (29). »

      Henri de Bonnechose achevait ainsi sa première année de droit, estimé de ses maîtres, aimé de ses condisciples, respecté même de ceux qui n'imitaient ni sa modestie ni sa vertu. Mais il avait trop présumé de sa santé en se livrant à l'étude avec une telle ardeur. Quelques exercices académiques et judiciaires auxquels il prit une part trop active contribuèrent à ruiner son tempérament délicat. Il fallut renoncer aux examens de droit et même au baccalauréat ès lettres pour se condamner au repos. Son père, averti par un médecin du péril qu'il courait à Paris, vint le chercher en toute hâte et le ramena en Normandie. La vie de Henri était condamnée, mais on recommandait l'air des champs, les exercices du corps, le renoncement à toute application intellectuelle, et, moyennant ce régime, on laissait à peine à son père l'espoir de le conserver quelques années encore.

      Le sous-préfet d'Yvetot en appela du médecin de Paris à M. Godefroi, médecin à Rouen, qui avait toute sa confiance. « Je me plais à le nommer, dit le cardinal, car il m'a rendu un grand service. » M. Godefroi reconnut que tout le mal était dans une surexcitation intellectuelle et morale, et qu'il suffirait au jeune légiste de se modérer pour se guérir. Un repos absolu lui eût été insupportable et l'aurait conduit infailliblement au tombeau. Le malade accepta le conseil avec reconnaissance et se fit à lui-même son traitement. Le genre de vie qu'il adopta est demeuré sa règle jusqu'à la fin de ses jours. Il s'étudia à ne jamais rester inoccupé, et à exercer tantôt son esprit, tantôt son corps, mais avec modération. La sagesse et la persévérance qu'il mit dans ce régime triomphèrent du mal en moins d'un an, sauvèrent sa vie et lui donnèrent de la prolonger jusqu'à quatre-vingt-quatre ans, en dépit de sa frêle constitution.

      Pendant son séjour en Normandie, rien ne fut perdu pour l'étude. Il continua à s'appliquer au droit, à l'histoire, à la littérature, tout en entremêlant ces exercices d'équitation, de gymnastique, de déclamation et de quelques travaux de menuiserie.

      Il allait plusieurs fois la semaine prendre des leçons de droit chez M. Delahais, président du tribunal d'Yvetot, lequel se plaignait quelquefois d'être mis sur les dents par son élève, tant cet élève avait d'amour pour le travail. Un bon prêtre du voisinage, le curé de Touffreville, qui avait professé dix ans en Angleterre pendant l'émigration, lui donna des leçons d'anglais. Enfin il eut pour maître de menuiserie un tourneur en bois dont il fréquentait l'atelier aussi assidûment que le cabinet du président d'Yvetot. Son père lui avait souvent répété qu'un gentilhomme doit être prêt à tout, et qu'en temps de révolution, il faut savoir au besoin faire œuvre de ses dix doigts pour gagner sa vie. L'art de tourner le bois n'était pas seulement à ses yeux un exercice corporel utile à la santé, mais un gagne-pain en cas d'exil et de pauvreté.

      Le cardinal de Bonnechose visita souvent cette petite ville d'Yvetot qu'il avait aimée. Il y retrouva avec un vif plaisir les lieux, les personnes, les noms chers à son cœur, s'arrêtant devant les maisons et racontant les souvenirs que sa jeunesse y avait attachés, allant chercher les derniers demeurants des vieilles familles qui fréquentaient, sous la Restauration, le salon modeste du sous-préfet d'Yvetot, aimant à dire combien son père était aimé et comme il ralliait autour de lui les honnêtes gens de tous les partis. Mais les pauvres n'étaient pas oubliés dans cette visite. Il faisait du bien aux enfants des ouvriers et des domestiques de sa famille. L'humble tourneur qui lui avait appris à gagner son pain n'avait pas assez vécu pour le voir sous la pourpre ; sa postérité recueillit les bienfaits de cet apprentissage.

      Parmi tant de souvenirs, ceux de la nature tenaient une grande place. Il les rafraîchissait en parcourant son diocèse et en racontant combien les grandes promenades et les petits voyages à travers la province lui avaient été utiles, à l'âge de vingt ans, pour raffermir sa santé. Ces promenades, solitaires quelquefois, reposaient tout ensemble son corps et son esprit. Il jouissait du spectacle de la nature en philosophe et en poète. La vaste étendue des champs, les forêts, la Seine aux eaux superbes et aux larges bords, dont le cours se précipite vers l'Océan, les côtes de la mer et l'immensité où la vue s'égare, les grands vents d'automne, qui abattent les dernières feuilles des pommiers et se mêlent au bruit lointain des flots, tout était pour lui plein de charme et captivait ses rêveries. Lord Byron lui plaisait entre tous les modernes, il le lisait en sa langue et il en jouissait davantage. Mais il le saluait avec les vers de Lamartine, et il aimait à lui dire, en le pressant de se séparer des sceptiques et des impies :

Dédaigne un vil encens qu'on t'offre de si bas ;
La gloire ne peut être où la vertu n'est pas.

      L'année 1820 se passa ainsi pour Henri de Bonnechose, tantôt à Yvetot ou à la Boulaye, tantôt sur les bords de la Seine, à la Mailleraye, chez la marquise de Nagu, ou dans la presqu'île de Jumièges, à l'ombre des ruines de la célèbre abbaye. Partout ses parents et ses amis se disputaient le plaisir de le recevoir et de le garder le plus longtemps possible. Il avait, comme sa mère, tout ce qui attire, les charmes de la figure, la variété et les grâces de la conversation, la modestie de la tenue et la sûreté du commerce. L'affection qu'il inspirait était payée d'un juste retour. Une fois qu'on avait gagné son cœur, on n'était guère exposé à le perdre. Il défendait à outrance ses proches et ses amis, et l'attachement qu'il leur témoignait n'avait, ce semble, rien de la fragilité humaine, tant il était sincère et durable.

      Alors commencèrent ses relations d'homme du monde. On l'accueillit d'abord pour sa famille ; on le rechercha bientôt pour lui-même, et il compta désormais, à cause de la parfaite distinction de sa personne et de l'agrément de ses manières, parmi les jeunes gentilshommes les plus distingués du pays.

      Devenu archevêque de Rouen, il aimait à revoir ces environs d'Yvetot, qui réveillaient en lui les douces et charmantes impressions de ces temps passés. Au château de Sassetot-le-Mauconduit, il trouvait les souvenirs toujours vivants du marquis de Martainville, qui le présenta un jour à M. l'abbé de Boisville, le futur évêque de Dijon. Le château de Rocquefort lui rappelait ses nombreuses visites au marquis Lever, ami et ancien compagnon de son père aux pages du roi. « Mes frères et moi, dit-il dans son journal, nous y allions très souvent, car mon père et M. Lever se voyaient toutes les semaines. » Il avait été reçu par l'amiral de Beauvoir (30), au château du Boscol, à Saint-Denis-d'Héricourt. A Jumièges, c'était le pieux souvenir de la vénérable Mme Lefebvre, une amie de sa famille, près de laquelle il aima, tant qu'elle vécut, à venir passer plusieurs jours chaque année et se reposer des fatigues de son ministère apostolique. Mais c'était à la terre de la Mailleraye que s'attachaient surtout les charmes de ses souvenirs de vingt ans. Hélas ! le jour où il y revint en 1859, le château avait disparu. Quelle ne fut pas sa tristesse en ne voyant plus cette noble demeure entourée de ses grands arbres, de ses parcs, de ses jardins, où il avait reçu tant de fois la plus aimable hospitalité ! Il en laissa échapper l'expression, le soir même, sur son journal : « J'ai visité, dit-il, le doyenné de Caudebec, et j'y ai donné la confirmation. L'accueil a été touchant, surtout à Guerbaville. Le souvenir de mon excellent père plane encore sur ces contrées et vit dans les coeurs. J'ai été navré en voyant le sol où furent le château et le parc de la Mailleraye. Qu'ils étaient beaux, ces lieux aujourd'hui déserts ! Tout a disparu : il ne reste plus pierre sur pierre de cette splendide habitation ; les grands arbres qui l'entouraient ont été coupés par le pied et déracinés. Tout est nivelé. Et c'est la main des hommes qui a fait ces destructions !... La petite chapelle funéraire seule reste debout.... Je me suis réfugié dans cette chapelle, où reposent les restes de la famille de Nagu et de Mortemart, et je n'ai trouvé de consolation qu'en priant pour ces âmes bonnes et affectueuses qui avaient autrefois, en ces mêmes lieux, souri à ma jeunesse (31). »

      Une des plus gracieuses compagnes de ces belles années (32) parle de l'élève en droit, devenu cardinal, avec non moins d'intérêt. « Les vacances, dit-elle, le ramenèrent toujours au château de la Mailleraye. Mais ces temps n'étaient pas pour Henri de Bonnechose exclusivement consacrés aux distractions futiles et à la dissipation. Il participait toujours à nos promenades, à nos jeux, à notre gaieté, que quelques années de plus n'avaient pas altérée. Mais, sous ce rapport, nous ne trouvions pas Henri de Bonnechose à notre niveau. Il nous paraissait un peu trop sérieux, trop grave, pour nous. Il travaillait beaucoup. Il s'établissait dans une des chambres du château, se composait un public de chaises et de fauteuils inoccupés, et s'exerçait à la parole en prononçant d'une voix de stentor, que nous entendions avec hilarité, des discours qui ne pouvaient pas provoquer la critique de son inoffensif auditoire. Pendant ce temps-là, Emile de Bonnechose, son frère, qui s'adonnait à la littérature, consultait sur ses premières oeuvres des juges de douze et de quinze ans, mes cousines de Grillon et moi, très fières d'être appelées à formuler notre opinion en pareille circonstance (33). »


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(28)  Histoire personnelle, manuscr.

(29)  Histoire personnelle, manuscr.

(30)  Charles-Louis-Henri Hébert, comte de Beauvoir, second fils de Charles-Amable-Etionne-François Hébert, marquis de Beauvoir, conseiller au parlement de Normandie, et de Charlotte Jourdaine des Mares de Bellefosse, naquit à Rouen, en 1740.
      Il entra comme volontaire dans la marine à l'âge de 18 ans, et fut fait enseigne de vaisseau en 1765. Attaché en 1770 au corps d'artillerie de la marine, en qualité de lieutenant, il devint lieutenant de vaisseau en 1777, fut nommé, le 18 août 1778, chevalier de Saint-Louis, et capitaine de vaisseau en 1782.
      Il prit part, en Amérique, à la guerre de l'Indépendance, fut associé, en 1784, à l'ordre de Cincinnatus, et se trouva à plusieurs combats, à ceux qui furent soutenus par l'escadre de MM. de Ternay et de Grasses, et entre autres à celui des 09 et 12 avril 1792.
      L'année précédente, alors qu'il commandait le vaisseau l'Eveillé, il avait eu la gloire de prendre seul, sur le cap Charles, le vaisseau anglais le Romulus, que l'escadre française retourna contre ses ennemis.
      Retiré du service en 1785, il fut nommé chef des classes de la marine de Caen et de Honfleur, place qu'il occupa jusqu'à la révolution.
      Emigré en 1790, il fit, sous la conduite des princes, la campagne de 1792 avec les officiers de son corps.
      Il habita ensuite l'Angleterre, puis l'île de Guernesey, d'où il revint en France l'an X de la république.
      Alors il se retira dans ses terres au château du Boscol, à Saint-Denis-d'Héricourt, en Normandie.
      A la rentrée des Bourbons, il fut nommé par le roi Louis XVIII au grade honorifique de contre-amiral ; et le roi Charles X l'éleva en 1828 à la dignité de grand-croix de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis.
      Le comte de Beauvoir est mort au château du Boscol, en 1834, à l'âge de 94 ans. (Documents extraits des Registres de la marine et de pièces authentiques appartenant à la famille de Beauvoir.)

(31)  Livre-journal.

(32)  Mme la duchesse d'Avaray.

(33)  Lettre à l'auteur.




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