CHAPITRE VI
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Caractère de l'école de . Ses erreurs. Ses dissentiments avec l'évêque. M. Bautain et ses disciples sortent du petit séminaire de Saint-Louis. Fondation d'une école libre. Ministère de M. l'abbé de Bonnechose. Il publie les leçons de philosophie de son maître. Mort de Mlle Humann.
Epreuves et consolations de M. l'abbé de Bonnechose. Il forme
l'abbé de Reinach. Il convertit plusieurs protestants. Son voyage à Rome avec l'abbé Bautain. Lettres et impressions de voyage de M. de Bonnechose. Examen de la doctrine de . Accueil très bienveillant de Grégoire XVI. Jugement du pape. Soumission de l'abbé Bautain et de ses disciples. Retour à . Mgr Affre et Mgr Ræss, coadjuteurs de Mgr Lepappe de Trévern. L'évêque rend ses bonnes grâces à M. Bautain et à ses disciples.
1834-1840
« 26 mars.
Nous avons été témoins samedi d'un singulier
spectacle. L'abbé Lacroix est venu nous chercher pour aller avec lui chez
le P. Modena,
dominicain, chargé de prècher les juifs. Il était
prévenu et nous attendait au Quirinal. Figurez-vous un petit moine habillé
de blanc, plein d'
esprit et de vivacité italienne, âgé de
quarante-sept ans, mais paraissant n'en avoir que trente. Il savait si bien son
sermon qu'il n'avait pas à s'en inquiéter, et causa avec nous de
la manière la plus sémillante jusqu'au moment de monter en voiture.
Auprès de lui était un juif à peau noire, rabbin arrivé
de Bagdad et converti à Rome : c'était lui qui donnait à
notre
prédicateur une leçon d'hébreu et lui apprenait à
bien prononcer les textes dont il allait se servir. Cette préparation étant
faite, nous montons tous ensemble, le rabbin excepté, dans une voiture
du pape, et nous arrivons bientôt dans cette petite
église près
du Ghetto, dont je vous ai déjà une fois parlé. Elle était
à peu près convertie en synagogue. Le tabernacle était vide
et ouvert, les crucifix enlevés, l'
autel dépouillé, la
nef
pleine de juifs, hommes d'un côté, femmes de l'autre, dans le fond
gardes de police et soldats, et partout, jusque dans le chur, une puanteur
semblable à celle de la chair pourrie. Les hommes avaient le chapeau sur
la tête et se tenaient assez décemment : le parc des femmes avait
l'
air d'une ménagerie d'
animaux, tant elles étaient sales et dégradées
; quelques
enfants déguenillés et dégoûtants se jouaient
an milieu d'elles. Au milieu de cet auditoire le
dominicain monte en chaire, et,
avec une assurance imperturbable, une volubilité italienne et un geste
assez gracieux, il se met à commenter les paroles qui avaient été
lues le matin à la synagogue. Elles étaient relatives à la
construction du tabernacle et à la colonne de nuée qui marchait
devant. Il montra que tout dans l'Ancien Testament était typique, et que
les figures de l'ancienne loi et celles des prophéties avaient été
réalisées en Jésus-Christ. La conséquence était
qu'il fallait se faire chrétien : vous pouvez juger si ceux qui étaient
là par la crainte des grenadiers et du
saint-office se sentaient touchés
et disposés à se convertir. Cependant, la représentation
finie, leurs chefs vinrent dans la
sacristie remercier le
prédicateur et
prendre
jour pour une autre séance : telle est l'étiquette. Ensuite
chacun s'en retourna chez soi, et je vous laisse à réfléchir
sur l'efficacité de ce moyen pour amener à Jésus-Christ les
enfants d'Israël. »
« 27 mars.
Hier dimanche, dans l'
église des
Dominicains, a eu
lieu une grande cérémonie. Le pape devait y venir assister à
la messe, comme il le fait tous les dimanches de
carême, dans la chapelle
Sixtine. Quand nous sommes arrivés sur la place, elle était déjà
encombrée de peuple, de troupes, de voitures de
cardinaux et de valets
: cependant nous avons filé à travers la foule et nous avons pénétré,
à la suite d'un grand
cardinal, dans le cloître, où se mouvaient
en différents sens et pêle-mêle des
cardinaux rouges, des
prélats
violets, des gentilshommes d'honneur, des camériers, des laquais bariolés
de jaune et de rouge, des moines blancs, noirs, bruns, avec ou sans barbe ; et
les flots de cette foule nous ont conduits jusqu'à la
sacristie, d'où
nous aurions bien voulu pouvoir passer dans l'
église et trouver une bonne
place : mais comment ? Voilà que juste le petit P. Modena se trouve là,
nous aperçoit et nous tire d'affaire : il nous conduit dans le chur et
nous place sur un banc, parmi les généraux d'ordres
religieux, derrière
celui des
cardinaux. Il est vrai que nous étions serrés à
ne pouvoir bouger : le
frère avait à côté de lui un
religieux à tête et barbe de l'Ancien Testament. Mais la musique
se fait entendre et le cortège commence à entrer dans le chur
tout tendu de rouge : d'abord s'avancent les
cardinaux, qui se placent à
droite et à gauche, sur leurs sièges, et leurs camériers
à leurs pieds ; puis paraît sur un trône d'or, porté
par douze hommes, le
souverain pontife, la tiare en tête,
immobile et la
rose d'or à la main. On le
dépose au milieu du chur, d'où
il gagne son siège à la droite de l'
autel, et la messe commence.
Elle fut célébrée comme à la chapelle Sixtine, avec
beaucoup de dignité et de simplicité.
Vers la fin parurent douze
jeunes filles voilées, qui vinrent successivement, en l'honneur de l'Annonciation,
se mettre à genoux devant le saint-père et reçurent de lui
une dot pour se marier. Puis, suivant l'antique usage, il bénit la
rose
d'or dont il fera ensuite présent à quelque souverain : cette
rose
est d'un beau travail et d'un grand prix, car elle pèse quatre-vingt-dix
et quelques onces d'or massif. Tout ceci étant fini, les
cardinaux se mirent
en mouvement pour sortir deux à deux, et le pape, élevé de
nouveau en l'
air sur son trône portatif, et précédé
de grands éventails de plumes de paon, sembla glisser majestueusement dans
la
nef, au-dessus des flots de spectateurs dont elle était remplie. Nous
le retrouvâmes dans la
sacristie : il s'y
dépouilla de ses ornements
et sortit à pied pour gagner sa voiture : nous ayant aperçus, il
se tourna de notre côté pour nous donner
paternellement sa bénédiction
: il avait vraiment une bonne figure et un
air de bonté et de simplicité
qui nous a touchés.
On voit que toute cette magnificence extérieure, que
tout ce faste consacré par l'ancienneté de l'usage, et que l'on
regarde ici comme une nécessité, pèse à Grégoire
XVI ; et dans le
souverain pontife se montre encore le saint
prêtre et le
modeste
camaldule. En sortant, nous avons vu son équipage et ceux des
cardinaux
: ils sont d'une richesse et d'un luxe qui a quelque chose de très imposant
pour les yeux ; mais cette magnificence est-elle encore ici à sa place
dans le temps où nous vivons, quand l'
Eglise est partout dépouillée
de ses biens temporels, et quand l'Etat romain est obéré de dettes
? C'est une question que je livre à vos méditations et que nous
pourrons discuter plus tard. En attendant, montez un peu avec nous sur le mont
Janicule. On n'y voit plus
Janus à deux visages, mais de son sommet on
découvre toute la ville de Rome. Nous avions à y monter pour aller
au noviciat du Sacré-Cur voir la cousine de l'abbé Mertian. A
mi-côte nous rencontrâmes un petit
couvent d'
hiéronymites,
et une petite
église qui en dépend et qui est consacrée à
saint Onuphre : un
frère était à la porte et nous introduit.
L'
église est petite et bien solitaire : des deux côtés
s'élèvent des tombeaux, dont plusieurs de
cardinaux qui avaient
désiré trouver ici un saint repos. Leurs chapeaux étaient
suspendus à la voûte ; j'en ai compté six décolorés,
défraîchis, vraies images des dignités de la terre : un septième
était encore frais, c'était celui du dernier
cardinal enterré
; mais sa pourpre ne tardera pas à se flétrir, tandis que la chair
de celui qui le portait se réduira en poussière. En avançant
plus loin, au fond de la
nef, dans un coin obscur, on nous montre un petit
carré
de marbre avec cette inscription :
Hic jacent Torquati Tassi ossa. Ainsi
c'est dans ce réduit ignoré que repose la
dépouille de celui
à qui l'on fit un si magnifique triomphe après sa mort, et dont
les vers sont chantés dans toute l'Italie ! Un peu plus haut nous avons
trouvé un autre exemple des vicissitudes humaines. Nous nous sommes acheminés
en gravissant la colline vers le noviciat du Sacré-Cur, qui est au sommet.
En approchant, nous admirions sa situation, ses beaux
jardins, des orangers, des
citronniers en pleine terre et couverts de
fruits d'or : enfin nous arrivons,
et l'on nous fait entrer dans un parloir où nous attendîmes quelque
temps : sur les volets restaient encore quelques
aigles dorées. C'étaient
les traces qu'avait laissées dans ce lieu le séjour de la princesse
Borghèse, sur deNapoléon. Vous savez combien elle aimait le monde,
ses pompes et ses plaisirs. Ces
aigles rappelaient tout un monde de grandeurs,
de magnificence et de voluptés : elles rappelaient Napoléon et ses
victoires, et ce Napoléon, avec toutes ses conquêtes, me paraissait
déjà aussi loin de nous dans l'
histoire que ces Césars dont
la poussière est mêlée aux décombres de Rome. »
« 09 avril.
Nous avons revu le
cardinal Mezzofanti : il parle tant de
langues que les étrangers de tous les pays viennent aboutir à lui
: il faut même qu'il
confesse ceux qui ne trouvent pas de
confesseurs qui
les comprennent : de plus, les cérémonies de la
semaine sainte absorbent
une grande partie du temps des
cardinaux, en sorte qu'il n'y a pas moyen d'avancer
d'un pas ; nouvelle épreuve de patience : le
frère est réduit
à demander une prolongation de congé, et nous voyons reculer indéfiniment
le terme de notre absence. J'en suis souvent triste, car la vie extérieure
me pèse. Mais nous sentons que nous sommes ici pour un intérêt
capital, et notre prière de tous les
jours est pour que l'uvre maternelle
soit justifiée, le saint nom de
Dieu glorifié, sa volonté
accomplie, et pour que nous en devenions et demeurions les fidèles instruments.
»
« 16 avril.
Il est temps, mon bon
frère, que je vous parle un
peu des cérémonies de la
semaine sainte. Elles ont attiré
depuis quelques
jours un grand concours d'étrangers, Italiens, Allemands,
Anglais, Français surtout. La ville en est remplie ; on a de la peine à
trouver à les loger ; dernièrement, plusieurs ont été
réduits à coucher dans la voiture qui les avait amenés :
heureusement qu'il fait un fort beau temps, un vrai
ciel d'Italie éclairé
par un
soleil de Pâques. Il existe une confrérie très nombreuse
qui a un soin particulier des
pèlerins pauvres. Plusieurs
cardinaux et
les personnages les plus distingués en font partie ; quelques-uns d'entre
eux recueillent les
pèlerins à leur arrivée dans Rome, ils
les conduisent dans un vaste établissement où d'autres confrères
leur lavent les pieds. Cette fonction
apostolique se fait bien sérieusement
par des hommes pour les hommes, par des
dames pour les femmes. Nous avons vu des
cardinaux et don Miguel avec le tablier, remplissant cet office, tandis que la
princesse de Danemark faisait la même chose avec des
dames dans les autres
salles. Ensuite les mêmes personnages ont servi à dîner à
ces braves gens, dont la plupart avaient l'
air bien fatigué et misérable.
Ils étaient de trois à quatre cents. Afin que toutes les distinctions
de rang disparussent parmi les confrères, tous avaient un habit uniforme,
une espèce de soutane rougeâtre. Les voyageurs trouvaient fort commode
de se laisser ainsi laver, héberger et servir, et mangeaient de fort bon
appétit. Après le repas, ils ont monté, par ordre et en chantant
des
cantiques, dans les dortoirs qu'on leur avait préparés ; là,
on leur a fait la prière, et chacun a eu son
lit. Ceci s'est renouvelé
trois
jours de suite.
Le jeudi saint, le pape a fait une chose analogue dans
Saint-Pierre
; il y est venu laver les pieds à douze personnes représentant les
pèlerins ; mais nous n'avons pu être témoins de cette cérémonie,
ayant à retenir nos places dans la salle où était préparé
le repas destiné à ces mêmes personnes, qu'on choisit de différentes
nations. Ainsi les uns sont Français, d'autres, Italiens, Allemands, Grecs,
etc. Ils sont venus bientôt prendre leurs places devant une table richement
servie, et le saint-père a présenté successivement à
chacun d'entre eux les différents mets qui composaient le dîner,
et leur a servi à boire. Il est ainsi allé et venu plusieurs fois
autour de la table, et toute sa démarche avait quelque chose de grave,
de doux et de paternel.
Le matin, à la messe, il y avait eu un beau moment.
C'était celui où, avant la procession, le pape était agenouillé
au pied de l'
autel, devant le saint Sacrement. Toute la chapelle était
assez obscure ; mais alors, par une des fenêtres latérales il pénétra
un rayon de
soleil qui ruisselait en flots lumineux sur la tête du
pontife
en adoration. En même temps, des nuages d'encens s'élevaient et semblaient
monter au
ciel par cette voie de lumière. Je ne vis jamais un plus frappant
symbole du double rapport de l'homme avec
Dieu par la prière.
Le saint Sacrement fut porté par le pape en procession
dans la chapelle Pauline, où il demeura exposé. Nous pûmes
y venir prier le soir. Tout le fond disposé par gradins était éblouissant
de lumière : c'était une image de la gloire céleste. Le pavé
de la chapelle était couvert de pauvres gens à genoux au milieu
des riches, et adorant tous ensemble en silence, image de l'égalité
devant
Dieu. Il régnait là un
esprit de recueillement, de respect
et de piété qui nous a fait du bien à l'
âme ; et nous
y avons goûté de bons moments.
Dans
Saint-Pierre arrivaient successivement des processions
de confréries de pénitents voilés, et plusieurs pieds nus,
venant adorer Jésus-Christ au tombeau, tandis que les voûtes du temple
retentissaient du chant des ténèbres et du
Miserere, qui
nous a fait une impression profonde. Le
grand pénitencier, le
cardinal
de Gregorio, vieillard à
cheveux blancs, assis sur un siège élevé
et adossé à un des pilastres de la coupole, non loin du tombeau
des apôtres ; et exerçant, au nom du
souverain pontife, le pouvoir
de délier donné à saint Pierre, tenait à sa main une
longue baguette qu'il abaissait sur tous les pénitents venant se présenter
à genoux devant lui : c'était l'ancien signe de l'affranchissement
devenu depuis le signe de l'
absolution.
Le samedi saint, il y a eu de grandes cérémonies
à
Saint-Jean de Latran : ordination,
baptême de juif et de Turc,
exposition des crânes de saint Pierre et de
saint Paul ; mais nous n'y sommes
point allés, à cause de la foule et de la fatigue du
jour précédent.
Nous sommes allés adorer le saint Sacrement dans l'
église de Saint-Ignace,
où il était exposé au milieu d'une gloire éblouissante
de lumière. Le soir, nous y sommes retournés ; et tandis que nous
contemplions silencieusement ce spectacle, tout à coup on a crié
au
feu ; les draperies tendues au fond du chur se sont enflammées,
le
feu s'est élevé au sommet de la voûte ; la mousseline brûlait
sans qu'on pût l'éteindre, il en tombait de grands lambeaux au pied
de l'
autel ; il y eut alors un moment d'angoisse et de terreur ; mais le peuple
ne se troubla pas, nul désordre, nulle confusion, point de fuite précipitée
: plusieurs étaient à genoux ; je vis une femme à terre les
bras en
croix. Le saint Sacrement fut retiré et mis à l'abri, le
feu fut arrêté, et nous nous retirâmes en rendant grâces.
Le
jour de Pâques, il y eut à
Saint-Pierre office
pontifical ; le pape célébra la messe à un
autel dressé
sur le tombeau des apôtres, et ensuite monta au balcon de la
basilique faisant
face à la place, couverte d'une multitude innombrable de peuple, et là
il donna la bénédiction
urbi et orbi. Le soir, il y eut grande
illumination des colonnades, de la façade et de la coupole.
A notre arrivée sur la place, cette illumination était
déjà belle ; mais ce n'était qu'un commencement, nous étions
prévenus qu'à huit heures précises un grand changement s'opérerait
: il a surpassé notre attente. En un instant, des centaines d'étoiles
ont paru de tous côtés et ont couvert d'une
clarté resplendissante
les colonnes, les portiques, les quatre petits
dômes, le
dôme colossal
du milieu et la
croix qui brilla toute lumineuse dans l'obscurité du
ciel.
Pas un souffle du vent n'agitait ces lumières ; mais elles scintillaient
comme les astresau
firmament, et nous avions devant nous comme un édifice
étincelant de
diamants, de
rubis et d'escarboucles rappelant les descriptions
de l'Apocalypse. Dans le même temps se mit à sonner le gros bourdon,
et il me sembla que c'était comme la grande voix de la
basilique retentissant
dans les airs et disant aux milliers de spectateurs assemblés alentour
: « Toute magnifique que j'apparais à vos yeux, je ne suis qu'une
faible image de la
Jérusalem céleste : mon éclat est d'un
jour, le sien est éternel ; c'est là que Jésus-Christ, ses
apôtres et tous les saints vous attendent. »
Après cette belle vision, la foule s'est écoulée
en paix et je me suis promis, mon bon
frère, de vous raconter ce que nous
avions vu, sans vous le gâter par le récit des petites tribulations,
fatigues et contretemps au prix desquels il faut acheter ces avantages. La semaine
sainte était une semaine où toutes les affaires étaient suspendues
; il fallait vivre de la vie de Rome et suivre ces cérémonies. Nous
eussions préféré une vie plus intérieure. La foule
des étrangers nous a souvent harcelés et importunés, et c'est
avec joie que nous nous reposons maintenant de nos admirations du dehors. Demain
nous retournons chez notre
cardinal, pour le presser autant qu'il est décemment
permis de le faire. Je vous ai donné ma gazette ; le
frère va vous
donner sans doute quelque chose de plus vivant ; voici l'écorce, de lui
vous viendra le
fruit qui nourrit. Adieu. Que Notre-Seigneur Jésus-Christ
vous conserve tous dans son
amour ! »