Avant-propos
Monsieur Philippe, comme l'appelaient respectueusement jadis ses proches et ses admirateurs
(1), ou "maître
Philippe" comme on dit généralement aujourd'hui
et souvent avec une capitale à "Maître" voire
le "mage Philippe", et même le "Dr. Philippe"
comme il advint qu'on le qualifiât aussi, a troublé, fasciné
en son temps des occultistes qui l'avaient approché sans peut-être
toujours le comprendre. Et il captive encore de nos
jours beaucoup de
cherchants.
Parce qu'il visitait, recevait et, aux dires de beaucoup,
soulageait ou guérissait les souffrances physiques et morales de
ses contemporains, M. Philippe, que des médecins occultistes protégeaient
et que des malades vénéraient, a très tôt inquiété
la médecine officielle au point qu'à plusieurs reprises
nous verrons dans quelles circonstances la justice s'en mêla.
Surtout, par ses relations
avec certains souverains d'
Europe, principalement Nicolas Il et Alexandra
Féodorovna, M. Philippe inquiéta plus encore, quoique ce
fut sans raison, la police politique russe et le Gouvernement français,
incapables l'un et l'autre d'appréhender des réalités
spirituelles, inaptes à comprendre le rôle joué par
le thaumaturge de
Lyon à la cour de Russie ou auprès d'autres
monarques. On le soupçonna d'activisme politique, de fomenter des
intrigues, on l'accusa de charlatanisme, et l'
Eglise russe elle-même
fit peut-être pression pour qu'on l'écartât de la cour
impériale. De nos
jours encore, les accusations les plus grossières,
les allégations les plus fantaisistes, les ragots colportés
par la presse
européenne au tout début de 1900, et qui sont
le plus souvent sans le moindre fondement, se retrouvent encore accrédités
par des auteurs réputés sérieux. Et combien de biographes
de Nicolas II, d'Alexandra Féodorovna ou de Raspoutine, que le
cas de M. Philippe intéresse accessoirement, recopient à
leur tour ces sornettes, quand ils n'y ajoutent pas des erreurs de leur
cru
(2).
M. Philippe, charlatan pour la médecine officielle
qui, échouant à le comprendre, chercha en vain à
l'interdire d'exercer et à le discréditer jusqu'après
la tombe, M. Philippe imposteur pour la police française, et intrigant
aux yeux des hommes politiques et des journalistes, répondait de
son mieux à la vocation que le
destin lui avait fixée. Soignant
souvent avec succès les
âmes et les
corps, reconnu par les
souverains russes comme Ami de
Dieu dans une tradition qui remonte au
XVIIe siècle, il a uvré, prié, vécu
sur terre, certes comme un fort brave homme, mais plus encore, conscient
d'être à sa façon un messager des
Cieux.
En tête d'un petit livre
de souvenirs,
Marie Emmanuel
Lalande, qui avait bien connu M. Philippe
avant d'
épouser son gendre en secondes noces, avoue son embarras
: «
Je ne voulais pas écrire ce livre, sachant bien qu'il
est impossible de rendre la personnalité de Monsieur Philippe telle
qu'elle était »
(3).
Son disciple
Paul Sédir confie lui aussi : «
C'est une entreprise ardue
que de peindre une personnalité aussi rare et aussi complexe.
»
(4) C'est dire la difficulté de l'
historien,
que la vie pourtant toute simple de M. Philippe embarrasse en effet, parce
qu'elle est entourée de mystères, quand elle n'est pas l'expression
du mystère lui-même. Du reste, nombre de documents, de témoignages
aujourd'hui accessibles au chercheur, sont à prendre avec réserve.
Au seuil du livre magistral qu'il a consacre à Cagliostro, et qui
n'est pas, nous le verrons, sans rapport avec notre homme, le Dr. Marc
Haven, gendre de M. Philippe, s'insurge : «
Je me souviens toujours
d'un article de journal paru au XXe siècle et donnant d'un contemporain
une biographie ornée de la reproduction de sa photographie. Celui
qui, s'occupant du personnage en question, retrouvera dans cent ans ce
journal, pourra-t-il ne pas classer cette étude parmi les plus
importants de ses documents ? Or, le cliché était celui
d'un inconnu, ne ressemblant même pas au héros de l'histoire,
et la biographie faisait naître à Constantinople, dans un
harem, celui qui avait vu le jour, fils de simples cultivateurs, dans
un village, en France »
(5). Or, le personnage
allégué par Marc Haven n'est autre que M. Philippe, sur
lequel, en effet, tant d'erreurs grossières, tant de propos abjects
ont été répandus de son vivant même, rendant
plus difficile encore, un siècle plus tard, l'indispensable séparation
du bon grain de l'ivraie.
Nous savons aussi que des propos
apocryphes de M.
Philippe qui n'a rien écrit ou presque se sont glissés
un peu partout, et il s'avère bien difficile de les extraire aujourd'hui
de la masse considérable de citations qui lui sont attribuées.
II est bien laborieux aussi de discerner des faits historiques d'
éléments
légendaires ou
symboliques qui, s'ils n'en sont pas moins dignes
d'intérêt et porteurs de sens, doivent être situés
sur un autre plan que celui de la réalité historique. Car
certains
disciples ont pu interpréter à leur façon
des propos tout
symboliques de leur maître. D'autres auditeurs ont
pu ne pas comprendre ce qu'il leur disait, ou encore généraliser
un mot qui n'était adressé qu'à eux seuls, ou un
message personnel auquel M. Philippe avait donné une forme
allégorique
qui a pu leur échapper.
Qui fut, qui est M. Philippe ? A cette question,
maintes fois posée depuis un siècle, des réponses
très diverses, parfois contradictoires, ont été apportées.
Le Dr. Gérard Encausse, autrement dit le mage Papus, le premier,
le dépeint sans le nommer sous les traits du "maître
inconnu". En 1913, Marc Haven filigrane à son tour M. Philippe
à travers
Le Maître inconnu Cagliostro,
dont il dresse un portrait qui séduit. Et Yvon Le
Loup, alias Paul
Sédir, range son maître défunt dans la galerie merveilleuse
de
Quelques Amis de Dieu, et en
1901, son roman
Initiation le
dépeint sous les traits étonnants des personnages d'Andréas
et de
Théophane.
Dans un tout autre genre, dès
1920, Louis Maniguet consacre à cet "empirique lyonnais",
"hystéro-névropathe", d'une "grande intelligence",
une thèse de doctorat en médecine, présentée
(on devine dans quel état d'
esprit et avec quels arguments) devant
la Faculté de
Lyon.
(6)
Parmi les principaux auteurs, ni Jean Bricaud dont
le petit
Maître Philippe destiné
aux "étudiants de l'occultisme" parut en 1926
(7),
ni
Marie Emmanuel
Lalande, seconde
épouse de Marc Haven, dont la
brochure de 1948,
Lumière blanche
(8), visait à réparer à sa façon
les attaques du Dr. Weber-Bauler, qui avait publié en 1944 un ouvrage
virulent, d'ailleurs romancé,
Philippe, guérisseur
de Lyon (9), n'ont voulu faire uvre
de biographe.
En 1954, un médecin
éminent doublé d'un homme de foi, le Dr. Philippe Encausse,
qui venait de réveiller deux ans plus tôt l'Ordre martiniste
fondé par son père Gérard Encausse-Papus en 1887-1891,
publia un ouvrage plus conséquent,
Le Maître
Philippe, de Lyon, thaumaturge et "Homme de Dieu", ses prodiges, ses guérisons,
ses enseignements, dont la neuvième et dernière
édition de son vivant a été couronnée par
l'Académie française, en 1982
(10).
Sur M. Philippe, Philippe Encausse a produit quantité de témoignages,
de documents puisés dans ses archives personnelles, et il en a
dressé le portrait touchant d'un ami et d'un messager de
Dieu,
particulièrement influent dans le milieu occultiste de la Belle
Epoque.
Dernier témoin vivant
du temps de M. Philippe dont il avait fait la connaissance, grâce
à Papus, en 1899, Alfred Haehl, après avoir rassemblé
pour quelques intimes quantité de notes, jugea utile de publier
un nouvel ouvrage qui situât M. Philippe en dehors du
microcosme
de l'occultisme où Philippe Encausse l'avait à ses yeux
principalement placé. D'une collaboration avec Daniel Nazir, fils
spirituel de Marc Haven, naquit donc en 1959
Vie
et paroles du Maître Philippe (11).
Nous aurons souvent recours à ce témoignage.
Les essais irremplaçables de Philippe Encausse
et d'Alfred Haehl, qui n'entendaient ni l'un ni l'autre faire uvre
d'
historien, ne sauraient cependant être considérés
comme des études historiques et critiques
(12).
Une biographie en règle de l'homme de
Lyon restait donc à
écrire. La voici établie d'après l'ensemble des documents
imprimés et manuscrits auxquels j'ai pu personnellement avoir accès
à ce
jour. D'autres pièces existent dans des collections
privées, jalousement gardées par leurs détenteurs,
qui permettraient sans doute de préciser des points qui demeurent
encore obscurs, et peut-être même d'
ajouter des chapitres
significatifs à cette biographie qui reste donc un travail provisoire.
Un
jour peut-être...
Deux témoignages essentiels,
deux documents d'importance issus du legs Philippe Encausse à la
Bibliothèque municipale de
Lyon, dont Robert Amadou me confia la
publication, en 1986, viennent fort utilement
illustrer cette esquisse
biographique : le carnet personnel de Papus, où celui-ci avait
relevé et classé des propos de son maître spirituel
et des anecdotes à son sujet ; et un journal de
comptes-rendus
de séances de guérison et d'enseignement, tenu par une main
anonyme. Ces pièces, partiellement exploitées par Philippe
Encausse, sont ici publiées in extenso pour la première
fois.
Pour l'heure, voici l'homme singulier qui, quelques
mois avant sa mort, confiait à un journaliste : «
J'ignore
tout de moi, je n'ai jamais compris ni cherché à m'expliquer
mon mystère... »
(13), voici Monsieur
Philippe, l'Ami de
Dieu.
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(1) Parce que c'est
bien de cette seule façon que l'ont désigné en leur
temps Marc Haven, Papus, Alfred Haehl et nombre de ses amis, parce que
ce titre-là prévient les déviations idolâtres
et que, d'ailleurs, l'
Evangile condamne l'usage abusif de l'adjectif "maître"appliqué
à tout homme, "Monsieur" Philippe, ainsi qualifié
dès le titre même de cet ouvrage, sera donc le seul titre
que je lui donnerai au fil des pages suivantes.
(2) Comment ne
pas regretter, par exemple, que le
Nicolas II
de l'académicien Henri Troyat colporte non seulement sur M. Philippe
les pires bêtises, mais forge un personnage hybride, moitié
Papus moitié Philippe, nommé... Philippe Encausse ! Le
Raspoutine
du même auteur (
Paris, Flammarion, 1995 ; J'ai Lu, 1998, p. 33),
tout en dressant un portrait attachant du staretz sibérien, range
malheureusement M. Philippe aux côtés «
d'innocents
à demi idiots » qui précédèrent
Raspoutine à la cour, tous imposteurs à ses yeux. Seul ou
presque, Michel de Enden (
Raspoutine et le crépuscule de la monarchie en Russie,
Paris, Arthème Fayard, 1976, pp. 141-148) examine sérieusement le rôle tenu à la
cour par le thaumaturge lyonnais, dont il campe un portrait fidèle.
(3) Marie Emmanuel
Lalande,
Lumière blanche. Evocation d'un
passé,
Lyon, imprimerie Audin, 1948, p. 10.
(4) Paul Sédir,
Quelques Amis de Dieu,
Paris, Les Amitiés
spirituelles, 1923, p. 112.
(5) Marc Haven,
Le Maître inconnu Cagliostro. Etude historique
et critique sur la haute magie,
Paris, Dorbon aîné,
s. d. (1913) ; nouvelle édition revue et corrigée,
Paris,
Editions Pythagore, 1932 ; nouvelle édition,
Lyon, Derain, 1964
(puis
Paris, Dervy-Livres, 1966) ; nouvelle édition préfacée
par Bruno Marty,
Paris, Editions Dervy, 1995, p. 7.
(6) Un
empirique lyonnais, Philippe. Contribution à l'étude de
l'influence des empiriques sur les malades. Etude médico-social,
thèse soutenue devant la Faculté de
Lyon, le 11
février
1920.
(7) Jean Bricaud,
Le Maître Philippe,
Paris, Chacornac
frères, 1926 ; nouvelle édition en
fac-similé,
Paris,
Le Monde inconnu, 1989.
(8) Marie Emmanuel
Lalande,
Lumière blanche. Evocation d'un
passé, op. cit.
(9) Dr. Weber-Bauler,
Philippe, guérisseur de Lyon, à la
cour de Nicolas II, Baudry-Neuchâtel, La
Baconnière,
1944.
(10) Philippe
Encausse,
Le Maître Philippe, de Lyon, thaumaturge
et "Homme de Dieu", ses prodiges, ses guérisons, ses
enseignements,
Paris, La Diffusion scientifique, 1954 ; nombreuses
rééditions revues et augmentées de documents inédits,
dont la neuvième,
Paris, Editions Traditionnelles, 1982. La dixième
et toute dernière édition,
Paris, Editions traditionnelles,
1985, reste fidèle au texte de 1982 auquel ont été
ajoutées quelques
illustrations inédites.
(11) Vie
et paroles du Maître Philippe. Témoignage d'Alfred Haehl,
Lyon, Paul Derain, 1959 ;
Paris, Dervy-Livres, 1980, 1985, 1990 ; nouvelle
édition en
fac-similé,
Paris, Dervy, 1997.
(12) Dernière
en date, Renée-Paule Guillot (
Philippe de
Lyon. Médecin, thaumaturge et conseiller du tsar,
Paris,
Les deux océans, 1994) ne comble pas non plus cette lacune.
(13) "
Philippe
le mage : un thaumaturge lyonnais confident des rois et conseiller du
tsar. Une interview dans un train", La Dépêche de
Lyon, 13 mars 1905.
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