LIVRE VII
PLATON LES MYSTÈRES D'ÉLEUSIS
II L'INITIATION DE PLATON ET LA PHILOSOPHIE PLATONICIENNE
Trois ans après que Platon fut devenu le disciple de Socrate, celui-ci fut condamné à mort par l'Aréopage et mourut, entouré de ses disciples, en buvant la ciguë.
Peu d'événements historiques sont aussi rebattus que celui-là. Il en est peu néanmoins dont on ait aussi mal compris les causes et la portée. Il est reçu aujourd'hui de dire que l'
Aréopage eut raison, à son point de
vue, de condamner
Socrate comme
ennemi de la
religion d'Etat, parce que, en niant les
Dieux, il ruinait les bases de la république athénienne. Nous montrerons tout à l'heure que cette assertion renferme deux erreurs profondes. Rappelons d'abord ce que Victor Cousin à osé écrire en tête de l'
Apologie de Socrate, dans sa belle traduction des uvres de Platon : « Anytus, il faut le dire, était un citoyen recommandable ; l'
Aréopage, un tribunal équitable et modéré ; et, s'il fallait s'étonner de quelque chose, ce serait que
Socrate ait été accusé si tard, et qu'il n'ai pas été condamné à une plus forte majorité. » Le philosophe, ministre de l'instruction publique n'a pas vu que, s'il avait raison, il faudrait condamner à la fois la philosophie et la
religion, pour glorifier uniquement la politique du mensonge, de la violence et de l'arbitraire. Car, si la philosophie ruine forcément les bases de l'état social, elle n'est qu'une folie pompeuse ; et si la
religion ne peut subsister qu'en supprimant la recherche de la vérité, elle n'est qu'une
tyrannie funeste. Essayons d'être plus justes à la fois envers la
religion et la philosophie grecque.
Il y a un fait capital et frappant qui a échappé à la plupart des
historiens et des philosophes modernes. En Grèce, les persécutions, fort rares contre les philosophes, ne partirent jamais des temples, mais toujours des faiseurs de politique. La civilisation
hellénique n'a pas connu la guerre entre les
prêtres et les philosophes, qui joue un si grand rôle dans la nôtre, depuis la
destruction de l'
ésotérisme chrétien, au second siècle de notre ère. Thalès put professer tranquillement que le monde vient de l'
eau ; Héraclite, qu'il sort du
feu ;
Anaxagore, dire que le
soleil est une masse de
feu incandescente ; Démocrite, prétendre que tout vient des atomes.
Aucun temple ne s'en inquiéta. Dans les temples, on savait tout cela et bien plus encore. On savait aussi que les prétendus philosophes qui niaient les
Dieux ne pouvaient les détruire dans la conscience nationale, et que les philosophes véritables y croyaient à la manière des
initiés et voyaient en eux les
symboles des grandes catégories de la hiérarchie spirituelle, du Divin qui pénètre la Nature, de l'Invisible qui gouverne le Visible. La doctrine
ésotérique servait donc de lien entre la vraie philosophie et la vraie
religion. Voilà le fait profond,
primordial et final, qui explique leur entente secrète dans la civilisation
hellénique.
Qui donc accusa
Socrate ? Les
prêtres d'
Eleusis, qui
avaient maudit les auteurs de la guerre du
Péloponnèse, en secouant
la poussière de leurs robes vers l'Occident, ne prononcèrent pas
une parole contre lui. Quant au temple de
Delphes, il lui donna le plus beau témoignage
qu'on puisse rendre à un homme. La Pythie, consultée sur ce qu'
Apollon
pensait de
Socrate, répondit : « Il n'y a aucun homme plus libre,
plus juste, plus sensé
(107). » Les deux chefs
d'accusation portés contre
Socrate : de corrompre la
jeunesse et de ne
pas croire aux
Dieux ne furent donc qu'un prétexte. Sur la seconde, l'accusé
répondit victorieusement à ses
juges : « Je crois à
mon
esprit familier, à plus forte raison dois-je croire aux
Dieux qui sont
les grands
esprits de l'univers. » Alors pourquoi cette haine implacable
contre le sage ? Il avait combattu l'injustice, démasqué l'hypocrisie,
montré le
faux de tant de vaines prétentions. Les hommes pardonnent
tous les vices et tous les athéismes, mais ils ne pardonnent pas à
ceux qui les démasquent. C'est pour cela que les athées véritables
qui siégeaient à l'
Aréopage firent mourir le juste et l'innocent,
en l'accusant du crime qu'ils commettaient. Dans sa défense admirable reproduite
par Platon,
Socrate l'explique lui-même avec une parfaite simplicité
: « Ce sont mes recherches infructueuses pour trouver des hommes sages parmi
les Athéniens qui ont excité contre moi tant d'inimitiés
dangereuses ; de là toutes les calomnies répandues sur mon compte
; car tous ceux qui m'entendent croient que je sais toutes les choses sur lesquelles
je démasque l'
ignorance des autres... Intrigants, actifs et nombreux, parlant
de moi d'après un plan concerté et avec une éloquence fort
capable de séduire, ils vous ont, depuis longtemps, rempli les oreilles
des bruits les plus perfides et poursuivent sans relâche leur système
de calomnie. Aujourd'hui ils me détachent Mélitus, Anytus et Lycon.
Mélitus représente les poètes : Anytus les politique et les
artistes ; Lycon les orateurs. » Un poète tragique sans talent, un
richard méchant et fanatique, un
démagogue éhonté
réussirent à faire condamner à mort le meilleur des hommes.
Et cette mort l'a rendu immortel. Il put dire fièrement à ses
juges
: « Je crois plus aux
Dieux qu'aucun de mes accusateurs. Il est temps que
nous nous quittions, moi pour mourir et vous pour vivre. Qui de nous deux a le
meilleur partage ? Personne ne le sait, excepté
Dieu (108). »
Loin d'ébranler la vraie
religion et ses
symboles
nationaux,
Socrate avait tout fait pour les raffermir. Il eût été
le plus grand soutien de sa patrie, si sa patrie avait su le comprendre. Comme
Jésus, il mourut en pardonnant à ses bourreaux et devint pour toute
l'humanité le modèle des sages
martyrs. Car il représente
l'avènement définitif de l'
initiation individuelle et de la science
ouverte.
La sereine image de
Socrate mourant pour la vérité
et passant sa dernière heure à s'entretenir de l'immortalité
de l'
âme avec ses
disciples, s'imprima dans le cur de Platon comme
le plus beau des spectacles et le plus saint des mystères. Ce fut sa première,
sa grande
initiation. Plus tard, il devait étudier la physique, la métaphysique
et bien d'autres sciences ; mais il resta toujours le
disciple de
Socrate. Il
nous a légué sa vivante image en mettant dans la bouche de son maître
les trésors de sa propre pensée. Cette
fleur de modestie fait de
lui l'
idéal du
disciple, comme le
feu de l'enthousiasme en fait le poète
de philosophes. Nous avons beau savoir qu'il ne fonda son école qu'à
l'âge de quarante ans et mourut âgé de quatre-vingts, nous
ne pouvons nous le figurer que jeune. Car l'éternelle
jeunesse est le partage
des
âmes qui, à la profondeur des pensées, joignent une candeur
divine.
Platon avait reçu de
Socrate la grande impulsion,
le principe actif et mâle de sa vie, sa foi en la justice et en la vérité.
Il dut la science et la substance de ses idées à son
initiation
aux Mystères.
Son génie consiste dans la forme nouvelle, à
la fois poétique et dialectique, qu'il sut leur donner. Cette
initiation,
il ne la prit pas seulement à
Eleusis. Il la chercha à toutes les
sources accessibles du monde antique. Après la mort de
Socrate, il se mit
à voyager. Il suivit les leçons de plusieurs philosophes de l'Asie-Mineure.
De là, il se rendit en Egypte, pour se mettre en rapport avec ses
prêtres
et traversa l'
initiation d'Isis. Il n'atteignit pas comme Pythagore le degré
supérieur où l'on devient
adepte, où l'on acquiert la
vue
effective et directe de la vérité divine avec des pouvoirs surnaturels
au point de
vue terrestre. Il s'arrêta au troisième degré,
qui confère la parfaite
clarté intellectuelle avec la
royauté
de l'intelligence sur l'
âme et sur le
corps. Puis, il se rendit dans l'Italie
méridionale pour s'aboucher avec les Pythagoriciens, sachant fort bien
que Pythagore avait été le plus grand des sages grecs. Il acheta
à prix d'or un manuscrit du maître. Ayant puisé ainsi la tradition
ésotérique de Pythagore à sa source même, il emprunta à ce philosophe les idées mères et l'ossature de son système
(109).
Revenu à Athènes, Platon y fonda son école
demeurée si célèbre sous le nom d'Académie. Pour continuer
l'uvre de
Socrate, il fallait répandre la vérité. Mais
Platon ne pouvait enseigner publiquement les choses que les Pythagoriciens recouvraient
d'un triple voile. Les serments, la prudence, son but même le lui défendaient.
C'est bien la doctrine
ésotérique que nous retrouvons dans ses
Dialogues,
mais dissimulée, mitigée, chargée d'une dialectique raisonneuse
comme d'un bagage étranger, travestie elle-même en
légende,
en
mythe, en parabole. Elle ne se présente plus ici avec l'ensemble imposant
que lui donna Pythagore et que nous avons essayé de reconstituer, édifice
fondé sur une base
immuable et dont toutes les parties sont fortement cimentées,
mais par fragments analytiques. Platon, comme
Socrate, se place sur le terrain
même des jeunes gens d'Athènes, des mondains, des
rhéteurs
et des sophistes. Il les combat avec leurs propres armes. Mais son génie
est toujours là ; à chaque instant, il rompt comme un
aigle le réseau
de la dialectique, pour s'élever d'un vol hardi aux vérités
sublimes qui sont sa patrie et son
air natal. Ces dialogues ont un charme piquant
et unique : on y goûte, à côté de l'enthousiasme de
Delphes et d'
Eleusis, une
clarté merveilleuse, le
sel attique, la malice
du bonhomme
Socrate, l'ironie fine et ailée du sage.
Rien de plus facile que de retrouver
les différentes parties de la doctrine
ésotérique dans Platon
et de découvrir en même temps les sources où il a puisé.
La doctrine des idées types des choses exposée dans
Phèdre,
est un corollaire de la doctrine des
Nombres sacrés de Pythagore
(110). Le
Timée
donne une exposition très confuse et très embrouillée de
la cosmogonie
ésotérique. Quant à la doctrine de l'
âme,
de ses migrations et de son évolution, elle traverse toute l'uvre
de Platon, mais nulle part elle ne transparaît aussi clairement que dans
le
Banquet, dans
Phédon,
et dans la
légende d'Er placée à la fin de ce dialogue.
Nous apercevons Psyché sous un voile, mais combien belle et touchante
elle brille au travers, avec ses formes exquises et sa grâce divine !
Nous avons vu au livre précédent que la
clef
du Kosmos, le secret de sa constitution du haut en bas se trouve dans le principe
des trois mondes reflétés par le
microcosme et le
macrocosme,
dans le ternaire humain et divin. Pythagore avait magistralement formulé
et résumé cette doctrine sous le
symbole de la
Tétrade
sacrée. Cette doctrine du Verbe vivant, éternel, constituait
le grand
arcane, la source de la magie, le temple de
diamant de l'
initié,
sa citadelle inexpugnable au-dessus de l'océan des choses. Platon ne pouvait,
ni ne voulait révéler cet
arcane dans son enseignement public. D'abord
le serment des mystères lui fermait la bouche. Ensuite tous n'auraient
pas compris, le vulgaire eût profané indignement ce mystère
théogonique qui contient la
génération des mondes. Pour combattre
la corruption des murs et le déchaînement des passions politiques,
il fallait autre chose. Avec la grande
initiation, allait se
fermer bientôt
la porte de l'au-delà, cette porte qui d'ailleurs ne s'ouvre lumineusement
qu'aux grands prophètes, aux rarissimes, aux véritables
initiés.
Platon remplaça la doctrine des trois mondes par trois
concepts, qui, en l'absence de l'
initiation organisée, restèrent
pour deux mille ans comme trois chemins ouverts sur le but suprême. Ces
trois concepts se rapportent également au monde humain et au monde divin
; ils ont l'avantage de les
joindre quoique d'une manière abstraite. Ici
se montre le génie vulgarisateur et créateur de Platon. Il jeta
des torrents de lumière sur le monde, en posant sur la même ligne
les idées du Vrai, du Beau et du Bien. Les élucidant l'une par l'autre,
il démontra qu'elles sont trois rayons partis du même foyer, qui
en se joignant reconstituent ce foyer même, c'est-à-dire :
Dieu.
En poursuivant le Bien, c'est-à-dire le Juste, l'
âme
se purifie ; elle se prépare à connaître la Vérité.
Première et indispensable condition de son progrès. En poursuivant,
en élargissant l'idée du Beau, elle atteint le Beau intellectuel,
cette lumière intelligible, mère des choses, animatrice des formes,
substance et organe de
Dieu. En se plongeant dans l'
âme du monde, l'
âme
humaine sent pousser ses ailes. En poursuivant l'idée du Vrai, elle
atteint la pure
Essence, les principes contenus dans l'
Esprit pur. Elle reconnaît
son immortalité par l'identité de son principe avec le principe
divin. Perfection ;
épiphanie de l'
âme.
En ouvrant ces grandes voies à l'
esprit humain, Platon
a défini et créé, en dehors des systèmes étroits
et des
religions particulières,
la catégorie de l'Idéal
qui devait remplacer pour des siècles et remplace jusqu'à nos
jours
l'initiation organique et complète. Il fraya les trois voies sacrées
qui conduisent à
Dieu, comme la voie sacrée d'Athènes conduisait
à
Eleusis par la porte du Céramique. Ayant pénétré
dans l'intérieur du temple avec
Hermès, Orphée et Pythagore,
nous jugeons d'autant mieux de la solidité et de la rectitude de ces larges
routes construites par le divin ingénieur Platon. La connaissance de l'
Initiation
nous donne la justification et la raison d'être de l'
Idéalisme.
L'
Idéalisme est l'affirmation hardie des vérités
divines par l'
âme qui s'interroge dans sa solitude et
juge des réalités
célestes par ses facultés intimes et ses voix intérieures.
L'
Initiation est la pénétration de ces mêmes
vérités par l'expérience de l'
âme, par la vision directe
de l'
esprit, par la
résurrection intérieure. Au suprême degré,
c'est la mise en communication de l'
âme avec le monde divin.
L'
Idéal est une morale, une
poésie,
une philosophie ; l'
Initiation est une action, une vision, une présence
sublime de la Vérité. L'
Idéal est le rêve et le regret
de la patrie divine ; l'
Initiation, ce temple des élus, en est le clair
ressouvenir, la possession même.
En construisant la catégorie de l'
Idéal, l'
initié
Platon créa donc un refuge, ouvrit le chemin du salut à des millions
d'
âmes qui ne peuvent parvenir en cette vie à l'
initiation directe,
mais aspirent douloureusement à la vérité. Platon fit ainsi
de la philosophie le vestibule d'un
sanctuaire futur, en y conviant tous les hommes
de bonne volonté. L'
idéalisme de ses nombreux fils payens ou chrétiens
nous apparaît comme la salle d'attente de la grande
initiation.
Ceci nous explique l'immense popularité et la
force rayonnante des idées
platoniciennes. Cette
force réside dans leur fond
ésotérique. Voilà pourquoi l'Académie d'Athènes fondée par Platon dura des siècles et se prolongea dans la grande
école d'Alexandrie. Voilà pourquoi les premiers Pères de l'
Eglise rendirent
hommage à Platon ; voilà pourquoi saint Augustin y prit les deux tiers de sa
théologie. Deux mille ans s'étaient écoulés depuis que le
disciple de
Socrate avait rendu le dernier soupir à l'ombre de l'Acropole. Le christianisme, les
invasions des barbares, le
moyen-âge avaient passé sur le monde. Mais l'antiquité renaissait de ses cendres. A Florence, les Médicis voulurent fonder une académie et appelèrent un savant grec, exilé de Constantinople, pour l'organiser. Quel nom lui donna Marsile Ficin ? Il l'appela l'académie
platonicienne. Aujourd'hui même, après que tant de systèmes philosophiques échafaudés les uns sur les autres se sont écroulés en poussière ; aujourd'hui que la science a fouillé la matière dans ses dernières transformations et se retrouve en face de l'inexpliqué et de l'invisible, aujourd'hui encore Platon revient à nous. Toujours simple et modeste, mais rayonnant de
jeunesse éternelle, il nous tend le rameau sacré des Mystères, la rameau de
myrte et de cyprès, avec le narcisse :
la fleur d'âme qui promet la divine renaissance dans une nouvelle
Eleusis.
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(107) Xénophon,
Apologie de Socrate.
(108) Platon,
Apologie de Socrate.
(109) « Ce qu'Orphée a promulgué par d'obscures
allégories, dit
Proclus, Pythagore l'enseigna après avoir été
initié aux mystères orphiques, et Platon en eut pleine connaissance par les écrits orphiques et pythagoriciens. » Cette opinion de l'
école alexandrine sur la filiation des idées
platoniciennes est pleinement confirmée par l'étude comparée des traditions orphiques et pythagoriciennes avec les écrits de Platon. Cette filiation, tenue secrète pendant des siècles, ne fut révélée que par les philosophes
alexandrins, parce qu'ils furent les premiers à publier le sens
ésotérique des Mystères.
(110) Voir cette doctrine exposée au livre précédent.