LIVRE IV
MOÏSE LA MISSION D'ISRAËL
I LA TRADITION MONOTHÉISTE ET LES PATRIARCHES DU DÉSERT
La révélation est aussi vieille que l'humanité consciente. Effet de l'inspiration, elle remonte dans la nuit des temps. Il suffit d'avoir jeté un coup d'il pénétrant dans les livres sacrés de l'Iran, de l'Inde et de l'Egypte, pour s'assurer que les idées mères de la doctrine ésotérique en constituent le fond caché, mais vivace. En elles se trouve l'âme invisible, le principe générateur de ces grandes religions. Tous les puissants initiateurs ont aperçu en un moment de leur vie le rayonnement de la vérité centrale ; mais la lumière qu'ils en ont tirée s'est brisée et colorée selon leur génie et leur mission, selon les temps et les lieux. Nous avons traversé l'initiation aryenne avec Rama, brahmanique avec Krishna, celle d'Isis et d'Osiris avec les prêtres de Thèbes. Nierons-nous après cela que le principe immatériel du Dieu suprême qui constitue le dogme essentiel du monothéisme et l'unité de la nature n'ait été connu des brahmanes et des prêtres d'Ammon-Ra ? Sans doute, ils ne faisaient pas naître le monde d'un acte instantané, d'un caprice de la divinité comme nos théologiens primaires. Mais savamment, graduellement, par voie d'émanation et d'évolution, ils tiraient le visible de l'invisible, l'univers des profondeurs insondables de Dieu. La dualité mâle et femelle sortait de l'unité primitive, la trinité vivante de l'homme et de l'univers de la duité créatrice et ainsi de suite. Les nombres sacrés constituaient le verbe éternel, le rythme et l'instrument de la divinité. Contemplés avec plus ou moins de lucidité et de force, ils évoquaient dans l'esprit de l'initié la structure interne du monde à travers la sienne propre. De même la note juste, tirée au moyen d'un archet d'un verre couvert de sable, y dessine en petit les formes harmonieuses des vibrations qui remplissent de leurs ondes sonores le vaste royaume de l'air.
Mais le
monothéisme ésotérique de l'Egypte ne sortit jamais des
sanctuaires. Sa science sacrée resta le privilège d'une petite minorité. Les
ennemis du dehors commençaient à
battre en brèche cet antique rempart de civilisation. A l'époque où nous sommes parvenus, au XIIème siècle avant J.-C., l'Asie s'enfonçait dans le culte de la matière. Déjà l'Inde marchait à grands pas vers sa décadence. Un puissant empire s'était élevé sur les bords de l'
Euphrate et du Tigre. Babylone, cette ville colossale et monstrueuse, donnait le vertige aux peuples nomades qui rôdaient autour. Les rois d'Assyrie se proclamaient monarques des quatre régions du monde et aspiraient à poser les bornes de leur empire là même où finit la terre. Ils écrasaient les peuples, les déportaient en masse, les embrigadaient et les lançaient les uns sur les autres. Ni droit des gens, ni respect humain, ni principe
religieux, mais l'ambition personnelle sans frein, telle était la loi des successeurs de Ninus et de Sémiramis. La science des
prêtres chaldéens était profonde, mais beaucoup moins pure, moins élevée et moins efficace que celle des
prêtres égyptiens. En Egypte, l'autorité demeura à la science. Le sacerdoce y exerça toujours un pouvoir modérateur sur la
royauté. Les pharaons restèrent ses élèves et ne devinrent jamais
d'odieux despotes comme les rois de Babylone. A Babylone, au contraire, le sacerdoce écrasé ne fut dès le principe qu'un instrument de la
tyrannie. Dans un bas-relief de
Ninive, on voit
Nemrod,
géant trapu, étrangler de son bras musculeux un jeune
lion qu'il tient serré contre sa poitrine.
Symbole parlant : c'est ainsi que les monarques d'Assyrie étouffèrent le
lion iranien, le peuple héroïque de
Zoroastre, assassinant ses
pontifes, égorgeant ses
collèges de mages, rançonnant ses rois. Si les rishis de l'Inde et les
prêtres de l'Egypte firent régner dans une certaine mesure la Providence sur la terre par leur sagesse, on peut dire que le règne de Babylone fut celui du
Destin, c'est-à-dire de la
force aveugle et brutale. Babylone devint ainsi le centre
tyrannique de l'
anarchie universelle, l'il
immobile de la tempête sociale qui enveloppait l'Asie de ses tourbillons ; il formidable du
Destin, toujours ouvert, guettant les nations pour les dévorer.
Que pouvait l'Egypte contre le torrent envahisseur ? Les
Hycsos déjà avaient failli l'engloutir. Elle résistait vaillamment,
mais cela ne pouvait durer toujours. Encore six siècles et le cyclone persan
succédant au cyclone babylonien allait balayer ses temples et ses pharaons.
L'Egypte d'ailleurs qui posséda au plus haut degré le génie
de l'
initiation et de la conservation n'eut jamais celui de l'expansion et de
la
propagande. Les trésors accumulés de sa science devaient-ils
périr ? La plus grande partie certes en fut ensevelie, et quand vinrent
les
Alexandrins, ils n'en purent déterrer que des fragments. Deux peuples
d'un génie opposé allumèrent cependant leurs flambeaux dans
ses
sanctuaires, flambeaux aux rayons divers, dont l'un illumine les profondeurs
du
ciel et dont l'autre éclaire et transfigure la terre : Israël et
la Grèce.
L'importance du peuple d'Israël pour l'
histoire de l'humanité
saute aux yeux de prime abord pour deux raisons. La première c'est qu'il
y représente le
monothéisme ; la seconde c'est qu'il a donné
naissance au christianisme. Mais le but providentiel de la mission d'Israël
n'apparaît qu'à celui qui, ouvrant les
symboles de l'Ancien et du
Nouveau Testament, s'aperçoit qu'ils renferment toute la tradition
ésotérique
du passé, quoique sous une forme souvent altérée en
ce qui concerne l'Ancien Testament surtout par les nombreux rédacteurs
et traducteurs, dont la plupart en ignoraient le sens primitif. Alors le rôle
d'Israël devient clair. Car ce peuple forme ainsi le chaînon nécessaire
entre l'ancien et le nouveau cycle, entre l'Orient et l'Occident. L'idée
monothéiste a pour conséquence l'unification de l'humanité
sous un même
Dieu et sous une même loi. Mais tant que les
théologiens
se feront de
Dieu une idée enfantine et que les hommes de science l'ignoreront
ou le nieront purement et simplement, l'unité morale, sociale et
religieuse
de notre planète ne sera qu'un pieux désir ou un postulat de la
religion et de la science impuissantes à la réaliser. Au contraire,
cette unité organique apparaît comme possible lorsqu'on reconnaît
ésotériquement et scientifiquement dans le principe divin la
clef
du monde et de la vie, de l'homme et de la société dans leur évolution.
Enfin le christianisme c'est-à-dire la
religion du Christ n'apparaît
lui-même dans sa
hauteur et son universalité qu'en nous dévoilant
sa réserve
ésotérique. Alors seulement il se montre comme
la résultante de tout ce qui l'a précédé, comme renfermant
en lui les principes, la fin et les moyens de la régénération
totale de l'humanité. Ce n'est qu'en nous ouvrant ses mystères ultimes
qu'il deviendra ce qu'il est véritablement : la
religion de la promesse
et de l'accomplissement, c'est-à-dire de l'
initiation universelle.
Moïse,
initié égyptien et
prêtre
d'Orisis, fut incontestablement l'organisateur du
monothéisme. Par lui
ce principe, jusque-là caché sous le triple voile des mystères,
sortit du fond du temple pour entrer dans le
circulus de l'
histoire. Moïse
eut l'audace de faire du plus haut principe de l'
initiation le dogme unique d'une
religion nationale et la prudence de n'en révéler les conséquences
qu'à un petit nombre d'
initiés en l'imposant à la masse par
la crainte. En cela, le prophète du Sinaï eut évidemment des
vues lointaines qui dépassaient de beaucoup les destinées de son
peuple. La
religion universelle de l'humanité, voilà la vraie mission
d'Israël que peu de Juifs on comprise hormis ses plus grands prophètes.
Cette mission, pour s'accomplir, supposait l'engloutissement du peuple qui la
représentait. La nation juive a été dispersée, anéantie.
L'idée de Moïse et des Prophètes a vécu et grandi. Développée,
transfigurée par le christianisme, reprise par l'Islam quoique sur un mode
inférieur, elle devait s'imposer à l'Occident barbare, réagir
sur l'Asie elle-même. Désormais l'humanité aura beau faire,
elle aura beau se révolter, se débattre contre elle-même en
soubresauts convulsifs, elle tournera autour de cette idée centrale comme
la nébuleuse autour du
soleil qui l'organise. Voilà l'uvre
formidable de Moïse.
Pour cette entreprise, la plus colossale depuis l'exode préhistorique
des Aryas, Moïse trouva un instrument déjà préparé
dans les tribus des Hébreux, dans celles en particulier qui, s'étant
fixées en Egypte au val de Goshen, y vivaient en servitude sous le nom
des Beni-Jacob. Pour l'établissement d'une
religion monothéiste,
il avait eu aussi des précurseurs en la personne de ces rois nomades et
pacifiques que la Bible nous présente sous la figure d'Abraham, d'Isaac
et de Jacob.
Donnons un coup d'il à ces Hébreux et
à ces
patriarches. Nous essaierons ensuite de dégager la figure
de leur grand Prophète des mirages du désert et des sombres nuits
du Sinaï où gronde la foudre du Jéhovah
légendaire.
On les connaissait depuis des siècles, depuis des
milliers d'années, ces Ibrim, ces nomades infatigables, ces éternels
exilés.
(49) Frères des Arabes, les Hébreux étaient, comme
tous les
Sémites, le résultat d'un antique mélange de la
race blanche avec la race noire. On les avait vu passer et repasser dans le nord
de l'Afrique sous le nom de Bodones (Bédouins), les hommes sans gîte
et sans
lit, puis poser leurs tentes mobiles dans les vastes déserts entre
la mer
Rouge et le golfe Persique, entre l'
Euphrate et la
Palestine. Ammonites,
Elamites ou Edomites, ils se ressemblaient tous, ces voyageurs. Pour véhicule
l'âne ou le chameau, pour maison la tente, pour seul bien, des troupeaux
errants comme eux-mêmes et broutant toujours sur la terre étrangère.
Comme leurs ancêtres les Ghiborim, comme les premiers
Celtes, ces insoumis
avaient la haine de la pierre taillée, de la ville fortifiée, de
la corvée et du temple de pierre. Et cependant les cités monstres
de Babylone et de
Ninive avec leurs palais gigantesques, leurs mystères
et leurs débauches exerçaient sur ces demi-sauvages une invincible
fascination. Attirés dans ces prisons de pierre, capturés par les
soldats des rois d'Assyrie, embrigadés dans leurs armées, ils se
ruaient parfois aux
orgies de Babylone. D'autres fois aussi les Israélites
se laissaient séduire par les femmes de
Moab, ces enjôleuses hardies,
à la peau noire, aux yeux luisants. Elles les entraînaient à
l'adoration des
idoles de pierre et de
bois et jusqu'à l'affreux culte
de Moloch. Mais tout à coup, la soif du désert les reprenait ; ils
s'enfuyaient. Revenus dans les âpres vallons où l'on n'entend que
le rugissement des fauves, dans les plaines immenses où l'on ne se guide
que par les lumières des constellations, sous le froid regard de ces astres
qu'avaient adorés leurs aïeux, ils avaient honte d'eux-mêmes.
Si alors un
patriarche, un homme inspiré leur parlait du
Dieu unique, d'Elelion,d'Aelohim,
de Sébaoth, le Seigneur des armées qui voit tout et punit le coupable,
ces grands
enfants sauvages et sanguinaires courbaient la tête et, s'agenouillant
pour la prière, se laissaient conduire comme des brebis.
Et peu à peu, cette idée du grand Aelohim,
du
Dieu unique, tout-puissant, emplissait leur
âme, comme dans le Padan-Harran
le crépuscule confond tous les accidents du terrain sous la ligne infinie
de l'
horizon, noyant les
couleurs et les distances sous l'égalité
splendide du
firmament et changeant l'univers en une seule masse de ténèbres
surmontée d'une
sphère scintillante d'étoiles.
Qu'était-ce donc que les
patriarches
? Abram, Abraham, ou le père Orham était un roi d'Our, ville de
Chaldée proche de Babylone. Les Assyriens le figuraient, selon la tradition,
assis dans un fauteuil, l'
air bienveillant
(50). Ce personnage
très ancien qui a passé dans l'
histoire mythologique de tous les
peuples, puisque Ovide le cite
(51), est celui-là
même que la Bible nous représente comme
émigrant du pays d'Our
dans le pays de Canaan, à. la voix de l'Eternel : « L'Eternel lui
apparut et lui dit : Je suis le
Dieu fort, tout-puissant, marche devant ma face
et en intégrité... J'établirai mon alliance entre moi et
toi et entre ta postérité pour être une alliance éternelle,
afin que je sois ton
Dieu et le
Dieu de ta postérité après
toi » (
Genèse, XVI ; 17. XVII, 7.) Ce passage, traduit en
langage de nos
jours, signifie qu'un très ancien chef
sémite du
nom d'Abraham, qui avait reçu probablement l'
initiation chaldéenne,
se sentit poussé par la voix intérieure à conduire sa tribu
vers l'Ouest et lui imposa le culte d'Aelohim.
Le nom d'Isaac, par le préfixe Is, semble indiquer
une
initiation égyptienne, tandis que celui de Jacob et de Joseph laisse
entrevoir une origine
phénicienne. Quoi qu'il en soit, il est probable
que les trois
patriarches furent trois chefs de peuplades diverses qui vécurent
à des époques distantes. Longtemps après Moïse, la
légende
israélite les groupa en une seule famille. Isaac devint le fils d'Abraham,
Jacob le fils d'Isaac. Cette manière de représenter la paternité
intellectuelle par la paternité physique était fort en usage dans
les anciens sacerdoces. De cette généalogie
légendaire il
ressort un fait capital : la filiation du culte
monothéiste à travers
les
patriarches initiés du désert. Que ces hommes aient eu des avertissements
intérieurs, des révélations spirituelles sous forme de songes
ou même de visions à l'état de veille, cela n'a rien de contraire
à la science
ésotérique, ni à la loi psychique universelle
qui régit les
âmes et les mondes. Ces faits ont pris dans le récit
biblique la forme naïve de visites d'
anges qu'on héberge sous la tente.
Ces
patriarches eurent-ils une
vue profonde de la spiritualité
de
Dieu et des fins
religieuses de l'humanité ? Sans aucun doute. Inférieurs
en science positive aux mages de Chaldée comme aux
prêtres égyptiens,
ils les surpassèrent probablement par la
hauteur morale et cette largeur
d'
âme qu'entraîne une vie errante et libre. Pour eux l'ordre sublime
qu'Aelohim fait régner dans l'univers se traduit dans l'ordre social en
culte familial, en respect pour leurs femmes, en
amour passionné pour leurs
fils, en protection pour toute la tribu, en hospitalité vis-à-vis
de l'étranger. En un mot ces « hauts pères » sont des
arbitres naturels entre les familles et les tribus. Leur bâton
patriarcal
est un sceptre d'équité. Ils exercent une autorité civilisatrice
et respirent la
mansuétude et la paix. Çà et là, sous
la
légende patriarcale, on voit percer la pensée
ésotérique.
Ainsi, lorsqu'à
Béthel, Jacob voit en songe une échelle avec
Aelohim au sommet et les
anges qui montent et descendent sur ses degrés,
on reconnaît là une forme populaire, un abrégé judaïque
de la vision d'
Hermès et de la doctrine de l'évolution descendante
et ascendante des
âmes.
Un fait historique de la plus haute importance sur l'époque des
patriarches nous apparaît enfin en deux versets révélateurs. Il s'agit d'une rencontre d'Abraham avec un confrère d'
initiation. Après avoir fait la guerre aux rois de
Sodome et de
Gomorrhe, Abraham va rendre
hommage à Melchisédech. Ce roi réside dans la forteresse qui sera plus tard Jérusalem. « Melchisédech, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin. Car il était sacrificateur d'Aelohim, le
Dieu souverain. Et il bénit Abram en disant : « Béni soit Abram par Aelohim, le
Dieu souverain, possesseur des cieux et de la terre ». (
Genèse, XIV, 18 et 19.) Voici donc un roi de Salem qui est grand
prêtre du même
Dieu qu'Abraham. Celui-ci le traite en supérieur, en maître, et communie avec lui sous les espèces du pain et du vin, au nom d'Aelohim, ce qui dans l'ancienne Egypte était un signe de communion entre
initiés. Il y avait donc un lien de fraternité, des signes de reconnaissance et un but commun entre tous les adorateurs d'Aelohim du fond de la Chaldée jusqu'en
Palestine et peut-être jusque dans quelques
sanctuaires d'Egypte.
Cette conjuration
monothéiste n'attendait qu'un organisateur.
Ainsi, entre le Taureau ailé d'Assyrie et le
Sphinx d'Egypte qui de loin observent le désert, entre la
tyrannie écrasante et le mystère impénétrable de l'
initiation, elles avancent les tribus élues des Abramites, des Jacobélites, des Beni-Israël. Elles fuient les fêtes éhontées de Babylone, elles passent en se détournant devant les
orgies de
Moab, les horreurs de
Sodome et de
Gomorrhe et le culte monstrueux de Baal. Sous la garde des
patriarches, la caravane suit sa route jalonnée d'oasis, marquée de rares fontaines et de grêles palmiers. Comme un long ruban elle se perd dans l'immensité du désert, sous la brûlure du
jour, sous la pourpre du couchant et sous le manteau du crépuscule que domine Aelohim. Ni les troupeaux, ni les femmes, ni les vieillards ne connaissent le but de l'éternel voyage. Mais ils avancent du pas dolent et résigné des chameaux. Où vont-ils ainsi toujours ? Les
patriarches le savent ; Moïse le leur dira.
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(49) Ibrim veut dire « ceux de l'autre côté, ceux d'au delà, ceux qui ont passé le
fleuve. » Renan,
Histoire du peuple d'Israël.
(50) Renan,
Peuple d'Israël.
(51) Rexit Achaemenias pater Orchamus, isque
Septimus a prisco numeratur origine Belo.
Ovide,
Métamorphoses, IV, 212.