Biographie universelle ancienne et moderne Plutarque, l'un des écrivains de l'antiquité les plus connus, les
plus cités, et, pour ainsi dire, les plus populaires, naquit en
Béotie,
dans la petite ville de Chéronée, qui a donné son nom à
a bataille fameuse où Philippe assura l'asservissement de la Grèce
par la défaite des Athéniens. Il semble que la fortune devait ce
dédommagement aux grands hommes de la Grèce, de faire naître
le peintre de leurs vertus et l'immortel conservateur de leur gloire au même
lieu qui vit périr cette
liberté qu'ils avaient défendue.
On ignore l'année précise de la naissance de
Plutarque ; mais il
nous apprend lui-même qu'il suivait à
Delphes les leçons d'Ammonius,
au temps du voyage de Néron dans la Grèce, ce qui se rapporte à
l'an 66 de notre ère. Ainsi l'on peut conjecturer qu'il naquit dans les
dernières années de l'empire de Claude, vers le milieu du premier
siècle.
Plutarque sortait d'une famille honorable, où le
goût
de l'étude et des lettres était héréditaire. Dans
son enfance, il vit à la fois son père, son aïeul et son bisaïeul
; et il fut élevé sous cette
influence des vieilles murs,
et dans cette douce société de famille qui sans doute contribua
au caractère de droiture et de bonté que l'on aime dans ses écrits.
Il avait conservé souvenir de son bisaïeul Nicarchos, et des vives
peintures que ce bon vieillard lui avait souvent faites des malheurs de sa patrie
lorsque le triumvir Antoine, dans sa lutte contre
Octave, ayant amené la
guerre sur les mers de la Grèce, épuisa de contributions tous les
pays voisins, et força les habitants de Chéronée d'apporter
sur leurs épaules, jusqu'au rivage, des blés pour sa flotte. Il
rappelle avec complaisance son grand-père Lambrias, dont il admirait l'éloquence,
la brillante imagination et la gaieté, le verre à la main, dans
un petit cercle de vieux amis. Il rapporte même un mot que Lamprias aimait
à dire et à prouver : « C'est que la vapeur du vin opérait
sur l'
esprit comme le
feu sur l'encens, dont il détache et fait évaporer
la partie la plus subtile et la plus exquise. » Quant à son père,
Plutarque le vante beaucoup pour la vertu, la modestie, la connaissance des choses
sacrées, l'étude de la philosophie et des poètes ; et il
cite avec respect plus d'un bon conseil qu'il avait reçu de lui dans sa
jeunesse.
Plutarque eut aussi deux
frères qu'il aima tendrement, Lamprias
et Timon.
Dans l'école d'Ammonius, qu'il suivit fort jeune,
et où il se lia d'amitié avec un descendant de Thémistocle,
il apprit les mathématiques et la philosophie. Sans doute il avait étudié
sous des maîtres habiles toutes les parties des belles-lettres. Ses ouvrages
montrent assez que la lecture des poètes avait rempli sa mémoire.
Il paraît que, fort jeune encore, il fut employé par ses concitoyens
à quelques négociations avec des villes voisines. Le même
motif le conduisit à Rome, où tous les Grecs doués de quelque
industrie et de quelque talent venaient régulièrement depuis plus
d'un siècle chercher la réputation et la fortune, en s'attachant
à quelques hommes puissants, ou en donnant des leçons publiques
de philosophie et d'éloquence.
Plutarque, on ne peut en douter, ne négligea
pas ce dernier moyen d'acquérir de la célébrité. Il
avoue lui-même que, pendant ses voyages en Italie, il ne put trouver le
temps d'apprendre assez à fond la langue latine, à cause des affaires
publiques dont il était chargé, et des conférences qu'il
avait sur les matières philosophiques avec les hommes instruits qui venaient
le consulter et l'entendre. Il parlait, professait dans sa propre langue, suivant
le privilège qu'avaient conservé les Grecs d'imposer leur idiôme
à leurs vainqueurs, et d'en faire la langue naturelle de la philosophie
et des lettres. Ces leçons publiques, ces déclamations furent évidemment
la première origine, la première occasion des nombreux traités
moraux de
Plutarque. Le philosophe de Chéronée exerça dans
Rome cette profession de sophiste, dont le nom est devenu presque injurieux, et
dont l'existence seule semble indiquer une décadence littéraire,
mais qui fut plus d'une fois
illustrée dans Rome par de grands talents
et par la persécution.
On sait que sous les mauvais empereurs, dans l'esclavage
public, la philosophie était le seul asile où se réfugiàt
la
liberté bannie du forum et du sénat. La philosophie avait servi
jadis à perdre la république ; elle n'était alors qu'un vain
scepticisme dont abusaient les ambitieux et les corrupteurs. Par une vocation
meilleure, elle devint plus tard une espèce de
religion qu'embrassaient
les
âmes fortes. Il fallait le secours d'une sagesse qui apprît à
mourir, on invoqua le
stoïcisme.
Plutarque, le plus constant et le plus dédaigneux
ennemi des doctrines épicuriennes ;
Plutarque, l'admirateur de Platon et
son
disciple dans la croyance de immortalité de l'
âme, de la justice
divine et du bien moral, enseignait des vérités moins pures que
le christianisme, mais qui convenaient aux besoins les plus pressants des
âmes
élevées. Il nous apprend lui-même quels
illustres Romains
assistaient à ses leçons. « Un
jour, dit-il, que je déclamais
à Rome, Arulénus Rusticus, celui que Domitien fit mourir pour l'
envie
qu'il portait à sa gloire, était présent et m'écoutait.
Au milieu de la leçon, il entra un soldat qui lui remit une lettre de l'empereur.
Il se fit un silence, et moi-même je m'arrêtai pour lui donner le
temps de la lire ; mais il ne le voulut pas, et n'ouvrit point la lettre avant
que j'eusse achevé mon discours et que l'auditoire se fût séparé.
» Cet Arulénus est celui que Tacite a tant loué, celui que
Pline le jeune nomme souvent avec une
religieuse admiration, l'ami de Thraséas
et d'
Helvidius, et digne de mourir comme ces deux grands hommes.
On ne sait si
Plutarque prolongea son séjour en Italie
jusqu'à l'époque où Domitien bannit par un décret
tous les philosophes. Les savants ont pensé qu'il alla plusieurs fois à
Rome, mais qu'aucun de ces voyages n'eut lieu depuis le règne de cet empereur.
Ce qui paraît assuré, c'est que
Plutarque revint jeune encore se
fixer dans sa patrie, et qu'il y resta dès lors sans interruption par une
sorte de
patriotisme, et pour faire jouir ses concitoyens de l'estime et de la
faveur qui pouvaient s'attacher à son nom. Il s'était marié,
et avait choisi sa femme dans une des plus anciennes familles de Chéronée
; elle s'appelait Timoxène. Il parle de sa famille avec cette
effusion
de tendresse qu'une
âme douce et pure ajoute encore à la
force du
sentiment paternel. Deux de ses
enfants et sa fille moururent presque au berceau.
Plutarque en a éternisé le souvenir dans une lettre de consolation
qu'il écrivit à sa femme, et où respirent cette vérité
et cette simplicité de douleur qui sied si bien aux
esprits les plus élevés.
Il trace un portrait des vertus d'une
épouse et d'une mère, en y
mêlant cette teinte de murs antiques et ces allusions poétiques
qui donnent un si grand attrait à la lecture de ses écrits.
Plutarque,
qui a
composé un traité sur l'
amour conjugal, et qui seul des anciens
nous a transmis l'admirable
histoire d'Eponine et de Sabinus, paraît avoir
connu dans toute sa pureté le bonheur de cet
amour dont il a célébré
les devoirs et l'héroïsme. On trouve à ce sujet dans ses ouvrages
une anecdote charmante, et qui semble bien plus digne de l'ancien
âge d'or
de la Grèce que du siècle de fer de Domitien.
Plutarque, peu de
temps après son
mariage, eut quelques démêlés avec
les parents de sa femme, gens difficiles ou intéressés peut-être,
ce que nous nous gardons bien de juger. La jeune femme, inquiète de ces
petits débats et craignant la plus légère atteinte à
la douce union où elle vivait avec son mari, le pressa de venir sur le
mont
Hélicon faire un sacrifice à l'
Amour, qui, dans la gracieuse
théologie de l'antiquité, n'était pas seulement, comme on
croit d'ordinaire, le
dieu des amants et le gardien des serments passagers, mais
qui étendait encore son pouvoir à tous les liens de famille, à
tous les sentiments affectueux, et était même chargé de maintenir
dans le monde physique la
concorde et l'
harmonie.
Plutarque consentit à
ce pieux voyage, et accompagna sa femme avec quelques-uns de ses amis. Ils sacrifièrent
sur l'
autel du
dieu, et revinrent avec cette douce paix du cur que le voyage
seul était bien fait pour
inspirer.
Montaigne regrette que nous n'ayons pas des mémoires
de la vie de
Plutarque ; il remarque d'ailleurs avec raison que les écrits
de ce grand homme,
à les bien savourer, le découvrent assez et
le font connaître jusque dans l'âme. Ce sont en effet là
les plus sûrs mémoires. On y voit un grand fonds, non pas seulement
de vertu, mais de bonté morale ; et sous ce rapport ils semblent démentir
une anecdote rapportée par Aulu-Gelle, et qu'il tenait du philosophe Taurus.
Un
jour que
Plutarque faisait
battre de verges un esclave coupable de quelques
fautes, l'esclave, au milieu de ses gémissements, s'avisa de reprocher
à son maître que cette violence prouvait en lui peu de philosophie,
et de lui objecter un beau traité sur la douceur qu'il avait
composé,
et dont il se souvenait si peu. « Comment, malheureux, lui dit
Plutarque
d'un ton calme, me crois-tu en colère parce que je te fais punir ? Mon
visage est-il enflammé ? M'échappe-t-il aucun mot dont je doive
rougir ? Ce sont là les signes de cette colère que j'ai interdite
au sage. » En même temps le philosophe, se tournant vers l'exécuteur
du châtiment, lui dit, suivant le récit d'Aulu-Gelle : « Mon
ami, pendant que cet homme et moi nous discutons, continue toujours ton office.
» Il y aurait dans ce bon mot plus d'
esprit que d'humanité.
Plutarque
semble nous apprendre lui-même qu'il n'avait ni tant de patience ni tant
de rigueur. « Je m'étais, dit-il, emporté plusieurs fois contre
mes esclaves ; mais à la fin je me suis aperçu qu'il valait mieux
les rendre pires par mon
indulgence, que de me gâter moi-même par
la colère en voulant les corriger. » Nous préférons
croire à cet aveu, et il s'accorde davantage avec le caractère universel
de bienveillance, avec cette espèce de tendresse d'
âme que
Plutarque
montre dans ses écrits et qu'il étend jusqu'aux
animaux. Celui qui
disait de lui-même qu'il n'aurait voulu pour rien au monde vendre un buf
vieilli à son service pouvait-il plaisanter sur le supplice d'un esclave
?
Plutarque, pendant le long séjour qu'il fit dans sa
patrie, fut sans cesse occupé d'elle. Jaloux avec passion de l'ombre de
liberté qui restait à ses concitoyens sous l'abri de la conquête
romaine, il les invitait à terminer leurs affaires et leurs procès
par la juridiction de leurs propres magistrats, sans jamais recourir à
la haute justice du proconsul ou du prêteur. Pour leur donner l'exemple,
il remplit lui-même avec zèle dans Chéronée toutes
les fonctions, toutes les charges publiques de ce petit gouvernement municipal
que Rome laissait aux vaincus : non seulement il fut archonte, ce qui était
la première dignité de la ville, mais il exerça longtemps
avec exactitude et avec joie un office inférieur, une certaine inspection
de travaux publics qui lui donnait le soin, nous dit-il, de mesurer de la tuile,
et d'inscrire sur un registre les quantités de pierres qu'on lui présentait.
Tout cela se rapporte fort peu à la supposition complaisante d'un auteur
ancien qui a écrit que
Plutarque fut honoré du consulat sous Trajan.
Ce conte de
Suidas est assez démenti par le silence de l'
histoire et par
les usages des Romains. Une autre tradition plus récente, qui fait
Plutarque
précepteur de Trajan, ne semble pas mieux fondée, et ne s'appuie
également sur aucune induction tirée de ses écrits. Mais
un emploi que
Plutarque paraît avoir rempli pendant longues années,
c'est la dignité de
prêtre d'Apollon. Il fut aussi attaché
au sacerdoce du temple de
Delphes.
L'époque de la mort de
Plutarque n'est pas exactement
connue ; mais probablement il vécut et philosopha jusqu'à la vieillesse,
comme l'indiquent et le caractère de quelques-uns de ses écrits,
et plusieurs anecdotes qu'il y raconte. On aime à se le représenter
plein de
jours et d'expérience, au milieu de ses concitoyens attendris,
racontant les traditions de l'ancienne Grèce et les exploits des héros,
avec ces paroles abondantes et cette gravité douce que nous admirons dans
ses écrits.
Les ouvrages de
Plutarque, par leur étendue autant
que par la variété des objets qu'ils embrassent, présentent
le plus vaste répertoire de faits, de souvenirs et d'idées que nous
ait transmis l'antiquité. Produits dans une époque de décadence
littéraire, ils sont cependant remarquables par le style et l'éloquence.
Sous ces différents rapports, ils demanderaient un examen plus étendu
que nous ne pouvons l'essayer ici ; mais cet examen a été fait en
partie par de savants critiques, et il est suppléé par admiration
et le
goût constant des lecteurs. Ce n'est pas que tous les écrits
de
Plutarque nous paraissent avoir la même valeur, et pour ainsi dire renfermer
la même substance. Quelques-uns de ses traités de morale sont d'un
intérêt médiocre, d'une philosophie commune, et même
ne sont pas exempts de déclamation. On y sent l'
influence ou de la première
jeunesse, ou de cette profession de sophiste qui devait perpétuer jusque
dans un âge plus avancé les défauts de la
jeunesse. Mais si
l'on se reporte au temps où écrivait
Plutarque, on concevra qu'il
lui a fallu une
force admirable de bon sens pour n'avoir pas cédé
plus souvent au
faux goût si universel dans son siècle, et pour s'être
rendu surtout remarquable par le naturel et la vérité. Sans doute
le fond des meilleurs traités de
Plutarque est emprunté à
tous les philosophes de la Grèce, dont il n'est pour ainsi dire que l'abréviateur.
Mais la forme lui appartient ; les doctrines qu'il expose ont reçu l'empreinte
de son
âme, et ses compilations mêmes ont un cachet d'originalité.
La morale de ces traités, sans être haute et roide comme celle des
stoïciens, ni spéculative et enthousiaste comme celle de Platon, est
généralement pure, courageuse et praticable. Sans cesse appuyée
par les faits, presque toujours embellie par des images heureuses, de vives
allégories,
elle parle au cur et à la raison. Quelques-unes même de ces
petites dissertations de
Plutarque sont des chefs-d'uvre où l'on
trouverait le
germe de gros livres. Le traité sur l'éducation a
fourni à l'éloquent Rousseau les
vues les plus solides, et quelques-unes
des plus belles inspirations de son
Emile.
Toutefois, c'est principalement comme
historien, comme peintre des temps
et des hommes, que
Plutarque nous paraît avoir mérité toute
sa gloire, et justifier la préférence que de grands
esprits lui
ont accordée sur presque tous les écrivains. Là cependant
nous trouvons encore, dans la
conception générale de ses plans,
quelque trace des habitudes de fausse éloquence empruntées aux écoles
sophistiques de la Grèce et de Rome.
Plutarque intitule son grand ouvrage les
Vies
parallèles ; et dans ce cadre l'
histoire abrégée
de chaque grand homme de la Grèce a pour suite et pour pendant la vie d'un
grand homme romain, laquelle est terminée par une comparaison où
les deux héros sont rapprochés trait pour trait et pesés
dans la même balance. Cette méthode ne semble-t-elle pas rappeler
d'abord les thèses un peu factices des écoles et les
jeux d'
esprit
de l'éloquence ? L'
histoire peut-elle, en effet, offrir toujours à
point nommé ces rapports, ces symétries que le talent oratoire saisit
quelquefois entre deux destinées, deux caractères célèbres
? L'exactitude ne doit-elle pas souvent manquer à ces rapprochements essayés
sur une longue série de grands hommes ? Et l'écrivain ne sera-t-il
pas conduit quelquefois à fausser les traits pour créer des ressemblances,
et à subtiliser pour expliquer les différences ? Enfin, un peu de
monotonie ne s'attache-t-il pas à cette méthode, qui établit
dans l'
histoire de deux peuples des correspondances si régulières,
et emboîte les grands hommes de deux pays dans ces étroits compartiments
? Peut-être, pour justifier ce système de
composition adopté
par
Plutarque, faut-il se souvenir qu'il était Grec, et que, dans l'esclavage
de son pays, il trouvait une sorte de consolation à balancer la gloire
des vainqueurs, en opposant à chacun de leurs grands hommes un héros
qui fût né dans la Grèce. L'érudition fait à
Plutarque historien beaucoup d'autres reproches : on l'a souvent accusé
et même convaincu de graves inexactitudes, d'oublis, d'erreurs dans les
faits, dans les noms, dans les dates, de contradictions avec lui-même. On
a découvert chez lui des fautes qui, dans les
scrupules de notre exacte
critique, compromettraient la renommée d'un
historien, mais qui n'ôtent
rien à son génie.
Plutarque, qui a tant écrit sur Rome, savait,
de son propre aveu, fort peu la langue latine. On conçoit d'ailleurs combien,
dans l'antiquité, toute investigation historique était lente, difficile,
incertaine. Aidée par l'imprimerie, la patience moderne, en rapprochant
les textes, les monuments, a pu rectifier les erreurs des anciens eux-mêmes.
Mais qu'importe que
Plutarque ait écrit que
Tullie, fille de Cicéron,
n'avait eu que deux maris, et qu'il ait oublié Crassipes ? Qu'importe qu'il
se soit trompé sur un nom de peuple ou de ville, ou même qu'il ait
manifestement mal compris le sens d'un passage de
Tite-Live ? Ces petites curiosités
de l'érudition laissent aux récits de l'
historien tout leur charme
et tout leur prix. On peut s'étonner davantage qu'il se contredise quelquefois
lui-même, et que dans deux vies il raconte le même fait avec d'autres
noms ou d'autres circonstances. Tout cela, sans doute, indique une
composition
plus oratoire que critique, plus attentive aux peintures et aux leçons
de murs qu'à la précision des détails. C'est en général
la manière des anciens. Au reste, malgré ces défauts, il
n'en faut pas moins reconnaître que, même pour la connaissance des
faits, les vies de
Plutarque sont un des monuments les plus instructifs et les
plus précieux que l'érudition ait pu recueillir dans l'état
incomplet où nous est parvenue la littérature antique. Une foule
de faits, et les noms mêmes de beaucoup d'écrivains, ne nous sont
connus que par
Plutarque. Indépendamment de l'
histoire des grands hommes
de la Grèce, qu'il a écrite avec des notions plus certaines et plus
étendues dans les vies mêmes des personnages romains, il a jeté
un grand nombre d'anecdotes qui ne sont point ailleurs : il a rappelé des
passages de
Tite-Live, que le temps nous a ravis ; et il cite une foule d'écrits
latins qu'il avait lus, et dont il a seul révélé quelque
chose à notre curiosité : par exemple les harangues de Tibérius
Gracchus, les lettres de Cornélie à ses deux fils, les mémoires
de Sylla, les mémoires d'Auguste, etc. La critique savante qui a
relevé les inexactitudes de
Plutarque a voulu quelquefois lui ôter
aussi le mérite de ses éloquents récits. On a supposé
qu'il était plutôt un adroit compilateur qu'un grand peintre, et
qu'il avait copié ses plus beaux passages dans d'autres
historiens. Le
reproche paraît peu vraisemblable. Dans les occasions où
Plutarque
pouvait suivre Thucydide, Diodore, Polybe, ou traduire
Tite-Live et Salluste,
nous le voyons toujours donner aux faits l'empreinte qui lui est propre et raconter
à sa manière. Dans la vie de Nicias même, il regrette l'obligation
désavantageuse où il se trouve de lutter contre Thucydide, et de
recommencer les tableaux tracés par un si grand maître. Laissons
donc à
Plutarque la gloire d'une originalité si bien marquée
par la forme même de ses récits, par le mélange d'élévation
et de bonhomie qui en fait le caractère et qui décèle l'
influence
de ses études oratoires et la simplicité de ses murs privées.
On a souvent célébré, défini,
analysé le charme prodigieux de
Plutarque dans ses vies des hommes
illustres.
« C'est le Montaigne des Grecs, a dit Thomas ; mais il n'a point comme lui
cette manière pittoresque et hardie de peindre ses idées, et cette
imagination de style que peu de poètes même ont eue comme Montaigne.
» Cette restriction est-elle juste ?
Plutarque, dont la hardiesse disparaît
quelquefois dans l'heureuse et naïve diffusion d'Amyot, n'a-t-il pas au contraire
au plus haut degré l'expression pittoresque et l'imagination de style ?
Quels plus grands tableaux, quelles peintures plus animées que l'image
de Coriolan au foyer d'Attilius, que les adieux de Brutus et de Porcie, que le
triomphe de Paul-Emile, que la navigation de Cléopâtre sur le Cydnus,
que le spectacle si vivement décrit de cette même Cléopâtre,
penchée sur la fenêtre de la tour inaccessible où elle s'est
réfugiée, et s'efforçant de hisser et d'attirer vers elle
Antoine vaincu et blessé, qu'elle attend pour mourir ! Combien d'autres
descriptions d'une admirable énergie ! Et à côté de
ces brillantes images, quelle naïveté de détails vrais, intimes,
qui prennent l'homme sur le fait, et le peignent dans toute sa profondeur en le
montrant avec toutes ses petitesses ! Peut-être ce dernier mérite,
universellement reconnu dans
Plutarque, a-t-il fait oublier en lui l'éclat
du style et le génie pittoresque ; mais c'est ce double caractère
d'éloquence et de vérité qui l'a rendu si puissant sur toutes
les imaginations vives. En faut-il un autre exemple que Shakespeare, dont le génie
fier et libre n'a jamais été mieux inspiré que par
Plutarque,
et qui lui doit les scènes les plus sublimes et les plus naturelles de
son Coriolan et de son Jules César ? Montaigne,
Montesquieu, Rousseau,
sont encore trois grands génies sur lesquels on retrouve l'empreinte de
Plutarque, et qui ont été frappés et colorés par sa
lumière. Cette immortelle vivacité du style de
Plutarque, s'unissant
à l'heureux choix des plus grands sujets qui puissent occuper l'imagination
et la pensée, explique assez le prodigieux inlérêt de ses
ouvrages historiques. Il a peint l'homme, et il a dignement retracé les
plus grands caractères et les plus belles actions de l'espèce humaine.
L'attrait de cette lecture ne passera jamais : elle répond à tous
les âges, à toutes les situations de a vie ; elle charme le jeune
homme et le vieillard ; elle plaît à l'enthousiasme et au bon sens.
La première édition du
texte grec de
Plutarque est celle des Alde,
Venise, 1509, in-fol., pour les uvres
morales ; et celle de Juntes, Florence, 1517, in-fol., pour les vies. Parmi les
éditions postérieures, nous indiquerons seulement celles de H. Estienne,
grec-latin,
Paris, 1572, 13 vol. in-8° ; de
Maussac, ibid., 1634, 2 vol. in-fol.
; de Reiske, Leipsick, 1774-1782, 12 vol. in-8° ; de Bryan pour les vies,
et de Wyttenbach our les
uvres morales,
12 vol. in-4° (travail port important au sujet duquel on peut consulter
(1)
l'article
Wyttenbach). Pour le texte grec seul des vies, celles de M.
Coray,
Paris, 1809-1815, 6 vol. in-8° (très bonne édition devenue rare),
de M. Schæfer, Leipsick, 1812, 9 vol. in-18, de M. Sintenis, Leipsick, 1837-1847,
4 vol. in-8°. Les beaux exemplaires de l'édition de 1567-1574 sont
fort rares, le prix en est donc très élevé ; en 1854 et en
1857 il s'en est adjugé deux à
Paris, l'un à quatre cent
soixante-dix, I'autre à cinq cent quarante francs ; un troisième
a été poussé jusqu'à huit cent cinquante-cinq francs
à la vente de
Bure en 1853. L'édition de
Paris, 1783-1787, 22 vol.
in-8°, avec des notes de G. Brotier et de Vauvilliers, a été
faite avec beaucoup de soin ; la réimpression qui en a été
donnée à
Paris, 1802-1806, 25 vol. in-8°, d'une exécution
inférieure, a le mérite de contenir des notes de Clavier. La version
latine des
Vies de
Plutarque, par J.-A.
Campani, fut un des premiers produits de l'art typographique dès son introduction
à Rome, vers 1470. Pour les traductions en langues modernes, voyez les
articles
Amyot,
Dacier,
Pompéi et
Ricard (2).
Les traductions italiennes sont nombreuses : celle de Domaxidie, publiée
à
Venise en 1555, a été plusieurs fois réimprimée
; celle de G.
Pompéi est en Italie un ouvrage classique ; elle a été
publiée à Vérone en 1773, 5 vol. in-4°, et 1799, 10 vol.
in-8°, et des réimpressions multipliées en ont constaté
le succès. On a joint à l'édition de Florence, 1822, 7 vol.
in-8°, les
Opuscoli morali, traduits
par Marcello Adriani et Sebastiano Crampi, 1819-1820, 6 vol. in-8°. En espagnol
il existe une traduction des
Vies par
Juan Castro de Salinas, et une des
uvres morales
par Diego Gracian ; la version des
Vidas,
par Alfonso de Palencia, 1491, 2 vol. in-fol., n'a d'autre mérite que sa
rareté. Les Allemands possèdent la traduction de Kaltwasser, 1783-1806,
19 vol. in-8° ; les Anglais en ont une exécutée par divers écrivains,
et qui, publiée en 1758, 6 vol. in-8°, a été très
souvent réimprimée, quoiqu'elle n'ait que bien peu de mérite.
On y joint les
uvres morales, 1718,
5 vol. in-8°. Il est impossible de nier qu'Amyot ne nous ait donné
un
faux Plutarque. Le
rhéteur de Chéronée, écrivain
naïf, vivant à une époque nullement naïve, est devenu
chez lui un homme simple, un bonhomme. Au fond, Amyot savait assez mal le grec
; et, quoiqu'il ait été aidé par le savant Turnèbe,
il a fait une multitude de fautes dans sa version, qui est trois fois plus longue
que l'original. La traduction de Ricard, 1783-1803, 40 vol.
in-12, est généralement
fidèle, mais pâle ; elle a été réimprimée
plusieurs fois, notamment en 1844, chez le libraire Lefebvre ; mais on n'a conservé
qu'une partie des notes du traducteur. Une édition des
Vies
entreprise en 1827, grand in-4°, devait être accompagnée de bustes
et de portraits d'après l'antique. On annonçait au moins quinze
volumes publiés par livraisons, dont le prix était tel que l'ouvrage
devait revenir à treize mille francs environ. Il y a eu des procès
de la part de souscripteurs qui ne se doutaient pas qu'ils s'engageaient à
recevoir un livre aussi dispendieux. Le libraire Charpentier a fait paraître
les vies traduites par M. Pierron,
Paris, 1843-1845, 4 vol.
in-12, et les
uvres
morales, 1845, 5 vol.
in-12.
________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(1) Wyttenbach a fort bien prouvé, quoique un peu longuement, que ce traité
n'est pas de
Plutarque, mais ce n'en est pas moins une production intéressante. L'auteur avait peu d'
esprit, mais ll montre une grande instruction.
(2) Une bonne édition
de
Plutarque fait partie de la
Bibliotheca græca,
publiée par MM. Didot. Les
Vies
ont été l'objet des soins de M. Dhner, qui a revu le texte
sur un grand nombre de manuscrits, et l'on a reproduit la bonne traduction latine
de Xylander, qui n'avait été imprimée qu'une seule lois,
celle de Crasius, qui est loin de la valoir, lui ayant été substituée
depuis. Les
Morales ont été
éditées par M. Duebner, qui a pris pour base, en les améliorant,
le texte et la traduction de Wyttenbaeh. Un cinquième volume contient les
fragments des ouvrages perdus de
Plutarque, les
pseudo-plutarchea, et une
table générale des matières exécutée avec soin.
Les fragments avaient été recueillis pour la première fois
par Wyttenbach ; le texte a été fort amélioré par
l'examen de nouveaux manuscrits. Les éditions isolées de traités
de
Plutarque sont nombreuses, et il en est d'importantes, mais cette énumération
ne saurait trouver place ici ; nous indiquerons seulement celles du
De
liberorum educatione liber, publiées par Heusinger, Leipsick,
1749, et par Schneider,
, 1775, estimées l'une et l'autre ; un
traité
De physicis phílosophorum decretis,
mis au
jour par C.-D. Beck, Leipsick, 1787 ; des
Politica,
Paris, 1824,
dus au docteur Corey ; du
De superstitione
liber, avec commentaire, par C.-F. Matthæi, Moscou, 1778
(édition peu commune, critique et savante) ; des
Apophthegmata, Leipsick, 1779, bonne édition, sans traduction, donnée par Th.-E. Gierig, et préférée a celle de Pemberton, Oxford, 1768, qui est belle, mais qui n'est très estimée. Une traduction des
Vies, revue par M. Clough vu le
jour à Boston en 1859, 5 vol. in-8° ; elle a été l'objet des éloges de divers journaux ; on peut consulter entre autres un article inséré dans le
Quarterly review (
octobre 1861) et où l'on trouve une judicieuse application du mérite de
Plutarque comme biographe. Ruald, Dacier, Corsini, Dryden, ont écrit la vie de
Plutarque en tête de leurs éditions ou traductions ; Tiedemann, Brucker, Buhle, Ritter, et les autres
historiens de la philosophie ancienne, sont entrés à son égard dans de longs détails.
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 33 - Pages 544-548)