Robert Fludd et l'élaboration d'un corpus doctrinal
C'est également chez l'éditeur de
Bry que
furent publiés la plupart des travaux d'un autre apologiste de
la Rose-Croix,
Robert Fludd. Né en 1574 à Milgate dans une
famille de petite noblesse terrienne, Fludd suit des études de
médecine au
collège St John à Oxford et visite, au
cours d'un long voyage d'études de six ans entre 1598 et 1604
semble-t-il plusieurs pays du continent dont la France, l'Espagne,
l'Italie et l'Allemagne. De retour en Angleterre, il obtient son diplôme
de médecin et devient en 1609 membre du
College of Physicians
de Londres
(12).
Aucun document n'atteste sa rencontre
avec Maier, mais les deux hommes ne pouvaient s'ignorer car, d'une part,
lors de sa visite en Angleterre en 1612, Maier se rendra au
College
of Physicians et, d'autre part, leurs apologies des Rose-Croix furent
publiées par le même éditeur. La seule question qui
se pose est de savoir si cette relation entre les deux hommes date de
1612 seulement ou bien si Fludd avait déjà rencontré
Maier auparavant lors de son passage sur le continent. Le premier ouvrage
de Fludd avait pourtant été publié à Leyde,
en 1616, livre intitulé
Apologia Compendiaria
Fraternitatem de Rosae Cruce Suspicionis et Infamiae Maculis Apersam,
Veritatis quasi Fluctibus abluens et abstergens constituant
une défense des Rose-Croix contre les attaques d'un certain Libavius,
auteur en 1615 de deux pamphlets sur l'Auguste
Fraternité. Fludd
y présente la Rose-Croix dans le prolongement des manifestes comme
une organisation certes chrétienne, mais insiste aussi sur l'aspect
scientifique et mathématique de son enseignement ainsi que concernant
ses rapports avec les domaines traditionnels de l'hermétisme, de
l'astrologie et de la kabbale.
(13)
En 1617,
Anno Christus
Mundo Vita est-il précisé, paraît à Oppenheim,
sous le nom de Rudolfo Otreb, un autre livre intitulé
Tractatus
Theologo-Philosophicus (14). Cet ouvrage
constitue un essai de cosmogonie et de sociologie
religieuse et politique
d'où la Rose-Croix n'est pas absente. Fludd commence par y retracer
l'
histoire du paradis perdu dans une perspective très manichéenne,
avec d'un côté le gouvernement divin, celui des Elohim, du
Roi Céleste, du père des Lumières et de la Splendeur
et, de l'autre, celui du démon, du roi des enfers, souverain de
la mort et des ténèbres, régent de ce monde terrestre.
Le paradis est double, terrestre d'abord, situé près des
terres fertiles de Mésopotamie, et céleste, sous forme de
la
Jérusalem nouvelle, et la mission de notre humanité déchue
n'est autre que de regagner le royaume perdu. Or, il n'y a que les Rose-Croix
à connaître le chemin de ce retour, eux qui se réunissent
à l'ombre des ailes de Jéhovah dans le temple du
Saint-Esprit
et possèdent l'
élixir de vie, le seul remède propre
à guérir l'humanité malade, contrairement aux
faux
alchimistes qui ne s'intéressent qu'à l'or matériel
comme beaucoup de princes. L'or véritable des Rose-Croix est tout
autre, dit Fludd au Livre II, chapitre VIII, intitulé
Des signes
antécédents à l'avènement du Lion. Rénovation
du monde. Purification et union de l'univers sous le règne éternel
d'où l'injustice sera pour toujours chassée et où
s'établira la perpétuelle justice, car sa nature est
spirituelle : il représente le
Soleil, c'est-à-dire
Jésus,
le
lion de la
tribu de Juda qui bientôt vaincra ses
ennemis et les
ténèbres où règne le séducteur romain
(
Romanis seductiones impuri) :
«
Que l'on sache
que nul, ni homme, ni même ange, ne peut savoir l'heure de l'avènement
du Lion. C'est un secret qui reste au giron du père (...) Le temps
où le signe apparaîtra sera vers la fin de l'Eglise sixième
ou Philadelphique, ou dans le commencement de la septième ou Laodicéenne,
qui sont décrites dans l'Apocalypse (III, 7-22...) Et voici ce
que vous écrivez encore, ô frères. Ce sera le moment
où les Romains impurs qui ont vomi le blasphème contre le
Christ et ne s'abstiendront pas encore du mensonge dans la claire lumière
du soleil divin déjà resplendissant, devront être
repoussés dans le désert et les lieux solitaires (...) les
hommes seront lancés du sol et les cités renversées
et la grande Babylone viendra en mémoire devant Dieu pour lui présenter
le calice d'indignation (...) Le monde peut être tiré de
son sommeil par les frères de la Rose-Croix, qui sont seuls capables
de préparer l'avènement du Lion. »
(15)
Alors, le cur de l'homme
sera enfin prêt pour accueillir
Dieu et l'humanité recevra
un
ciel nouveau et une terre nouvelle, afin que soit enfin réalisée
la prophétie d'
Ezéchiel. Et Fludd d'honorer ainsi la puissance
du Seigneur :
«
Béni soit Dieu qui a révélé
Ses secrets cachés à Ses élus, et qui a éloigné
de la terre toute trace d'impureté et de vice. Puisses-Tu être
béni, ô toi le Lion de la tribu de Juda, le soleil qui illumine
la Nouvelle Jérusalem céleste. Ô Rubis ! dont le sang
est le salut du croyant ; ô Charbon ardent ! qui par ta splendeur
et ta clarté illumine l'humanité ; ô Arbre de vie
; ô Lumière étincelante de la vie éternelle
; ô Miroir sans tâche de la majesté de Dieu, véritable
sagesse et connaissance sacrée ! »
(16)
Ce schéma prophétique, que nous avons
déjà longuement dépeint, caractérise les différentes
étapes du processus de réintégration de l'humanité
de
Dieu, la
rédemption par le Christ, un temps de crise où
l'
Antéchrist et ses partisans sembleront vaincre puis seront «
dévorés par le Lion », puis la réintégration
proprement dite en son état édénique du peuple élu
de
Dieu enfin sauvé, processus classique qui se retrouve à
quelques variantes près chez
Paracelse, Andreae, Sperber, Schweighart,
Maier ou Fludd. Mais ce prophétisme
religieux se double aussi,
comme nous l'avons vu, d'objectifs politiques, le
symbolisme biblique
étant souvent interprété et utilisé en fonction
des intérêts évangéliques, d'où un vaste
puzzle où les correspondances ainsi que les analogies
hermétiques
et politico-religieuses foisonnent et s'interpénètrent.
Les Rose-Croix adhérèrent parfaitement à ce modèle
prophétique, avec mission donnée par la
Fama
et la
Confessio d'agir auprès
des princes et de témoigner, tout comme le Christian Rose-Croix
des
Noces chymiques participe à
l'enfantement du futur roi
évangélique et de sa reine, l'
Eglise
nouvelle. Sans doute, ceux dont le nom fut associé à la
Rose-Croix, à l'instar d'un Maier ou d'un Fludd, eussent-ils préféré
une solution négociée, non violente, pour la
Réformation,
mais la décision et la méthode ne leur appartenaient pas,
relevant seulement de l'autorité des princes de l'
Union, et remplirent-ils
auprès des princes le même rôle de conseiller spirituel
et politique que les
jésuites à l'égard des princes
de la Ligue
catholique, comme l'affirmait à bon escient la rumeur
publique.
Il est intéressant
de constater à cet égard que le
symbolisme politico-religieux
disparaîtra quasi totalement des ouvrages de Fludd, comme de ceux
de Maier, après la défaite de l'
Union à la
Montagne
Blanche, toute référence même subtile au
lion victorieux
étant désormais absente de leurs uvres. Certes, Fludd
continuera à défendre les Rose-Croix, mais il concentrera
davantage son exposé sur les fondements philosophiques et scientifiques
de cette cosmogonie nouvelle, donnant à la Rose-Croix ce particularisme
hermétique et
symbolique unique qui la caractérisera encore
jusqu'à notre siècle. Le système décrit par
Fludd s'écartant sur de nombreux points du dogme romain, son uvre
fut la cible favorite du père Mersenne, de l'Ordre des Minimes,
puis de Gassendi. tout au long de nouveaux écrits, comme par exemple
Summum Bonum (17)
(1629) ou
Clavis Philosophiae Et Alchymiae Fluddanae
(1638), Fludd s'attacha à rejeter une par une les objections de
ses contradicteurs
catholiques. C'est à Bearsted, en 1637, dans
son village natal, que le médecin décéda, son
corps
reposant dans l'
Eglise sous une dalle qui comporte l'inscription suivante,
en référence au tombeau
mythique de Christian Rosencreutz
dans la
Fama :
«
In Jesu qui mihi omnia morte resurgam.
(18) Ci-gît sous cette dalle le
Corps de Robert
Fludd, Docteur en Physique, qui d'une vie transitoire est passé
à la vie éternelle, en ce viième
jour de Septembre,
Ao Dni MDCXXXVII, à l'âge de LXIII ans, et dont le monument
a été érigé dans ce chur conformément
à la forme prescrite par lui. »
(19)
__________________________________________________________________________________________________
(12) Sur la vie
de Fludd, voir notamment la biographie de J. B. Craven
Dr.
Robert Fludd. Life and Writings. Gruter, de
religion luthérienne,
résida à Wittenberg et à
Padoue, puis s'installa
finalement à Heidelberg.
Retour au texte.
(13) Pour une
première approche de l'uvre de Fludd, voir en particulier
Joscelyn Godwin,
Robert Fludd, Philosophe hermétique
et Arpenteur des Deux Mondes.
Retour
au texte.
(14) Tractatus
Theologo-Philosophicus, in Libros tres distribitus ; «
Quorum -- I. De
Vita, ii. De
Morte, iii. De Resurrectione. Cui inferuntur
nonnulla Sapientiae veteris, Adami infortunio superstitis, fragmenta :
et profundiori sacrarum Literarum sensu et lumine, atque ex limpidiori
et liquidiori saniorm Philosophorum fonte hausta atque collecta, Fratibusque
a Cruce Rosea dictis, dedicata a Rudolfo Otreb Britanno. Anno Christus
Mundo
Vita ». Rudolfo Otreb est l'
anagramme de "Roberto Floud".
Retour au texte.
(15) Voir Sédir,
pp. 227-233, qui cite de longs extraits du
Tractatus
Theologo-Philosophicus et remarque pertinemment que «
nul mieux que Robert Fludd n'a élucidé les rattachements
mystico-philosophiques de ces rêves généreux [des
Rose-Croix]. Car la sociologie des Rose-Croix dérive de leur éthique
et n'en est que l'agrandissement ».
Retour
au texte.
(16) Voir Craven,
p. 61. On parle de ce même "rubis" dans l'introduction
à la dernière édition des manifestes en 1617 à
Francfort (cf. appendice II).
Retour au texte.
(17) Cet ouvrage
est signé par "Ioachimum Frizium". La plupart des
historiens
s'accordent cependant à reconnaître une participation de
Fludd dans sa rédaction -- cf. notamment Serge Hutin,
Robert
Fludd (1574-1637).
Retour au texte.
(18) «
Je renaîtrai en Jésus qui est tout pour moi dans la vie
de l'au-delà. ».
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texte.
(19) Voir Craven,
p. 234.
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© Robert Vanloo & Editions Dervy