LIVRE II
KRISHNA L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE
III LA VIERGE DÉVAKI
Quand Dévaki, habillée d'un vêtement d'écorces qui cachait sa beauté, entra dans les vastes solitudes des bois géants, elle chancelait, épuisée de fatigue et de faim. Mais à peine eut-elle senti l'ombre de ces bois admirables, goûté les fruits du manguier et respiré la fraîcheur d'une source, qu'elle se ranima comme une fleur languissante. Elle entra d'abord sous des voûtes énormes, formées par des troncs massifs dont les branches se replantaient dans le sol et multipliaient à l'infini leurs arcades. Longtemps elle marcha à l'abri du soleil, comme dans une pagode sombre et sans issue. Le bourdonnement des abeilles, le cri des paons amoureux, le chant des kokilas et de mille oiseaux l'attiraient toujours plus avant. Et toujours plus immenses devenaient les arbres, la forêt toujours plus profonde et plus enchevêtrée. Les troncs se serraient derrière les troncs, les feuillages se bombaient sur les feuillages en coupoles, en pylônes grandissants. Tantôt Dévaki glissait dans des couloirs de verdure où le soleil jetait des avalanches de lumière et où gisaient des troncs renversés par la tempête. Tantôt elle s'arrêtait sous des berceaux de manguiers et d'açokas, d'où retombaient des guirlandes de lianes et des pluies de fleurs. Des daims et des panthères bondissaient dans les fourrés ; souvent aussi des buffles faisaient craquer les branches, ou bien une troupe de singes passait dans les feuillages en poussant des cris. Elle marcha ainsi toute la journée. Vers le soir, au-dessus d'un bois de bambous, elle aperçut la tête immobile d'un sage éléphant. Il regarda la vierge d'un air intelligent et protecteur, et leva sa trompe comme pour la saluer. Alors la forêt s'éclaircit, et Dévaki aperçut un paysage d'une paix profonde, d'un charme céleste et paradisiaque.
Devant elle s'épandait un étang semé de lotus et de nymphéas bleus : son sein d'azur s'ouvrait dans la grande
forêt chevelue comme un autre
ciel. Des cigognes pudiques rêvaient
immobiles sur ses rives, et deux gazelles buvaient dans ses ondes. Sur l'autre bord, souriait, à l'abri des palmiers, l'ermitage des
anachorètes. Une lumière
rose et tranquille baignait le lac, les
bois et la demeure des saints rishis. A l'
horizon, la cime blanche du mont Mérou dominait l'océan des
forêts. L'
haleine d'un
fleuve invisible animait les plantes, et le tonnerre tamisé d'une cataracte lointaine errait dans la brise comme une caresse ou comme une mélodie.
Au bord de l'étang, Dévaki vit une barque.
Debout auprès, un homme d'un âge mûr, un
anachorète,
semblait attendre. Silencieusement, il fit signe à la vierge d'entrer dans
la barque et prit les avirons. Pendant que la nacelle s'élançait
en frôlant les nymphéas, Dévaki vit la
femelle d'un cygne
nager sur l'étang. D'un vol hardi, un cygne mâle, venu par les airs,
se mit à décrire de grands cercles autour d'elle, puis il s'abattit
sur l'
eau auprès de sa compagne en frémissant de son plumage de
neige. A cette
vue, Dévaki tressailli profondément sans savoir pourquoi.
Mais la barque avait touché la rive opposée, et la vierge aux yeux
de lotus se trouva devant le roi des
anachorètes : Vasichta.
Assis sur une peau de gazelle et vêtu lui-même
d'une peau d'antilope noire, il avait l'
air vénérable d'un
dieu
plutôt que d'un homme. Depuis soixante ans, il ne se nourrissait que de
fruits sauvages. Sa chevelure et sa barbe étaient blanches comme les cimes
de l'Himavat, sa peau transparente, le regard de ses yeux vagues tournés
au dedans par la méditation. En
voyant Dévaki, il se leva et la
salua par ces mots : « Dévaki, sur de l'
illustre Kansa, sois
la bienvenue parmi nous. Guidée par Mahadéva, le maître suprême,
tu as quitté le monde des misères pour celui des délices.
Car te voilà près des saints rishis, maîtres de leurs sens,
heureux de leur destinée et désireux de la voie du
ciel. Depuis
longtemps, nous t'attendions comme la nuit attend l'aurore. Car nous sommes l'il
des Dévas fixé sur le monde, nous qui vivons au plus profond des
forêts. Les hommes ne nous voient pas, mais nous voyons les hommes et nous
suivons leurs actions. L'âge sombre du désir, du sang et du crime
sévit sur la terre. Nous t'avons élue pour l'uvre de délivrance,
et les Dévas t'ont choisie par nous. Car c'est dans le sein d'une femme
que le rayon de la splendeur divine doit recevoir une forme humaine. »
A ce moment, les rishis sortaient de l'ermitage pour la prière
du soir. Le vieux Vasichta leur ordonna de s'incliner jusqu'à terre devant
Dévaki. Ils se courbèrent, et Vasichta reprit : « Celle-là
sera notre mère à tous, puisque d'elle naîtra l'
esprit qui
doit nous régénérer. » Puis se tournant vers elle :
« Va, ma fille, les rishis te conduiront à l'étang voisin
où demeurent les surs pénitentes. Tu vivras parmi elles et
les mystères s'accompliront. »
Dévaki alla vivre dans l'ermitage
entouré de lianes, chez les femmes pieuses qui nourrissent les gazelles
apprivoisées en se livrant aux
ablutions et aux prières. Dévaki
prenait part à leurs sacrifices. Une femme âgée lui donnait
les instructions secrètes. Ces pénitentes avaient reçu l'ordre
de la vêtir comme une reine, d'étoffes exquises et parfumées,
et de la laisser errer seule en pleine
forêt. Et la
forêt pleine de
parfums, de voix et de mystères, attirait la jeune fille. Quelquefois elle
rencontrait des cortèges de vieux
anachorètes qui revenaient du
fleuve. En la
voyant, ils s'agenouillaient près d'elle, puis reprenaient
leur route. Un
jour, près d'une source voilée de lotus
roses, elle
aperçut un jeune
anachorète en prière. Il se leva à
son approche, jeta sur elle un regard triste et profond, et s'éloigna en
silence. Et les figures graves des vieillards, et l'image des deux
cygnes, et
le regard du jeune
anachorète hantaient la vierge dans ses rêves.
Près de la source, il y avait un
arbre d'âge immémorial aux
larges branches, que les saints rishis appelaient « l'
arbre de vie.»
Dévaki aimait à s'asseoir à son ombre. Souvent elle s'y assoupissait,
visitée par des visions étranges. Des voix chantaient derrière
les feuillages : « Gloire à toi, Dévaki ! Il viendra couronné
de lumière, ce fluide pur émané de la grande
âme, et
les étoiles pâliront devant sa splendeur. Il viendra, et la
vie défiera la mort, et il rajeunira le sang de tous les êtres.
Il viendra plus doux que le miel et l'
amrita, plus pur que l'
agneau sans tache
et la bouche d'une vierge, et tous les curs seront transportés d'
amour.
Gloire, gloire, gloire à toi, Dévaki
(18)
! » Etaient-ce les
anachorètes ? Etaient-ce les Dévas qui
chantaient ainsi ? Parfois il lui semblait qu'une
influence lointaine ou une présence
mystérieuse, comme une main invisible étendue sur elle, la forçait
à dormir. Alors elle tombait dans un sommeil profond, suave, inexplicable,
d'où elle sortait confuse et troublée. Elle se retournait comme
pour chercher quelqu'un, mais ne voyait jamais personne. Seulement elle trouvait
quelquefois des
roses semées sur son
lit de feuilles ou une
couronne de
lotus entre ses mains.
Un
jour Dévaki tomba dans une extase plus profonde. Elle entendit une musique céleste, comme un océan de harpes et de voix divines. Tout à coup le
ciel s'ouvrit en abîmes de lumière. Des milliers d'êtres splendides la regardaient, et, dans l'éclat d'un rayon fulgurant, le
soleil des soleils, Mahadéva, lui apparut sous forme humaine. Alors, ayant été
adombrée par l'
Esprit des mondes, elle perdit connaissance, et dans l'oubli de la terre, dans une félicité sans bornes, elle conçut l'
enfant divin
(19).
Quand sept lunes eurent décrit leurs cercles magiques autour de la
forêt sacrée, le chef des
anachorètes fit appeler Dévaki : « La volonté des Dévas s'est accomplie, dit-il. Tu as conçu dans la pureté du cur et dans l'
amour divin. Vierge et mère, nous te saluons. Un fils naîtra de toi qui sera le sauveur du monde. Mais ton
frère Kansa te cherche pour te faire périr avec le fruit tendre que tu portes dans tes flancs. Il faut lui échapper. Les
frères vont te guider chez les pâtres qui habitent au pied du mont Mérou, sous les cèdres odorants, dans l'
air pur de l'Himavat. Là, tu mettras au monde ton fils divin et tu l'appelleras :
Krishna, le sacré. Mais qu'il ignore son origine et la tienne ; ne lui en parle jamais. Va sans crainte, car nous veillons sur toi. »
Et Dévaki s'en alla chez les pasteurs du mont Mérou.
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(18) Atharva-Véda.
(19) Une remarque est indispensable ici sur le sens
symbolique de la
légende et sur l'origine réelle de ceux qui ont porté dans l'
histoire le nom de
fils de Dieu. Selon la doctrine secrète de l'Inde, qui fut aussi celle des
Initiés de l'Egypte et de la Grèce, l'
âme humaine est fille du
ciel, puisque avant de naître sur la terre elle a eu une série d'existences corporelles et spirituelles. Le père et la mère n'engendrent donc que le
corps de l'
enfant, puisque son
âme vient d'ailleurs. Cette loi universelle s'impose à tous. Les plus grands prophètes, ceux-là même en qui le Verbe divin a parlé, ne sauraient y échapper. Et, en effet, du moment que l'on admet la préexistence de l'
âme, la question de savoir quel a été le père devient secondaire. Ce qu'il importe de croire, c'est que ce prophète vient d'un monde divin. Et cela, les vrais fils de
Dieu le prouvent par leur vie et par leur mort. Mais les
initiés antiques n'ont pas cru devoir faire connaître ces choses au vulgaire. Quelques-uns de ceux qui ont paru dans le monde comme des envoyés divins furent des fils d'
initiés, et leurs mères avaient fréquenté les temples afin de concevoir des élus.