Philippe II, surnommé
Auguste, fils de
Louis VII le Jeune, naquit le 25 août 1165, la cinquième année du
mariage de son père avec Adélaïde de
Champagne, sa troisième femme. Comme ce monarque n'avait eu que des filles de ses deux premiers
mariages, et que toute la France faisait des vux pour la naissance d'un héritier de la
couronne, Philippe reçut en naissant le surnom de
Dieudonné. L'éducation du
Prince du royaume (c'était le nom que portait alors le fils aîné du roi) dut répondre au bonheur de sa naissance : elle fut confiée à Clément de
Metz, l'un des hommes les plus vertueux de la cour, et les plus habiles maîtres furent chargés de l'
initier, de le perfectionner dans tous les arts et dans toutes les sciences. Le jeune prince profita si bien de leurs leçons qu'il n'avait pas encore quatorze ans lorsque son père voulut l'associer au trône. Mais cette résolution fut suspendue par un événement funeste. Entraîné par son ardeur à la chasse, Philippe s'égara dans une nuit obscure au milieu de la
forêt de
Compiègne, où il rencontra un charbonnier d'une taille gigantesque et d'un aspect effrayant. Frappé de terreur, il eut cependant la
force de se nommer et de se faire conduire au château ; mais l'impression avait été si forte, qu'en arrivant il fut atteint d'une fièvre violente. Cet événement jeta toute la cour dans les plus vives alarmes. Le roi, hors de lui, et ne sachant à quels moyens recourir pour sauver des
jours si précieux, se rendit en Angleterre, où il implora l'assistance du
ciel pour le salut de son fils sur la tombe de saint Thomas de
Cantorbéry.
Son inquiétude était si grande qu'il mit à peine six
jours pour faire le voyage : le septième, en abordant sur les côtes de
Flandre, il apprit que Philippe était sauvé. Cet accident fortifia
encore Louis dans la résolution qu'il avait prise de partager le pouvoir
avec son fils, et dès la même année (1179), le jeune prince
fut sacré à
Reims en grande pompe. Aussitôt après,
son père, par une politique fort habile, lui donna pour
épouse Isabelle
de Hainaut, qui descendait en droite ligne de
Charlemagne. Depuis deux siècles,
l'
illustre dynastie des
Carlovingiens avait cessé de régner ; mais
il en restait de profondes racines dans le cur des Français, et les
peuples l'appelaient encore la
race des grands rois. Ce fut donc pour eux
un véritable sujet de joie que de voir réuni le sang de
Charlemagne
à celui de
Hugues Capet, et ce ne fut pas le seul avantage de cette union
: elle valut encore à la
couronne de France le comté d'
Artois.
Philippe fut sacré une seconde fois à St-Denis
(29 mai 1180) avec la jeune reine, qui fixa tous les regards par ses grâces
et sa beauté. Dès lors, ce prince fut revêtu en effet de toute
l'autorité royale, et, du vivant de son père, il rendit plusieurs
édits, entre autres ceux par lesquels les blasphémateurs et les
hérétiques furent punis de mort, les histrions et les comédiens
expulsés du royaume comme corrupteurs de la morale publique. Ce fut dans
le même temps que plusieurs
grands vassaux, entre autres les comtes de
Chalon
et de Berry, ayant voulu profiter de sa
jeunesse pour l'attaquer, Philippe marcha
contre eux et les réduisit en peu de
jours.
Lorsque Louis VII fut mort (18 septembre 1180), de nouvelles
insurrections se manifestèrent encore, et le jeune souverain sut les réprimer
avec le même courage et la même fermeté. Le comte de
Sancerre
et le
duc de
Bourgogne, les plus audacieux et les plus puissants de ses
ennemis,
furent contraints de venir implorer sa clémence à genoux. Le comte
de Flandre restitua le
Vermandois, et la reine mère, qui s'était
réunie aux mécontents, vaincue par la fermeté de son fils,
se vit également obligée de se soumettre.
Les résolutions du jeune monarque étaient inébranlables,
et rien ne put lui faire révoquer l'ordre qu'il donna vers la même
époque pour chasser les Juifs du royaume. Toutes leurs propriétés
furent impitoyablement confisquées, et les nombreux débiteurs se
trouvèrent libérés, à la charge de verser dans le
trésor royal un cinquième de leurs obligations. On sait que les
Israélites étaient alors, en France, exclusivement en possession
du commerce, et que par là ils avaient acquis des richesses qui les rendaient
très puissants et même redoutables pour le souverain, qu'ils ne servaient
ni de leur bourse ni de leurs personnes, tandis qu'ils appliquaient au peuple
l'usure la plus excessive. On doit donc penser que leur expulsion, loin d'être
un acte de superstition et d'
ignorance, fut d'une politique prudente et habile,
et l'on peut d'autant moins en douter, que plus tard Philippe permit à
quelques-uns d'entre eux de revenir, moyennant de fortes sommes d'
argent.
Ce prince ne montra pas moins de fermeté dans un démêlé
qu'il eut, vers la même époque, avec la reine. Quelque sincère
que fût son attachement pour cette princesse, il n'avait pu voir sans en
être vivement offensé que, dans les dissensions qu'il eut avec le
comte de Flandre, elle avait pris ouvertement parti pour son oncle. Il lui ordonna
de s'éloigner de la cour qu'elle était accusée de trahir,
et déjà il avait assemblé un
synode pour faire
dissoudre
son
mariage, lorsque Isabelle parvint à le fléchir par une lettre
affectueuse et soumise. Ce fut peu de temps après qu'elle mit au monde
un prince dont la naissance combla de joie tous les Français, désormais
assurés de voir sur le trône le sang réuni de deux
illustres
races. Mais cette princesse ne jouit pas longtemps de son bonheur : elle expira
l'année suivante, en donnant le
jour à deux
enfants mâles,
qui moururent au berceau.
Philippe profita de la paix que sa
fermeté et son courage avaient donnée à la France pour embellir
sa capitale et assurer la prospérité de son royaume. Il réprima
les déprédations et la
tyrannie de la noblesse contre le peuple
et le clergé, et il purgea les provinces des bandes qui les dévastaient.
Ce fut par ses soins et à ses frais que l'on pava, pour la première
fois, les rues de
Paris, en 1182 et 1183
(1) ; que l'on ceignit
de murs cette grande cité ; que plusieurs bourgs qui en étaient
séparés se trouvèrent compris dans son enceinte, et que la
place des Innocents, qui n'avait été jusqu'alors qu'un cloaque impur,
fut aussi entourée de murailles et consacrée aux sépultures.
Une rupture de courte durée avec l'Angleterre vint
interrompre ces utiles occupations. Henry II, dédaignant un roi de 21 ans,
refusait de lui rendre le
Vexin, qui devait rentrer à la
couronne par la
mort de Henry, son fils aîné,
époux de Marguerite de France,
à qui cette province avait été donnée en dot. Il allait
résulter de ce refus une guerre sanglante, lorsque le vieux roi d'Angleterre,
étonné de la fermeté et des habiles
dispositions de son jeune
rival, fit lui-même les premières démarches, et demanda la
paix, qui fut signée en 1187. Les deux monarques prirent alors la
croix,
et résolurent d'aller secourir les chrétiens, qui avaient éprouvé
de grandes pertes dans l'Orient ; mais de nouveaux démêlés
retardèrent encore ce projet, et ce ne fut qu'après la mort de Henry,
lorsque son fils Richard Cur de
Lion lui eut succédé, qu'il put
être exécuté. Les deux jeunes souverains, également
grands et généreux, parurent d'abord destinés à vivre
dans la meilleure intelligence : ils se rendirent réciproquement les conquêtes
faites durant les guerres précédentes, et ce fut dans de telles
dispositions qu'ils se préparèrent à partir pour la terre
sainte.
Ces expéditions étaient alors dans leur plus
grande ferveur. Philippe II ne pouvait plus s'y soustraire ; mais il en profita
du moins pour imposer au clergé, sous le nom de
dime saladine, une
contribution du dixième de tous les biens, à laquelle il eût
été impossible de le soumettre sous d'autres prétextes. L'engagement
fut signé entre les deux monarques de la manière suivante :
Moi
Philippe, roi des Français, envers Richard, mon ami et mon fidèle
vassal ; Moi Richard, roi des Anglais, envers Philippe, mon seigneur et mon ami.
Philippe laissa la régence à sa mère et à son oncle
Guillaume de
Champagne,
cardinal et
archevêque de
Reims, l'un des hommes
les plus éclairés et les plus vertueux de ce temps-là. Il
alla prendre l'
oriflamme à St-Denis, et conduisit son armée à
Vézelay, qui avait été indiqué pour rendez-vous général
; là, il se sépara de Richard pour s'embarquer à Gênes,
tandis que l'armée anglaise s'embarquait à
Marseille. L'un et l'autre
abordèrent en
Sicile, où les Français arrivèrent les
premiers. D'abord fort bien accueillis par Tancrède, qui en était
roi, ils y attendaient paisiblement que les vents devinssent favorables, lorsque
l'impétueux Richard vint troubler, par des hostilités imprévues,
cette heureuse
harmonie.
Philippe-Auguste voulut d'abord n'y prendre aucune part
; mais, provoqué, insulté même à son tour par le monarque
anglais, il se crut obligé de faire respecter sa puissance, sans s'écarter
toutefois de la prudence et de la modération qui furent dans toutes les
occasions les bases de son caractère. Il vit avec calme son impétueux
allié se livrer aux derniers emportements, sut repousser avec adresse les
dangereuses suggestions du roi de
Sicile, et après s'être réconcilié,
au moins en apparence, avec Richard, ils mirent à la voile pour la
Palestine,
où Philippe arriva encore le premier. Ce fut devant
Saint-Jean d'Acre ou
Ptolémaïs qu'il débarqua. Déjà cette ville était
assiégée depuis deux ans par une armée de chrétiens
de toutes les nations, sous les ordres de
Gui de Lusignan. Avec un aussi puissant
renfort que celui qu'amenait le roi de France, le siège fut poussé
très vigoureusement. Bientôt les brèches furent praticables,
et la place pouvait être enlevée d'assaut ; mais par un ménagement
que l'on a blâmé avec quelque raison, puisque les
musulmans en profitèrent
pour se fortifier, Philippe voulut attendre Richard, qui s'était arrêté
dans l'île de Chypre. Lorsque ce prince fut arrivé, les assiégés
ne purent tenir longtemps contre les efforts réunis de tout ce que l'Occident
avait de plus braves guerriers, combattant sous les yeux de leurs souverains.
Ptolémaïs tomba donc en leur pouvoir le 13
juillet 1191, et dès
lors on dut croire que rien ne résisterait à cette puissante armée.
Cependant, tous les succès des
croisés se bornèrent pour
lors à cette conquête. La
division s'introduisit encore une fois
parmi eux, et leur armée, partagée entre Conrad de
Montferrat et
Lusignan, qui se disputaient le vain titre de roi de Jérusalem, ne songea
pas même à s'emparer de la cité sainte. Philippe prit parti
pour Conrad, Richard pour
Lusignan, et plus d'une fois le camp des chrétiens
fut près d'être ensanglanté par leurs propres mains. C'est
vers le même temps que Philippe fut atteint d'une maladie si violente qu'il
perdit les
cheveux, la barbe, les ongles, les sourcils, et que sa peau se renouvela
tout entière. Cet événement ne pouvait manquer de donner
lieu à des soupçons d'empoisonnement, et la mésintelligence
dans laquelle vivaient les deux souverains ne rendait ces soupçons que
trop vraisemblables. Cependant, le caractère grand et généreux
de Richard ne permet point de les admettre, et il ne paraît pas même
que Philippe en ait eu la pensée. Ses médecins le pressèrent
d'aller respirer l'
air natal, et
voyant d'ailleurs qu'il ne pourrait pas toujours
supporter les violences et l'impétuosité du roi d'Angleterre, ou
plutôt sentant, par une politique plus habile, qu'il lui serait facile de
profiter en
Europe de l'absence de ce rival redoutable, il prit le parti d'y retourner,
et, pour tranquilliser le roi d'Angleterre, il lui laissa un
corps auxiliaire
de dix milles hommes, et promit par serment de ne pas attaquer ses Etats pendant
son absence. Cette promesse fut loin d'être sincère, et le monarque
français, ayant passé par Rome, demanda pour toute grâce au
pape de l'en relever ; mais le
pontife s'y refusa, et Philippe rentra paisiblement
dans ses Etats, qui avaient été parfaitement bien gouvernés
pendant son absence.
Ce fut dans ce temps-là qu'il
créa, sous le nom de
sergents d'armes, la première garde
permanente qu'aient eue nos rois. Cette compagnie, composée de gentilshommes
armés de massues d'
airain, d'arcs et de carquois, ne quittait pas le prince
et n'en laissait approcher aucun inconnu. Philippe l'institua pour se défendre
des assassins que le
Vieux de la
Montagne (Voyez
Carmath) avait, disait-on,
envoyés pour l'
immoler. On lui dit même que Richard avait conçu
un pareil projet ; mais il est pobable que ces bruits ne furent répandus
que pour avoir un prétexte d'établir une garde, qui du reste était
nécessaire, et que l'on a toujours conservée depuis.
Richard ne quitta la
Palestine qu'un an après Philippe,
et il fut arrêté dans son chemin par les Allemands, qui le retinrent
prisonnier. Dès que le roi de France en reçut la nouvelle, il eut
une entrevue avec Jean sans
Terre, et ces deux princes convinrent de se partager
les dépouilles du roi prisonnier : le
frère de Richard dut s'emparer
du trône d'Angleterre, Philippe de la Normandie et quelques autres provinces.
Il envoya même des ambassadeurs à l'empereur Henri VI, pour que ce
monarque mît en son pouvoir la personne de Richard. N'ayant pu l'obtenir,
il entra en campagne, s'empara de plusieurs places dans la Normandie, essuya un
échec devant
Rouen, et consentit à une trêve de six mois.
Mais ne pouvant pas renoncer à ses projets d'ambition, et voulant acquérir
un titre vieilli de domination sur l'Angleterre, il fit demander en
mariage Ingelbruge,
prince de Danemark, qui lui fut accordée ; mais Canut, son
frère,
refusa de faire la guerre à l'Angleterre, et c'est probablement au dépit
que Philippe conçut de ce refus qu'on doit attribuer l'aversion qu'il ne
cessa de témoigner à Ingelburge, dont la beauté et les vertus
méritaient un meilleur sort.
Forcé de renoncer au secours qu'il
attendait du Danemark, il employa toute son activité à faire soulever
les Anglais pour Jean sans
Terre, prince fourbe et cruel, qui trahit à
son tour Philippe, lorsqu'il voulut se rapprocher de Richard, sorti enfin de sa
prison. On croit que ce fut d'accord avec ce dernier que Jean fit égorger
traîtreusement 300 Français de la garnison d'
Evreux, dans un festin
auxquels il les avait invités. Outré de cette horrible trahison,
Philippe se rendit à
Evreux, où il fit massacrer tous les Anglais
dont on put se saisir. Sa vengeance se porta jusque sur les
églises, qu'il
fit
brûler, et cette guerre continua avec un caractère de fureur
et de cruauté inouïes. On incendiait, on démolissait toutes
les maisons et tous les édifices dans les villes, dans les bourgs, dans
les villages, et l'on en égorgeait impitoyablement les habitants ; aucun
prisonnier n'était épargné. On alla jusqu'à leur
brûler
les yeux pour les faire souffrir plus longtemps. Philippe manqua d'être
pris dans une embuscade entre
Blois et
Fréteval, où il perdit son
bagage, son trésor et les archives de la
couronne, que, suivant l'usage
de ces temps-là, les rois faisaient porter à leur suite
(2).
Richard ne voulut pas en rendre la moindre partie, et il y découvrit des
secrets d'Etat d'une grande importance. Les troupes françaises eurent l'avantage
dans d'autres occasions, et le roi y donna de grandes preuves de valeur, surtout
à
Gisors, où, marchant à la tête d'un faible
corps
de
cavalerie, il tomba sur l'armée anglaise tout entière. La prudence
lui prescrivait de se retirer ; mais, entraîné par son ardeur, il
s'élança en criant : « Non, je ne fuirai pas devant mon
vassal.
» En enfonçant tout ce qui se trouvait devant lui, il allait entrer
dans la place, lorsque le pont de l'Epte se rompit sous ses pas, et le précipita
dans le
fleuve, où il aurait infailliblement péri s'il n'eût
eu assez de vigueur et de présence d'
esprit pour rester ferme sur son
cheval.
La guerre continua ainsi avec une alternative de revers et de succès, et
surtout avec une atrocité digne des nations sauvages. Le pape intervint
souvent pour amener les deux rivaux à la paix ; mais ses
légats
ne purent obtenir que des trêves qui se prolongeaient rarement jusqu'à
l'époque convenue.
Enfin, le bonheur de Philippe voulut que Richard fût
blessé à mort au siège d'un petit château près
de
Limoges (1199). N'ayant plus affaire qu'à Jean, prince cruel, mais inhabile,
et sur lequel les seigneurs anglais se vengeaient de la soumission où les
avaient tenus Richard, le roi de France se vit en état d'accomplir ses
projets. Cependant, il se mit de lui-même dans un grand embarras en répudiant
la reine Ingelburge, pour
épouser Agnès de Méranie. Le roi
de Danemark s'adressa au pape, qui déclara nul ce nouveau
mariage. Philippe
se révolta contre cette sentence : le royaume fut mis en interdit. En vain
le roi s'emporta contre ceux qui obéissaient au pape ; en vain il fit saisir
le temporel du clergé : plus il usait de rigueur, plus le peuple, privé
de sacrements, murmurait contre lui. Enfin, prévoyant qu'il ne pourrait
pas éviter d'être condamné par le
concile auquel cette affaire
avait été renvoyée, il reprit de lui-même la reine
Ingelburge, déclara qu'il la reconnaissait pour sa femme légitime,
et se sépara d'Agnès de Méranie, qui mourut de chagrin dans
la même année.
Libre alors de toute inquiétude dans ses propres Etats,
le roi de France ne s'occupa plus que des moyens d'enlever aux anglais les provinces
qu'ils possédaient sur le continent. Après quelques alternatives
de paix et de guerre avec le roi Jean, ce prince fut cité, en 1203, à
la cour des pairs de France, pour y rendre compte de la mort d'Arthus de
Bretagne,
son neveu. N'ayant pas comparu, il fut condamné à perdre la vie,
et ses domaines sur le continent furent confisqués au profit de la
couronne.
Philippe parcourut aussitôt la Normandie en vainqueur, trois siècles
après qu'elle en avait été séparée. Il soumit
également, dans l'espace de deux ans, le Maine, la Touraine, l'
Anjou et
le
Poitou. La Guyenne seule se défendit opiniâtrement, et resta sous
domination anglaise. Ce fut ainsi que le roi Jean, chassé de ses possessions
en France, abandonné par les Anglais, excommunié par le pape, reprit
le nom de Jean
sans Terre, qu'on lui avait donné dans sa
jeunesse,
parce qu'il n'avait rien eu dans l'héritage de son père.
Son royaume
d'Angleterre fut offert au roi de France par le
pape Innocent III, et Philippe,
qui avait résisté avec beaucoup de fermeté à l'
excommunication
lancée contre lui par
Innocent II, se garda bien, en ce moment, de contester
le droit que s'attribuait le pape d'ôter et de donner des royaumes. Il fit
d'immenses préparatifs pour mettre à profit cette faveur du
pontife,
et l'on porte à 1700 le nombre des bâtiments qui furent construits
pour transporter son armée en Angleterre. Mais Jean sans
Terre, réduit
au désespoir, prit une résolution qui prouve qu'il ne manquait pas
toujours d'habileté et de prévoyance. Tout excommunié qu'il
était, il mit son royaume sous la protection de St-Pierre, et se déclara
vassal et tributaire de Rome (Voyez
Innocent III). Le
légat du pape
qui était venu à Londres pour recevoir son serment repassa aussitôt
en France pour ordonner à Philippe de cesser ses préparatifs, et
de renoncer à ses projets d'
invasion. Ce prince, outré de colère,
s'y refusa avec beaucoup de
force, disant qu'il n'avait commencé cette
guerre qu'à la sollicitation du
pontife, et qu'il ne pouvait y renoncer
sans être indemnisé de ses dépenses (ces dépenses étaient
évaluées à 60.000 livres sterling, somme très considérable
pour ce temps-là). N'osant cependant plus tenter une
invasion en Angleterre,
Philippe voulut que ces préparatifs ne fussent pas entièrement perdus,
et il s'en servit contre Ferrand, comte de Flandre, avec lequel il avait d'anciens
sujets de plainte ; il lui prit diverses places, et brûla quelques bâtiments
dans les ports des Pays-Bas. Ce seigneur se défendit avec beaucoup de courage
et d'activité, et il prit sa revanche dans plusieurs occasions, notamment
à
Boulogne, où, de concert avec les Anglais, il parvint à
incendier une grande partie de la flotte française, et réduisit
Philippe à
brûler le reste, de peur qu'elle ne tombât dans
les mains de ses
ennemis.
Ferrand, encouragé par cet avantage,
ne s'occupa plus que de chercher des alliés contre le roi de France, et,
s'étant adressé à Othon IV, qu'il savait être son
ennemi
personnel, il parvint à l'entraîner dans une des plus formidables
coalitions qu'on eût encore
vues en Occident. On y remarquait les comtes
de
Boulogne, de
Bar, de Namur, le
duc de
Brabant, tous parents, alliés
ou sujets de Philippe, dont ils se partagèrent d'avance les dépouilles
dans un congrès qu'ils tinrent à
Valenciennes. Ce prince réunit
à la hâte toutes les troupes dont il put disposer, et il marcha à
leur rencontre avec une armée de 50.000 hommes. C'était à
peine le tiers des
forces de l'
ennemi, et encore ne pouvait-il pas compter également
sur tous les siens. Ce fut sans doute pour prévenir une défection
qu'il avait lieu de craindre que, dans une cérémonie des plus solennelles,
il déposa sa
couronne en présence de toute l'armée, et s'écria
: « S'il en est un parmi vous qui soit plus capable que moi de porter ce
diadème, qu'il se présente : je jure de lui obéir ; si au
contraire vous pensez que j'en sois le plus digne, jurez, à la face du
ciel, de le défendre, de combattre pour votre roi, pour votre patrie ;
jurez de vaincre les excommuniés
(3) ou de mourir.
» Cette courte harangue électrisa tous les
esprits ; les troupes
prêtèrent serment à genoux : elles reçurent dans cette
attitude la bénédiction royale, et ce fut dans d'aussi bonnes
dispositions
que Philippe les conduisit à la mémorable bataille de
Bouvines,
qui fut livrée le 27
juillet 1214, entre
et tournai, sur les bords
de la Marcke. Le monarque français commandait lui-même le centre
; il avait donné la droite au
duc de
Bourgogne et la gauche au comte de
Dreux et de Ponthieu. Othon, qui avait juré de le prendre mort ou vif,
dirigea contre lui tous les efforts de son armée. Après avoir résisté
à trois attaques des plus furieuses, Philippe, environné, pressé
de toutes parts, avait été renversé et foulé aux pieds
des
chevaux. Il allait périr, lorsque
Montigny, qui portait l'étendard
royal, se mit à le hausser et à le baisser, pour avertir du danger
où se trouvait le roi, et, se plaçant au-devant de sa personne,
il le couvrit de son
corps, écartant à coups d'
épée
tous ceux qui osaient l'approcher. Une foule de chevaliers accoururent bientôt
à la défense de Philippe, qui parvint à remonter sur son
cheval et, se précipitant contre l'
ennemi, entraîna après
lui cette foule de braves chevaliers, et culbuta le centre de l'armée impériale.
Othon, à son tour, fut près de tomber dans les mains des Français
; il n'échappa que par une fuite précipitée. La déroute
de son armée fut complète, et 30.000 de ses soldats restèrent
sur le champ de bataille. Cette grande victoire, l'une des plus importantes qui
aient été remportées par les armées françaises,
fut principalement due au courage du roi et aux bonnes
dispositions faites par
Guérin, ancien chevalier du
Temple, qui s'était distingué
dans les guerres d'Orient, et qui venait d'être créé
évêque
de
Senlis, où Philippe fonda, en mémoire de cet événement,
l'
abbaye de la
Victoire. L'
évêque de
Beauvais s'y distingua
aussi par une bravoure extraordinaire (Voyez
Dreux). On cessa, à
cette bataille, de combattre tumultueusement, comme on l'avait fait dans les guerres
précédentes, et ce fut la première fois qu'on vit les troupes
se mouvoir avec une espèce d'ordre et de discipline. Le comte de
Boulogne,
resté prisonnier de guerre, fut enfermé à la citadelle de
Péronne ; le comte de Flandre, qui eut le même sort, fut conduit
à
Paris les fers aux pieds et aux mains, et suivit en cet état le
char du vainqueur, comme lors des triomphes des Romains. Dans le même temps
(quelques auteurs disent que ce fut le même
jour), le fils de
Philippe-Auguste
remporta aussi une victoire signalée près de
Chinon, contre Jean
sans
Terre, qui avait cherché à faire, vers la Loire, une diversion
en faveur d'Othon, son oncle. La nouvelle de succès si importants, si inespérés,
combla de joie toute la France, et le retour de Philippe offrit véritablement
le spectacle d'une marche triomphale. Partout, les habitants des campagnes accoururent
sur son passage et le saluèrent comme leur libérateur. Des arcs
de triomphe furent élevés dans toutes les villes ; les chemins étaient
jonchés de
fleurs, et partout l'
air retentissait des plus flatteuses acclamations.
A
Paris, toute la population se précipita au-devant du monarque, et pendant
sept
jours entiers l'allégresse publique ne cessa de se manifester par
des illuminations, des danses et des fêtes de tous les genres.
Dès lors, aussi redouté de ses
ennemis que
chéri de ses sujets,
Philippe-Auguste n'eut plus à s'occuper que
du bonheur des Français. Déjà il avait refusé de faire
partie de la quatrième
croisade, et l'on sait que, lors de la précédente,
entraîné dans une lutte difficile avec des
vassaux trop puissants,
ou tout entier à ses projets contre l'Angleterre, il avait tiré
grand parti de l'absence de ses
ennemis. Ce fut vraisemblablement par les mêmes
motifs qu'il refusa longtemps de prendre part à la malheureuse guerre des
Albigeois : il se contenta d'y envoyer son fils dans les derniers moments, et
lorsqu'il ne s'agit plus que de profiter des événements. Dès
le commencement de son règne, une
croisade s'était formée
contre ces novateurs, dont les vices et les hérésies menaçaient
de troubler toute la chrétienté, et leur patrie était devenue
le théâtre de cruautés inouïes : plus de 300.000 de ces
malheureux périrent dans les supplices ou par le fer des
croisés,
dans des expéditions dont le
pape Innocent III fut le principal instigateur,
Simon de
Montfort le chef, et Raimond VI, comte de
Toulouse, la plus
illustre
victime. Le monarque français tira encore avantage de ces tristes événements
pour affermir dans ses provinces l'autorité royale, qui depuis
Charlemagne
y était presque entièrement méconnue ; mais il refusa avec
autant de grandeur que de générosité les Etats du comte Raimond
VI, son parent, injustement dépouillé, qui lui furent offerts par
les
croisés. Ce ne fut que sous le règne suivant que la France prit
part à cette guerre (Voyez
Louis VIII).
Après la mort d'
Amaury II, roi de Jérusalem,
les seigneurs et
barons de la
Palestine envoyèrent à Philippe des
députés pour le prier de leur donner un roi. Philippe leur désigna
Jean de
Brienne, qui devint roi de Jérusalem, puis empereur de Constantinople.
Philippe-Auguste donna souvent des secours aux colonies chrétiennes d'Orient,
et, par son testament, il laissa une somme considérable qui devait être
employée à l'entretien des défenseurs de la terre sainte.
Ce prince, craignant les foudres du
Vatican, et ne voulant pas troubler la paix
de son royaume, refusa d'aider son fils, du moins ostensiblement, dans son expédition
en Angleterre, et tandis que le jeune Louis était excommunié à
Rome et couronné à Londres, tandis qu'il soutenait un siège
dans cette capitale, la France fut calme et heureuse.
Philippe s'en servit habilement pour
assurer de plus en plus sa prospérité. Peu de princes ont été
plus appliqués aux soins du gouvernement. Sa prévoyance et son activité
s'étendirent à tout ce qui pouvait embellir son royaume, comme à
tout ce qui devait assurer sa puissance. Pour diminuer l'autorité des seigneurs,
il établit des baillis,
juges des cas royaux, dans toutes les principales
villes.
Aucun de ses prédécesseurs n'avait su aussi bien que lui
tirer des sommes considérables de ses
vassaux, des juifs et de tous ceux
auxquels il accordait des grâces et des faveurs, et les impôts n'avaient
pas encore été soumis avant lui à l'ordre et à la
fixité qu'il leur donna. Ce fut par là qu'il parvint à fortifier
un grand nombre de places, à créer et solder une armée permanente.
C'est par ce moyen qu'il imprima à l'autorité royale un caractère
de
force et de grandeur inconnu des Français depuis la chute des
Carlovingiens,
et qui n'a fait que s'accroître sous ses successeurs. Il créa les
maréchaux de France. De nouvelles communications furent ouvertes, et la
plupart des villes furent entourées de murs. C'est sous son règne
qu'on vit s'élever les
églises d'
Amiens, de St-Rémi de
Reims,
et surtout de Notre-Dame de
Paris, commencée sous son prédécesseur,
et terminée sous
Philippe le Hardi. Protecteur des lettres, Philippe II
fit beaucoup pour l'université, et ce
corps acquit un crédit et
une
influence considérables
(4) ; enfin, la conquête
du Maine, de la Normandie, celle de l'
Anjou, de la Touraine et du
Poitou, l'acquisition
des comtés d'Auvergne, de l'
Artois, de la Picardie et d'un grand nombre
de places et de seigneuries, tels sont les faits qui méritèrent
à Philippe II les titres de
Conquérant, de
Magnanime
et d'
Auguste.
Il mourut à Mantes le 14
juillet 1223, à l'âge
de 59 ans. Ce prince n'eut de sa première femme qu'un fils, qui lui succéda
sous le nom de Louis VIII. Ingelburge ne lui donna pas d'
enfants ; il eut un fils
et une fille d'Agnès de Méranie, et il obtint du pape qu'ils fussent
légitimés. Comme la postérité de Louis VIII fut très
nombreuse, les difficultés qui auraient pu résulter de cette légitimation ne se présentèrent pas.
La taille de
Philippe-Auguste était médiocre,
et sa
complexion affaiblie par un empoisonnement soupçonné, ou par
le climat de la Syrie. L'un de ses yeux était obscurci par une taie blanche. Il aimait les sciences, les arts, et pouvait être considéré comme l'un des hommes les plus instruits de son temps. Les écrivains originaux de l'
histoire de ce règne sont Bigord et Guillaume le
Breton. Parmi les modernes, Baudot de
Juilly, qui a donné une
Histoire de Philippe Auguste,
Paris, 1702, 2 vol.
in-12, a rarement pris la peine de consulter les
historiens contemporains. Les
Anecdotes de la cour de Philippe-Auguste (Voyez
Lussan) peignent les murs du temps aussi bien que peut le faire un roman historique. L'
Histoire de Philippe-Auguste de M. Capefigue,
Paris, 1829, 4 vol. in-8° ; ibid., 1842, 2vol.
in-12, est estimée. Cet ouvrage a été couronné par l'Académie française.
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(1) Le financier Gérard de
Poissy mérite néanmoins d'être cité, pour avoir contribué à cette dépense par le don de 11.000 marcs d'
argent.
(2) Pour éviter à l'avenir l'abus du transport des archives, on créa plus tard un
trésor des chartes permanent, qui fut depuis établi à la Sainte-Chapelle de
Paris, où les registres dits
Olim rappelèrent les actes dont les originaux avaient été perdus.
(3) Il est à remarquer que tous ces princes confédérés contre la France étaient alors sous le poids des
excommunications de la cour de Rome. Ils convinrent entre eux que, quand ils auraient vaincu Philippe, ils extermineraient pape,
évêques, moines, et ne laisseraient que les
prêtres nécessaires au culte, et n'ayant de revenus que les aumônes des fidèles. Ainsi, la victoire de
Bouvines fut véritablement un triomphe pour la
religion ; et
Philippe-Auguste, quoiqu'il eût eu quelques démêlés avec le
saint-siège, était le seul prince qui lui restât véritablement soumis.
(4) Ce prince accorda aussi sa
protection à l'
abbaye St-Victor de
Paris, dont un des professeurs les plus
distingués fut le célèbre abbé de St-André de Verceil. C'était ce même abbé que Valart supposait être Jean Gersen, et qui s'appelait Thomas Gallus. Le président Hénault ne parle point de celui-ci, et cite, d'après Valart, le prétendu Gersen comme auteur de l'
Imitation de Jésus-Christ, dans la colonne des hommes
illustres qui ont vécu sous
Philippe-Auguste.
(Biographie universelle ancienne et moderne - Tome 33 - Pages 73-79)