LIVRE VI
PYTHAGORE LES MYSTÈRES DE DELPHES
IV L'ORDRE ET LA DOCTRINE (2/2)
TROISIÈME DEGRÉ PERFECTION (95)
Cosmogonie et psychologie L'évolution de l'âme
Le disciple avait reçu du maître les principes de la science. Cette première initiation avait fait tomber les écailles épaisses de la matière qui recouvraient les yeux de son esprit. Déchirant le voile brillant de la mythologie, elle l'avait arraché au monde visible pour le jeter éperdument dans les espaces sans bornes et le plonger dans le soleil de l'Intelligence, d'où la Vérité irradie sur les trois mondes. Mais la science des nombres n'était que le préambule de la grande initiation. Armé de ces principes, il s'agissait maintenant de descendre des hauteurs de l'Absolu dans les profondeurs de la nature pour y saisir la pensée divine dans la formation des choses et dans l'évolution de l'âme à travers les mondes. La cosmogonie et la psychologie ésotériques touchaient aux plus grands mystères de la vie, à des secrets dangereux et jalousement gardés des sciences et des arts occultes. Aussi, Pythagore aimait-il à confier ces leçons loin du jour profane, la nuit, au bord de la mer, sur les terrasses du temple de Cérès, au murmure léger de la vague ionienne, d'une si mélodieuse cadence, aux lointaines phosphorescences du Kosmos étoilé ; ou bien, dans les cryptes du sanctuaire, où des lampes égyptiennes de naphte répandaient une clarté égale et douce. Les femmes initiées assistaient à ces réunions nocturnes. Quelquefois, des prêtres ou des prêtresses, arrivés de Delphes ou d'Eleusis, venaient confirmer les enseignements du maître par le récit de leurs expériences ou par la parole lucide du sommeil clairvoyant.
L'évolution matérielle et l'évolution spirituelle du monde sont deux mouvements inverses, mais parallèles et concordants sur toute l'échelle de l'être. L'un ne s'explique que par l'autre, et vus ensemble, ils expliquent le monde. L'évolution matérielle représente la manifestation de
Dieu dans la matière par l'
âme du monde qui la travaille. L'évolution spirituelle représente l'élaboration de la conscience dans les
monades individuelles et leurs tentatives de rejoindre, à travers le cycle des vies, l'
esprit divin dont elles émanent. Voir l'univers au point de
vue physique ou au point de
vue spirituel, ce n'est pas considérer un objet différent, c'est regarder le monde par les deux bouts opposés. Au point de
vue terrestre, l'explication rationnelle du monde doit commencer par l'évolution matérielle, puisque c'est par ce côté qu'il nous apparaît ; mais en nous faisant voir le travail de l'
Esprit universel dans la matière et poursuivre le développement des
monades individuelles, elle conduit insensiblement au point de
vue spirituel et nous fait passer du
dehors au
dedans des choses, de l'envers du monde à son endroit.
Ainsi, du moins, procédait Pythagore, qui considérait
l'univers comme un être vivant, animé d'une grande
âme et pénétré
d'une grande intelligence. La seconde partie de son enseignement commençait
donc par la cosmogonie.
Si l'on s'en tenait aux
divisions du
ciel, que nous trouvons
dans les fragments
exotériques des Pythagoriciens, cette astronomie serait
semblable à l'astronomie de Ptolémée, la terre
immobile et
le
soleil tournant autour, avec les planètes et le
ciel tout entier. Mais
le principe même de cette astronomie nous avertit qu'elle est purement
symbolique.
Au centre de son univers, Pythagore place le
Feu (dont te
soleil n'est qu'un reflet).
Or, dans tout l'
ésotérisme de l'Orient, le
Feu est le signe représentatif
de l'
Esprit, de la Conscience divine, universelle. Ce que nos philosophes prennent
généralement pour la physique de Pythagore et de Platon, n'est donc
pas autre chose qu'une description imagée de leur philosophie secrète,
lumineuse pour les
initiés, mais d'autant plus impénétrable
au vulgaire, qu'on la faisait passer pour une simple physique. Cherchons-y donc une sorte de cosmographie de la vie des
âmes, et pas autre chose. La région sublunaire désigne la
sphère où s'exerce l'attraction terrestre et est appelée
le cercle des générations. Les
initiés entendaient par là que la terre est pour nous la région de la vie corporelle. Là se font toutes les opérations qui accompagnent l'incarnation et la désincarnation des
âmes. La
sphère des six planètes et du
soleil répond à des catégories ascendantes d'
esprits. L'
Olympe, conçu comme une
sphère roulante, est appelé
le ciel des fixes, parce qu'il est assimilé à la
sphère des
âmes parfaites. Cette astronomie enfantine recouvre donc une
conception de l'Univers spirituel.
Mais tout nous porte à croire que les anciens
initiés, et particulièrement Pythagore, avaient de l'univers physique des notions beaucoup plus justes. Aristote dit positivement que les Pythagoriciens croyaient au mouvement de la terre autour du
soleil. Copernic affirme que l'idée de la rotation de la terre autour de son axe lui est venue en lisant, dans Cicéron, qu'un certain
Mycétas, de
Syracuse, avait parlé du mouvement diurne de la terre. A ses
disciples du troisième degré, Pythagore enseignait le double mouvement de la terre. Sans avoir les mesures exactes de la science moderne, il savait, comme les
prêtres de Memphis, que les planètes issues du
soleil tournent autour de lui : que les étoiles sont autant de systèmes solaires gouvernés par les mêmes lois que le nôtre et dont chacun a son rang dans l'immense univers. Il savait aussi que chaque monde solaire forme un petit univers qui a sa correspondance dans le monde spirituel et son
ciel propre. Les planètes servaient à en marquer l'échelle. Mais ces notions, qui auraient bouleversé la mythologie populaire et que la foule eût taxées de
sacrilèges, n'étaient jamais confiées à l'écriture vulgaire. On ne les enseignait que sous le sceau du plus profond secret
(96).
L'univers visible, disait Pythagore, le
ciel avec toutes
ses étoiles n'est qu'une forme passagère de l'
âme du monde,
de la grande Maïa, qui concentre la matière éparse dans les
espaces
infinis, puis, la dissout et la parsème en fluide cosmique impondérable.
Chaque tourbillon solaire possède une parcelle de cette
âme universelle,
qui évolue dans son sein pendant des millions de siècles, avec une
force d'impulsion et une mesure spéciale. Quant aux puissances, aux règnes,
aux espèces et aux
âmes vivantes qui apparaîtront successivement
dans les astres de ce petit monde, elles viennent de
Dieu, elles descendent du
Père ; c'est-à-dire qu'elles émanent d'un ordre spirituel
immuable et supérieur, ainsi que d'une évolution matérielle
antérieure, j'entends d'un système solaire éteint. De ces
puissances invisibles, les unes, absolument immortelles dirigent la formation
de ce monde, les autres attendent son éclosion dans le sommeil cosmique
ou dans le rêve divin, pour rentrer dans les
générations visibles,
selon leur rang et selon la loi éternelle. Cependant, l'
âme solaire
et son
feu central, que meut directement la grande
Monade, travaille la matière
en
fusion. Les planètes sont filles du
soleil. Chacune d'elles, élaborée
par les
forces d'attraction et de rotation inhérentes à la matière,
est douée d'une
âme semi-consciente issue de l'
âme solaire
et a son caractère distinct, son rôle particulier dans l'évolution.
Comme chaque planète est une expression diverse de la pensée de
Dieu, comme elle exerce une fonction spéciale dans la chaîne planétaire,
les anciens sages ont identifié les noms des planètes avec ceux
des grands
dieux, qui représentent les facultés divines en action
dans l'univers.
Les
quatre éléments, dont sont formés
les astres et tous les êtres, désignent quatre états gradués
de la matière. Le premier, étant le plus dense et le plus grossier,
est le plus réfractaire à l'
esprit ; le dernier, étant le
plus raffiné, montre pour lui une grande affinité.
La terre
représente l'état solide ;
l'eau, l'état liquide ;
l'air, l'état gazeux ;
le feu, l'état impondérable.
Le cinquième élément, ou
éthérique
représente un état de la matière tellement subtil et vivace,
qu'il n'est plus atomique et doué de pénétration universelle.
C'est le fluide cosmique originaire, la lumière astrale ou l'
âme
du monde.
Pythagore parlait ensuite à ses
disciples des révolutions
de la terre, d'après les traditions de l'Egypte et de l'Asie. Il savait
que la terre en
fusion était primitivement entourée d'une atmosphère
gazeuse, qui, liquéfiée par son refroidissement successif, avait
formé les mers. Selon son habitude, il résumait
métaphoriquement
cette idée en disant que les mers étaient produites par
les larmes
de Saturne (le temps cosmique).
Mais voici les règnes qui apparaissent, et les
germes
invisibles, flottant dans l'
aura éthérée de la terre,
tourbillonnent dans sa robe gazeuse, puis sont attirés dans le sein profond
des mers et sur les premiers continents émergés. Les mondes végétal
et
animal encore confondus apparaissent presque en même temps. La doctrine
ésotérique admet la transformation des espèces animales non
seulement d'après la loi secondaire de
la sélection, mais
encore d'après la loi primaire de
la percussion de la terre par
les puissances célestes, et de tous les êtres vivants par des principes
intelligibles et des
forces invisibles. Lorsqu'une espèce nouvelle apparaît
sur le globe, c'est qu'une race d'
âmes d'un type supérieur s'incarne
à une époque donnée dans les descendants de l'espèce
ancienne, pour la faire monter d'un échelon en la remoulant et la transformant
à son image. C'est ainsi que la doctrine
ésotérique explique
l'apparition de l'homme sur la terre. Au point de
vue de l'évolution terrestre,
l'homme est le dernier rameau et le couronnement de toutes les espèces
antérieures. Mais ce point de
vue ne suffit pas plus pour expliquer son
entrée en scène qu'il ne suffirait pour expliquer l'apparition de
la première algue ou du premier crustacé dans le fond des mers.
Toutes ces créations successives supposent, comme chaque naissance, la
percussion de la terre par les puissances invisibles qui créent la vie.
Celle de l'homme suppose le règne antérieur d'une humanité
céleste qui préside à l'éclosion de l'humanité
terrestre et lui envoie, comme les ondes d'une marée formidable, de nouveaux
torrents d'
âmes qui s'incarnent dans ses flancs et font luire les premiers
rayons d'un
jour divin dans cet être effaré, impulsif, audacieux,
qui, à peine dégagé des ténèbres de l'animalité,
est forcé pour vivre de lutter avec toutes les puissances de la nature.
Pythagore, instruit par les temples de l'Egypte, avait des
notions précises sur les grandes révolutions du globe. La doctrine
indienne et égyptienne connaissait l'existence de l'ancien continent austral
qui avait produit la race rouge et une puissante civilisation, appelée
Atlantes par les Grecs. Elle attribuait l'émergence et l'
immersion alternative
des continents à l'oscillation des pôles et admettait que l'humanité avait traversé ainsi six
déluges. Chaque cycle interdiluvien
amène la prédominance d'une grande race humaine. Au milieu des éclipses partielles de la civilisation et des facultés humaines, il y a un mouvement général ascendant.
Voici donc l'humanité constituée et les races lancées dans leur carrière, à travers les cataclysmes du globe. Mais sur ce globe que nous prenons en naissant pour la base
immuable du monde et qui flotte lui-même emporté dans l'espace, sur ces continents qui émergent des mers pour disparaître de nouveau, au milieu de ces peuples qui passent, de ces civilisations qui croulent, quel est le grand, le poignant, l'éternel mystère ? C'est le grand problème intérieur, celui de chacun et de tous, c'est le problème de l'
âme, qui découvre en elle-même un abîme de ténèbres et de lumière, qui se regarde avec un mélange de ravissement et d'effroi et se dit : « Je ne suis pas de ce monde, car il ne suffit pas pour m'expliquer. Je ne viens pas de la terre et je vais ailleurs. Mais où ? » C'est le mystère de Psyché qui renferme tous les autres.
La cosmogonie du monde visible, disait Pythagore, nous a conduits à l'
histoire de la terre, et celle-ci au mystère de l'
âme humaine. Avec lui nous touchons au
sanctuaire des
sanctuaires, à l'
arcane des
arcanes. Sa conscience une fois éveillée, l'
âme devient pour elle-même le plus étonnant des spectacles. Mais cette conscience même n'est que la surface éclairée de son être, où elle soupçonne des abîmes obscurs et insondables. Dans sa profondeur inconnue, la divine Psyché contemple d'un regard fasciné toutes les vies et tous les mondes : le passé, le présent, le futur que joint l'Eternité. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers des
Dieux. » Voilà le secret des sages
initiés. Mais pour pénétrer par cette porte étroite dans l'immensité de l'univers invisible, éveillons en nous la
vue directe de l'
âme purifiée et armons-nous du flambeau de l'Intelligence, de la science des principes et des Nombres sacrés
Pythagore passait ainsi de la cosmogonie physique à la cosmogonie spirituelle. Après l'évolution de la terre, il racontait l'évolution de l'
âme à travers les mondes. En dehors de l'
initiation, cette doctrine est connue sous le nom de
transmigration des âmes. Sur aucune partie de la doctrine
occulte on n'a plus déraisonné que sur celle-là, si bien que la littérature antique et moderne ne la connaissent que par des travestissements puérils. Platon lui-même, celui de tous les philosophes qui a le plus contribué à la populariser, n'en a donné que des aperçus fantaisistes et parfois extravagants, soit que sa prudence, soit que ses serments l'aient empêché de dire tout ce qu'il savait. Peu de gens se doutent aujourd'hui qu'elle ait pu avoir pour les
initiés un aspect scientifique, ouvrir des perspectives infinies et donner à l'
âme des consolations divines. La doctrine de la vie ascensionnelle de l'
âme à travers la série des existences est le trait commun des traditions
ésotériques et le couronnement de la
théosophie. J'ajoute qu'elle a pour nous une importance capitale. Car l'homme d'aujourd'hui rejette avec un égal mépris l'immortalité abstraite et vague de la philosophie et le
ciel enfantin de la
religion primaire. Et cependant la sécheresse et le néant du matérialisme lui font horreur. Il aspire inconsciemment à la conscience d'une
immortalité organique qui réponde à la fois aux exigences de sa raison et aux besoins indestructibles de son
âme. On comprend, du reste, pourquoi les
initiés des
religions antiques, tout en ayant connaissance de ces vérités, les ont tenues si secrètes. Elles sont de nature à donner le vertige aux
esprits non cultivés. Elles se lient étroitement aux profonds mystères de la
génération spirituelle, des sexes et de la
génération dans la chair, d'où dépendent les destinées de l'humanité future.
On attendait donc avec une sorte de frémissement cette heure capitale de l'enseignement
ésotérique. Par la parole de Pythagore, comme par une lente incantation, la lourde matière semblait perdre son poids, les choses de la terre devenaient transparentes, celles du
ciel visibles à l'
esprit. Des
sphères d'or et d'azur sillonnées d'essences lumineuses déroulaient leurs orbes jusqu'à l'
infini.
Alors les
disciples, hommes et femmes, groupés autour du maître dans une partie souterraine du temple de
Cérès appelée
crypte de
Proserpine, écoutaient avec une émotion palpitante :
l'histoire céleste de Psyché.
Qu'est-ce que l'
âme humaine ? Une parcelle de la grande
âme du monde, une étincelle de l'
esprit divin, une
monade immortelle.
Mais si son possible avenir s'ouvre dans les splendeurs insondables de la conscience
divine, sa mystérieuse éclosion remonte aux origines de la matière
organisée. Pour devenir ce qu'elle est dans l'humanité actuelle,
il a fallu qu'elle traversât tous les règnes de la nature, toute
l'échelle des êtres en se développant graduellement par une
série d'innombrables existences. L'
esprit qui travaille les mondes et condense
la matière cosmique en masses énormes, se manifeste avec une intensité
diverse et une concentration toujours plus grande dans les règnes successifs
de la nature.
Force aveugle et indistincte dans le minéral, individualisée
dans la plante, polarisée dans la sensibilité et l'instinct des
animaux, elle tend vers la
monade consciente dans cette lente élaboration
; et la
monade élémentaire est visible dans l'
animal le plus inférieur.
L'élément animique et spirituel existe donc dans tous les règnes,
quoique seulement à l'état de quantité infinitésimale
dans les règnes inférieurs. Les
âmes qui existent à
l'état de
germes dans les règnes inférieurs y séjournent
sans en sortir pendant d'immenses périodes, et ce n'est qu'après
de grandes révolutions cosmiques qu'elles passent à un règne
supérieur en changeant de planète. Tout ce qu'elles peuvent faire
pendant la période de vie d'une planète, c'est de remonter quelques
espèces. Où commence la
monade ? Autant vaudrait demander l'heure
où s'est formée une nébuleuse, où un
soleil a relui
pour la première fois. Quoi qu'il en soit, ce qui constitue l'
essence de
n'importe quel homme a dû évoluer pendant des millions d'années
à travers une chaîne de planètes et les règnes inférieurs,
tout en conservant à travers toutes ces existences un principe individuel
qui la suit partout. Cette individualité obscure, mais indestructible,
constitue le sceau divin de la
monade en qui
Dieu veut se manifester par la conscience.
Plus on monte la série des organismes, plus la
monade
développe les principes latents qui sont en elle. La
force polarisée
devient sensible, la sensibilité instinct, l'instinct intelligence. Et
à mesure que s'allume le flambeau vacillant de la conscience, cette
âme
devient plus indépendante du
corps, plus capable de mener une existence
libre. L'
âme fluide et non polarisée des minéraux et des végétaux
est liée aux
éléments de la terre.
Celle des
animaux fortement
attirée par le
feu terrestre y séjourne un certain temps lorsqu'elle
a quitté son cadavre, puis revient à la surface du globe pour se
réincarner dans son espèce sans jamais pouvoir quitter les basses
couches de l'
air. Celles-ci sont peuplées d'élémentaux ou
d'
âmes animales qui ont leur rôle dans la vie atmosphérique
et une grande
influence occulte sur l'homme. L'
âme humaine seule, vient
du
ciel et y retourne après la mort. Mais à quelle époque
de sa longue existence cosmique, l'
âme élémentaire est-elle
devenue l'
âme humaine ? Par quel creuset incandescent, par quelle
flamme
éthérée a-t-elle passé pour cela ? La transformation
n'a été possible, dans une période interplanétaire,
que par la rencontre d'
âmes humaines déjà pleinement formées,
qui ont développé dans l'
âme élémentaire son
principe spirituel et ont imprimé leur divin prototype comme un sceau de
feu dans sa substance plastique.
Mais que de voyages, que d'incarnations, que de cycles planétaires
encore à traverser, pour que l'
âme humaine ainsi formée devienne
l'homme que nous connaissons ! Selon les traditions
ésotériques
de l'Inde et de l'Egypte, les individus qui composent l'humanité actuelle
auraient commencé leur existence humaine sur d'autres planètes,
où la matière est beaucoup moins dense que sur la nôtre. Le
corps de l'homme était alors presque vaporeux, ses incarnations légères
et faciles. Ses facultés de perception spirituelle directe auraient été
très puissantes et très subtiles dans cette première phase
humaine ; la raison et l'intelligence par contre à l'état embryonnaire.
Dans cet état semi-corporel, semi-spirituel, l'homme voyait les
esprits,
tout était splendeur et charme pour ses yeux, musique pour ses oreilles.
Il entendait jusqu'à l'
harmonie des
sphères. Il ne pensait, ni ne
réfléchissait, il voulait à peine. Il se laissait vivre en
buvant les sons, les formes et la lumière, en flottant comme un rêve
de la vie à la mort et de la mort à la vie. Voilà ce que
les Orphiques appelaient
le ciel de Saturne. Ce n'est qu'en s'incarnant
sur des planètes de plus en plus denses, selon la doctrine d'
Hermès,
que l'homme s'est matérialisé. En s'incarnant dans une matière
plus épaisse, l'humanité a perdu son sens spirituel, mais par sa
lutte de plus en plus forte avec le monde extérieur, elle a développé
puissamment sa raison, son intelligence, sa volonté. La terre est le dernier
échelon de cette descente dans la matière que Moïse appelle
la sortie du paradis et Orphée la chute dans le cercle sublunaire. De là,
l'homme peut remonter péniblement les cercles dans une série d'existences
nouvelles et recouvrer ses sens spirituels, par le libre exercice de son intellect
et de sa volonté. Alors seulement, disent les
disciples d'
Hermès
et d'Orphée, l'homme acquiert par son
action la conscience et la
possession du divin ; alors seulement il devient
fils de Dieu. Et ceux
qui sur la terre ont porté ce nom, ont dû, avant de paraître
parmi nous, descendre et remonter l'effrayante spirale.
Qu'est-ce donc que l'humble Psyché à son origine
? Un souffle qui passe, un
germe qui flotte, un
oiseau battu des vents qui émigre
de vie en vie. Et cependant de naufrage en naufrage à travers
des millions d'années, elle est devenue la fille de
Dieu et ne reconnaît
plus d'autre patrie que le
ciel ! Voilà pourquoi la
poésie grecque,
d'un
symbolisme si profond et si lumineux, a comparé l'
âme à
l'insecte ailé, tantôt ver de terre, tantôt papillon céleste.
Combien de fois a-t-elle été chrysalide et combien de fois papillon
? Elle ne le saura jamais, mais elle sent qu'elle a des ailes !
Tel est le vertigineux passé de l'
âme humaine.
Il nous explique sa condition présente et nous permet d'entrevoir son avenir.
Quelle est la situation de la divine Psyché dans la
vie terrestre ? Pour peu qu'on réfléchisse, on ne saurait en imaginer
de plus étrange et de plus tragique. Depuis qu'elle s'est péniblement
éveillée dans l'
air épais de la terre, l'
âme est enlacée
dans les replis du
corps. Elle ne vit, ne respire, ne pense qu'à travers
lui ; et cependant il n'est pas elle. A mesure qu'elle se développe, elle
sent grandir en elle-même une lumière tremblotante, quelque chose
d'invisible et d'immatériel qu'elle appelle
son esprit,
sa
conscience. Oui, l'homme a le sentiment inné de sa triple nature, puisqu'il
distingue dans son langage, même instinctif, son
corps de son
âme
et son
âme de son
esprit. Mais l'
âme captive et tourmentée
se débat entre ses deux
compagnons comme entre l'étreinte d'un
serpent
aux mille replis et un génie invisible qui l'appelle, mais dont la présence
ne se fait sentir que par le battement de ses ailes et des lueurs fugitives. Tantôt
ce
corps l'absorbe à tel point qu'elle ne vit que par ses sensations et
ses passions ; elle se roule avec lui dans les
orgies sanglantes de la colère
ou dans l'épaisse fumée des voluptés charnelles, jusqu'à
ce qu'elle s'effraye d'elle-même par le silence profond du
compagnon invisible.
Tantôt attirée par celui-ci, elle se perd à une telle
hauteur
de pensée qu'elle oublie l'existence du
corps, jusqu'à ce qu'il
lui rappelle sa présence par un appel
tyrannique. Et pourtant une voix
intérieure le lui dit : Entre elle et l'hôte invisible, le lien est
indissoluble, tandis que la mort rompra son attache avec le
corps. Mais ballottée
entre les deux dans sa lutte éternelle, l'
âme cherche vainement le
bonheur et la vérité. Vainement elle se cherche elle-même
dans ses sensations qui passent, dans ses pensées qui la fuient, dans le
monde qui change comme un mirage. Ne trouvant rien qui dure, tourmentée,
chassée comme une feuille au vent, elle doute d'elle-même et d'un
monde divin qui ne se révèle à elle que par sa douleur et
son impuissance d'y atteindre. L'
ignorance humaine est écrite dans les
contradictions des prétendus sages, et la tristesse humaine dans la soif
insondable du regard humain. Enfin, quelle que soit l'étendue de ses connaissances,
la naissance et la mort enferment l'homme entre deux limites fatales. Ce sont
deux portes de ténèbres au delà desquelles il ne voit rien.
La
flamme de sa vie s'allume en
entrant par l'une et s'éteint en sortant
par l'autre. En serait-il de même de l'
âme ?
Sinon, que devient-elle
?
La réponse que les philosophes ont donnée à
ce problème poignant a été fort diverse.
Celle des théosophes
initiés de tous les temps est la même pour l'essentiel. Elle est
d'accord avec le sentiment universel et avec l'
esprit intime des
religions. Celles-ci
n'ont exprimé la vérité que sous des formes superstitieuses
ou
symboliques. La doctrine
ésotérique ouvre des perspectives bien
plus vastes et ses affirmations sont en rapport avec les lois de l'évolution
universelle. Voilà ce que les
initiés instruits par la tradition
et par les nombreuses expériences de la vie psychique ont dit à
l'homme : ce qui s'agite en toi, ce que tu appelles ton
âme est un double
éthéré du
corps qui renferme en lui-même un
esprit
immortel. L'
esprit se construit et se tisse, par son activité propre, son
corps spirituel. Pythagore l'appelle
le char subtil de l'âme, parce
qu'il est destiné à l'enlever de terre après la mort.
Ce
corps spirituel est l'organe de l'esprit, son enveloppe sensitive, son instrument
volitif, et sert à l'
animation du
corps, qui sans cela demeurerait inerte.
Dans les apparitions des mourants ou des morts, ce double devient visible. Mais
cela suppose toujours un état nerveux spécial chez le
voyant. La
subtilité, la puissance, la perfection du
corps spirituel varient selon
la qualité de l'
esprit qu'il renferme, et il y a entre la substance des
âmes tissées dans la lumière astrale, mais imprégnées
des fluides impondérables de la terre et du
ciel, des nuances plus nombreuses,
des différences plus grandes qu'entre tous les
corps terrestres et tous
les états de la matière pondérable. Ce
corps astral, quoique
beaucoup plus subtil et plus parfait que le
corps terrestre, n'est pas immortel
comme la
monade qu'il contient. Il change, il s'épure selon les milieux
qu'il traverse. L'
esprit le moule, le transforme perpétuellement à
son image, mais ne le quitte jamais, et s'il s'en dévêtit peu à
peu, c'est en revêtissant des substances plus éthérées.
Voilà ce qu'enseignait Pythagore, qui ne concevait pas l'entité
spirituelle abstraite, la
monade sans forme. L'
esprit en acte dans le fond des
cieux comme sur la terre doit avoir un organe ; cet organe est l'
âme vivante,
bestiale ou sublime, obscure ou radieuse, mais ayant la forme humaine, cette image
de
Dieu.
Qu'arrive-t-il à la mort ? Aux approches de l'agonie,
l'
âme pressent généralement sa prochaine séparation
du
corps. Elle revoit toute son existence terrestre en tableaux raccourcis, d'une
succession rapide, d'une netteté effrayante. Mais quand la vie épuisée
s'arrête dans le cerveau, elle se trouble et perd totalement conscience.
Si c'est une
âme sainte et pure, ses sens spirituels se sont déjà
réveillés par le détachement graduel de la matière.
Elle a eu avant de mourir, d'une manière quelconque, ne fût-ce que
par l'introspection de son propre état, le sentiment de la présence
d'un autre monde. Aux sollicitations silencieuses, aux appels lointains, aux vagues
rayons de l'Invisible, la terre a déjà perdu sa consistance, et
lorsque l'
âme s'échappe enfin du cadavre refroidi, heureuse de sa
délivrance, elle se sent enlevée dans une grande lumière
vers la famille spirituelle à laquelle elle appartient. Mais il n'en est
pas ainsi de l'homme ordinaire, dont la vie a été partagée
entre les instincts matériels et les aspirations supérieures. Il
se réveille avec une demi-conscience comme dans la torpeur d'un
cauchemar.
Il n'a plus ni bras pour étreindre, ni voix pour crier, mais il se souvient,
il souffre, il existe dans un
limbe de ténèbres et d'épouvante.
La seule chose qu'il y aperçoive est la présence de son cadavre
dont il est détaché, mais pour lequel il éprouve encore une invincible attraction. Car c'est par lui qu'il vivait, et maintenant qu'est-il ? Il se cherche avec effroi dans les fibres glacées de son cerveau, dans le sang figé de ses veines, et ne se trouve plus. Est-il mort ? Est-il vivant ? il voudrait voir, se cramponner à quelque chose ; mais il ne voit pas, il ne saisit rien. Les ténèbres l'enferment ; autour de lui, en lui tout est
chaos. Il ne voit qu'une chose, et cette chose l'attire et lui fait horreur
la phosphorescence sinistre de sa propre
dépouille ; et le
cauchemar recommence.
Cet état peut se prolonger pendant des mois ou des années. Sa durée dépend de la
force des instincts matériels de l'
âme. Mais, bonne ou mauvaise, infernale ou céleste, cette
âme prendra peu à peu conscience d'elle-même et de son nouvel état. Une fois libre de son
corps, elle s'échappera dans les
gouffres de l'atmosphère terrestre, dont les
fleuves électriques l'emportent de ci et de là, et dont elle commence à percevoir les errants multiformes plus ou moins semblables à elle-même, comme des lueurs fugaces dans une brume épaisse. Alors commence une lutte vertigineuse, acharnée de l'
âme encore alourdie pour monter dans les couches supérieures de l'
air, se délivrer de l'attraction terrestre et gagner, dans le
ciel de notre système planétaire, la région qui lui est propre et que des guides amis peuvent seuls lui montrer. Mais avant de les entendre et de les voir, il lui faut souvent un long temps. Cette phase de la vie de l'
âme a porté des noms divers dans les
religions et les mythologies. Moïse l'appelle Horeb ; Orphée l'
Erèbe ; le christianisme le Purgatoire ou
la vallée de l'ombre de la mort. Les
initiés grecs l'identifiaient avec le cône d'ombre que la terre traîne toujours derrière elle, qui va jusqu'à la
lune et l'appelaient pour cette raison
le gouffre d'Hécate. Dans ce puits ténébreux tourbillonnent, selon les Orphiques et les Pythagoriciens, les
âmes qui cherchent par des efforts désespérés à gagner le cercle de la
lune, et que la violence des vents rabat par milliers sur la terre.
Homère et Virgile les comparent à des tourbillons de feuilles, à des essaims d'
oiseaux affolés par la tempête. La
lune jouait un grand rôle dans l'
ésotérisme antique. Sur sa face, tournée vers
ciel, les
âmes étaient censées purifier leur
corps astral avant de continuer leur ascension céleste. On supposait aussi que les héros et les génies séjournaient un temps sur sa face tournée vers la terre pour revêtir un
corps approprié à notre monde avant de s'y réincarner. On attribuait en quelque sorte à la
lune le pouvoir de magnétiser l'
âme pour l'incarnation terrestre et de la démagnétiser pour le
ciel. D'une manière générale, ces assertions auxquelles les
initiés attachaient un sens à la fois réel et
symbolique, signifiaient que l'
âme doit passer par un état intermédiaire de purification et se débarrasser des impuretés de la terre avant de poursuivre son voyage.
Mais comment peindre l'arrivée de l'
âme pure
dans son monde à elle ? La terre a disparu comme un songe. Un sommeil nouveau,
un évanouissement délicieux l'enveloppe comme une caresse. Elle
ne voit plus que son guide ailé qui l'emporte avec la rapidité de
l'éclair dans les profondeurs de l'espace. Que dire de son réveil
dans les vallons d'un
astre éthéré, sans atmosphère
élémentaire où tout,
montagnes,
fleurs, végétation,
est fait d'une nature exquise, sensible et parlante ? Que dire surtout de ces
formes lumineuses, hommes et femmes, qui l'entourent comme une théorie
sacrée pour l'
initier au saint mystère de sa vie nouvelle ? Sont-ce
des
dieux ou des déesses ? Non, ce sont des
âmes comme elle-même
; et la merveille est que leur pensée intime s'épanouit sur leur
visage, que la tendresse, l'
amour, le désir ou la crainte rayonnent à
travers ces
corps diaphanes dans une gamme de colorations lumineuses. Ici,
corps
et visages ne sont plus les masques de l'
âme, mais l'
âme transparente
apparaît dans sa forme vraie et brille au grand
jour de sa vérité
pure. Psyché a retrouvé sa divine patrie. Car la lumière
secrète où elle se
baigne, qui émane d'elle-même et
qui lui revient dans le sourire des bien-aimés et des bien-aimées,
cette lumière de félicité.. c'est l'
âme du monde...
elle y sent la présence de
Dieu ! Maintenant, plus d'obstacle ; elle aimera,
elle saura, elle vivra sans autre limite que son propre essor. Oh bonheur étrange
et merveilleux ! elle se sent unie à toutes ses compagnes par des affinités
profondes. Car, dans la vie de l'au-delà, ceux qui ne s'aiment pas se fuient
et ceux-là seuls qui se comprennent s'assemblent. Elle célèbrera
avec elles les divins mystères en des temples plus beaux, dans une communion
plus parfaite. Ce seront des poèmes vivants toujours nouveaux dont chaque
âme sera une strophe et où chacune revivra sa vie dans celle des
autres. Puis, frémissante, elle s'élancera dans la lumière
d'en haut, à l'appel des Envoyés, des
Génies ailés,
de ceux qu'on nomme des
Dieux, parce qu'ils ont échappé au cercle
des
générations. Conduite par ces intelligences sublimes, elle tâchera
d'épeler le grand poème du Verbe
occulte, de comprendre ce qu'elle
pourra saisir de la symphonie de l'univers. Elle recevra les enseignements hiérarchiques
des cercles de l'
Amour divin ; elle essayera de voir les Essences que répandent
dans les mondes les
Génies animateurs ; elle contemplera les
esprits glorifiés,
rayons vivants du
Dieu des
Dieux, et elle ne pourra supporter leur splendeur aveuglante
qui fait pâlir les soleils comme des lampes fumeuses ! Et lorsqu'elle reviendra
épouvantée de ces voyages éblouissants, car elle frissonne
devant ces immensités elle entendra de loin l'appel des voix aimée
et retombera sur les plages dorées de son
astre, sous le voile
rose d'un
sommeil ondoyant, plein de formes blanches, de parfums et de mélodie.
Telle la vie céleste de l'
âme que conçoit
à peine notre
esprit épaissi par la terre, mais que devinent les
initiés, que vivent les
voyants et que démontre la loi des analogies
et des
concordances universelles. Nos images grossières, notre langage
imparfait essayent en vain de la traduire, mais chaque
âme vivante en sent
le
germe dans ses profondeurs
occultes. Si, dans l'état présent,
il nous est impossible de la réaliser, la philosophie de l'
occulte en formule
les conditions psychiques. L'idée d'astres éthérés,
invisibles pour nous, mais faisant partie de notre système solaire et servant
de séjour aux
âmes heureuses, se retrouve souvent dans les
arcanes
de la tradition
ésotérique. Pythagore l'appelle une contrepartie
de la terre : l'
antichtone éclairé par le
Feu central, c'est-à-dire
par la lumière divine. A la fin du
Phédon,
Platon décrit longuement, quoique d'une manière déguisée,
cette terre spirituelle. Il dit qu'elle est aussi légère que l'
air
et entourée d'une atmosphère éthérée.
Dans l'autre vie, l'
âme conserve donc toute son individualité. De
son existence terrestre, elle ne garde que les souvenirs nobles et laisse tomber
les autres dans cet oubli que les poètes ont appelé les ondes du
Léthé. Libérée de ses souillures, l'
âme humaine
sent sa conscience comme retournée. Du dehors de l'univers, elle est rentrée
au-dedans ; Cybèle-Maïa, l'
âme du monde, l'a reprise dans son
sein d'une aspiration profonde. Là, Psyché accomplira son rêve,
ce rêve brisé à toute heure et sans cesse recommencé
sur la terre. Elle l'accomplira dans la mesure de son effort terrestre et de sa
lumière acquise, mais elle l'élargira au centuple. Les espérances
broyées refleuriront dans l'aurore de sa vie divine ; les sombres couchers
de
soleil de la terre s'embraseront en
jours éclatants. Oui, l'homme n'eut-il
vécu qu'une heure d'enthousiasme ou d'
abnégation, cette seule note
pure arrachée à la gamme dissonante de sa vie terrestre se répètera
dans son au-delà en progressions merveilleuses, en harmonies éoliennes.
Les bonheurs fugitifs que nous procurent les enchantements de la musique, les
extases de l'
amour ou les transports de la
charité ne sont que les notes
égrenées d'une symphonie que nous entendrons alors. Est-ce à
dire que cette vie ne sera qu'un long rêve, qu'une grandiose hallucination
? Mais qu'y a-t-il de plus vrai que ce que l'
âme sent en elle et ce qu'elle
réalise par sa communion divine avec d'autres
âmes ? Les
initiés,
étant les
idéalistes conséquents et transcendants, ont toujours
pensé que les seules choses réelles et durables de la terre sont
les manifestations de la Beauté, de l'
Amour et de la Vérité
spirituelles. Comme l'au-delà ne peut avoir d'autre objet que cette Vérité,
cette Beauté et cet
Amour pour ceux qui en ont fait l'objet de leur vie,
ils sont persuadés que le
ciel sera plus vrai que la terre.
La vie céleste de l'
âme peut durer des centaines
ou des milliers d'aunées, selon son rang et sa
force d'impulsion. Mais
il n'appartient qu'aux plus parfaites, aux plus sublimes, à celles qui
ont franchi le cercle des
générations, de la prolonger indéfiniment.
Celles-là n'ont pas seulement atteint le repos temporaire, mais l'action
immortelle dans la vérité ; elles ont créé leurs ailes.
Elles sont inviolables, car elles sont la lumière ; elles gouvernent les
mondes, car elles voient à travers. Quant aux autres, elles sont amenées
par une loi inflexible à se réincarner pour subir une nouvelle épreuve
et s'élever à un échelon supérieur ou tomber plus
bas si elles défaillent.
Comme la vie terrestre, la vie spirituelle a son commencement,
son apogée et sa décadence. Lorsque cette vie est épuisée,
l'
âme se sent prise de lourdeur, de vertige et de mélancolie. Une
force invincible l'attire de nouveau vers les luttes et vers les souffrances de
la terre. Ce désir est mêlé d'appréhensions terribles
et d'une immense douleur de quitter la vie divine. Mais le temps est venu ; la
loi doit s'accomplir. La lourdeur augmente, un obscurcissement s'est fait en elle-même.
Elle ne voit plus ses
compagnons lumineux qu'à travers un voile, et ce
voile toujours plus épais lui fait pressentir la séparation
imminente.
Elle entend leurs tristes adieux ; les larmes des bienheureux aimés la
pénètrent comme une rosée céleste qui laissera dans
son cur la soif ardente d'un bonheur inconnu. Alors avec des serments
solennels elle promet
de se souvenir... de se souvenir de la lumière
dans le monde des ténèbres, de la vérité dans le monde
du mensonge, de l'
amour dans le monde de la haine. Le revoir, la
couronne
immortelle ne sont qu'à ce prix ! Elle se réveille dans une
atmosphère épaisse.
Astre éthéré,
âmes
diaphanes, océans de lumière, tout a disparu. La revoilà
sur la terre, dans le
gouffre de la naissance et de la mort. Cependant elle n'a
pas encore perdu le souvenir céleste, et le guide ailé encore visible
à ses yeux lui désigne la femme qui sera sa mère. Celle-ci
porte en elle le
germe d'un
enfant. Mais ce
germe ne vivra que si l'
esprit vient
l'
animer. Alors s'accomplit pendant neuf mois le mystère le plus impénétrable
de la vie terrestre, celui de l'incarnation et de la maternité.
La
fusion mystérieuse s'opère lentement, savamment,
organe par organe, fibre par fibre. A mesure que l'
âme se plonge dans cet
antre chaud qui bruit et qui fourmille, à mesure qu'elle se sent prise
dans les méandres des viscères aux mille replis, la conscience de
sa vie divine s'efface et s'éteint. Car entre elle et la lumière
d'en-haut s'interposent les ondes du sang, les tissus de la chair qui l'étreignent
et la remplissent de ténèbres. Déjà cette lumière
lointaine n'est plus qu'une lueur mourante. Enfin, une douleur horrible la comprime,
la serre dans un étau ; une convulsion sanglante l'arrache à l'
âme
maternelle et la
cloue dans un
corps palpitant. L'
enfant est né,
misérable effigie terrestre, et il en crie d'épouvante. Mais le
souvenir céleste est rentré dans les profondeurs
occultes de l'Inconscient.
Il ne revivra que par la Science ou par la Douleur, par l'
Amour ou par la Mort
!
La loi de l'incarnation et de la désincarnation nous
découvre donc le véritable sens de la vie et de la mort. Elle constitue
le nud capital dans l'évolution de l'
âme, et nous permet de
la suivre en arrière et en avant jusque dans les profondeurs de la nature
et de la divinité. Car cette loi nous révèle le rythme et
la mesure, la raison et le but de son immortalité. D'abstraite ou de fantastique,
elle la rend vivante et logique, en montrant les correspondances de la vie et
de la mort. La naissance terrestre est une mort au point de
vue spirituel, et
la mort une
résurrection céleste. L'alternance des deux vies est
nécessaire au développement de l'
âme, et chacune des deux
est à la fois la conséquence et l'explication de l'autre. Quiconque
s'est pénétré de ces vérités, se trouve au
cur des mystères, au centre de l'
initiation.
Mais, dira-t-on, qu'est-ce qui nous prouve la continuité
de l'
âme, de la
monade, de l'entité spirituelle à travers
toutes ces existences, puisqu'elle en perd successivement la mémoire ?
Et qu'est-ce qui vous prouve, répondrons-nous, l'identité
de votre personne pendant la veille et pendant le sommeil ? Vous vous réveillez
chaque matin d'un état aussi étrange, aussi inexplicable que la
mort, vous ressuscitez de ce néant pour y retomber le soir. Etait-ce le
néant ? Non ; car vous avez rêvé, et vos rêves ont été
pour vous aussi réels que la réalité de la veille. Un changement
des conditions physiologiques du cerveau a modifié les rapports de l'
âme
et du
corps, et déplacé votre point de
vue psychique. Vous étiez
le même individu, mais vous vous trouviez dans un autre milieu et vous meniez
une autre existence. Chez les magnétisés, les somnambules et les
clairvoyants, le sommeil développe des facultés nouvelles qui nous
semblent miraculeuses, mais qui sont les facultés naturelles de l'
âme
détachée du
corps. Une fois réveillés, ces clairvoyants
ne se souviennent plus de ce qu'ils ont vu, dit et fait pendant leur sommeil lucide
; mais ils se rappellent parfaitement, dans un de leurs sommeils, ce qui est arrivé
dans le sommeil précédent, et prédisent parfois, avec une exactitude mathématique, ce qui arrivera dans le prochain. Ils ont donc comme deux consciences, deux vies alternées entièrement distinctes, mais dont chacune a sa continuité rationnelle, et qui s'enroulent autour d'une même individualité comme des cordons de
couleur diverse autour d'un fil invisible.
C'est donc en un sens très profond que les anciens poètes
initiés ont appelé le sommeil
le frère de la mort. Car un voile d'oubli sépare le sommeil et la veille comme la naissance et la mort, et, de même que notre vie terrestre se
divise en deux parts toujours alternées, de même l'
âme alterne, dans l'immensité de son évolution cosmique, entre l'incarnation et la vie spirituelle, entre les terres et les cieux. Ce passage alternatif d'un plan de l'univers à l'autre, ce renversement des pôles de son être n'est pas moins nécessaire au développement de l'
âme que l'alternative de la veille et du sommeil est nécessaire à la vie corporelle de l'homme. Nous avons besoin des ondes du
Léthé en passant d'une existence à l'autre. Dans celle-ci, un voile salutaire nous cache le passé et l'avenir. Mais l'oubli n'est pas total et la lumière passe à travers le voile. Les idées innées prouvent, à elles seules, une existence antérieure. Mais il y a plus : nous naissons avec un monde de souvenances vagues, d'impulsions mystérieuses, de pressentiments divins. Il y a, chez les
enfants nés de parents doux et tranquilles, des irruptions de passions sauvages que l'atavisme ne suffit pas pour expliquer, et qui viennent d'une précédente existence. Il y a parfois, dans les vies les plus humbles, des
fidélités inexpliquées et sublimes à un sentiment, à une idée. Ne viennent-elles pas ces promesses et des serments de la vie céleste ? Car le souvenir
occulte que l'
âme en a gardé est plus fort que toutes les raisons terrestres. Selon qu'elle s'attache à ce souvenir ou qu'elle l'abandonne, on la voit vaincre ou succomber. La vraie foi est cette muette
fidélité de l'
âme à elle-même. On conçoit, pour cette raison, que Pythagore, ainsi que tous les théosophes, ait considéré la vie corporelle comme une élaboration nécessaire de la volonté, et. la vie céleste comme une croissance spirituelle et un accomplissement.
Les vies se suivent et ne se ressemblent pas, mais elles
s'enchaînent avec une logique impitoyable. Si chacune d'elles a sa loi propre
et sa destinée spéciale, leur suite est régie par une loi
générale qu'on pourrait appeler
la répercussion des vies
(97). D'après cette loi, les actions d'une vie ont
leur répercussion fatale dans la vie suivante. Non seulement l'homme renaîtra
avec les instincts et les facultés qu'il a développés dans
sa précédente incarnation, mais le genre même de son existence
sera déterminé en grande partie par le bon ou le mauvais emploi
qu'il aura fait de sa
liberté dans sa vie précédente.
Pas
de parole, pas d'action qui n'ait son écho dans l'éternité,
dit un proverbe. Selon la doctrine
ésotérique, ce proverbe s'applique
à la lettre d'une vie à l'autre. Pour Pythagore, les injustices
apparentes de la destinée, les difformités, les misères,
les coups du sort, les malheurs de tout genre trouvent leur explication dans ce
fait que chaque existence est la récompense ou le châtiment de la
précédente. Une vie criminelle engendre une vie d'
expiation ; une
vie imparfaite, une vie d'épreuves. Une vie bonne détermine une
mission ; une vie supérieure, une mission créatrice. La sanction
morale qui s'applique avec une imperfection apparente au point de
vue d'une seule
vie, s'applique donc avec une perfection admirable et une justice minutieuse dans
la série des vies. Dans cette série, il peut y avoir progression
vers la spiritualité et vers l'intelligence, comme il peut y avoir régression
vers la bestialité et vers la matière. A mesure que l'
âme
monte en degrés, elle acquiert une part plus grande dans le choix de ses
réincarnations. L'
âme inférieure la subit ; l'
âme moyenne
choisit entre celles qui lui sont offertes ; l'
âme supérieure qui
s'impose une mission l'élit par dévouement. Plus l'
âme est
élevée, et plus aussi elle conserve, dans ses incarnations, la conscience
claire,
irréfragable de la vie spirituelle, qui règne au delà
de notre
horizon terrestre, qui l'enveloppe comme une
sphère de lumière
et envoie ses rayons dans nos ténèbres. La tradition veut même
que les
initiateurs du premier rang, les divins prophètes de l'humanité,
se soient souvenus de leurs précédentes vies terrestres. Selon la
légende, Gautama Bouddha, Cakia-Mouni avait retrouvé dans ses extases
le fil de ses existences passées, et l'on rapporte de Pythagore qu'il disait
devoir à une faveur spéciale des
Dieux de se souvenir de quelques-unes
de ses vies antérieures.
Nous avons dit que dans la série des vies, l'
âme
peut rétrograder ou avancer, selon qu'elle s'abandonne à sa nature
inférieure ou divine. De là une conséquence importante dont
la conscience humaine a toujours senti la vérité avec un tremblement
étrange. Dans toutes les vies, il y a des luttes à soutenir, des
choix à faire, des décisions à prendre dont les suites sont
incalculables. Mais sur la route montante du bien qui traverse une série
considérable d'incarnations, il doit y avoir une vie, une année,
un
jour, une heure peut-être où l'
âme, parvenue à la
pleine conscience du bien, et du mal, peut s'élever par un dernier et souverain
effort à une
hauteur d'où elle n'aura plus à redescendre
et où commence le chemin des cimes. De même sur la route descendante
du mal, il y a un point où l'
âme perverse peut encore revenir sur
ses pas. Mais ce point une fois franchi, l'endurcissement est définitif.
D'existence en existence, elle roulera jusqu'au fond des ténèbres.
Elle perdra son humanité. L'homme deviendra démon, le démon
animal, et son indestructible
monade sera forcée de recommencer la pénible, l'effrayante évolution par la série des règnes ascendants et des existences innombrables. Voilà l'enfer véritable selon la loi de l'évolution, et n'est-il pas aussi terrible et plus logique que celui des
religions exotériques ?
L'
âme peut donc ou monter ou descendre dans la série des vies. Quant à l'humanité terrestre, sa marche s'opère d'après la loi d'une progression ascendante qui fait partie de l'ordre divin. Cette vérité que nous croyons de découverte récente était connue et enseignée dans les Mystères antiques. « Les
animaux sont parents de l'homme et l'homme est parent des
Dieux », disait Pythagore. Il développait philosophiquement ce qu'enseignaient aussi les
symboles d'
Eleusis : le progrès des règnes ascendants, l'aspiration du monde végétal au monde
animal, du monde
animal au monde humain et la succession dans l'humanité de races de plus en plus parfaites. Ce progrès ne s'accomplit pas d'une manière uniforme, mais en cycles réguliers et grandissants, renfermés les uns dans les autres. Chaque peuple a sa
jeunesse, sa maturité et son déclin. Il en est de.même des races entières : de la race rouge, de la race noire et de la race blanche qui ont régné tour à tour sur notre globe. La race blanche, encore en pleine
jeunesse, n'a pas atteint sa maturité de nos
jours. A son apogée, elle développera de son propre sein une race perfectionnée, par le rétablissement de l'
initiation et par la sélection spirituelle des
mariages. Ainsi se suivent les races, ainsi progresse l'humanité. Les
initiés antiques allaient bien plus loin dans leurs prévisions que les modernes. Ils admettaient qu'un moment viendrait où la grande masse des individus qui composent l'humanité actuelle passerait sur une autre planète pour y commencer un nouveau cycle. Dans la série des cycles qui constituent la chaîne planétaire, l'humanité entière développera les principes intellectuels, spirituels et transcendants, que les grands
initiés ont cultivés en eux-mêmes dès cette vie, et les amènera ainsi à une efflorescence plus générale. Il va sans dire qu'un tel développement n'embrasse pas seulement des milliers, mais des millions d'années, et qu'il amènera de tels changements dans la condition humaine que nous ne pouvons les imaginer. Pour les caractériser, Platon dit qu'en ce temps-là, les
Dieux habiteront réellement les temples des hommes. Il est logique d'admettre que dans la chaîne planétaire, c'est-à-dire dans les évolutions successives de notre humanité sur d'autres planètes, ses incarnations deviennent d'une nature de plus en plus éthérée qui les rapprocheront insensiblement de l'état purement spirituel, de cette huitième
sphère qui est hors du cercle des
générations et par laquelle les anciens théosophes désignaient l'état divin. Il est naturel aussi que tous n'ayant pas la même impulsion, beaucoup restant en route ou retombant, le nombre des élus aille toujours en diminuant dans cette prodigieuse ascension. Elle a de quoi donner le vertige a nos intelligences bornées par la terre, mais les intelligences célestes la contemplent sans peur comme nous contemplons une seule vie. L'évolution des
âmes ainsi comprise n'est-elle pas conforme à l'unité de l'
Esprit, ce principe des principes ; à l'homogénéité de la Nature, cette loi des lois ; à la continuité du mouvement, cette
force des
forces ? Vu à travers le prisme de la vie spirituelle, un système solaire ne constitue pas seulement un mécanisme matériel, mais un organisme vivant, un royaume céleste, où les
âmes voyagent de monde en monde comme le souffle même de
Dieu qui l'
anime.
Quel est donc le but final de l'homme et de l'humanité selon la doctrine
ésotérique ? Après tant de vies, de morts, de renaissances, d'accalmies et de réveils poignants, est-il un terme aux labeurs de Psyché ? Oui, disent les
initiés, lorsque l'
âme aura définitivement vaincu la matière, lorsque développant toutes ses facultés spirituelles, elle aura trouvé en elle-même le principe et la fin de toute chose, alors l'incarnation n'étant plus nécessaire, elle entrera dans l'état divin par son union complète avec l'intelligence divine. Puisque nous pouvons à peine pressentir la
vie spirituelle de l'
âme après chaque vie terrestre, comment ferions-nous pour imaginer cette vie parfaite qui devra suivre toute la série de ses existences spirituelles ? Ce
ciel des cieux sera à ses félicités précédentes ce que l'Océan est à des
fleuves. Pour Pythagore, l'
apothéose de l'homme n'était pas l'
immersion dans l'inconscience, mais l'activité créatrice dans la conscience suprême. L'
âme devenue pur
esprit ne perd pas son individualité, elle l'achève puisqu'elle rejoint son archétype en
Dieu. Elle se souvient de toutes ses existences antérieures, qui lui semblent autant d'échelons pour atteindre le degré d'où elle embrasse et pénètre l'univers. En cet état, l'homme n'est plus homme, comme disait Pythagore ; il est demi-dieu. Car il réfléchit dans tout son être la lumière
ineffable dont
Dieu remplit l'immensité. Pour lui, savoir c'est pouvoir ; aimer c'est créer ; être c'est rayonner la vérité et la beauté.
Ce terme est-il définitif ? L'Eternité spirituelle a d'autres mesures que le temps solaire, mais elle a aussi ses étapes, ses normes et ses cycles. Seulement ils dépassent entièrement les
conceptions humaines. Mais la loi des analogies progressives dans les règnes ascendants de la nature nous permet d'affirmer que l'
esprit parvenu à cet état sublime ne peut plus revenir en arrière, et que si les mondes visibles changent et passent, le monde invisible qui est sa raison d'être, sa source et son embouchure et dont fait partie la divine Psyché est immortel.
C'est par ces perspectives lumineuses que Pythagore terminait
l'
histoire de la
divine Psyché. La dernière parole avait
expiré sur les lèvres du sage, mais le sens de l'incommunicable
vérité restait suspendu dans l'
air immobile de la
crypte. Chacun
croyait avoir achevé le rêve des vies et s'éveiller dans la
grande paix, dans le doux océan de la vie une et sans bornes. Les lampes
de naphte éclairaient tranquillement la statue de Perséphône,
debout en moissonneuse céleste, et faisaient revivre son
histoire symbolique
dans les fresques sacrées du
sanctuaire. Quelquefois une
prêtresse
entrée en extase sous la voix harmonieuse de Pythagore, semblait incarner
dans son attitude et dans son visage rayonnant l'
ineffable beauté de sa
vision. Et les
disciples saisis d'un
religieux frisson regardaient
en silence. Mais bientôt le maître, d'un geste lent et sûr,
ramenait sur la terre la
prophantide inspirée. Peu a peu, ses traits
se détendaient, elle s'affaissait dans les bras de ses compagnes et tombait
dans une léthargie profonde, d'où elle s'éveillait confuse,
triste et comme épuisée de son essor.
Alors on remontait de la
crypte dans les
jardins de
Cérès,
à la fraîcheur de l'aube qui commençait à
blanchir
sur la mer, au bord du
ciel étoilé.
QUATRIÈME DEGRÉ ÉPIPHANIE
L'adepte La femme initiée L'amour et le mariage
Nous venons d'atteindre avec Pythagore
le sommet de l'
initiation antique. Sur cette cime, la terre apparaît noyée
d'ombre comme un
astre mourant. De là s'ouvrent les sidérales perspectives
et se déroule, comme un ensemble merveilleux, là
vue d'en
haut,
l'épiphanie de l'univers
(98). Mais
le but de l'enseignement n'était pas d'absorber l'homme dans la contemplation
ou dans l'extase. Le maître avait promené ses
disciples dans les
régions incommensurables du Kosmos, il les avait plongés dans les
gouffres de l'invisible. De l'effrayant voyage, les vrais
initiés devaient
revenir sur la terre meilleurs plus forts et mieux trempés pour les épreuves
de la vie.
A l'
initiation de l'intelligence devait
succéder celle de la volonté, la plus difficile de toutes. Car il
s'agissait maintenant pour le
disciple de faire descendre la vérité
dans les profondeurs de son être, de la mettre en uvre dans la pratique
de la vie. Pour atteindre cet
idéal, il fallait selon Pythagore réunir
trois perfections : réaliser la vérité dans l'intelligence,
la vertu dans l'
âme, la pureté dans le
corps. Une hygiène
savante, une continence mesurée devait maintenir la pureté corporelle.
Elle était requise non comme but mais comme moyen. Tout excès corporel
laisse une trace et comme une souillure dans le
corps astral, organisme vivant
de l'
âme et par suite dans l'
esprit. Car le
corps astral concourt à
tous les actes du
corps matériel ; c'est même lui qui les accomplit,
le
corps matériel n'étant sans lui qu'une masse inerte. Il faut
donc que le
corps soit pur pour que l'
âme le soit aussi. Il faut ensuite
que l'
âme sans cesse éclairée par l'intelligence acquière
le courage, l'
abnégation, le dévouement et la foi, en un mot la
vertu, et en fasse une seconde nature qui se substitue à la première.
Il faut enfin que l'intellect atteigne la sagesse par la science, de telle sorte
qu'il sache distinguer en tout le bien et le mal, et voir
Dieu dans le plus petit
des êtres comme dans l'ensemble des mondes. A cette
hauteur, l'homme devient
adepte, et, s'il possède une énergie suffisante, il entre
en possession de facultés et de pouvoirs nouveaux. Les sens internes de
l'
âme s'ouvrent, la volonté rayonne dans les autres.
Son magnétisme
corporel pénétré des effluves de son
âme astrale, électrisé
par sa volonté, acquiert une puissance en apparence miraculeuse. Parfois
il guérit les malades par l'imposition des mains ou par sa seule présence.
Souvent il pénètre les pensées des hommes par le seul regard.
Quelquefois, à l'état de veille, il voit des événements
qui se produisent au loin
(99). Il agit à distance
par la concentration de la pensée et de la volonté sur les personnes
qui lui sont attachées par des liens de sympathie personnelle, et leur
fait apparaître son image à distance, comme si son
corps astral pouvait
se transporter hors de son
corps matériel. L'apparition des mourants ou
des morts aux amis est exactement le même phénomène. Seulement,
l'apparition que le mourant ou l'
âme du mort produit généralement
par un désir inconscient, dans l'agonie ou dans la seconde mort, l'
adepte
la produit en pleine santé et en pleine conscience. Toutefois il ne le
peut que pendant son sommeil et presque toujours pendant un sommeil léthargique.
Enfin, l'
adepte se sent comme entouré et protégé par des
êtres invisibles, supérieurs et lumineux, qui lui prêtent leur
force et l'aident dans sa mission.
Rares sont les
adeptes, plus rares encore ceux qui atteignent
à cette puissance. La Grèce n'en connut que trois : Orphée
à l'aurore de l'
hellénisme ; Pythagore à son apogée
;
Apollonius de Tyane à son dernier déclin. Orphée fut le
grand inspiré et le grand
initiateur de la
religion grecque ; Pythagore,
l'organisateur de la science
ésotérique et de la philosophie des
écoles ; Apollonius, le
stoïcien moralisateur et le magicien populaire
de la décadence. Mais en tous trois, malgré les degrés et
à travers les nuances, brille le rayon divin : l'
esprit passionné
pour le salut des
âmes, l'indomptable énergie revêtue de
mansuétude
et de sérénité. Mais n'approchez pas trop de ces grands fronts
calmes ; ils
brûlent en silence. On sent
dessous, la
fournaise d'une volonté
ardente, mais toujours contenue.
Pythagore nous représente donc un
adepte de premier
ordre, et cela avec l'
esprit scientifique et la formule philosophique qui se rapproche
le plus de l'
esprit moderne. Mais lui-même ne pouvait ni ne prétendait
faire des
adeptes parfaits de ses
disciples. Une grande époque a toujours
un grand inspirateur à son origine. Ses
disciples et les élèves
de ses
disciples forment la chaîne aimantée et répandent sa
pensée, dans le monde. Au quatrième degré de l'
initiation,
Pythagore se contentait donc d'enseigner à ses fidèles les applications
de sa doctrine à la vie. Car l'
Epiphanie, la
vue d'en haut, donnait
un ensemble de
vues profondes et régénératrices sur les choses
terrestres.
L'origine du bien et du mal
demeure un mystère incompréhensible pour qui ne s'est pas rendu
compte de l'origine et de la fin des choses. Une morale qui n'envisage pas les
suprêmes destinées de l'homme ne sera qu'utilitaire et très
imparfaite. De plus, la
liberté humaine n'existe pas de fait pour ceux
qui se sentent toujours esclaves de leurs passions, et elle n'existe pas de droit
pour ceux qui ne croient ni à l'
âme ni à
Dieu, et pour qui
la vie est un éclair entre deux néants. Les premiers vivent dans
la servitude de l'
âme enchaînée aux passions ; les seconds
dans la.servitude de l'intelligence bornée au monde physique. Il n'en est
pas de même pour l'homme
religieux, ni pour le vrai philosophe, à
plus forte raison pour le théosophe
initié qui réalise la
vérité dans la
trinité de son être et dans l'unité
de sa volonté. Pour comprendre l'origine du bien et du mal, l'
initié
regarde
les trois mondes avec l'il de l'
esprit. Il voit le monde
ténébreux de la matière et de l'animalité où
domine l'inéluctable
Destin. Il voit le monde lumineux de
l'
Esprit, qui pour nous est le monde invisible, l'immense hiérarchie des
âmes affranchies où règne la loi divine et qui sont elles-mêmes
la
Providence en acte. Entre les deux, il voit, dans un clair-obscur,
l'humanité qui plonge par la base dans le monde naturel et touche par ses
sommets au monde divin. Elle pour génie :
La Liberté. Car
au moment où l'homme perçoit la vérité et l'erreur,
il est libre de choisir : de s'adjoindre à la Providence en accomplissant
la vérité, ou de tomber sous la loi du
destin en suivant l'erreur.
L'acte de la volonté joint à l'acte intellectuel n'est qu'un point
mathématique, mais de ce point jaillit l'univers spirituel. Tout
esprit
sent partiellement par l'instinct ce que le théosophe comprend totalement
par l'intellect, à savoir que le Mal est ce qui fait descendre l'homme
vers la
fatalité de la matière, que le Bien est ce qui le fait monter
vers la loi divine de l'
Esprit. Sa vraie destinée est de monter toujours
plus haut et de son propre effort. Mais pour cela, il faut qu'il soit libre aussi
de redescendre au plus bas. Le cercle de la
liberté s'élargit jusqu'à
l'infiniment grand à mesure qu'on monte ; il se rapetisse jusqu'à
l'infiniment petit à mesure qu'on descend. Plus on monte, et plus on devient
libre ; car plus on entre dans la lumière, et plus on acquiert de
force
pour le bien. Plus on descend et plus on devient esclave. Car chaque chute dans
le mal diminue l'intelligence du vrai et la capacité du bien. Le
Destin
règne donc sur le passé, la
Liberté sur l'avenir et la Providence
sur les deux, c'est-à-dire sur le présent toujours existant qu'on
peut nommer l'Eternité
(100). De l'action combinée
du
Destin, de la
Liberté et de la Providence ressortent les destinées
innombrables, enfers et paradis des
âmes. Le mal, étant le désaccord
avec la loi divine, n'est pas l'uvre de
Dieu, mais celle de l'homme, et
n'a qu'une existence relative, apparente et transitoire. Le bien étant
l'accord avec la loi divine existe seul réellement et éternellement.
Ni les
prêtres de
Delphes ou d'
Eleusis, ni les philosophes
initiés
ne voulurent jamais révéler ces profondes idées au peuple
qui aurait pu les comprendre de travers et en abuser. Dans les Mystères,
on représentait symboliquement cette doctrine par le morcellement de
Dionysos,
mais en couvrant d'un voile impénétrable aux
profanes ce qu'on appelait
les souffrances de Dieu.
Les plus grandes discussions
religieuses et philosophiques
roulent sur la question de l'origine du bien et du mal. Nous venons de voir que
la doctrine
ésotérique en possède la
clé dans ses
arcanes. Il est une autre question capitale d'où dépend le
problème social et politique : celle de
l'inégalité des
conditions humaines. Le spectacle du mal et de la douleur a en lui-même
quelque chose d'effrayant. Ou peut
ajouter que leur distribution, en apparence
arbitraire et injuste, est l'origine de toutes les haines, de toutes les révoltes,
de toutes les négations. Ici encore, la doctrine profonde apporte dans
nos ténèbres terrestres sa lumière souveraine de paix et
d'espérance. La diversité des
âmes, des conditions, des destinées,
ne peut se justifier en effet que par la pluralité des existences et par
la doctrine de la réincarnation. Si l'homme naît pour la première
fois dans cette vie, comment expliquer les maux sans nombre qui paraissent tomber
au hasard sur lui ? Comment admettre qu'il y a une éternelle justice, puisque
les uns naissent dans une condition qui entraîne fatalement la misère
et l'humiliation, taudis que d'autres naissent fortunés et vivent heureux
? Mais s'il est vrai que nous avons vécu d'autres vies, que nous en vivrons
d'autres après la mort, qu'à travers toutes ces existences règne
la loi de récurrence et de répercussion alors les différences
d'
âme, de condition, de destinée, ne seront que les effets des vies
antérieures et les applications multiples de cette loi. Les différences
de condition proviennent d'un emploi inégal de la
liberté dans les
vies précédentes, et les différences intellectuelles de ce
que les hommes qui traversent la terre en un siècle appartiennent à
des degrés d'évolution extrêmement divers, qui s'échelonnent
depuis la demi-animalité des pauvres races en régression, jusqu'aux
états angéliques des saints et jusqu'à la
royauté
divine du génie. En réalité, la terre ressemble à
un navire, et nous tous, qui l'habitons, à des voyageurs qui viennent de
pays lointains et se dispersent par étapes à tous les points de
l'
horizon. La doctrine de la réincarnation donne une raison d'être,
selon la justice et la logique éternelle, aux maux les plus effroyables
comme aux bonheurs les plus enviés. L'
idiot nous paraîtra compréhensible
si nous songeons que son hébètement, dont il a une demi-conscience
et dont il souffre, est la punition d'un emploi criminel de l'intelligence dans
une autre vie. Toutes les nuances de souffrances physiques ou morales, de bonheur
et de malheur, dans leurs variétés innombrables, nous apparaîtrons
comme les efflorescences naturelles et savamment graduées des instincts
et des actions, des fautes et des vertus d'un long passé, car l'
âme
conserve dans ses profondeurs
occultes tout ce qu'elle accumule dans ses diverses
existences. Selon l'heure et l'
influence, les couches anciennes reparaissent et
disparaissent ; et la destinée, c'est-à-dire les
esprits qui la
dirigent, proportionnent son genre de réincarnation à son rang comme
à sa qualité. Lysis exprime cette vérité sous un voile,
dans ses
vers dorés :
Tu verras que les maux qui dévorent les hommes
Sont le fruit de leur choix ; et que ces malheureux
Cherchent loin d'eux les biens dont ils portent la source.
Loin d'affaiblir le sentiment de la fraternité et
de la solidarité humaine, cette doctrine ne peut que la fortifier. Nous
devons à tous aide, sympathie et
charité ; car nous sommes tous
de même race, quoique parvenus des degrés divers. Toute souffrance
est sacrée ; car la douleur est le creuset des
âmes. Toute sympathie
est divine ; car elle nous fait sentir par un effluve magnétique, la chaîne
invisible qui relie tous les mondes. La vertu de la douleur est la raison du génie.
Oui, sages et saints, prophètes et divins créateurs reluisent d'une
plus émouvante beauté pour ceux qui savent qu'eux aussi sont sortis
de l'évolution universelle. Cette
force qui nous étonne, combien
de vies, combien de victoires a-t-il fallu pour la conquérir ? Cette lumière
innée du génie, de quels cieux déjà traversés
lui vient-elle ? Nous ne le savons pas. Mais ces vies ont été, et
ces cieux existent. Elle ne s'est donc pas trompée, la conscience des peuples
; ils n'ont pas menti, les prophètes, lorsqu'ils ont appelé ces
hommes les fils de
Dieu, les envoyés du
ciel profond. Car leur mission
est voulue par l'éternelle Vérité, des
légions invisibles
les protègent et le Verbe vivant parle en eux !
Il y a entre les hommes une diversité qui provient
de l'
essence primitive des individus ; il y en a une autre, nous venons de le
dire, qui provient du degré d'évolution spirituelle qu'ils ont atteint.
A ce dernier point de
vue, on reconnaît que les hommes peuvent se ranger
en quatre classes, qui comprennent toutes les subdivisions et toutes les nuances.
1° Chez la grande majorité des hommes,
la volonté agit surtout dans le
corps. On peut les nommer
les instinctifs.
Ils sont propres non seulement aux travaux corporels, mais encore à l'exercice
et au développement de leur intelligence dans le monde physique, par conséquent
au commerce et à l'industrie.
2° Au second degré du développement
humain, la volonté et par suite la conscience réside dans l'
âme,
c'est-à-dire dans la sensibilité réactionnée par l'intelligence,
qui constitue l'entendement. Ce sont
les animiques ou
les passionnels.
Selon leur tempérament, ils sont propres à faire des hommes de guerre,
des artistes ou des poètes. La grande majorité des hommes de lettres
et des savants sont de cette espèce. Car ils vivent dans les idées
relatives, modifiées par les passions ou bornées par un
horizon
limité, sans s'être élevés jusqu'à l'Idée
pure et à l'Universalité.
3° Dans une troisième classe d'hommes beaucoup
plus rares, la volonté a pris l'habitude d'agir principalement et souverainement
dans l'intellect pur, de dégager l'intelligence dans sa fonction spéciale
de la
tyrannie des passions et des bornes de la matière, ce qui donne à
toutes leurs
conceptions un caractère d'universalité. Ce sont
les
intellectuels. Ces hommes font les héros
martyrs de la patrie, les
poètes de premier ordre, enfin et surtout les vrais philosophes et les
sages, ceux qui, selon Pythagore et Platon, devraient gouverner l'humanité.
En ces hommes, la passion n'est pas éteinte, car sans elle rien ne se fait
; elle constitue le
feu et l'électricité dans le monde moral. Seulement,
chez eux, les passions sont devenues les servantes de l'intelligence, tandis que
dans la catégorie précédente l'intelligence est le plus souvent
la servante des passions.
4° Le plus haut
idéal
humain est réalisé par une quatrième classe d'hommes, qui
à la
royauté de l'intelligence sur l'
âme et sur l'instinct
ont ajouté celle de la volonté sur tout leur être. Par la
domination et la possession de toutes leurs facultés, ils exercent la grande
maîtrise. Ils ont réalisé l'unité dans la
trinité
humaine. Grâce à cette concentration merveilleuse, qui ramasse toutes
les puissances de la vie, leur volonté, en se projetant dans les autres,
acquiert une
force presque illimitée, une magie rayonnante et créatrice.
Ces hommes ont porté divers noms dans l'
histoire. Ce sont les hommes
primordiaux,
les adeptes,
les grands initiés, génies
sublimes qui métamorphosent l'humanité. Ils sont tellement rares,
qu'on peut les compter dans l'
histoire ; la Providence les sème dans le
temps à de longs intervalles, comme les astres dans le cie
(101).
Il est évident que cette dernière catégorie
échappe à toute règle, à toute classification. Mais
une constitution de la société humaine, qui ne tient pas compte
des trois premières catégories, qui ne fournit pas à chacune
d'elles sa fonction normale et les moyens nécessaires de se développer,
n'est qu'extérieure et non pas organique. Il est clair qu'à une
époque primitive, qui remonte probablement aux temps védiques, les
Brahmanes de l'Inde fondèrent la
division de la société en
castes sur le principe ternaire. Mais, avec le temps, cette
division si juste
et si féconde se changea en privilège sacerdotal et
aristocratique.
Le principe de la vocation et de l'
initiation fit place à celui de l'hérédité.
Les castes fermées finirent par se pétrifier, et la décadence
irrémédiable de l'Inde s'en suivit. L'Egypte, qui conserva,
sous tous les Pharaons, la constitution ternaire avec les castes mobiles et ouvertes,
le principe de l'
initiation appliqué au sacerdoce, celui de l'examen à
toutes les fonctions civiles et militaires, vécut cinq, à six mille
ans sans changer de constitution. Quant à la Grèce son tempérament
mobile la fit passer rapidement de l'
aristocratie à la
démocratie,
et de celle-ci à la
tyrannie. Elle tourna dans ce cercle vicieux comme
un malade qui va de la fièvre à la léthargie pour revenir
à la fièvre. Peut-être avait-elle besoin de cette excitation
pour produite sou uvre sans pareille : la traduction de la sagesse profonde,
mais obscure de l'Orient en un langage clair et universel ; la création
du Beau par l'Art, et la fondation de la science ouverte et raisonnée succédant
à l'
initiation secrète et intuitive. Elle n'en dut pas moins au
principe de l'
initiation son organisation
religieuse et ses plus hautes inspirations.
Socialement et politiquement parlant, on peut dire qu'elle vécut toujours
dans le provisoire et dans l'excessif. En sa qualité d'
adepte, Pythagore
avait compris, du sommet de l'
initiation, les principes éternels qui régissent
la société, et poursuivait le plan d'une grande réforme selon
ces vérités. Nous verrons tout à l'heure comment lui et son
école firent naufrage dans les tempêtes de la
démocratie.
Des purs sommets de la doctrine, la vie des mondes se déroule
selon le rythme de l'Eternité. Splendide
épiphanie ! Mais aux rayons
magiques du
firmament dévoilé, la terre, l'humanité, la vie
nous ouvrent aussi leurs profondeurs secrètes. Il faut retrouver l'infiniment
grand dans l'infiniment petit, pour sentir la présence de
Dieu. C'est ce
qu'éprouvaient les
disciples de Pythagore, quand le maître leur montrait,
pour couronner son enseignement, comment l'éternelle Vérité
se manifeste dans l'union de l'Homme et de la Femme, dans le
mariage. La beauté
des nombres sacrés qu'ils avaient entendus et contemplés dans l'
Infini,
ils allaient la retrouver au cur même de la vie, et
Dieu rejaillissait pour eux du grand mystère des Sexes et de l'
Amour.
L'antiquité avait compris une vérité capitale que les âges suivants ont trop méconnue. La femme pour bien
remplir ses fonctions d'
épouse et de mère a besoin d'un enseignement, d'une
initiation spéciale. De là l'
initiation purement féminine, c'est-à-dire entièrement réservée aux femmes. Elle existait en Inde, dans les temps védiques, où la femme était
prêtresse à l'
autel domestique. En Egypte, elle remonte aux mystères d'Isis. Orphée l'organisa en Grèce. Jusqu'à l'extinction du
paganisme nous la voyons fleurir dans les mystères dionysiaques, ainsi que dans les temples de
Junon, de
Diane, de
Minerve et de
Cérès. Elle consistait en
rites symboliques, en cérémonies, en fêtes nocturnes, puis dans un enseignement spécial donné par des
prêtresses âgées ou par le grand
prêtre, et qui avait trait aux choses les plus intimes de la vie conjugale. On donnait des conseils et des règles concernant les rapports des sexes, les époques de l'année et du mois favorables aux
conceptions heureuses. On donnait la plus grande importance à l'hygiène physique et morale de la femme pendant la grossesse, afin que l'uvre sacrée, la création de l'
enfant, s'accomplisse selon les lois divines. En un mot, on enseignait la science de la vie conjugale et l'art de la maternité. Ce dernier s'étendait bien au-delà de la naissance. Jusqu'à sept ans, les
enfants restaient dans le
gynécée, où le mari ne pénétrait pas, sous la direction exclusive de la mère. La sage antiquité pensait que l'
enfant est une plante délicate, qui a besoin, pour ne pas s'atrophier, de la chaude atmosphère maternelle. Le père la déformerait ; il faut pour l'épanouir les baisers et les caresses de la mère ; il faut l'
amour puissant, enveloppant de la femme pour défendre des atteintes du dehors, cette
âme que la vie épouvante. C'est parce qu'elle accomplissait en pleine conscience ces hautes fonctions considérées comme divines par l'antiquité, que la femme était vraiment la
prêtresse de la famille, la gardienne du
feu sacré de la vie, la
Vesta du foyer. L'
initiation féminine peut donc être considérée comme la vraie raison de la beauté de la race, de la
force des
générations, de la durée des familles dans l'antiquité grecque et romaine
(102).
En établissant une section pour les femmes dans son Institut, Pythagore ne fit donc qu'épurer et approfondir ce qui existait avant lui. Les femmes
initiées par lui, recevaient avec les
rites et les préceptes, les principes suprêmes de leur fonction. Il donnait ainsi à celles qui en étaient digues la conscience de leur rôle. Il leur révélait la
transfiguration de l'
amour dans le
mariage parfait, qui est la pénétration de deux
âmes, au centre même de la vie et de la vérité. L'homme dans sa
force n'est-il pas le représentant du principe et de l'
esprit créateur ? La femme dans toute sa puissance ne personnifie-t-elle pas la nature, dans sa
force plastique, dans ses réalisations merveilleuses, terrestres et divines ? Eh bien, que ces deux êtres parviennent à se pénétrer complètement,
corps,
âme,
esprit, ils formeront à eux deux un abrégé de l'univers. Mais pour croire à
Dieu, la femme a besoin de le voir vivre dans l'homme ; et pour cela il faut que l'homme soit
initié. Lui seul est capable par son intelligence profonde de la vie, par sa volonté créatrice, de féconder l'
âme féminine, de la transformer par l'
idéal divin. Et cet
idéal la femme aimée le lui renvoie multiplié dans ses pensées vibrantes, dans ses sensations subtiles, dans ses divinations profondes. Elle lui renvoie son image transfigurée par l'enthousiasme, elle
devient son
idéal. Car elle le
réalise par la puissance de l'
amour dans sa propre
âme. Par elle, il devient vivant et visible, il se fait chair et sang. Car si l'homme crée par le désir et la volonté, la femme physiquement et spirituellement génère par l'
amour.
Dans son rôle d'amante, d'
épouse, de mère ou d'inspirée, elle n'est pas moins grande et elle est plus divine encore que l'homme. Car aimer c'est s'oublier. La femme qui s'oublie et qui s'abîme dans son
amour est toujours sublime. Elle trouve dans cet anéantissement sa renaissance céleste, sa
couronne de lumière et le rayonnement immortel de son être.
L'
amour règne en maître dans la littérature
moderne depuis deux siècles. Ce n'est pas l'
amour purement sensuel qui
s'allume à la beauté du
corps comme dans les poètes antiques
; ce n'est pas non plus le culte fade d'un
idéal abstrait et conventionnel
comme au
moyen-âge, non ; c'est l'
amour à la fois sensuel et psychique
qui, lâché en toute
liberté et en pleine fantaisie individuelle
se donne carrière. Le plus souvent les deux sexes se font la guerre dans
l'
amour même. Révoltes de la femme contre l'égoïsme et
la brutalité de l'homme ; mépris de l'homme pour la fausseté
et la vanité de la femme ; cris de la chair, colères impuissantes
des victimes de la volupté, des esclaves de la débauche. Au milieu
de cela, des passions profondes, des attractions terribles et d'autant plus puissantes
qu'elles sont entravées par les conventions mondaines et les institutions
sociales. De là ces
amours pleins d'orages, d'effondrements moraux, de
catastrophes tragiques sur lesquels roulent presque exclusivement le roman et
le drame modernes. On dirait que l'homme fatigué, ne trouvant
Dieu ni dans
la science ni dans la
religion, le cherche
éperdument dans la femme.
Et il fait bien ; mais ce n'est qu'à travers l'
initiation des grandes vérités
qu'Il le trouvera en Elle et Elle en Lui. Entre ces
âmes qui s'ignorent
réciproquement et qui s'ignorent elles-mêmes, qui parfois se quittent
en se maudissant, il y a comme une soif immense de se pénétrer et
de trouver dans cette
fusion le bonheur impossible. Malgré les aberrations et les débordements qui en résultent, cette recherche désespérée est nécessaire ; elle sort d'un divin inconscient. Elle sera un point vital pour la réédification de l'avenir. Car lorsque l'homme et la femme se seront trouvés eux-mêmes et l'un l'autre par l'
amour profond et par l'
initiation, leur
fusion sera la
force rayonnante et créatrice par excellence.
L'
amour psychique, l'amour-passion d'
âme n'est donc entré dans la littérature et par elle dans la conscience universelle que depuis peu. Mais il a sa source dans l'
initiation antique. Si la littérature grecque le laisse à peine soupçonner, cela tient à ce qu'il était l'exception rarissime. Cela provient aussi du secret profond des mystères. Cependant la tradition
religieuse et philosophique a conservé la trace de la femme
initiée. Derrière la
poésie et la philosophie officielles, quelques figures de femmes apparaissent à demi voilées mais lumineuses. Nous connaissons déjà la Pythonisse Théocléa qui
inspira Pythagore ; plus tard viendra la
prêtresse Corinne, rivale souvent heureuse de Pindare qui fut lui-même le plus
initié des lyriques grecs ; enfin la mystérieuse Diotime apparaît au banquet de Platon pour donner la révélation suprême sur l'
Amour. A côté de ces rôles exceptionnels, la femme grecque exerça son véritable sacerdoce au foyer et dans le
gynécée. Sa création à elle, ce furent
justement ces héros, ces artistes, ces poètes dont nous admirons les chants, les marbres et les actions sublimes. C'est elle qui les conçut dans le mystère de l'
amour, qui les moula dans son sein avec le désir de la beauté, qui les fit éclore en les couvant sous ses ailes maternelles. Ajoutons que pour l'homme et la femme vraiment
initiés, la création de l'
enfant a un sens infiniment plus beau, une portée plus grande que pour nous. Le père et la mère sachant que l'
âme de l'
enfant préexiste à sa naissance terrestre, la
conception devient un acte sacré, l'appel d'une
âme à l'incarnation. Entre l'
âme incarnée et la mère, il y a presque toujours un profond degré de similitude. Comme les femmes mauvaises et perverses attirent les
esprits démoniaques, les mères tendres attirent les divins
esprits. Cette
âme invisible qu'on attend, qui va venir et qui vient si mystérieusement et si sûrement n'est-elle pas chose divine ? Sa naissance, son emprisonnement dans la chair sera chose douloureuse. Car, si entre elle et son
ciel quitté, un voile grossier s'interpose, si elle cesse de se souvenir ah ! elle n'en souffre pas moins ! Et sainte et divine est la tâche de la mère qui doit lui créer une demeure nouvelle, lui
adoucir sa prison et lui faciliter l'épreuve.
Ainsi, l'enseignement de Pythagore qui avait commencé dans les profondeurs de l'Absolu par la
trinité divine finissait au centre de la vie par la
trinité humaine. Dans le Père, dans la Mère et dans l'
Enfant, l'
initié savait reconnaître maintenant l'
Esprit, l'
Ame et le Cur de l'univers vivant. Cette dernière
initiation constituait pour lui le fondement de l'uvre sociale conçue à la
hauteur et dans toute la beauté de l'
idéal, édifice ou chaque
initié devait apporter sa pierre.
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(95) En grec :
Téliéôtès.
(96) Certaines définitions étranges, sous forme de
métaphore, qui nous ont été transmises et qui proviennent de l'enseignement secret du maître, laissent deviner, dans leur sens
occulte, la
conception grandiose que Pythagore avait du Kosmos. Parlant des constellations, il appelait que la grande et la petite Ourse :
les mains de Rhéa-Kybèlè. Or,
Rhéa Kybèlè signifie ésotériquement la lumière astrale roulante, la divine
épouse du
feu universel ou de l'
Esprit créateur, qui, en se concentrant dans les systèmes solaires, attire les essences immatérielles des êtres, les saisit et les fait entrer dans le tourbillon des vies. Il appelait aussi les planètes
les chiens de Proserpine. Cette expression singulière n'a de sens qu'ésotériquement.
Proserpine, la déesse des
âmes, présidait à leur incarnation dans la matière. Pythagore appelait donc les planètes :
chiens de
Proserpine, parce qu'elles gardent et retiennent les
âmes incarnées comme le
Cerbère mythologique garde les
âmes en enfer.
(97) La loi appelée
Karma par les
brahmanes et les bouddhistes.
(98) L'
épiphanie ou
vue d'en haut ; l'
autopsie ou
vue directe ; la
théophanie ou manifestation de
Dieu, autant d'idées corrélatives et d'expressions diverses pour marquer l'état de perfection dans lequel l'
initié, ayant uni son
âme à
Dieu, contemple la vérité totale.
(99) Nous citerons deux faits célèbres de ce genre, absolument authentiques. Le premier se passe dans l'antiquité. Le héros en est l'
illustre philosophe-magicien
Apollonius de Tyane.
1er fait.
Seconde vue d'Apollonius de Tyane. « Tandis que ces faits (l'assassinat de l'empereur Domitien) se passaient à Rome, Apollonius les voyait à
Ephèse. Domitien fut assailli par Clément vers midi ; le même
jour, au même moment Apollonius dissertait dans les
jardins attenant aux
Xystes. Tout d'un coup il baissa un peu la voix comme s'il eût été saisi d'une frayeur subite. Il continua son discours, mais son langage n'avait pas sa
force ordinaire, ainsi qu'il arrive à ceux qui parlent en songeant à autre chose. Puis il se tut comme ceux qui ont perdu le fil de leurs discours, il lança vers la terre des regards effrayants, fit trois ou quatre pas eu avant, et s'écria : « Frappe le tyran ! » On eût dit qu'il voyait non l'image du fait dans un miroir, mais le fait lui-même dans toute sa réalité. Les
Ephésiens (car
Ephèse tout entière assistait au discours d'Apollonius), furent frappés d'étonnement. Apollonius s'arrêta, semblable à un homme qui cherche à voir l'issue d'un évènement douteux. Enfin il s'écria : « Ayez bon courage,
Ephésiens, le tyran a été tué aujourd'hui. Que dis-je, aujourd'hui ? Par
Minerve ! il vient d'être tué à l'instant même pendant que je me suis interrompu. » Les
Ephésiens crurent qu'Apollonius avait perdu l'
esprit : ils désiraient vivement qu'il eût dit la vérité, mais ils craignaient que quelque danger ne résultât pour eux de ce discours..., mais bientôt des messagers vinrent leur annoncer la bonne nouvelle et rendre témoignage en faveur de la science d'Apollonius : car le meurtre du tyran, le
jour où il fut consommé, l'heure de midi, l'auteur du meurtre qu'avait encouragé Apollonius, tous ces détails se trouvèrent parfaitement conformes à ceux que les
Dieux lui avaient montrés le
jour de son discours aux
Ephésiens. »
Vie d'Apollonius par Philostrate, traduite par Chassang.
2ème fait.
Seconde vue de Swedenborg. Le deuxième fait se rapporte au plus grand
voyant des temps modernes. On peut discuter sur la réalité objective des visions de Swedenborg, mais on ne peut douter de sa seconde
vue attestée par une foule de faits. La vision que Swedenborg eut à trente
lieues de distance de l'
incendie de Stockholm fit beaucoup de bruit dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Le célèbre philosophe allemand Kant fit faire une enquête par un ami à Gothenbourg, en Suède, ville où le fait s'était passé, et voici ce qu'il en écrit à une de ses amies :
« Le fait qui suit me paraît surtout avoir la plus grande
force démonstrative et devoir
couper court à toute espèce de doute. C'était en 1759 que M. de Swedenborg, vers la fin du mois de septembre, un samedi, vers quatre heures du soir, revenant d'Angleterre, prit terre à Gothenbourg. M. William Castel l'invita en sa maison avec une société de quinze personnes. Le soir, à six heures, M. de Swedenborg qui était sorti, rentra au salon pâle et consterné, et dit qu'a l'instant même il avait éclaté un
incendie à Stockholm, au Sudermalm, et que le
feu s'étendait avec violence vers sa maison... Il dit que déjà la maison d'un de ses amis qu'il nommait était réduite en cendres, et que la sienne propre était en danger. A huit heures, après une nouvelle sortie, il dit avec joie : « Grâce à
Dieu, l'
incendie s'est éteint à la troisième porte qui précède la mienne. » Dans la soirée même on en informe le gouverneur. Le dimanche au matin, Swedenborg fut appelé auprès de ce fonctionnaire, qui l'interroge à ce sujet. Swedenborg décrivit exactement l'
incendie, ses commencements, sa fin et sa durée. Le même
jour, la nouvelle s'en répandit dans toute la ville, qui s'en émut d'autant plus que le gouverneur y avait porté son attention, et que beaucoup de personnes étaient en souci de leurs biens et de leurs amis. Le lundi soir il arriva à Gothenbourg une estafette que le commerce de Stockholm avait dépêchée pendant l'
incendie. Dans ces lettres, l'
incendie était décrit exactement de la manière qui vient d'être dite. Que peut-on alléguer contre l'authenticité de cet événement ? L'ami qui m'écrit a examiné tout cela, non seulement à Stockholm, mais il y a environ deux mois à Gothenbourg même ; il y connaît bien les maisons les plus considérables et il a pu se renseigner complètement auprès de toute une ville dans laquelle vivent encore la plupart des témoins oculaires, vu le peu de temps (9 années), écoulé depuis 1859. » Lettre à mademoiselle Charlotte de Knobich, citée par Matter,
Vie de Swedenborg.
(100) Cette idée ressort logiquement du ternaire humain et divin, de la
trinité du
microcosme et du
macrocosme, que nous avons exposés au chapitres précédents. La corrélation métaphysique du
Destin, de la
Liberté et de la Providence a été admirablement déduite par Fabre d'
Olivet, dans son commentaire des
Vers dorés de Pythagore.
(101) Ce classement des hommes correspond aux quatre degrés de l'
initiation pythagoricienne et fait le fond de toutes les
initiations, jusqu'à celle des francs-maçons primitifs qui possédaient quelques bribes de la doctrine
ésotérique. Voir Fabre d'
Olivet,
Les Vers dorés de Pythagore.
(102) Montesquieu et Michelet sont à peu près les seuls auteurs qui aient remarqué la vertu des épouses grecques. Ni l'un, ni l'autre n'en ont dit la cause que j'indique ici.