LIVRE V
ORPHÉE LES MYSTÈRES DE DIONYSOS
III FÊTE DIONYSIAQUE DANS LA VALLÉE DE TEMPÉ (78)
C'était en Thessalie, dans la fraîche vallée de Tempé. La nuit sainte, consacrée par Orphée aux mystères de Dionysos,
était venue. Conduit par un des serviteurs du temple, le disciple de Delphes marchait dans une gorge étroite et profonde bordée par des rochers
à pic. On n'entendait dans la nuit sombre que le murmure du fleuve qui coulait entre ses rives de verdure. Enfin la pleine lune se montra derrière une montagne. Son disque jaune sortit de la chevelure noire des rochers. Sa lumière subtile et magnétique glissa dans les profondeurs ; et tout à coup, la vallée enchanteresse apparut dans une clarté élyséenne. Un instant, elle se dévoila tout entière avec ses fonds gazonnés, ses bosquets de frênes et de peupliers, ses sources cristallines, ses grottes voilées de lierres retombants, et son fleuve sinueux enlaçant des îles d'arbres ou roulant sous des berceaux entrelacés. Une blonde vapeur, un sommeil voluptueux enveloppaient les plantes. Des soupirs de nymphes semblaient faire palpiter le miroir des sources et de vagues sons de flûte s'échappaient des roseaux immobiles. Sur toute chose planait la silencieuse incantation de Diane.
Le
disciple de
Delphes cheminait comme dans un rêve. Il s'arrêtait quelquefois pour respirer une délicieuse odeur de chèvrefeuille
et de laurier amer. Mais la
clarté magique ne dura qu'un instant. La
lune se couvrit d'un nuage. Tout redevint noir ; les rochers reprirent leurs formes menaçantes ; et des lumières errantes brillèrent de tous côtés sous l'épaisseur des
arbres, au bord du
fleuve et dans les profondeurs de la vallée.
Ce sont les
mystes, dit le guide âgé du temple, ils se mettent en marche. Chaque cortège a son guide porte-flambeau. Nous allons les suivre.
Les voyageurs rencontrèrent des churs sortant des bosquets et qui se mettaient en route. Ils virent passer d'abord
les mystes
du jeune Bacchus, adolescents vêtus de longues tuniques de lin fin et couronnés de lierre. Ils portaient des coupes de
bois ciselé,
symboles
de la coupe de la vie. Puis vinrent des jeunes hommes fiers et vigoureux. Ils s'appelaient
les mystes d'Hercule lutteur ; tuniques courtes, jambes nues,
la peau de
lion en travers des épaules et des reins, des
couronnes d'olivier
sur la tête. Puis vinrent les inspirés,
les mystes de Bacchus
déchiré, la peau zébrée de la panthère
autour du
corps, des bandelettes de pourpre dans les
cheveux, le thyrse en main.
Passant près d'une caverne, ils virent prosternés
à terre
les mystes d'Aïdonée et d'Erôs souterrain.
C'étaient des hommes pleurant des parents ou des amis morts. Ils chantaient
à voix basse : « Aïdonée ! Aïdonée ! rends-nous
ceux que tu nous as pris, ou fais-nous descendre dans ton royaume. » Le
vent s'engouffrait dans la caverne et semblait se prolonger sous terre avec des
rires et des hoquets funèbres. Soudain un
myste se retourna vers le
disciple
de
Delphes et lui dit : « Tu as franchi le seuil d'Aïdonée ;
tu ne reverras pas la lumière des vivants. » Un autre le frôla
en passant et lui jeta ces mots dans l'oreille : « Ombre, tu seras la proie
de l'ombre ; toi qui viens de la Nuit, retourne dans l'
Erèbe ! »
Et il s'enfuit en courant. Le
disciple de
Delphes se sentit glacé d'effroi.
Il chuchota à sou guide : « Qu'est-ce que cela veut dire ? »
Le serviteur du temple parut n'avoir rien entendu. Il dit seulement : «
Il faut passer le pont. Personne n'évite le but. »
Ils traversèrent un pont de
bois jeté sur le Pénée.
D'où viennent, dit le
néophyte, ces voix plaintives et cette mélopée lamentable
? Qui sont ces ombres blanches qui marchent en longues files sous les peupliers
?
Ce sont des femmes qui vont s'
initier aux mystères de
Dionysos.
Sais-tu leurs noms ?
Ici personne ne sait le nom de personne et
chacun oublie le sien. Car, de même qu'à l'entrée du domaine
consacré, les
mystes laissent leurs vêtements souillés, pour
se
baigner dans le
fleuve et revêtir de pures robes de lin, de même
chacun quitte son nom pour en prendre un autre. Pour sept nuits et pour sept
jours,
on se transforme, on passe dans une autre vie. Regarde toutes ces théories
de femmes. Elles ne sont pas groupées d'après leurs familles et
leurs patries, mais d'après le
Dieu qui les
inspire.
Ils virent défiler des jeunes filles couronnées
de narcisse, en péplos azurés, que le guide appelait
les nymphes
compagnes de Perséphône. Elles portaient
chastement enlacés
dans leurs bras des coffrets, des urnes, des vases votifs. Puis, venaient, en
péplos rouges,
les amantes mystiques,
les épouses ardentes
et
les chercheuses d'Aphrodite. Elles s'enfoncèrent dans un
bois
noir. De là, on entendit sortir des appels violents mêlés
à des sanglots alanguis. Ils s'apaisèrent peu à peu. Puis
un chur passionné s'éleva du sombre bosquet de
myrtes et monta
vers le
ciel en palpitations lentes : « Erôs ! tu nous a blessées
! Aphrodite ! tu as brisé nos membres ! Nous avons couvert notre sein avec
la peau du faon, mais nous portons dans nos poitrines la pourpre sanglante de
nos blessures. Notre cur est un brasier dévorant. D'autres meurent
de pauvreté ; c'est l'
amour qui nous consume. Dévore-nous, Erôs!
Erôs! ou délivre-nous,
Dionysos !
Dionysos ! »
Une autre théorie s'avança. Ces femmes étaient
complètement vêtues de laine noire avec de longs voiles traînant
derrière elles, et toutes étaient affligées de quelque grand
deuil. Le guide les nomma :
les éplorées de Perséphône.
A cet endroit se trouvait un grand mausolée de marbre revêtu de lierre.
Elles s'agenouillèrent autour, dénouèrent leurs
cheveux et
poussèrent de grands cris. A la strophe du désir, elles répondirent
par l'antistrophe de la douleur. « Perséphône, disaient-elles,
tu es morte, enlevée par Aïdonée ; tu es descendue dans l'empire
des morts. Mais nous qui pleurons le bien-aimé, nous sommes des mortes-vivantes.
Que le
jour ne renaisse pas. Que la terre qui te recouvre, ô grande déesse
! nous donne le sommeil éternel, et que mon ombre erre enlacée à
l'ombre chérie ! Exauce nous, Perséphône ! Perséphône
! »
Devant ces scènes étranges, sous le délire
contagieux de ces douleurs profondes, le
disciple de
Delphes se sentit envahi
par mille sensations contraires et torturantes. Il n'était plus lui-même
; les désirs, les pensées, les agonies de tous ces êtres étaient
devenus ses désirs et ses agonies.
Son âme se morcelait pour passer
dans mille
corps. Une angoisse mortelle le pénétrait. Il ne savait
plus s'il était homme ou ombre.
Alors un
initié de haute taille qui passait par là,
s'arrêta et dit : « Paix aux ombres affligées ! Femmes souffrantes,
aspirez à la lumière de
Dionysos. Orphée vous attend ! »
Toutes l'entourèrent en silence, en effeuillant devant lui leurs
couronnes
d'asphodèles et, de son thyrse, il leur montra le chemin. Les femmes
allèrent boire à une source, dans des coupes de
bois. Les théories
se reformèrent, et le cortège se remit en marche. Les jeunes filles
avaient pris les devants. Elles chantaient un thrène avec ce refrain :
« Agitez les pavots ! Buvez l'onde du
Léthé ! Donne-nous la
fleur désirée ; et que pour nos surs le narcisse refleurisse
! Perséphône ! Perséphône ! »
Le
disciple marcha longtemps encore avec son guide. Il traversa des prairies où poussait l'asphodèle
; il marcha sous l'ombre des peupliers au murmure triste. II entendit des chants
lugubres qui glissaient dans l'
air et venaient il ne savait d'où. Il vit,
suspendus à des
arbres, des masques horribles et des figurines de
cire
comme des
enfants emmaillotés. Çà et là, des barques
traversaient le
fleuve avec des gens silencieux comme des morts. Enfin la vallée
s'élargit, le
ciel devint clair sur les hautes
montagnes, et l'aurore parut.
Au loin, on apercevait les gorges sombres de l'Ossa, sillonnées d'abîmes,
où s'entassent les roches écroulées. Plus près, au
milieu d'un cirque de
montagnes, brillait sur une colline boisée le temple
de
Dionysos.
Déjà le
soleil dorait les hautes cimes. A mesure
qu'ils se rapprochèrent du temple, ils virent arriver de toutes parts des
cortèges de
mystes, des théories de femmes, des groupes d'
initiés.
Cette foule grave en apparence, mais intérieurement agitée par une
attente tumultueuse, se rencontra au pied de la colline et gravit les abords du
sanctuaire. Tous se saluaient comme des amis, agitant les rameaux et les thyrses.
Le guide avait disparu ; et le
disciple de
Delphes se trouva, il ne sut comment,
dans un groupe d'
initiés aux
cheveux brillants, entrelacés de
couronnes
et de bandelettes de diverses
couleurs. Il ne les avait jamais vus et cependant
il croyait les reconnaître par un ressouvenir plein de félicité.
Eux aussi semblaient l'attendre. Car ils le saluaient comme un
frère et
le félicitaient de son heureuse arrivée. Entraîné par
son groupe et comme porté sur des ailes, il monta jusqu'aux plus hautes
marches du temple, lorsqu'un trait de lumière aveuglante entra dans ses
yeux. C'était le
soleil levant qui lançait sa première
flèche
dans la vallée et inondait de ses rayons éclatants ce peuple de
mystes et d'
initiés groupés sur l'escalier du temple et sur toute
la colline.
Aussitôt un chur entonna le péan. Les
portes de bronze du temple s'ouvrirent d'elles-mêmes, et, suivi de l'
Hermès
et du porte-flambeau, parut le prophète, l'
hiérophante, Orphée.
Le
disciple de
Delphes le reconnut avec un frémissement de joie. Vêtu
de pourpre, sa lyre d'ivoire et d'or à la main, Orphée rayonnait
d'une
jeunesse éternelle. Il dit :
« Salut à vous tous qui êtes venus pour
renaître après les douleurs de la terre et qui renaissez en ce moment.
Venez boire la lumière du temple, vous qui sortez de la nuit,
mystes, femmes,
initiés. Venez vous réjouir, vous qui avez souffert ; venez vous
reposer, vous qui avez lutté. Le
soleil que j'évoque sur vos têtes
et qui va briller dans vos
âmes n'est pas le
soleil des mortels ; c'est
la pure lumière de
Dionysos, le grand
soleil des
initiés. Par vos
souffrances passées, par l'effort qui vous
amène, vous vaincrez,
et si vous croyez aux paroles divines, vous avez déjà vaincu. Car
après le long circuit des existences ténébreuses, vous sortirez
enfin du cercle douloureux des
générations, et tous vous vous retrouverez
comme un seul
corps, comme une seule
âme dans la lumière de
Dionysos !
L'étincelle divine qui nous guide sur terre est en
nous ; elle devient flambeau dans le temple, étoile dans le
ciel. Ainsi
grandit la lumière de la Vérité ! Ecoutez vibrer la Lyre
aux sept cordes, la Lyre du
Dieu... Elle fait mouvoir les mondes. Ecoutez bien
! que le son vous traverse.., et s'ouvriront les profondeurs des cieux !
Secours aux faibles, consolation aux souffrants, espérance à tous
! Mais malheur aux méchants, aux
profanes ! Ils seront confondus. Car dans
l'extase des Mystères, chacun voit jusqu'au fond l'
âme de l'autre.
Les méchants y sont frappés de terreur, les profanateurs de mort.
Et maintenant que
Dionysos a lui sur vous, j'invoque Erôs céleste et tout-puissant. Qu'il soit dans vos
amours, dans vos pleurs, dans vos joies. Aimez ; car tout aime, les Démons de l'abîme et les
Dieux de l'Ether. Aimez ; car tout aime. Mais aimez la lumière et non les ténèbres. Souvenez-vous du but pendant le voyage. Quand les
âmes retournent dans la lumière, elles portent, comme des taches hideuses, sur leur
corps sidéral, toutes les fautes de leur vie... Et pour les effacer, il faut qu'elles
expient et qu'elles reviennent sur la terre... Mais les purs, mais les forts s'en vont dans le
soleil de
Dionysos.
Et maintenant, chantez l'Evohé ! »
Evohé ! crièrent les héraults aux quatre coins du temple. Evohé ! et les cymbales retentirent. Evohé ! répondit l'assemblée enthousiaste groupée sur les marches du
sanctuaire. Et le cri de
Dionysos, l'appel sacré à la renaissance, à la vie, roula dans la vallée, répété par mille poitrines, renvoyé par tous les échos des
montagnes. Et les pâtres des gorges sauvages de l'Ossa, suspendus avec leurs troupeaux le long des
forêts, près des nuages, répondirent : Evohé !
(79)
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(78) Pausanias raconte que, tous les ans, une théorie se rendait de
Delphes à la vallée de Tempé, pour y cueillir le laurier sacré. Cet usage significatif rappelait aux
disciples d'Apollon qu'ils se rattachaient à l'
initiation orphique et que l'inspiration première d'Orphée était le tronc antique et vigoureux dont le temple de
Delphes cueillait les rameaux toujours jeunes et vivants.
Cette
fusion entre la tradition apollinienne et ta tradition orphique se marque encore d'une autre manière dans l'
histoire des temples. En effet, la célèbre dispute entre
Apollon et
Bacchus pour le trépied du temple n'a pas d'autre sens.
Bacchus, dit la
légende, céda le trépied à son
frère et se retira sur le Parnasse. Cela veut dire que
Dionysos et l'
initiation orphique restèrent le privilège des
initiés, tandis qu'
Apollon donnait ses oracles au dehors.
(79) Le cri d'Evohé ! qui se prononçait en réalité :
Hé, Vau, Hé, était le cri sacré de tous les
initiés de l'Egypte, de la Judée, de la
Phénicie, de l'Asie Mineure et de la Grèce. Les 4 lettres sacrées prononcées comme il suit ;
Iod Hé, Vau, Hé représentaient
Dieu dans sa
fusion éternelle avec la Nature ; elles embrassaient la totalité de l'Etre, l'Univers vivant.
Iod (Osiris) signifiait la divinité proprement dite, l'intellect créateur,
l'Eternel-Masculin qui est en tout, partout et au-dessus de tout.
Hé-Vau-Hé représentait
l'Eternel-Féminin Eve, Isis, la Nature, sous toutes les formes visibles et invisibles, fécondée par lui. La plus haute
initiation, celle des sciences
théogoniques et des arts
théurgiques correspondait à la lettre
Jod. Un autre ordre de sciences correspondait à
chacune des lettres d'
Evè Comme Moïse, Orphée réserva les sciences qui correspondent à la lettre
Jod (Jove, Zeus, Jupiter) et l'idée de l'unité de
Dieu aux
initiés du premier degré, cherchant même à y intéresser le peuple par la
poésie, par les arts et leurs vivants
symboles. C'est pour cela que le cri d'Evohé ! était ouvertement proclamé dans les fêtes de
Dionysos, où l'on admettait, outre les
initiés, les simples aspirants aux mystères.
En cela paraît toute la différence de l'uvre de Moïse et de l'uvre d'Orphée. Tous deux partent de l'
initiation égyptienne et possèdent la même vérité, mais ils l'appliquent en sens opposé. Moïse âprement, jalousement glorifie le Père, le
Dieu mâle. Il confie sa garde à un sacerdoce
fermé et soumet le peuple à une discipline implacable, sans révélation.
Orphée divinement épris de l'Eternel-Féminin, de la Nature, la glorifie au nom de
Dieu qui la pénètre et qu'il veut en faire jaillir dans l'humanité divine. Et voila pourquoi le cri d'Evohé ! devint le cri sacré par excellence dans tous les mystères de la Grèce.