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Le mystérieux docteur Cornélius - T. 1

Gustave Lerouge
© France-Spiritualités™






QUATRIÈME ÉPISODE – LES LORDS DE LA « MAIN ROUGE »
VI – Sur l'Hudson

En descendant de l'auto qui les avait rapidement transportées jusqu'au quai de l'Hudson, miss Isidora et sa dame de compagnie prirent place dans le canot électrique qui servait à leurs habituelles promenades sur le fleuve. C'était une élégante embarcation entièrement construite en bois de teck et au centre de laquelle se dressait une sorte de cabine assez semblable, comme disposition, à celles que l'on voit sur les gondoles vénitiennes.

      Les deux femmes s'assirent sur les coussins de velours bouton d'or, pendant que le chauffeur s'installait à l'arrière.

      Presque sans bruit, le canot glissa entre les nombreux navires ancrés dans l'immense estuaire et qui portaient les pavillons de toutes les nations du monde. De grands clippers, chargés de bois et venus du Canada, ferlaient leurs voiles géantes. Des paquebots de fer lançaient des torrents de fumée noire, tandis qu'un peuple de dockers, appartenant à toutes les races de l'univers, s'affairait dans le tapage des sirènes à vapeur et les sifflets des usines. On eût dit l'activité d'une monstrueuse fourmilière.

      Mais bientôt, le canot électrique eut dépassé les faubourgs industriels, bordés d'usines noires de suie, crachant jusqu'aux nuages, avec une éructation presque douloureuse, leurs vapeurs nauséabondes ; les rives de l'Hudson apparurent bordées de villas et de jardins.

      Miss Isidora aspirait avec délice l'atmosphère rafraîchie par la brise et elle écoutait, avec un sourire distrait, le bavardage de l'Ecossaise.

      Comme beaucoup de vieilles filles, mistress Mac Barlott avait une manie, manie d'ailleurs tout à fait inoffensive. Elle collectionnait les portraits des acteurs et des actrices célèbres. Sa galerie, qui comptait plusieurs milliers de photographies – et même des coupures de journaux illustrés –, passait pour avoir une réelle valeur documentaire.

      – J'attends de Rome et de Paris, dit-elle, un lot important qui va compléter ma collection...

      Miss Isidora, dont la pensée était ailleurs, s'apprêtait à répondre par quelque phrase polie, lorsque, tout à coup, elle remarqua avec épouvante que le canot électrique venait de s'engager dans un bras du fleuve resserré entre deux îles ; à l'entrée de cette espèce de canal, une large pancarte portait cet avertissement en lettres rouges et noires :

This channel is reserved for experiences
of engineer Hardison.
Dangerous (3)

      Le chauffeur n'avait pas aperçu la pancarte et le canot continuait à filer à toute vitesse sous l'ombrage des grands arbres qui bordaient la rive des deux îles.

      – Retournez, ordonna la jeune fille en montrant d'un geste le dangereux avertissement.

      Le chauffeur s'aperçut alors de l'imprudence qu'il avait commise, par la faute de sa négligence. Il essaya de virer de bord. Impossible, le canal ne présentait pas une largeur suffisante.

      Miss Isidora était devenue pâle, mais elle n'avait pas perdu son sang-froid. Sans savoir au juste quel danger pouvaient lui faire courir les expériences de l'ingénieur Hardison, elle pensa que le plus simple serait d'accoster sur la rive la plus proche.

      – Abordez ! ordonna-t-elle avec impatience.

      Le chauffeur voulut obéir, mais il ne put amortir assez promptement l'élan de l'embarcation qui avança encore d'une dizaine de mètres en vertu de la vitesse acquise. Une estacade, jusque-là masquée par un bouquet d'arbres, apparut brusquement. Il s'y trouvait cinq personnes qui, à la vue du canot, donnèrent tous les signes d'une violente terreur.

      – Retournez vite, criaient-ils en gesticulant, ou vous êtes perdus !

      – Trop tard ! cria quelqu'un d'une voix déchirante.

      A ce moment même, une gerbe de liquide s'éleva de la surface du canal avec le bruit d'une sourde détonation, chavirant le canot et ceux qui le montaient.

      L'ingénieur Hardison, bien connu en Amérique par ses découvertes sur les explosifs, était précisément en train d'expérimenter une nouvelle torpille chargée d'une poudre de son invention ; la malchance avait voulu que le chauffeur n'aperçût pas la pancarte qui avertissait du danger et que le canot arrivât à l'instant précis où la torpille allait faire explosion.

      Mais déjà un des témoins de cette scène, sans même prendre la peine d'enlever ses vêtements, s'était jeté à l'eau, et après avoir plongé deux fois avait ramené miss Isidora évanouie sur la berge.

      C'était l'ingénieur Harry Dorgan que, par une étrange coïncidence, l'inventeur Hardison avait invité la veille à assister à ses expériences ; c'était lui qui avait poussé un cri d'angoisse en constatant le péril que courait la jeune fille.

      Pendant ce temps, l'inventeur Hardison et ses amis avaient sauté dans une yole et ils avaient repêché, assez aisément, mistress Barlott et l'imprudent chauffeur du canot automobile.

      Les trois victimes furent étendues sur la pelouse de gazon qui se trouvait en face des ateliers de l'ingénieur, et des soins énergiques leur furent prodigués : application de révulsifs puissants, respiration artificielle, massages.

      Ce fut l'Ecossaise qui reprit connaissance la première sitôt qu'on eut approché de ses narines un flacon de revigoratif « lavander salt ». Le chauffeur, au bout d'une demi-heure de soins, fut également rappelé à l'existence.

      Seul l'état de miss Isidora demeurait inquiétant. Le front de la jeune fille avait porté sur le bordage nickelé du canot, sa tempe était barbouillée de sang et son visage offrait une lividité cadavérique.

      L'inventeur Hardison était consterné.

      – C'est encore une chance, bégayait-il, presque aussi pâle lui-même que les victimes de l'accident, que l'effet de ma torpille se produise entièrement dans le sens de la verticale ! Autrement, le canot aurait été littéralement pulvérisé.

      A genoux près de celle qui avait été sa fiancée, l'ingénieur Harry avait pansé la légère blessure de la tempe et il venait de constater, avec une joie infinie, que le cœur battait encore faiblement. La rapidité avec laquelle miss Isidora avait été secourue avait été telle que l'asphyxie n'avait pas même eu le temps de commencer son œuvre. Il fallait attribuer l'évanouissement de la jeune fille à la contusion assez grave qu'elle avait reçue et, sans doute aussi, au saisissement de la peur.

      D'abord rassuré par cette idée, Harry retombait dans les transes en s'apercevant que, malgré tous les soins, Isidora ne revenait pas à elle.

      – Elle est morte ! s'écria-t-il avec un immense désespoir, et c'est moi qui suis un des auteurs de sa mort...

      C'est à ce moment que mistress Mac Barlott, qu'un verre de whisky venait de remettre complètement sur pied, s'avança tragiquement vers le corps inanimé de sa maîtresse, et s'écria d'une voix lamentable :

      – Vous venez de tuer miss Isidora ! Que vaisje répondre à Fred Jorgell, mon maître, mon bienfaiteur, qui avait confié à ma garde son unique enfant ?

      Mais, tout à coup, elle reconnut l'ingénieur et se précipita vers lui.

      – Comment, c'est vous, mister Harry Dorgan ! murmura-t-elle d'un air de tristesse et de reproche, c'est vous qui placez des torpilles sur notre passage... Ah ! je n'aurais jamais cru cela de votre part ! Je m'imaginais, comme tout le monde, que vous aviez pour miss Isidora une ancienne et sincère affection... Ainsi, le père essaye de nous ruiner, et le fils...

      Harry Dorgan était à la fois furieux et désespéré.

      – Mais je ne suis pour rien dans l'accident, répliqua-t-il, c'est moi, au contraire, qui viens d'arracher miss Jorgell à la mort !

      La jeune fille ouvrit languissamment les yeux, regarda autour d'elle d'un air d'accablement profond, puis, reconnaissant Harry Dorgan, elle eut un faible sourire et esquissa le geste de tendre la main au jeune homme.

      – Elle vit, nous la sauverons ! s'écria mistress Mac Barlott. Un médecin ! Il faudrait un médecin !

      Presque au même moment, un personnage grave et tout vêtu de noir s'avança à pas comptés ; c'était le docteur si impatiemment attendu. Il activa d'ailleurs son allure sitôt qu'il fut informé que la cliente pour laquelle il était appelé était la fille d'un milliardaire.

      Après avoir procédé à un examen rapide, il déclara pédantesquement :

      – Certes, l'état général est inquiétant, la dépression nerveuse est considérable, des accidents ultérieurs sont peut-être à redouter du côté du cœur ; cependant, jusqu'à nouvel ordre, je ne crois pas que la vie de la malade soit en danger...

      Et il ajouta au milieu du silence et de l'attention générale :

      – La première chose à faire est de transporter la malade dans un endroit où je puisse lui prodiguer mes soins.

      – J'ai mon auto ! s'écria Harry Dorgan.

      Isidora fut aussitôt déposée avec précaution sur les coussins de la voiture ; le docteur et mistress Mac Barlott prirent place à ses côtés, pendant que l'ingénieur Harry s'asseyait en face d'elle.

      Quelques minutes plus tard, on fit halte en face d'une pharmacie où le docteur fit exécuter, sous ses yeux, une potion cordiale dont il fit avaler deux cuillerées à sa cliente. L'effet de cet élixir fut immédiat. Isidora reprit de nouveau connaissance et l'auto put repartir à toute allure. Le docteur se frottait les mains sans essayer de dissimuler la satisfaction qu'il ressentait.

      – C'est bien ce que je pensais, murmura-t-il d'un ton important, la phase de prostration est terminée, l'évanouissement se dissipe, la pâleur même s'efface petit à petit. Quant à la blessure de la tempe, rien de grave. Je me fais fort, au bout d'une ou deux semaines de traitement, de remettre complètement sur pied la charmante miss Jorgell...

      Le docteur continuait à pérorer pendant que l'auto traversait les faubourgs de New York.

      Tout à coup, elle stoppa devant un édifice aux tourelles gothiques, aux sculptures luxueuses et compliquées.

      C'était la demeure de William Dorgan que le milliardaire avait fait reconstruire, dans une situation moins dangereuse, aussitôt après le grand incendie qui l'avait détruite. Dans son émotion, l'ingénieur Harry n'avait donné aucune adresse à son chauffeur et celui-ci était tout naturellement revenu chez son maître.

      Mais mistress Mac Barlott s'était levée.

      – Vous devez comprendre, dit-elle à l'ingénieur, que miss Isidora, quelle que soit la gravité de son état, ne peut recevoir l'hospitalité chez l'adversaire le plus acharné de son père.

      – Cependant..., balbutia l'ingénieur Harry.

      – C'est impossible, vous dis-je, absolument impossible !...

      Mais à ce moment, soit que l'effet de la potion qui l'avait momentanément ranimée se fût dissipé, soit que l'émotion que lui avait causée la vue de la demeure de son ancien fiancé eût été trop vive, miss Isidora poussa un profond soupir, se renversa dans les bras de sa dame de compagnie et perdit de nouveau connaissance.

      – Laissons là les questions de convenances, s'écria Harry avec énergie, il faut avant tout songer au salut de miss Isidora. Ce serait exposer sa vie que d'aller plus loin.

      – Que dit le docteur ? demanda l'Ecossaise, tout interloquée.

      – Après cette nouvelle syncope, déclara gravement le praticien, je ne réponds de rien si la malade doit être soumise de nouveau aux cahots du transport.

      Mistress Mac Barlott se tut ; l'autorité toutepuissante de la Faculté n'était pas à mettre en balance avec les nécessités du protocole. Quelques minutes plus tard, Isidora était déposée avec précaution, sur le lit d'une spacieuse chambre laquée de bleu pâle et de vert tendre, dont le décor printanier convenait parfaitement à celle qui allait, pendant quelques jours, en devenir l'habitante.

      Pendant que le docteur, plus inquiet qu'il ne voulait le paraître, faisait prendre à miss Isidora une nouvelle dose de la potion, l'Ecossaise s'était précipitée au téléphone et prévenait Fred Jorgell.

      Le milliardaire laissa échapper une série de jurons bien yankees en apprenant l'accident arrivé à sa fille ; mais sa colère ne connut plus de bornes quand il apprit qu'Isidora avait précisément trouvé asile chez son ennemi William Dorgan.

      – By God ! rugissait-il dans l'appareil, vous êtes stupide, mistress ! Vous n'auriez pas dû laisser faire une pareille chose !... Me voilà, maintenant, forcé d'aller remercier un homme que je déteste !...

      – Il le fallait, sir, s'excusait mistress Mac Barlott... Le médecin...

      – Taisez-vous !... Vous mériteriez que je vous renvoie en Ecosse !

      Mistress Mac Barlott n'entendit plus rien ; Fred Jorgell avait raccroché violemment le récepteur de l'appareil.

      Dix minutes après, il se présentait, en personne, chez William Dorgan, très calmé, ne pensant plus qu'à une chose, au péril que courait son enfant.

      Quand Isidora revint à elle, elle constata avec surprise qu'elle se trouvait dans une chambre qui lui était inconnue ; et ce fut avec non moins de stupeur qu'elle aperçut à son chevet William Dorgan, Harry Dorgan et son père, qui paraissaient s'entretenir à voix basse avec une certaine cordialité.

      Elle crut rêver, elle voulut parler, mais Harry mit, en souriant, un doigt sur ses lèvres, pendant que mistress Mac Barlott lui présentait une potion. Elle but à petites gorgées sans essayer de comprendre une aussi étrange situation ; presque aussitôt après elle tombait dans un paisible sommeil.

      – Maintenant, déclara le docteur qui, discrètement, s'était tenu à l'écart, tout va bien ; demain, miss Jorgell sera presque remise de cette terrible secousse. Sa guérison ne sera plus qu'une question de petits soins.

      – Et je vous promets, mister Jorgell, qu'elle n'en manquera pas ici, s'écria Harry Dorgan avec énergie.

      Les deux milliardaires ne purent s'empêcher de sourire ; ils sortirent ensemble et William Dorgan reconduisit cérémonieusement Fred Jorgell jusqu'à son auto.

      Au moment de se séparer, ils se serrèrent la main.

      – Je vous suis infiniment reconnaissant de ce que vous avez fait pour Isidora, dit Fred Jorgell d'un air un peu contraint.

      – Ma conduite est toute naturelle, ce me semble, répliqua William Dorgan, mon fils n'estil pas un des auteurs de l'accident ?...

      – Ne parlez pas ainsi, c'est lui-même qui l'a sauvée ; c'est une chose que je n'oublierai jamais, quelles que soient nos rivalités financières.

      Le dialogue se poursuivit pendant quelque temps sur ce ton de courtoise froideur, puis les deux milliardaires prirent congé l'un de l'autre. Le lendemain, comme l'avait prédit le docteur, miss Isidora allait beaucoup mieux ; elle put prendre quelques aliments légers et reçut la visite de son père qui, cette fois, se retira complètement rassuré. Ce jour-là les deux milliardaires s'entretinrent plus longtemps que la veille ; tous deux étaient foncièrement sympathiques l'un à l'autre, tous deux éprouvaient un secret remords à l'animosité qui les divisait.

      L'ingénieur Harry passa une grande partie de l'après-midi dans la chambre de miss Isidora, que l'Ecossaise n'avait pas quittée un instant et soignait avec un admirable dévouement.

      Harry avait apporté une masse de journaux illustrés et de livres nouveaux, et malgré l'opposition de mistress Barlott, qui prétendait que l'on empiétait sur ses attributions, il voulut faire lui-même la lecture à la charmante convalescente. Puis tous deux se laissèrent aller à une causerie pleine de charme. Ils savaient qu'il ne leur était plus permis de faire des projets d'avenir, mais ils s'abandonnaient à la joie des souvenirs.

      – Isidora, dit Harry après un long silence, vous rappelez-vous comme nous étions heureux autrefois ?...

      La jeune fille poussa un profond soupir, son beau visage s'empourpra.

      – Hélas ! murmura-t-elle, pourquoi faut-il que nos rêves de jadis soient devenus irréalisables ?

      – Pourquoi seraient-ils irréalisables ? Le serment que je vous ai fait, de n'avoir d'autre femme que vous, je le tiendrai, je vous le jure de nouveau, et cela même si vous en épousiez un autre.

      – Je suis résolue à ne pas me marier.

      – Vous ne m'aimez donc plus, Isidora ?

      La jeune fille avait les yeux gonflés de larmes.

      – Mon cœur n'a point changé, balbutia-t-elle d'une voix presque imperceptible, mais les circonstances ont rendu ce mariage impossible. Pourquoi faut-il que mon frère soit un misérable ?...

      – Qu'il ne soit pas question de lui. C'est comme s'il n'avait jamais existé.

      – Et cette rivalité qui fait de nos pères deux ennemis acharnés, deux rivaux irréconciliables...

      Miss Isidora était dans un de ces moments où le cœur déborde, comme une coupe trop pleine, où les secrets paraissent trop lourds aux plus discrets ; elle savait que le loyal Harry n'était pas capable de trahir sa confiance.

      – Ecoutez, dit-elle, prenant brusquement son parti, sans souci de la mine effarée de sa dame de compagnie, il vaut mieux que vous sachiez tout. Mon père est à deux doigts de la ruine et cela à cause de la guerre acharnée que lui fait depuis quelques mois Mr. Dorgan.

      Et sans essayer de rien dissimuler, elle dépeignit la vraie situation de Fred Jorgell.

      L'ingénieur avait écouté cette confidence la mine sombre et les yeux baissés.

      – Vous devez bien supposer, Isidora, répondit-il, que je ne suis pour rien dans tout ceci. Mon père est mal conseillé par mon frère Joë et aussi par les frères Kramm ; ils lui inspirent toutes sortes de résolutions déloyales ou excessives et, je ne sais comment la chose s'est faite, je n'ai plus maintenant assez de pouvoir sur mon père pour contrebalancer cette néfaste influence.

      Harry demeura quelque temps perdu dans ses réflexions. Il semblait hésiter.

      – Isidora, dit-il enfin, j'ai trop d'affection pour vous pour ne pas tenter un suprême effort en faveur de votre père.

      – Avez-vous quelque chance de réussir ? demanda la jeune fille toute palpitante d'une angoisse qu'elle ne cherchait pas à dissimuler.

      – Je ne sais ; mais, en ce moment, il se présente une occasion favorable qui ne s'offrira peut-être pas d'ici longtemps... Nos ennemis, les frères Kramm et mon frère Joë, dont la haine acharnée a causé tout le mal, sont absents de New York pour une longue tournée dans les plantations de coton et de maïs que possède le trust. Mon père est pour quelque temps affranchi de leurs pernicieux conseils... Je vais faire une démarche. Mais je ne puis rien vous dire de plus aujourd'hui...

      Miss Isidora n'osa demander d'explications à l'ingénieur, mais elle avait repris courage ; elle savait qu'Harry, pour lui être agréable, était prêt à tout entreprendre. Une voix mystérieuse lui disait que le banal accident, qui l'avait mise de nouveau en relations avec William Dorgan et son fils, aurait peut-être d'inattendues et de providentielles conséquences.

      Ce soir-là, elle se coucha moins tourmentée par le souci de l'avenir ; si faible qu'il fût, elle avait un espoir.

      En quittant miss Isidora, Harry Dorgan était monté directement chez son père, il l'avait trouvé de fort méchante humeur, tenant en main une masse de lettres et de télégrammes qu'il froissait avec dépit.

      Harry s'informa timidement des raisons du mécontentement paternel.

      – Je suis furieux, dit William Dorgan ; certes, je le reconnais, ton frère Joë, depuis qu'il nous est revenu de sa captivité chez les bandits de la Main Rouge, se montre en affaires d'une supériorité écrasante.

      – Sans doute.

      – Oui, c'est un financier de premier ordre, un spéculateur génial, c'est entendu, mais il en prend vraiment un peu trop à son aise avec moi... Il ne daigne même plus me consulter pour conclure des achats considérables ; c'est à peine s'il a la politesse de me prévenir une fois l'affaire faite.

      – Il est vrai, répliqua l'ingénieur, non sans ironie, qu'il a derrière lui, pour le conseiller, le docteur Cornélius Kramm et Fritz, son frère, qui sont certainement fort habiles...

      – Trop habiles ! beaucoup trop ! s'écria le milliardaire avec fureur ; leur succès persistant et beaucoup trop rapide dans toute espèce de spéculations commence à me donner des inquiétudes. Puis, enfin, est-ce les frères Kramm ou moi, William Dorgan, qui dirigeons le trust ? Maintenant, je ne compte plus... Je vois venir le moment où ces messieurs me mettront au rancart, comme une vieille baderne, si je n'y mets vigoureusement le holà.

      Harry Dorgan trouvait son père dans de trop heureuses dispositions pour ne pas essayer d'en profiter.

      – Vous savez, mon père, dit-il, que nous n'avons pas, Joë et moi, la même façon de voir. Vous n'avez qu'un moyen de prouver aux Kramm et à mon frère que vous êtes toujours le maître.

      – Et lequel ?

      – Traitez avec Fred Jorgell ; je sais qu'il est prêt à vous céder son trust avec un bénéfice énorme pour vous.

      William Dorgan eut un geste de surprise.

      – Mais, fit-il, je sais qu'il est aux abois, ne vaut-il pas mieux attendre encore un peu pour l'écraser définitivement ?

      – Erreur, mon père. Fred Jorgell peut – comme vous l'avez fait vous-même – retrouver, au dernier moment, des commanditaires ; dans ce cas, la bataille serait à recommencer. En traitant avec lui maintenant et sans le conseil de personne, vous réalisez un bénéfice moins élevé, mais plus sûr. Et, en somme, vous avez atteint le résultat que vous vous proposiez, en devenant l'unique propriétaire du trust.

      William Dorgan ne répondit rien, mais il avait été vivement frappé de ces raisons.

      – Il y a du vrai dans ce que tu dis, murmura-til, j'y réfléchirai.

      Et il prit congé de l'ingénieur, sans vouloir continuer la discussion.

      Dans la matinée du jour suivant, Harry alla rendre visite à miss Isidora, dont le mieux s'était accentué. La jeune fille avait pu se lever et aller s'asseoir dans la véranda ornée de plantes grimpantes qui se trouvait jointe à sa chambre.

      Sa première parole fut pour demander à l'ingénieur s'il avait vu son père.

      – Oui, dit Harry perplexe, mais je n'ai encore aucune solution et je ne puis rien vous promettre. Demain, peut-être, ou même ce soir, j'espère être complètement fixé.

      Miss Isidora n'insista pas, mais toute sa joie était tombée, le ton dubitatif de l'ingénieur l'avait replongée dans ses cruelles anxiétés.

      Dans l'après-midi, Fred Jorgell se présenta chez sa fille, où bientôt William Dorgan ne tarda pas à venir le rejoindre.

      Comme les jours précédents, les deux milliardaires engagèrent une courtoise conversation.

      – Je suis heureux de constater, dit Fred Jorgell, que, grâce à vos bons soins, Isidora va maintenant tout à fait bien. Je crois qu'elle est désormais très transportable et qu'elle pourra, ce soir même, regagner la maison paternelle.

      – Vous voulez donc déjà nous priver d'une si charmante compagnie ? répliqua William Dorgan.

      – Il le faut bien, il me reste à vous remercier encore...

      – Cela suffit, vous m'avez déjà remercié. Tout le monde, d'ailleurs, eût agi de même à ma place... Mais laissons cela, j'ai à vous dire quelques mots en particulier.

      Fred Jorgell eut un geste de surprise, mais il suivit silencieusement son interlocuteur.

      Une fois qu'ils furent seuls dans le cabinet de travail gothique aux sculptures précieuses, William Dorgan dit sans transition :

      – Je vais vous parler carrément. Je sais que vous êtes au bout de vos dollars.

      – C'est vrai, fit Fred Jorgell d'un air sombre ; mais où voulez-vous en venir ?

      – Attendez. Vous allez être forcé de vendre votre trust ?

      – A quoi bon cacher ce que je serai forcé d'avouer à tout le monde dans quelques jours ?

      – Eh bien ! si vous voulez faire preuve d'un peu de bonne volonté, nous pouvons encore nous entendre, et cela à votre complète satisfaction.

      Fred Jorgell ouvrait de grands yeux, il retrouvait son adversaire tel qu'il l'avait connu autrefois, c'est-à-dire accommodant et loyal. Les pourparlers commencés d'une façon aussi nette et aussi catégorique devaient forcément aboutir sans le moindre retard. Le père de miss Isidora eut la satisfaction de voir qu'en acceptant les conditions qui lui étaient faites il sauvait encore presque deux tiers de sa fortune.

      Les Yankees vont vite dans les transactions de ce genre. Après deux heures de discussion, les traités définitifs furent signés par les deux contractants. William Dorgan était désormais en possession de tout le stock de coton et de maïs qui avait appartenu à Fred Jorgell, et ce dernier avait reçu, pour prix de cette cession, plusieurs chèques d'une valeur considérable sur les banques les plus solides de l'Union.

      Miss Isidora était fière d'avoir sauvé son père, mais elle était presque aussi heureuse d'avoir obtenu ce résultat grâce à l'entremise de l'ingénieur Harry.

      En prenant congé l'un de l'autre, les deux jeunes gens s'étaient promis de se revoir de temps en temps.

      C'était comme un tacite aveu que ni l'un ni l'autre n'avaient renoncé à leurs plus chères espérances.


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(3)  Ce canal est réservé aux expériences de l'ingénieur Hardison. Il y a du danger.




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