IV - LES LÉGENDES DE LA BRETAGNE ET LE GÉNIE CELTIQUE
III - LA BRETAGNE CHRÉTIENNE, SAINT-POL-DE-LÉON ET LA LÉGENDE DE SAINT PATRICE
Les églises bretonnes respirent une solennité unique. Petits clochers ou grandes cathédrales, leurs flèches fines règnent seules sur les vastes horizons de la lande et de la mer. Dans les moindres hameaux, blottis au fond des bois, dorment les petites chapelles aux cintres bas, aux clochetons d'ardoise, aux toits si vieux et si moussus qu'ils semblent sortir du fond de la mer. Et sous ces toits, dans la nef obscure, prient en files serrées des femmes en robes noires, aux coiffes blanches et flottantes comme des ailes d'oiseaux. Dans les grandes villes, les cathédrales se fleurissent de roses triples, elles ajourent leurs clochers de galeries en trilobes. En général, le style gothique breton est simple, svelte et fort. La principale ornementation est réservée au portail. Souvent, à des églises toutes nues, on voit des porches surmontés d'une véritable forêt de pierre, aux troncs et aux feuillages entrelacés. C'est que par là entrent et sortent les enfants, les couples, les cercueils ; et le génie celtique épris de l'arbre, symbole de la vie, et de la pierre, symbole de l'éternité, recouvre d'une sombre tendresse ces âmes qui viennent et qui s'en vont. Partout on sent que la vieille église est la maison commune des morts et des vivants, qui joint le passé au présent et à l'avenir. Dans cette dure et triste Bretagne, obsédée par la mer, image de l'infini matériel, qui enfante et dévore, gouffre de vie et de néant, le moindre clocher qui se dresse derrière un coteau évoque un autre infini, celui de l'âme, où rien ne se perd, où tout se réalise et s'accomplit.
Ces pensées me poursuivaient par un clair après-midi d'été, pendant que j'approchais de la petite ville de
Saint-Pol-de-Léon.
Assise sur une
éminence qui s'abaisse en pente douce vers une baie tranquille, dominée par les deux hautes aiguilles de la
cathédrale et de la chapelle du Creizker, elle dort en plein
jour d'un sommeil
séculaire, enveloppée du sérieux et du silence qui tombe de ses deux
églises. Des rues désertes ; de beaux
jardins derrière de grands murs ; un
air de
presbytère et de
couvent. Aux abords de la
cathédrale, l'aspect moyenâgeux s'accentue. Des rues entières se composent d'anciens hôtels nobles bâtis en granit d'un gris noirâtre. Des cordonniers, des boulangers, des tisserands travaillent sous les fenêtres cintrées que surmontent de hautaines
armoiries. Le porche latéral par où l'on pénètre dans la
cathédrale est d'une
poésie légendaire qui vous transporte
d'un seul coup aux âges de foi naïve. Un feuillage de granit protège le portail extérieur. Au fond du porche, contre la colonne qui
divise en deux la porte intérieure ouvrant sur l'
église, se dresse un Christ majestueux. Sa main gauche tient le globe du monde, sa droite est levée dans l'attitude de l'enseignement. Les traits un peu massifs, mais pleins de noblesse, expriment la
force et la douceur victorieuse. Dans son calme, ce Christ a vraiment l'
air de porter l'univers dans sa main et de montrer la voie du
ciel. Adossé au mur latéral, saint Pierre tient la
clef ; en face de lui, saint Jean porte le calice. Les deux
disciples se sont rangés avec une obédience respectueuse pour laisser passer le maître. La solidité avec laquelle ils tiennent la
clef de la foi et le calice de l'
amour prouve leur conviction inébranlable. La teinte bleuâtre du granit gris donne à ces trois figures, en qui se résume l'origine du christianisme, quelque chose de spectral et de supra-terrestre. L'ogive de la porte s'encadre d'un véritable berceau de feuilles de chêne, de lis et de
roses sculptés. On dirait que la nature transfigurée et amoureuse du
ciel fait pousser cet
arc de triomphe sur les pas du Rédempteur, qui vient apporter au monde la joie spirituelle et rendre à l'homme sa splendeur édénique.
Il y a dans cet ensemble une simplicité et une grandeur encore empreintes de la primitive et forte
conception que le génie
celtique se fit du christianisme. Sa vigueur et son
harmonie n'ont rien de l'
ascétisme chagrin, tourmenté, grimaçant et maladif, qu'on lui verra plus tard sous le poids de l'obscurantisme et de la
tyrannie cléricale et qui trouve son expression dans une foule de
calvaires. J'entrai dans la
cathédrale. C'était le dimanche après
vêpres. Déjà le brun crépuscule envahissait les sveltes arceaux ; mais la
nef abandonnée rayonnait sous la lumière merveilleuse de ses vitraux peints, où saignent des rouges cramoisis, où pleurent des violets foncés, où des blancheurs
mystiques luisent dans l'azur suave et tendre. Je m'assis au fond du chur, en face de la grande ogive qui représente la vie de
Jésus en quatre tableaux : la nativité, la présentation à Siméon, la
cène et la
résurrection. Sous la première on
lit :
natus est hodie salvator ; sous la dernière :
surrexit sicut dixit. Des
couronnes d'
anges se balancent dans les pleins cintres des verrières sur les têtes auréolées du Christ et de la Vierge. Au-dessus, l'ogive se constelle de
fleurs brillantes comme de grands papillons, aux ailes diaprées, aux bigarrures étranges. Tout en haut, flamboie un
triangle de
feu, avec le nom IÈVÈ en lettres hébraïques ; figure géométrique et nom sacré, qui, dans la doctrine des mystères, résument l'
essence de la divinité, et que soutient la
colombe blanche, aux ailes étendues,
symbole de la substance divine et de l'éternel
amour.
Devant le langage
symbolique de ce vitrail, beau comme une vision, je me sentis enlevé dans une atmosphère de rêve et de
légende. Je m'étais demandé souvent comment la
Bretagne païenne et barbare était devenue la
Bretagne, chrétienne et
mystique du
moyen-âge. Car l'
histoire ne nous raconte que les faits extérieurs et non pas ces révolutions intimes qui changent la face d'un monde en changeant l'
âme d'une race. Et voici que, par toutes ces verrières, il me sembla voir arriver les saints nombreux qui prêchèrent l'
Evangile en
Armorique du IVème au VIème siècle. Ils vinrent par mer, ces hommes qui portaient la
croix rédemptrice. Seuls ou à plusieurs, ils s'établissaient au fond des plus sauvages
forêts. Les
animaux féroces des
bois,
loups, buffles, sangliers, les respectaient ; les populations tombaient sous le charme de leur douceur, de leur sainteté, de leurs prières. Leurs litanies entraînaient les
enfants ; leur parole apaisait la colère des rois. Ces moines ouvriers défrichaient les
bois, cultivaient la terre, cardaient la laine, enseignaient tous les métiers, en même temps qu'ils convertissaient les
âmes. Aux cellules succédèrent les cloîtres, et des villes se fondèrent autour de ces cités monastiques qui devinrent ainsi les centres d'une
religion, d'une
poésie, d'une civilisation nouvelles. Et d'où venaient ces moines qui prêchaient le Christ
en breton ? Des mers du nord, des
couvents de Landaff, en pays gallois, d'Iona, dans les Hébrides, mais surtout de Clonfert, en Irlande. Tous ils nommaient la verte Erin, l'île vierge où jamais pro-consul romain n'avait mis les pieds, comme une patrie spirituelle. Tous ils parlaient du fondateur de leur ordre comme d'un maître sublime et d'un inspiré.
Saint Patrice, apôtre de l'Irlande,
Gaulois d'origine, fut l'
initiateur du monde
celtique au christianisme. Je placerai ici sa
légende parce qu'elle offre le type le plus achevé du saint
celtique et qu'on y voit la rencontre directe du christianisme avec le druidisme. La victoire du premier ne fut pas une
destruction du second, mais une reacute;génération, et la
religion nouvelle se greffa sur l'ancienne comme une
rose d'Orient sur un églantier sauvage. Au lieu que, dans le monde germain, frank et
saxon, la conversion s'opéra par des apôtres venus de Rome et tout imprégnés de la tradition gréco-latine, elle se fit spontanément chez les pures races
celtiques de l'extrême Occident qui reçurent leur mission d'une inspiration toute personnelle. Le génie
celtique pénétra ainsi d'emblée dans l'
essence du christianisme. Il y était préparé par une aspiration innée vers l'invisible et aussi par cette tendresse profonde, par cette pitié, pour les faibles et les souffrants qui surgit parfois comme une
fleur exquise de ces curs violents et passionnés.
Patrice naquit à
Boulogne-sur-Mer,
Bononia oceanensis, vers 387. Il était fils d'un
Breton engagé dans l'armée romaine et d'une belle
Gauloise, que son père avait affranchie pour l'
épouser. Quoique baptisé chrétien, le jeune Patrice, de sens vibrants et d'imagination ardente, mena pendant son adolescence la vie d'un
épicurien et s'adonna avec la fougue d'un sang précoce aux murs dissolues de la petite colonie romaine où il fut élevé. Une nuit, Bononia fut surprise par les
pirates, le camp et la ville saccagés. Toute la famille de Patrice périt dans le massacre. Lui-même fut traîné sur un vaisseau
corsaire et vendu comme esclave, en Irlande, à un petit chef de l'Ulster. Il n'avait que dix-sept ans : « Je tombai, » dit-il dans sa confession, exprimant d'un seul mot l'effondrement de sa vie. Il devint porcher chez son maître. Celui dont la pourpre romaine avait frôlé la peau délicate dut revêtir un sayon de poil de chèvre. Pour refuge, une caverne ; pour
lit, la pierre nue ; pour couverture, des roseaux humides ; pour chevet, un fagot d'écorces ; pour nourriture, de l'avoine délayée dans de l'
eau tiède. Le
jour, il menait son troupeau à la glandée ; la nuit, la gelée le glaçait jusqu'aux os : « Je faillis mourir de froid, dit-il. Au milieu d'êtres sauvages, je me sentis devenir
ignorant, grossier, le dernier des hommes. Je menais une vie dans la mort. » Pourtant, c'est au fond de cet abîme qu'il devait découvrir son
âme meilleure. Comme une
fleur céleste, cette
âme spirituelle, inconnue de lui-même, vint éclore sur le néant de sa vie écrasée par le
destin. Sous la pression de la souffrance, il se mit à réfléchir à l'inanité de son existence passée. Sa vie heureuse s'était engloutie derrière les vagues du grand Océan sauvage, avec les
dieux de Rome et de la Grèce. Famille, patrie,
liberté, il avait tout perdu. Il ne lui restait plus un ami, plus une
âme sur la terre. Sa pensée se tourna vers
Dieu, et il se mit à prier longuement. Une grande paix descendit peu à peu dans son cur.
Une nuit, pendant son sommeil, il entendit une musique ravissante et lointaine. C'étaient des sons mélodieux, de longs soupirs de cordes vibrantes d'une douceur éolienne et suave. Une lueur fugace raya la voûte de la
forêt, la caverne s'éclaira doucement, et un jeune homme dont le
corps avait la
blancheur de la neige rosie par le
soleil levant se pencha sur la couche de Patrice avec la tendresse d'un
frère : « Qui cela peut-il être ? pensa l'abandonné. On m'appelle l'Ange-Victoire, dit le visiteur nocturne. Je suis ton ami et je porte la consolation avec moi. » Patrice s'aperçut alors que l'
ange portait une harpe dans sa main. Après avoir enveloppé le pauvre pâtre d'un chaud regard, l'
ange disparut dans la noire chênaie, laissant derrière lui un frémissement de feuilles et quelques sons d'une pureté céleste comme une traînée mélodieuse dans les airs.
Patrice se demanda en vain ce que voulait dire ce songe ; mais, depuis ce
jour, il cessa de se sentir seul. Un miracle moral s'accomplit en lui ; au milieu de sa solitude, il trouva la joie : « En faisant paître mon troupeau sur la
montagne, je priais longtemps avant le
jour. Que la neige couvrît la terre, que la
pluie tombât, que la gelée glaçât mes membres, je ne ressentais aucun mal, aucune torpeur. L'
esprit m'échauffait. J'entendais des
esprits chanter au dedans de moi
(29). » Souvent la mystérieuse apparition revint hanter son sommeil. Elle lui donnait des conseils, soit par des voix, soit par des images
symboliques. Un
jour, la voix lui dit : « Jusqu'à présent, tu n'as pleuré que sur toi-même ; quand tu pleureras sur les autres, tu verras le
soleil de la vie éternelle. » A quelque temps de là, il vit de pauvres bûcherons auxquels leurs maîtres n'avaient donné que des cognées sans trempe. Leurs bras étaient raidis, des lambeaux de chair tombaient de leurs mains écorchées. Ils pleuraient et disaient qu'ils aimeraient mieux mourir que de vivre d'une vie pareille. L'
âme du jeune Patrice s'émut d'une immense pitié. Il résolut de convertir l'Irlande à la foi chrétienne et de l'affranchir de l'esclavage, si jamais il recouvrait sa
liberté. Cependant, à mesure qu'il songeait à son entreprise, l'obstination des rois et la puissance des
druides se dressaient devant lui comme une
montagne. Il songeait que lui-même n'était qu'un misérable esclave et se décourageait. Un soir, il s'endormit près d'un grand
feu, à côté des bûcherons qu'il avait soignés et consolés en leur parlant de son
Dieu. Il vit Satan, comme un
géant sombre, qui roulait sur lui une énorme
montagne noire pour l'écraser. Involontairement il songea au plus puissant des prophètes et cria : «
Elie !
Elie ! » La
montagne se dissipa comme une fumée, et, de l'
horizon, il vit
Jésus marcher vers lui. Sa figure était d'une
blancheur éclatante et surnaturelle ; ses mains le bénissaient, sa face resplendissait, et de son cur royal partit, un rayon de
feu qui frappa le cur de l'esclave Patrice et le remplit d'une félicité céleste. Quand Patrice s'éveilla, le
feu s'était éteint ; les bûcherons étaient partis ; le
soleil levant perçait la
forêt humide de rosée et ses premiers rayons doraient les fougères inclinées. Une grande certitude, que rien dans la suite ne put lui enlever, inonda son
âme comme un torrent de lumière. Il se leva et dit : « Enfin, je l'ai vu de mes yeux ; je l'ai reçu dans mon cur ; c'est lui ; le Christ vient à mon aide ! Maintenant, je suis libre, et je rendrai libres mes
frères ! »
Une nuit, il rêve d'un navire que le vent pousse sur la côte d'Irlande. En même temps, une voix lui crie à plusieurs reprises : « Retourne dans ton pays, ton navire va mettre à la voile ! » Il se lève en sursaut et s'enfuit à travers champs. Enfin, il aperçoit la mer, et, tout près du rivage, le navire sauveur qu'il avait vu en songe appareillait. C'étaient des marchands faisant voile pour la
Bretagne. Patrice les supplie de l'emmener. Ils refusent d'abord durement, puis étonnés, touchés de sa confiance, le rappellent et le font monter à bord. Cette évasion subite, à laquelle Patrice se sentit poussé par une
force irrésistible, lui valut la
liberté après une série de nouvelles aventures. Repris par des
pirates, il fut revendu en Gaule. Des amis le reconnurent et le rachetèrent. Il se retira alors au
monastère de Lérins pour se préparer à son
apostolat. Car les douleurs des
enfants d'Erin étaient restées au fond de son cur et « l'émeraude des mers » le rappelait.
Saint Patrice mit trente ans à convertir l'Irlande. Il le fit sans avoir besoin du
martyre, par la persuasion de sa parole et le rayonnement de sa foi. La
légende résume ces événements en une série de fresques, où le saint nimbé d'or traverse victorieusement la sombreur des
forêts druidiques. Les épisodes réels alternent avec les récits
symboliques où la vieille
poésie païenne et le
mysticisme chrétien, où le naïf et le grandiose se mêlent familièrement. On voit d'abord l'apôtre parcourir le pays sur un char attelé de deux buffles blancs et prêcher les foules. Les brigands, les
enfants, les femmes, les petits chefs accourent et l'écoutent. Un
jour, il rencontre les deux filles du roi Laégaïr qui lavent leur robe de noce au bord de la fontaine ; il les convertit en leur parlant de
Dieu. Mais c'est en attaquant le druidisme à son centre que Patrice frappa le grand coup. Au-dessus de la plaine de Tara, s'élevait le palais du roi Laégaïr, chef suprême de l'Irlande. Tous les trois ans, à l'
équinoxe du printemps, on construisait sur la terrasse de ce palais un grand bûcher couronné de
fleurs. Le roi d'Irlande et cinq autres rois tributaires, avec leurs
druides, leurs bardes et leurs
juges, se réunissaient autour du bûcher sacré. A minuit, le grand
druide y mettait le
feu après avoir invoqué le
soleil, la
lune et tous les
dieux... Quand la
flamme montait dans le
ciel, les chefs assemblés en neuf cercles dans la plaine avec leurs chars de guerre, leurs
chevaux et leurs armées poussaient une immense acclamation ; les
feux éteints se rallumaient dans toute l'Irlande, et l'année
celtique commençait. Or, en l'année fatidique, le grand
druide allait mettre le
feu au bûcher quand le roi vit briller une petite lumière blanche, sur le champ où l'on enterrait les esclaves. Le roi demanda au
druide ce qu'était cette lumière
sacrilège. « C'est celle de l'homme fatal au bâton recourbé dont nous t'avons prédit l'arrivée, dit le
druide Dubtak. Ne le laisse point venir ici ; autrement, il nous dominera tous et te dominera toi-même. » Le roi, de plus en plus courroucé, fit amener Patrice de
force. Il parut un
cierge à la main, suivi de ses
disciples qui portaient des flambeaux allumés, et répondit aux menaces du roi : « Ton bûcher est celui de l'
idolâtrie et de la haine. Mais nous, chrétiens, adorateurs du vrai
Dieu, nous portons des torches de
cire d'une suave odeur, en cette nuit où ressuscita notre Seigneur Jésus-Christ. Nous veillons en l'honneur de la
fleur de Jessé, à la lueur des torches formées du suc des
fleurs. La
cire n'est point la sueur que le
feu fait couler du pin ; elle n'est point le produit des larmes que la cognée fait verser au cèdre ; c'est une création pleine de mystère et de virginité qui se transforme en devenant blanche comme la neige. Nos
âmes sont comme nos flambeaux et nos flambeaux sont les présages du
soleil éternel. Nous les purifions et nous veillons pour ressusciter un
jour avec le Seigneur de joie ! Pourquoi es-tu venu dans mon royaume ? dit Laégaïr fasciné et troublé malgré lui. J'en atteste
Dieu et les
anges, je n'ai eu d'autre but que de prêcher l'
Evangile et ses promesses divines, en venant dans le pays où j'ai été esclave. Qui m'y a forcé ? N'est-ce point par
amour, n'est-ce point par pitié pour cette nation que je travaille ? » La moitié des chefs prit parti pour Patrice ; mais le roi le fit jeter en prison. Cependant, quand il voulut le faire
brûler, Brigitte, la fille du
druide Dubtak, qui avait l'habitude de suivre son père dans les festins en jouant de la harpe et en chantant les vieux héros, s'avança devant le bûcher qui allait consumer Patrice et dit : « Ecoutez-moi. Je connais l'
herbe de joie (la
verveine) qui produit l'union des curs ; je connais
la fleur d'or (le sélage), qui ouvre les yeux et l'
esprit sur l'avenir ; mais cet homme possède une
fleur mystérieuse qui sauve de la mort ; il connaît l'
herbe de la vie éternelle. Si vous le brûlez, qu'on me
brûle avec lui ; car j'ai vu son
dieu crucifié ; il m'a terrassée de sa douleur ; il m'a foudroyée de sa gloire ! »
La prophétesse
celtique était devenue la voyante du Christ, et l'
âme frémissante de tout un peuple la suivait. Mais le roi Laégaïr ne se donna pas pour battu. Il dit au
druide Dubtak : « Permettras-tu que ce magicien séduise l'
âme de nos filles ? Va lutter avec lui sur la
montagne des
aigles et que nos
dieux le terrassent. » Le
druide et le saint gravirent la
montagne appelée
Frontière des héros, où des
aigles gardent les tombeaux des
géants. Au geste de Dubtak, une nuée d'
aigles se mit à tournoyer autour de Patrice avec des cris sauvages comme pour le déchirer. Mais ils ne purent l'approcher. Alors le
ciel s'obscurcit ; le tonnerre gronda ; les pierres sacrées de la
montagne tremblèrent, et dans les brèches de la tempête apparurent les faces livides des héros d'autrefois. Leurs fantômes semblaient irrités, leurs yeux farouches. Ils brandissaient des lances, des harpes et des
boucliers dans un long frisson de colère ; et ces figures menaçantes paraissaient et disparaissaient comme de blêmes éclairs.
« Si vous le pouvez, dit Dubtak, chassez l'homme funeste. » Mais Patrice étendit la main ; cinq rayons en sortirent. Fantômes, nuages et tempête se dissipèrent pour faire place au
ciel étoilé d'une chaude nuit d'été. Un parfum de
roseraies s'échappa de la
montagne et un vol de
colombes blanches passa. Du fin fond du
firmament une étoile s'approcha brillante comme un
soleil. « Est-ce le monde splendide habité par ton
dieu ? dit le
druide. C'est le trône d'où-il est descendu, dit Patrice. C'est l'étoile des mages qui entraîne le monde. Elle a montré l'
enfant divin aux sages d'Orient et d'Occident. Par son rayon d'
amour le Verbe divin est descendu sur la terre ; par ce même rayon tu peux remonter jusqu'à lui. Regarde ! Et tu le verras transfiguré dans sa gloire. » Le
druide voulut regarder l'étoile, mais elle était devenue si fulgurante qu'il ne put en soutenir l'éclat. Il dit, baissant la tête : « Mes
esprits m'abandonnent. Cette lumière qui vient des profondeurs du
ciel les abat. Elle vient du troisième cercle, du cercle de la
Liberté, de la Félicité et de la Vie ; et victorieuse elle traverse le cercle de la Nécessité, de la Douleur et du Trépas. Ton
dieu est plus fort que les nôtres puisqu'il sait descendre du
ciel sur la terre et remonter de la terre au
ciel. Alors reçois le
baptême, dit Patrice. Arrête, dit le vieillard. Où finiront les héros, mes ancêtres ? Où iront demeurer Finn et le grand Ossian ? En enfer. Et ton
dieu ne peut les sauver ? Non. Alors je ne veux pas de ton
dieu ! Mon
âme est forte dans mes amis. Où qu'ils soient, je vais rejoindre ceux que j'aime. Mais sache-le, si ton
dieu était en enfer, mes héros sauraient l'en tirer ! » A son tour, Patrice baissa la tête, et Dubtak le quitta. Personne ne le revit. Il dort sur la
montagne des
aigles, sous les pierres sacrées, couvertes de mousse.
Ainsi disparurent les derniers fidèles du druidisme. Mais les bardes convertis, respectés et protégés par Patrice, survécurent avec leurs privilèges et leurs traditions. Après sa mort, ils amplifièrent la partie la plus
légendaire de son
histoire, ses navigations merveilleuses, ses missions aux Hébrides, en Islande, sur un vaisseau magique, qui glisse aussi rapide que la barque d'
Ulysse sur l'onde tranquille, enfin sa descente au purgatoire qui servit de cadre à Dante pour sa
Divine comédie. Dans ces récits étranges, l'
esprit d'aventure du génie
celtique se manifeste avec sa puissance de rêve. La vision fugace des mers polaires et des tropiques :
cathédrales de glace et rives aux herbes gigantesques pleines d'
oiseaux d'azur et de
feu, se combine avec des visions du pays des
âmes îles d'ombres gémissantes,
monastères flottants dont les cloches attirent les marins et versent l'oubli, îles bienheureuses aux pommes d'or, où de beaux jeunes gens et de belles jeunes filles, se tenant par la main, forment des churs de joie sous une aurore éternelle. Ces voyages sont une sorte de glissement insensible vers l'Au-delà, à travers les mirages et les prodiges de l'immense Atlantique. Sans qu'on s'en doute, les voiles de la matière allégée se déchirent, la nature spiritualisée devient transparente, les mers laissent voir leurs profondeurs cristallines, et les espaces stellaires ouvrent aux
âmes ailées les routes sinueuses de l'
infini.
Cependant, disent les
légendaires, Brigitte, la fille inspirée du barde Dubtak, devint une sainte. Elle fonda un
couvent pour les femmes esclaves qu'elle avait affranchies et consacra au Seigneur sa harpe, sa voix et son cur. Dans un hymne d'elle qu'on a conservé, elle disait : « Je voudrais de grandes coupes de
charité pour les distribuer ; je voudrais des caves pleines de grâces pour mes
compagnons. » Un
jour, Brigitte vit venir à elle Patrice blanchi par l'âge. « Voici, dit le saint, j'ai converti toute l'Irlande et je suis devenu vieux. Mes membres s'engourdissent, mes yeux commencent à s'obscurcir. Prends ta harpe, Brigitte, pour qu'à tes chants je retrouve un rayon de lumière, avant de trouver le
soleil qui ne s'éteint pas. » Brigitte répondit : « Assez longtemps j'ai chanté. J'ai affranchi des milliers de surs, mais ma harpe ne me console plus. Mon
âme est triste ; car tu as condamné mon père Dubtak et les vieux héros qui dorment sous les pierres sacrées aux
limbes éternels. » Patrice sourit tristement et dit : « Le temps est venu ; je m'en vais vers eux. Adieu, ma fille ! » Quand Brigitte leva la tête, le saint avait disparu. Alors elle se mit à pleurer et dit : « Pourquoi lui ai-je refusé son désir ? Pourquoi n'ai-je pas su consoler à sa dernière heure celui qui m'a consolée ? Car je sens que je ne le verrai plus. Nous avons donné notre vie pour les autres, et tous deux nous mourrons seuls ! J'ai soif des plages où il n'y aura point de séparation, où les curs comprendront les curs, où les regards saturés de lumière assouviront les regards ! ».
Patrice disparut sans trace dans une des îles où il avait coutume de se retirer. Comme celui du grand
druide, son tombeau demeura inconnu. A quelque temps de là, Brigitte fit un rêve. Elle vit saint Patrice assis à côté de son père Dubtak dans une barque légère comme l'arc de
Diane. Ossian et Finn et beaucoup de vieux héros les entouraient. L'Ange-Victoire, avec sa harpe, se tenait debout à la poupe comme un pilote, et la barque étendait ses ailes gonflées de désir et de mélodie comme un grand
oiseau de mer. Peu à peu, les flots d'azur qu'elle fendait se changèrent en bandes de vapeurs, et doucement soulevée, la
nef des
âmes montait dans le
firmament. Elle montait vers l'étoile des mages, vers le
soleil du Christ qui grandissait au-dessus du zodiaque, dans le signe de la Vierge. Après cette vision radieuse, Brigitte mourut consolée.
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(29) Bollandus,
Confessio S. Patricii (
Acta sanctorum, XVII). M. de La Villemarqué rapporte les faits essentiels de la vie de saint Patrice d'après les Bollandistes et Colgan, dans sa
Légende celtique.