III - LE MONT ST-MICHEL ET SON HISTOIRE
Alors il y eut un combat dans le ciel. Michel et ses anges combattaient contre le dragon,
et le dragon combattait contre eux avec ses anges. (
Apocalypse XII, 7.)
Immensi tremor Oceani. (
Devise des chevaliers de St-Michel.)
La France est une personne. (Michelet)
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1890
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Un sifflement aigu de locomotive. Je me réveille en sursaut ; il fait nuit encore. J'ouvre la fenêtre du wagon et je respire avec délice la fraîcheur calmante du paysage normand. Le train coupe au vol de grandes plaines vides, de vastes espaces inhabités. Les rideaux d'arbres, les chênes tordus par le vent, les bouleaux frissonnants profilent de noires chevelures sur le ciel étoilé. Pacages sur pacages. Des villes somnolentes apparaissent vaguement sur les collines, avec leurs fins clochers comme de vieilles fileuses endormies. Le train dépasse Vire, Saint-Sever, Villedieu. L'aube commence à poindre. Déjà l'inquiétude de la végétation et la couleur venteuse du ciel annoncent le voisinage de l'océan. La rosée blanche qui vient des plages marines couvre les pâturages de longues bandes, et jette les lambeaux de sa robe déchirée sur les constellations pâlissantes. Dans une combe noyée de brume, les arbres effarés émergent, comme des flots d'un étang. Les étoiles s'éteignent. La Grande-Ourse plonge de sa partie inférieure dans la mer des vapeurs comme un chariot enlisé dont on ne voit plus que le timon.
Avranches. Il fait grand jour. Elle est majestueusement assise sur sa haute colline en pente douce, la capitale de l'Avranchin, antique refuge de la tribu gauloise des Ambivareti, exposée au vent de mer et au choc des invasions, conquise et reconquise par les ducs de Normandie et de Bretagne, par les rois de France et d'Angleterre, mais qui depuis Charlemagne jusqu'à nos jours a conservé son caractère primitif de gravité épiscopale. De son promenoir planté d'ormes séculaires, de son Jardin des Plantes, on domine, comme de la pointe d'un promontoire, un des plus beaux paysages de France. La vallée de la Sée et de la Sélune forme tout autour un océan de verdure plantureuse. Au loin, les grèves jaunâtres dessinent la ligne sinueuse d'un golfe. Ce golfe en croissant se termine par deux pointes, Granville au nord, au sud Pontorson. C'est la baie normande, sauvage et bleue, the blue savage norman bay, comme l'appelle un poète anglais. Au milieu du golfe, d'un gris chatoyant ou d'un violet sombre selon la marée, se dresse comme un château fantastique, sur un récif noir et pointu, le Mont-Saint-Michel, que les gens du moyen-âge appelaient la merveille de l'Occident. Vu à cette distance, voilé de brume et comme perdu dans la mer, il ressemble plutôt à un menhir colossal qu'à une construction humaine. L'estuaire du Couësnon, qui sépare la Bretagne de la Normandie, trace maintenant son lit sablonneux à gauche du Mont. Autrefois, il passait à droite. Aussi, Bretons et Normands se sont-ils disputé le rocher porteur du sanctuaire et séjour de l'archange protecteur de la France. Les Bretons disaient :
Le Couësnon, dans sa folie,
A mis le Mont en Normandie.
Les Normands ripostaient :
Si bonne n'était Normandie,
Saint Michel ne s'y serait mis.
Mais le Couësnon et
saint Michel ont beau avoir donné raison aux Normands, sur la terrasse d'
Avranches on se sent déjà en pays
celtique. Le regard est attiré par ces côtes fuyantes, la tristesse infinie de la mer vous arrive avec la brise océanique, et comme une vague perdue vous monte au cur un premier souffle de sa
liberté sauvage et de son immensité. Et puis, ces tronçons de colonnes, débris d'une vieille
cathédrale, rassemblés en un tas de pierre comme un
cairn, ce petit portail à mine gallo-romaine, ce dolmen artificiel et jusqu'à cette superbe végétation exotique, épicéas et cèdres touffus, tout cela sent plus la
Bretagne que la Normandie. Le nom caressant des deux rivières, la Sée et la
Sélune, n'a-t-il pas lui-même quelque chose de délicieusement païen ? N'est-il pas comme un dernier écho des
forêts sonnantes de la Gaule
druidique ? Les archéologues du pays prétendent qu'il vient du nom de
Sènes que les
Gaulois donnaient à leurs
druidesses, ces magiciennes capricieuses et violentes qui prétendaient habiter les
fleuves, commander aux tempêtes et gouverner le cur des hommes par les
éléments. Et de fait, elles, leur ressemblent, les deux rivières tortueuses, aux reflets de
couleuvre, qui se glissent par leurs estuaires vers les grèves perfides, où l'on s'enlise, sans qu'on sache où l'
eau douce se change en l'onde amère, où finit la terre et où commence l'océan.
Mais hâtons-nous vers le but. Le chemin de fer nous a menés jusqu'à
Pontorson, jolie petite ville normande à l'embouchure du Couësnon. Nous quittons enfin la voie ferrée pour nous engager sur la nouvelle chaussée qui conduit au
Mont isolé dans sa solitude marine. Quelques fermes bordent encore la route. Mais insensiblement les
arbres disparaissent, la végétation paludéenne des cristes-marines commence. On entre dans la région des dunes et des sables qui s'étendent, luisants comme un miroir jaunâtre, jusqu'à la pleine mer. Droit devant nous, au bout de la chaussée, se découpe sur le bleu sombre de l'océan le
Mont-Saint-Michel, pyramide violette qui se termine en
flèche par la tour de l'
église. A mesure qu'on approche, se détachent les constructions et les édifices qui composent un ensemble unique d'étrangeté et de grandeur, fragment intact du moyen âge. La fière forteresse est ceinte vers le bas d'un ourlet de remparts garnis de tourelles dont la mer mouille le pied. Un amas de maisons accotées au roc, accrochées les unes aux autres comme des ee nids d'hirondelles, s'étagent sur les flancs du
Mont. C'est la ville des Montois qui, du XIIème au
XVème siècle, regorgeait de
pèlerins, de chevaliers et de soldats. Elle n'abrite plus aujourd'hui que de rares familles de pêcheurs. Peintres et touristes y passent en
automne comme des
oiseaux voyageurs. La vieille
abbaye domine ce fouillis de masures de ses puissants contreforts et de ses tours crénelées. Plus haut encore, et pour couronner le tout, la
basilique ajoure sa
nef légère, ses arcs-boutants et sa tour. L'aérienne
cathédrale semble avoir été portée là miraculeusement, pour défier les vents et les flots.
Roc, ville, château-fort, forment une masse
homogène, d'une seule poussée hardie. En présence de ce magnifique morceau d'architecture et d'
histoire, nous revient le mot de
Vauban en face du
dôme de
Coutances : « Qui donc a jeté ces pierres dans le
ciel ? »
La chaussée aboutit au mur plein de l'
Avancée, ouvrage extérieur qui protège le
Mont. On le suit sur une passerelle et on pénètre dans la forteresse par une porte à
mâchicoulis. Dès l'entrée, la vieille
histoire de France nous saisit. Elle ne nous lâchera plus, pour nous conduire, pas à pas, jusqu'aux temps modernes. Dans la première cour, au-dessus d'une porte à herse de fer, un
lion de pierre pose sa griffe sur l'écusson
abbatial où des saumons nagent sur fond ondé. Cette porte mérite son nom de porte du roi. Ce
lion figure bien la
royauté en France ; car ses débuts, son apogée et son déclin ont suivi d'assez près la naissance, la splendeur et la décadence du
Mont-Saint-Michel. La porte des
Michelettes tient son nom de deux pièces de canon abandonnées par les Anglais dans le siège fameux du
XVème siècle. Nous voici dans l'unique rue de la ville qui se déroule en spirale sur le flanc de la
montagne et gagne l'
abbaye par des escaliers en rampe. Après maints degrés et détours, nous voici dans la salle des gardes. Ses fiers arceaux, sa voûte spacieuse nous transportent en plein monde
féodal,
religieux et guerrier. Par cette fenêtre gothique à trèfles, les archers du seigneur d'Estouteville guettaient, sous Charles VII, les mouvements de l'armée anglaise, et, la
flèche sur l'arbalète, attendaient l'assaut. La façade romane de la
basilique évoque devant nous les Normands convertis au christianisme, exprimant d'abord leur génie solide et mesuré en architecture. Le tympan du portail nous ramène jusqu'aux temps
mérovingiens, à la fondation du
sanctuaire au seuil duquel nous nous trouvons. Ce tympan, d'un caractère archaïque et naïf, représente
saint Michel apparaissant à
saint Aubert endormi, au moment où l'
archange lui enfonce son doigt dans le crâne et lui commande d'élever une
église sur le rocher païen. L'intérieur de la
basilique est triste. Les échafaudages d'une restauration commencée et interrompue masquent la beauté des
nefs, la hardiesse des piliers. Le chur grandiose, en style ogival, ne diminue pas cette impression de ruine et d'abandon. Malgré les bannières de
pèlerinages qui l'entourent, la statue de
saint Michel, dans le croisillon du
transept, a plutôt l'
air de pleurer sur la décadence de son culte que de terrasser son
dragon. Ce n'est qu'une pâle effigie du
saint Michel qui vivait autrefois dans les imaginations et armait des milliers de bras pour la
croisade ou pour la guerre contre l'Anglais.
Il faut monter par l'escalier du clocher et gagner la plate-forme extérieure, sur le toit plombé d'une
nef latérale, si on veut retrouver la
mystique envolée que donne le gothique flamboyant et la pensée apocalyptique qui
inspira les constructeurs du merveilleux édifice. De cette terrasse, qui fait le tour de la grande
nef sur la toiture des bas côtés, on jouit d'un superbe coup d'il sur la baie de
Saint-Michel. Elle forme un
triangle dont la pointe s'enfonce dans l'intérieur des terres. Trois rivières en sillonnent les sables comme des canaux étincelants. La côte normande, la côte
bretonne s'étalent en un cercle qui n'a d'autre limite que le
ciel. Montons plus haut encore. Grimpons l'escalier en dentelle pratiqué sur le rampant de l'arc-boutant, et gagnons la balustrade supérieure du comble appelée le
Grand tour des fous. De ce sommet, le
Mont-Saint-Michel tout entier apparaît comme un plan en
relief. D'un côté, il dessine la ligne sinueuse de ses remparts ; de l'autre, il découpe les aspérités de ses récifs mordus et déchirés par les vagues, et tient serrés entre ses murs ses
jardins profonds et sa bourgade rabougrie. M. Le Héricher, l'un de ceux qui ont le mieux étudié et décrit le
Mont-Saint-Michel, compare le massif du château et de l'
église, vu de ce faîte, « à un gigantesque échiquier fouillé par un ciseau puissant, où le grand escalier représente le roi ; la tourelle des
corbeaux, la reine ; la
flèche, la tour. » On est suspendu dans l'
air, on plane, au bord de l'abîme, sur l'immense océan. En temps d'orage, les tourelles, tourellettes et aiguilles gothiques de l'
église, aperçues ainsi à vol d'
oiseau, avec leurs
animaux sculptés,
chiens,
dragons et guivres, ressemblent à une sombre
forêt rongée par toutes ces bêtes fantastiques. Mais vienne une claire journée d'
automne, et qu'un
brouillard s'étende au ras des flots, il isolera la
cathédrale de sa base et la portera mollement dans les airs. Alors elle reluira en plein azur comme ces villes
mystiques qui flottent entre terre et
ciel, dans les peintures des primitifs.
Mais depuis longtemps l'aérienne cité a perdu sa
couronne, j'entends la pyramide architecturale qui formait sa
fleur la plus haute et la plus épanouie. Autrefois, une
flèche élancée surmontait la tour. Cette
flèche transparente et découpée en
roses portait sur sa pointe la statue colossale et dorée de
saint Michel qui montrait la direction des vents en tournant sur son pivot. On l'apercevait de loin en loin, au milieu de l'orage, et son
épée flamboyante semblait défier la foudre. La figure du protecteur du
sanctuaire était le couronnement du
Mont, son
symbole parlant, l'image visible de sa raison d'être historique et
religieuse. L'
incendie de 1594 a décapité l'édifice en faisant écrouler la
flèche avec l'
archange. Au commencement de ce siècle, le télégraphe a remplacé
saint Michel sur la tour et plus d'une fois ses bras gesticulateurs ont porté de Normandie en
Bretagne la nouvelle d'un changement de gouvernement. Aujourd'hui le fil électrique qui passe ailleurs a remplacé le télégraphe. Un fer tordu s'échappe comme un
serpent de la ravine d'une falaise, se perd sous le sable de la plage, traverse l'océan et ressort en Amérique. N'est-ce pas l'un des
symboles les plus éloquents de l'humanité nouvelle et de ses pouvoirs ? Ceci a tué cela. Le câble transatlantique s'est substitué à l'
archange. Ne le méprisons pas. L'idée transmise autour du globe avec la vitesse de l'éclair ; la matière à ce point domptée ; l'
agent vital de l'atmosphère, de l'
âme terrestre, l'électricité, qui, condensée en, foudre, a tant de fois incendié cette
église, fracassé ce clocher, le fluide redoutable et capricieux savamment domestiqué et devenu le messager docile de la pensée humaine : voilà certes une victoire dont
saint Michel n'aurait pas à rougir. Mais elle sera plus difficile à remporter, l'autre victoire que symbolise l'
archange terrassant le
dragon, la victoire de l'
esprit sur la bête humaine. Car si nous voulons connaître le véritable sens de
saint Michel, il faut le demander à ce profond penseur, à ce hardi symboliste qui l'a fait entrer dans le
ciel chrétien, à l'auteur de l'
Apocalypse, qu'une exégèse matérialiste a le tort de prendre à la lettre, au lieu de l'interpréter selon l'
esprit. Pour le prophète de Pathmos, l'
ange Mikaël représente la
force active de la sagesse spirituelle. Sa victoire dans l'humanité doit amener, selon lui, le triomphe de la « Femme revêtue du
soleil », c'est-à-dire, dans le sens
ésotérique des
symboles, de l'Intuition divine, rayonnante d'
Amour. Alors la
Jérusalem céleste, ou la cité de
Dieu, descendra sur la terre ; en d'autres termes, l'
harmonie divine se réalisera dans l'organisation sociale.
Ils l'ont rêvée, ils l'ont cherchée,
cette Jérusalem, les docteurs, les moines, les architectes, les sculpteurs
du
moyen-âge, et l'ont vainement attendue. Et comme la cité
céleste ne descendait pas des nues, ils l'ont fait monter vers le
ciel
en pierres vives, avec leurs colonnettes fleuries, leurs arceaux enchevêtrés,
leurs volutes et leurs clochetons. Redescendons l'escalier du clocher, retraversons
l'
église et entrons au cloître. C'est un bijou de fine architecture
normande du
XIIIème siècle. La galerie quadrangulaire est formée
par une triple rangée de colonnettes isolées en faisceaux, couronnées
de voûtes ogivales d'une délicatesse exquise. Le tuf, le marbre,
le granitelle et le stuc de coquillages broyés entremêlent leurs
teintes brunes,
roses et blanches dans cette colonnade. Le trèfle et l'
acanthe,
le chardon, le chêne et le lierre en fouillent les
chapiteaux. C'est une
élégante
forêt de pierre, chatoyante de clair-obscur, ajourée
de
rosaces lumineuses. Sur quelle base a-t-elle poussé, de quel piédestal
est-elle sortie ? Nous sommes ici au troisième étage de la Merveille,
à côté du dortoir des moines, au-dessus de la salle des Chevaliers,
à cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Regardez par les fenêtres
du couchant, ouvrez une des petites lucarnes latérales à vitraux
peints, partout vous verrez la mer, toujours la mer, à peine un bout de
côte ou le triste
îlot de Tombelène, et puis l'immense océan.
Vers le soir, le cloître prend des teintes d'opale. On dirait vraiment alors
qu'il fait partie d'une cité féerique émergée des
flots,
couronne d'une Jérusalem
mystique, temple vierge creusé dans
une perle transparente.
Mais savons-nous ce qu'elle renferme de larmes, de soupirs,
d'indicible mélancolie dans le ciment de ses pierres ? La
légende
du
Mont veut que le sculpteur de cette colonnade, appelé Gaultier, ait
été un prisonnier, enfermé je ne sais pourquoi dans le
monastère.
Il sculpta ce cloître pour se consoler et on lui promit la
liberté
pour récompense. Mais quand il eut achevé son uvre, il était
devenu fou et se jeta dans l'abîme béant, à côté
de sa merveille. Cette
légende n'est-elle pas l'
histoire de tous les grands
artistes ? Ils ont fait cette gageure d'enfermer un rêve d'infinie beauté
dans l'ingrate matière. Et le rêve est là vivant pendant qu'ils
travaillent à l'uvre. Mais, avec le dernier coup de ciseau, le rêve
a disparu, le
ciel sourit dans son insondable immensité, et l'abîme
n'est pas loin.
La salle des Chevaliers nous montre de nouveau la face guerrière
du
Mont, la face sombre aussi. Chose curieuse, et dont nous dirons plus tard la
raison, elle ne rappelle aucun souvenir glorieux de la
royauté, aucune
grande scène de notre
histoire. Malgré ses quatre
nefs, ses énormes
piliers ronds, elle est lugubre. Triste et vide, elle ne se souvient que des longues
files de détenus, qui ont travaillé ici à leurs métiers.
De là, nous pénétrons dans les parties intérieures
et ténébreuses du
Mont. Nous circulons dans un dédale d'escaliers,
de corridors, de caveaux bas. Voici la
crypte des Gros-Piliers, qui soutient le
chur de la
basilique ; voici les
oubliettes du château et du
couvent.
Voici le cintre bas où
Louis XI fit mettre, dit-on, la cage qui enfermait
le
cardinal La Balue et où
Louis XIV relégua le gazetier Dubourg,
qui l'avait insulté. Voici enfin les cachots du
grand exil, véritables
trous d'où l'on ne sortait guère vivant, et ceux du
petit exil,
où l'on demeurait quelques
jours. Barbès y fut enfermé pendant
vingt-quatre heures après sa tentative d'évasion. Les minces rayons
de lumière qui filtrent dans ces couloirs obscurs y jettent des tons roux.
La souffrance, la révolte, le désespoir concentrés de plusieurs
âges suintent de ces cachots taillés dans le roc. On y respire une
vapeur d'angoisse et de colère. Triste revers de la
basilique et de la
cathédrale que ces noires entrailles du
Mont-Saint-Michel. Par la logique
intrinsèque des choses, on comprend la malédiction qui pèse sur lui, on comprend qu'il soit mélancolique, écimé et abandonné, depuis que le vieux
sanctuaire est devenu prison et parfois
chambre de torture. En sortant de là, on se sent assailli par dix siècles d'
histoire, mêlée confuse d'ombres
illustres et inconnues, dont chacune semble redemander la vie et le
jugement au grand
soleil de la justice et de la vérité.
Redescendu sur la plage, je m'assis, au bord de la chaussée, où les pécheurs amarrent leurs barques. Derrière moi, l'ombre gigantesque du
Mont se projetait sur la baie jusqu'à l'
horizon. Devant moi, le
soleil descendait sous un grand rideau de nuages ; les grèves plates s'étendaient à perte de
vue, et l'océan, changeant de
couleur comme un caméléon sous le mouvement des nuages, avait pris une teinte fauve striée de lueurs verdâtres. Un singulier personnage s'arrêta devant moi. Les pieds et la tête nus, vêtu de loques et d'une vareuse violette, il laissait flotter au vent une véritable
forêt de
cheveux bruns.
Immobile, il me regardait de ses yeux bleus et vagues. Une tête d'Antinoüs, mais sans expression. Une chevelure épaisse, inextricable et remplie de poussière, dont les tire-bouchons traînaient avec une sauvagerie voulue sur ce beau visage basané, au regard étrange, éternellement absent. Un innocent, pensai-je.
Voyant qu'il m'intéressait, il mit le point sur la hanche, comme pour me faire admirer sa pose. « Qui êtes-vous ? Lui dis-je. Marchand de coquilles et modèle d'
atelier. Tous les peintres qui viennent ici font mon portrait. Voulez-vous que je pose pour vous ? Je ne suis pas peintre, malheureusement. Voulez-vous faire le tour du
Mont sur les grèves ? Je vous conduirai. Avec plaisir. Il faut nous presser ; car la mer arrive. Avec moi pas de danger. Je connais tous les trous et je marche sur la
tangue comme sur un plancher. »
Déjà nous courions sur les cailloux. Une fillette de dix ans, plus déguenillée encore que l'innocent, vint se suspendre à sa main. C'était une petite pêcheuse de coques. Munie de son sac de filet, l'il effaré et perçant, elle paraissait voleter comme une mouette sur les roches et les mares. Du bas des falaises on pouvait mesurer maintenant toute la
hauteur de la Merveille avec trois étages, masque sombre de la forteresse qui regarde le large et l'Angleterre.
Chemin faisant, l'innocent m'énumérait tous les tableaux pour lesquels il avait posé, et il ajoutait avec un tranquille orgueil, en étendant ses bras et en baignant ses haillons dans le
soleil couchant : « On me vend dans le monde entier. » Au tournant d'un récif, j'aperçus l'
îlot de Tombelène doré par un dernier rayon du
jour. Cet
îlot m'attirait par son aspect singulièrement sauvage et désolé. « Qu'est-ce que cela ? Demandai-je à l'innocent. C'est Tombelène. ». Et de sa voix qui rappelait le clapotement des vagues sur les galets, le vagabond commença à marmotter une
histoire embrouillée. La vieille
légende s'était modernisée dans sa tête. Un marin avait enlevé la fille d'un général, du nom d'
Hélène. Ils avaient vécu sur cet
îlot pendant les guerres de la révolution. La demoiselle étant morte, on l'avait enterrée là. Il résuma sa science dans cette étymologie, qui paraissait le faire rêver beaucoup : « Tombelène !
Tombe d'
Hélène ! » La petite pêcheuse de coques avait trouvé des moules, qu'elle déterrait dans la lise, et pour marquer son plaisir, elle fredonnait triomphalement sur une mélodie primitive de son invention :
Beau marinier, qui marines,
Vive l'amour !
Apprends-moi à chanter,
Vive le marinier !
Entrez dans mon navire,
Vive l'amour !
Je vous l'apprendrai,
Vive le marinier !
Entraînée par la pêche et par sa chanson,
la petite courait sur les lises, l'innocent après elle, et moi après
l'innocent. Cependant le crépuscule tombait, la mer râlait au loin.
Je me retournai : le spectacle était devenu imposant. Entre le
ciel et
l'océan gris, une barre rouge marquait le
soleil disparu. Un grain glissait
obliquement sur
Cancale, d'où quelques voiliers pêcheurs s'échappaient
avec la marée montante. Dans le
ciel brouillé s'ouvrait une de ces
crevasses éblouissantes, une de ces trouées d'azur que les marins
appellent
il de Dieu. Le
Mont-Saint-Michel se profilait en noir sur
ce fond blafard.
Sanctuaire, forteresse et prison ne semblaient plus qu'un écueil
sauvage au milieu des flots, un nid de goélands. Où êtes-vous,
âmes nombreuses qui avez soupiré sous les crépuscules, dans
cette prison de granit ? Maximilien Raoul compare le vieux
Mont, vu depuis les
grèves, à un cercueil gigantesque dont le luminaire fume encore
dans l'obscurité. Oui, cercueil d'un passé mort. Mort vraiment ?
Non, rien ne meurt tout à fait, ni dans l'
âme des individus, ni dans
celle des peuples ; mais tout se métamorphose. Il vit mystérieusement
en nous, ce passé
celtique, chrétien, chevaleresque et révolutionnaire.
Il vit dans nos passions, dans nos luttes, dans nos aspirations latentes, dans
nos mélancolies incompréhensibles ; il entre dans la substance même
de nos pensées. Les races sommeillent ; elles n'oublient pas. Elles ont
de profondes ressouvenances et des réveils surprenants. L'
âme d'une
nation se compose de tout ce qu'elle a vécu dans le cours des âges,
et dont le
sphinx de l'avenir se réserve la synthèse.
« La mer vient, rentrons, » me dit l'innocent.
Son il vague et sans sourire n'avait rien perdu de
son calme.
Son attitude avait toujours la même majesté de mendiant
et de modèle. Seulement il me prit gravement la main pour me conduire.
Je ne voyais pas venir la mer, mais un grondement lointain annonçait l'approche
du
mascaret. En avançant je m'aperçus que les flaques d'
eau augmentaient
et que la
tangue devenait plus molle. L'
eau paraissait sourdre du fond des sables
et j'enfonçais parfois jusqu'aux genoux. Tout à coup, une lame longue,
plate, imperceptible, vint lécher nos pieds de sa frange d'écume.
D'où venait-elle ? De l'
horizon. C'était l'océan lointain
qui nous saluait. «
Pas de danger, jamais de danger avec moi, » me
dit l'innocent, qui me prêta son bras d'
Hercule pour me maintenir en
équilibre
sur la lise mouvante. Puis, son idée fixe le reprenant, il recommença
son interminable
histoire, où revenait sans cesse le refrain mystérieux
: « Tombelène !
Tombe d'
Hélène ! » Quant à
la petite pêcheuse, elle riait de mon embarras. Sa sabrette pleine de coques,
elle bondissait sur les lames grandissantes, comme un pétrel, et continuait
sa chanson :
Quand la belle fut dans le navire,
Vive l'amour !
Elle se prit à pleurer,
Vive le marinier !
Et qu'avez-vous, la belle,
Vive l'amour !
Qu'avez-vous à pleurer,
Vive le marinier !
En quelques minutes, nous atteignîmes le granit solide du
Mont-Saint-Michel. Une heure après, les lames battaient contre le rempart de l'Avancée, et bientôt la mer envahissante, avec sa ceinture de vagues, eut changé le
Mont solitaire en île.
Depuis, ces images marines, mêlées aux ombres du château et de l'
abbaye, m'ont hanté. Souvent mes pensées voyageuses sont revenues au
Mont-Saint-Michel, « au péril de la mer », comme à un observatoire
immobile au milieu du flux et du reflux des temps. J'ai glané dans les livres, j'ai feuilleté de vieilles chroniques, et l'
histoire du
Mont m'est apparue comme un reflet coloré, comme un raccourci
symbolique de la grande
histoire de France. J'ai tâché de
fixer en quelques visions rapides les scènes et les personnages, de diverses époques, que ces lectures ont évoqués devant moi. Il m'a semblé qu'il s'en dégageait un aperçu sommaire sur la formation de l'
âme celtique et française à travers les
siècles.
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(17) Achevé en 1228, le cloître a été restauré de 1877 à 1888 par M. Corroyer, avec un
goût parfait.