I - LES LÉGENDES DE L'ALSACE
I - ÉPOQUE CELTIQUE LE MUR PAÏEN GAULOIS ET TEUTONS
Lorsqu'on parcourt ce vaste verger qui se nomme la plaine d'Alsace, l'il rencontre à l'horizon une bande ondulée d'un bleu sombre ; ce sont
les Vosges. Par-delà les moissons jaunes et les hautes houblonnières, par-dessus les champs de colza ou derrière les rideaux d'aulnes qui enveloppent les villages riants sans les cacher, partout vous apercevez cette bordure lointaine de croupes boisées ou de cimes abruptes qui attirent le regard et reposent la vue. C'est aussi vers cette chaîne de montagnes que nous reportent les plus anciennes traditions, les grandes légendes du pays, comme vers des lieux en quelque sorte sacrés.
Franchissons la zone des vignobles qui longent les
montagnes, engageons-nous dans une des nombreuses vallées latérales, et gagnons les cimes à travers les épaisses
forêts de chênes, de hêtres et de sapins : un autre spectacle s'ouvre à nos yeux. Du sommet du
Ballon, du Honeck, du Brésoir ou du Donon, le
relief des
montagnes se dessine. Au-dessus de l'enchevêtrement des vallées profondes, les sommets des Vosges émergent des
forêts comme des îles. Ce ne sont pas les pics escarpés des Alpes ni les plateaux monotones du Jura, mais de larges
dômes ou des dos allongés qui affectent la forme d'
animaux
gigantesques,
antédiluviens. Suivez ces crêtes rocheuses, promenez-vous sur ces landes, et vous vous croirez dans un autre monde. On dirait des lieux créés par la nature pour des réunions secrètes. La vie moderne s'est éloignée avec la plaine, qui prend d'ici les aspects changeants, les stries claires ou sombres d'une mer immense. Les
burgs, les châteaux-forts, les ruines innombrables disparaissent à nos pieds. Nous pénétrons, bien au delà du
moyen-âge, dans une région préhistorique. Sur la crête du Taenichel, qui descend du Brésoir aux châteaux de
Ribeauvillé, des rochers étranges bordent la
hauteur. Ce sont des blocs aux flancs creusés ou équarris. D'énormes
cairns surplombent l'abîme des
forêts ; ils profilent sur les nuages leurs têtes de sauriens ou allongent dans le vide des museaux de sangliers. Çà et là les sapins envahissent l'enceinte monumentale ; plus loin, un
chaos de rochers s'éboule dans les
bois. Partout, aux formes des pierres, à leurs entailles, à leurs dépressions on croit distinguer la main de l'homme sous les caprices de la nature. Un peuple disparu adorait-il ici ses
dieux terribles ? Vient l'orage ; de lourdes nuées enveloppent la
montagne ; l'éclair bleuit la lande blafarde ; les vallées se renvoient le bruit de la foudre, et, frappés d'épouvante, vous croirez voir le Tarann
gaulois lancer sa
hache de pierre contre les
angles de la
montagne et entendre la voix d'Esus sortir des
forêts fouettées par l'ouragan.
Poursuivez cette promenade sur les sommets du sud au nord, et vous trouverez les traces de plus en plus visibles et certaines des peuples primitifs, des civilisations disparues. Au Schneeberg, c'est une pierre branlante parfaitement équilibrée ; au Donon, ce sont les restes d'un temple
gaulois ; à Sainte-Odile enfin et au Menelstein, c'est le
mur païen, prodigieuse construction qui fait depuis cent ans le bonheur des touristes et le désespoir des archéologues. Nous abandonnons aux savants le soin de déterminer à quelles époques diverses se rattachent ces monuments mégalithiques. A eux de décider si les premiers habitants de l'
Alsace furent des Troglodytes, des peuples à silex ou à pierre polie, des crânes déprimés ou allongés, des Aryens, des Touraniens ou pis encore.
Allons droit à l'âge
gaulois et
celtique, qu'on peut appeler le premier âge historique de l'
Alsace, puisqu'il a laissé dans la langue et la
légende des souvenirs ineffaçables.
Transportons-nous à l'époque où les
Gaulois occupaient encore la rive gauche du Rhin, cent ans avant César et cinquante ans avant la grande
invasion des
Cimbres et des
Teutons. La plaine d'
Alsace était couverte de
forêts et de pâturages.
Vue d'en haut, on eût dit une peau noire tigrée de taches vertes. Là sont parsemés les villages des Séquanes et des
Médiomatrices, maisons rondes de
bois, couvertes de toits de joncs, peuple de pêcheurs et de chasseurs. Ils adoraient Vogésus, le
dieu des Vosges. Les
gaulois se le représentaient tantôt comme un berger colossal poussant devant lui les troupeaux d'aurochs et de
chevaux sauvages qui peuplaient alors ces
forêts inextricables, tantôt comme un guerrier
géant debout sur une haute cime de la chaîne, en face de la Germanie. Ils invoquaient aussi Rhénus, le
dieu du Rhin, vieillard toujours en colère, auquel ils attribuaient la puissance prophétique. Mais, au-dessus de ces divinités locales créées par les indigènes régnaient les grands
dieux aryens de la Gaule : Esus, Tarann, Bélen, dont le culte était entre les mains des
druides et qu'on révérait sur le sommet des
montagnes.
Dès ces temps reculés, l'
Alsace avait sa
montagne sainte, et, chose étrange, c'était la même qu'aujourd'hui. Car, comme nous le verrons plus tard, la
légende chrétienne vint se greffer sur les lieux consacrés par les vieux cultes païens. Mais, pour le moment, il nous faut oublier que nous nous trouvons sur la
montagne de
sainte Odile et substituer à son
couvent le temple du
Soleil, qui la couronnait alors. Par sa situation comme par sa forme, cette
montagne est la plus remarquable de l'
Alsace. Placée en évidence, elle était prédestinée à la vénération des siècles. De plus de dix
lieues on aperçoit ce haut plateau. Le Menelstein forme son
angle gauche et son point culminant. Il envoie dans la plaine un long promontoire mamelonné, où se dessine le château de Landsberg. A l'
angle droit, un rocher isolé domine à pic les sombres
forêts de sapins comme une citadelle en vedette. Un
couvent l'occupe aujourd'hui ; mais il y a deux mille ans, il portait le temple de Bélen et s'appelait la
montagne du
Soleil. Plaçons-nous maintenant sur le roc du Menelstein, à l'
angle du plateau, et nous jouirons d'une
vue à la fois splendide et sauvage, éblouissante de contrastes et d'immensité. On plane ;
montagnes et plaines se déroulent à perte de
vue. Les ruines d'
Andlau et de Spesbourg, si majestueuses lorsqu'on les voit d'en bas, disparaissent dans les profondeurs comme des taupinières. Quatre ou cinq chaînes de
montagnes se succèdent l'une derrière l'autre, comme un océan dont les vagues gigantesques vont du vert clair à l'indigo et qui roulent sur vous. Mais à côté du vertige des cimes s'étalent le charme et le repos de la plaine. Elle s'étend tout autour comme un verger sans fin, avec ses prairies, ses clochers, ses bouquets d'
arbres, jusqu'à la Forêt-Noire. Par les beaux soirs d'été, les Alpes dentelées scintillent, mirage aérien, au-dessus de la ligne vaporeuse du Jura.
Une lande couverte de genêts occupe le sommet et se recourbe en fer à
cheval jusqu'au rocher qui forme saillie au nord. Une chose frappe l'attention sur tout ce parcours, c'est un vieux mur qui longe et contourne le plateau. Il est bâti en énormes blocs de grès vosgien grossièrement équarris, mais si larges et si bien campés qu'ils n'ont pas bougé depuis des siècles. Quelquefois on les a trouvés reliés entre eux par ces petites pièces de
bois nommées queues d'aronde. Çà et là, les pierres s'encastrent dans le roc, s'appuient aux
angles de la
montagne, appelés chaires de Bélen par la
mythographie celtique. Quelquefois le mur, suivant les accidents de terrain, est forcé de descendre dans une ravine, mais c'est pour regrimper sur la crête. Sur un espace de plus de deux
lieues, il fait le tour du plateau. Autrefois, le peuple, frappé de cette puissante construction, l'attribuait au diable. De là son nom de
mur païen. Ni les hommes ni les
éléments n'ont pu le démolir. La foudre a eu beau tomber, le levier creuser les interstices ; les sapins, drus et serrés, se sont lancés par milliers à l'assaut contre lui ; il n'a pas bougé. Ils ont recouvert ses parois, fouillé ses entrailles de leurs racines ; mais les
arbres se dessèchent et meurent, le mur
immuable est toujours là : il est resté le maître de la
montagne qu'il
couronne, et durera autant qu'elle.
Quel que soit l'âge de ce mur
prodigieux sur lequel s'est épuisée la
sagacité des
antiquaires
(1), il est évident qu'il avait pour but la défense
du plateau. D'autre part, les
tumuli trouvés dans l'enceinte
(2),
les
menhirs postés sur les flancs, les
dolmens et les pierres
de sacrifices qui parsèment la
montagne et les vallées environnantes,
les noms mêmes de certaines localités
(3), tout
prouve que la
montagne fut dans les temps
celtiques le siège d'un grand
culte. Rapprochons maintenant les deux ordres de faits qui découlent de
ces monuments et des traditions
celtiques, aidons-nous de l'
histoire et de la
légende et tâchons de ressusciter les scènes dont ces pierres
furent les témoins avant l'arrivée des Romains.
Il y eut dans la
Gaule celtique quatre grands centres
religieux où se réunissaient les tribus des diverses régions. On y traitait à certaines époques les affaires
religieuses, politiques, militaires et judiciaires de la confédération. Ces lieux étaient Karnut (
Chartres), au centre de la Gaule ; Karnac en
Bretagne ; le massif d'Alaise dans le pays de
Besançon ; et la
montagne d'Ell (Bel ou Bélen), aujourd'hui le mont de Sainte-Odile
(4). Ce dernier dut être l'avant-garde de la Gaule en
vue de la frontière germaine. Lorsque les
druides, venus de
Bretagne avec les
Kymris, s'emparèrent du gouvernement
religieux et politique de la Gaule, ils apportèrent avec eux des
dieux nouveaux et une doctrine secrète sur l'évolution de la vie, sur l'
âme et sur la vie future. Cette doctrine, parente des mystères de
Samothrace, se rattachait au culte des révolutions célestes. Eux seuls et leurs
disciples en avaient le privilège. Quant aux peuples maintenus par la terreur sous leur autorité, ils étaient admis à la vénération des
dieux supérieurs sans être
initiés à leur nature. Rien de plus redoutable que l'inconnu. Ces
dieux n'habitaient que les cimes ou les îles sauvages de l'océan. Or, le mont de Bélen se prêtait admirablement à la mise en scène de ce culte. Les grandes fêtes avaient lieu au
solstice d'
hiver et au
solstice d'été, quand l'
astre vainqueur remontait vers le
zénith ou lorsque, parvenu au plus haut du
ciel, il s'arrêtait pour contempler son empire. Une grande quantité de
Gaulois accourait alors du nord et de l'ouest et venait camper aux abords du mont sacré. Mais la foule n'était admise à l'ascension que la nuit. Les ovates ou
eubages gardaient les chemins et guidaient les visiteurs avec des torches de résine. On s'engageait dans une des sombres vallées. C'était la région pleine de terreur des
dieux du mal, des démons de la terre. Çà et là, dans un fourré, à la lueur des pins flambants, on voyait luire un couteau de sacrifice. Quelquefois le cri d'une victime feinte ou réelle perçait l'oreille et donnait le frisson. Mais peu à peu, à travers les massifs de sapins, les bouquets de bouleaux, par les sentiers qui s'enroulaient autour de la
montagne comme des bandelettes, on gagnait les régions supérieures. On parvenait enfin sur la lande de Ménel, éclairée par la
lune, où les visiteurs se prosternaient devant Sirona, la
Diane gauloise. Après toutes sortes de
rites solennels, vers l'aube, on approchait par le plateau du temple de Bélen. Mais il était interdit aux
profanes de franchir sa triple enceinte sous peine de mort. Tout ce qu'ils pouvaient obtenir, c'était de voir le
dieu lui-même, le
soleil levant sortir de la Forêt-Noire et dorer de son premier rayon le temple circulaire aux sept colonnes, debout sur l'abîme.
La sainte terreur que les
Gaulois avaient de leurs
dieux garantissait la
montagne contre toute profanation. Mais il y avait d'autres
ennemis à craindre : les Germains, qui dès le premier siècle avant notre ère menaçaient la Gaule. Les
historiens romains nous ont décrit la formidable
invasion des
Teutons que Marius seul parvint à vaincre. Ils nous ont montré ces hommes de taille gigantesque, vêtus de peaux de bêtes, coiffés de mufles d'
animaux effrayants ou bizarres, ou d'énormes ailes d'
oiseaux de proie, pour se rendre plus effrayants. Ils nous ont fait entendre « leurs rugissements, pareils à ceux des fauves ». Ils nous ont fait voir ces peuples cheminant avec leurs chariots, leurs trésors et leurs femmes, et se répandant « comme une mer soulevée ». Mais cette
invasion ne fut pas la seule. Beaucoup d'autres la précédèrent et la suivirent. Ces hordes venaient du fond de la Germanie, par la
forêt hercynienne, pour ravager la Gaule ; les Vosges recevaient le premier choc, les trésors du temple avaient de quoi tenter la cupidité des
Teutons ; et c'est sans doute pour le protéger que les
druides firent construire ce mur énorme. Une armée pouvait camper dans l'enceinte. Plus d'une fois, elle dut être attaquée et vaillamment défendue. La muette éloquence des lieux nous retrace encore une de ces batailles où le génie ardent de la Gaule luttait avec la Germanie envahissante comme avec les
éléments déchaînés : les
feux allumés sur les plus hautes cimes pour rassembler toutes les tribus de l'Est ; le mont de Bélen investi par les
Teutons ; les attaques nocturnes ; les combats sur les avant-monts à coup de
hache et de framée ; l'enceinte escaladée, franchie, le temple menacé ; les
druides se jetant dans la lutte, flambeaux allumés ; la mêlée au hasard,
corps à
corps, dans le
chaos des rochers et des
bois, et l'
ennemi enfin précipité de ravine en ravine.
Plus belles que les fêtes du
solstice étaient les fêtes de victoire. Alors la
montagne de la guerre redevenait la
montagne
du
soleil. Elle se hérissait de tribus armées. Les premiers guerriers étaient admis dans l'enceinte du
feu sacré qui brillait au centre du temple circulaire sur une pierre noire tombée du
ciel. Le
soleil renaissant embrasait le temple, les
forêts, les
montagnes. Peut-être qu'un barde, debout sous les colonnes, chantait pour la circonstance un de ces hymnes dont les traditions irlandaises et galloises nous ont conservé des fragments : « Il s'élance impétueusement, le
feu aux
flammes, au galop dévorant ! Nous l'adorons plus que la terre ! Le
feu ! Le
feu ! Comme il monte d'un vol farouche ! Comme il est au-dessus des chants du barde ! Comme il est supérieur à tous les
éléments ! Il est supérieur au grand Etre lui-même. Dans les guerres, il n'est point lent !... Ici, dans ton
sanctuaire vénéré, ta fureur est celle de la mer ; tu t'élèves, les ombres s'enfuient ! Aux
équinoxes, aux
solstices, aux quatre saisons de l'année, je te chanterai,
juge de
feu, guerrier sublime, à la colère profonde
(5) ! » Et les sept vierges gardiennes du
feu,
symboles des sept planètes, vêtues de lin blanc et couronnées de feuilles de bouleau, tournaient autour du temple en frappant leurs cymbales et en poussant des cris de joie sur l'abîme.
De tout cela que reste-t-il aujourd'hui ? Quelques pierres et le vieux mur impassible. La
montagne des
Gaulois, des
Francs et des Français
est retombée au pouvoir des
Teutons. Elle porte çà et là des écriteaux allemands, et c'est dans la langue de Teutobocchus qu'on nous montre le chemin des
cromlechs, des
dolmens, du
rocher des druides et du
plateau des fées ! Et quand tout semble avoir oublié ce passé lointain, sauf les pierres, la
légende à la mémoire tenace se souvient encore. Elle parle d'armées entières aux cuirasses de
feu qui se combattent la nuit sur les landes, de
fées qui dansent au clair de lune entre les bouleaux. Une superstition singulière est restée attachée à la chapelle qui s'élève sur l'emplacement du temple de Bélen. Les jeunes filles qui veulent se marier dans l'année en font trois fois le tour. C'est peut-être un souvenir de l'ancien culte solaire et des vierges gardiennes du
feu.
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(1) Schpflin, dans son
Alsatia illustrata, considère faussement le mur comme une construction gallo-romaine. Schweighauser et Levrault lui donnent avec probabilité une origine
celtique.
(2) M. Voulot a trouvé huit tombes dans l'enceinte du mur païen. Il les a décrites dans son livre :
Les Vosges avant l'histoire,
Mulhouse, 1873. Les ossements,
haches, colliers et anneaux trouvés par lui dans ces tumuli sont actuellement au musée archéologique d'
Epinal dont M. Voulot est le conservateur.
(3) La
Kirneck, ruisseau qui traverse la vallée de
Barr, le
Krax,
montagne voisine, le
Menelstein, l'
Ellsberg sont des noms d'origine
celtique.
Truttenhausen, endroit situé au pied du mont Saint-Odile, signifie
maison des druides. C'était probablement la principale résidence du
collège druidique qui avait la garde de la
montagne et présidait à son culte. Plus tard, pour exorciser ce lieu, on y bâtit un
couvent dont on voit encore les ruines.
(4) La partie de la
montagne où se trouve
le Plateau des fées s'appelle encore aujourd'hui l'
Ellsberg (
montagne d'Ell).
(5) Chant d'Avaon, fils de Taliésin, barde
gaulois (Mywirian.)