LIVRE II
KRISHNA L'INDE ET L'INITIATION BRAHMANIQUE
VI LA DOCTRINE DES INITIÉS
Krishna fut salué par les anachorètes comme le successeur attendu et prédestiné de Vasichta. On célébra le srada ou cérémonie funèbre du saint vieillard dans la forêt sacrée, et le fils de Dévaki reçut le bâton à sept nuds, signe du commandement, après avoir accompli le sacrifice du feu en présence des plus anciens anachorètes, de ceux qui savent par cur les trois Védas. Ensuite Krishna se retira au mont Mérou pour y méditer sa doctrine et la voie du salut pour les hommes. Ses méditations et ses austérités durèrent sept ans. Alors il sentit qu'il avait dompté sa nature terrestre par sa nature divine, et qu'il s'était suffisamment identifié avec le soleil de Mahadéva pour mériter le nom de fils de Dieu. Alors seulement il appela auprès de lui les anachorètes, les jeunes et les anciens, pour leur révéler sa doctrine. Ils trouvèrent Krishna purifié et grandi ; le héros s'était transformé en saint ; il n'avait pas perdu la force des lions, mais il avait gagné la douceur des colombes. Parmi ceux qui accoururent les premiers se trouvait Ardjouna, un descendant des rois solaires, l'un des Pandavas détrônés par les Kouravas ou rois lunaires. Le jeune Ardjouna était plein de feu, mais prompt à se décourager et à tomber dans le doute. Il s'attacha passionnément à Krishna.
Assis sous les cèdres du mont Mérou, en face de l'Himavat,
Krishna commença à parler à ses
disciples des vérités inaccessibles aux hommes qui vivent dans l'esclavage des sens. Il leur enseigna la doctrine de l'
âme immortelle, de ses renaissances et de son union
mystique avec
Dieu. Le
corps, disait-il, enveloppe de l'
âme qui y fait sa demeure, est une chose finie ; mais l'
âme qui l'habite est invisible, impondérable, incorruptible, éternelle
(25). L'homme terrestre est triple comme la divinité qu'il reflète : intelligence,
âme et
corps. Si l'
âme s'unit à l'intelligence, elle atteint
Satwa, la sagesse et la paix ; si elle demeure incertaine entre l'intelligence et le
corps, elle est dominée par
Raja, la passion, et tourne d'objet en objet dans un cercle fatal ; si elle s'abandonne au
corps, elle tombe dans
Tama, la déraison, l'
ignorance et la mort temporaire. Voilà ce que chaque homme peut observer en lui-même et autour de lui
(26).
Mais, demanda Ardjouna, quel est le sort de l'
âme après la mort ? Obéit-elle toujours à la même loi ou peut-elle lui échapper ?
Elle ne Lui échappe jamais et lui obéit toujours, répondit
Krishna. C'est ici le mystère des renaissances. Comme les profondeurs du
ciel s'ouvrent aux rayons des étoiles, ainsi les profondeurs de la vie s'éclairent à la lumière de cette vérité. « Quand le
corps est dissous, lorsque
Satwa (la sagesse) a le dessus, l'
âme s'envole dans les région de ces êtres purs qui ont la connaissance du Très-Haut. Quand le
corps éprouve cette
dissolution pendant que
Raja (la passion) domine, l'
âme vient de nouveau habiter parmi ceux qui se sont attachés aux choses de la terre. De même, si le
corps est détruit quand
Tama (l'
ignorance) prédomine, l'
âme obscurcie par la matière est de nouveau attirée par quelque matrice d'êtres irraisonnables
(27).
Cela est juste, dit Ardjouna. Mais apprends-nous maintenant ce qui advient, dans le cours des siècles, de ceux qui ont suivi la sagesse et qui vont habiter après leur mort dans les mondes divins.
L'homme surpris par la mort dans la dévotion,
répondit
Krishna, après avoir joui pendant plusieurs siècles
des récompenses dues à ces vertus dans les régions supérieures,
revient enfin de nouveau habiter un
corps dans une famille sainte et respectable.
Mais cette sorte de régénération dans cette vie est très
difficile à obtenir. L'homme ainsi né de nouveau se trouve avec
le même degré d'application et d'avancement, quant à l'entendement,
qu'il avait dans son premier
corps, et il commence de nouveau à travailler
pour se perfectionner en dévotion
(28).
Ainsi, dit Ardjouna, même les bons sont forcés
de renaître et de recommencer la vie du
corps ! Mais apprend ô seigneur
de la vie ! si pour celui qui poursuit la sagesse, il n'est point de fin aux renaissances
éternelles ?
Ecoutez donc, dit
Krishna, un très grand et
très profond secret, le mystère souverain, sublime et pur. Pour
parvenir à la perfection, il faut conquérir la
science de l'unité,
qui est au-dessus de la sagesse ; il faut s'élever à l'être
divin qui est au-dessus de l'
âme, au-dessus même de l'intelligence.
Or, cet être divin, cet ami sublime, est en chacun de nous. Car
Dieu réside
dans l'intérieur de tout homme, mais peu savent le trouver. Or voici le
chemin du salut. Une fois que tu auras aperçu l'être parfait qui
est au-dessus du monde et en toi-même, détermine-toi à abandonner
l'
ennemi qui prend la forme du désir. Domptez vos passions. Les jouissances
que procurent les sens sont comme les matrices des peines à venir. Ne faites
pas seulement le bien, mais soyez bons. Que le motif soit dans l'acte et non dans
ses
fruits. Renoncez au
fruit de vos uvres, mais que chacune de vos actions
soit comme une offrande à l'Etre suprême. L'homme qui fait le sacrifice
de ses désirs et de ses uvres à l'être d'où procèdent
les principes de toutes choses, et par qui l'univers a été formé,
obtient par ce sacrifice la perfection. Uni spirituellement, il atteint cette
sagesse spirituelle qui est au-dessus du culte des offrandes et ressent une félicité
divine. Car celui qui trouve en lui-même son bonheur, sa joie et en lui-même
aussi sa lumière, est un avec
Dieu. Or, sachez-le, l'
âme qui a trouvé
Dieu est délivrée de la renaissance et de la mort, de la vieillesse
et de la douleur, et boit l'
eau de l'immortalité
(29).
Ainsi
Krishna expliquait sa doctrine à ses
disciples,
et par la contemplation intérieure, il les élevait peu à
peu aux vérités sublimes qui s'étaient dévoilées
à lui-même, sous le coup de foudre de sa vision. Lorsqu'il parlait
de Mahadéva, sa voix devenait plus grave, ses traits s'illuminaient. Un
jour, Ardjouna, plein de curiosité et d'audace, lui dit :
Fais-nous voir Mahadéva dans sa forme divine.
Nos yeux ne peuvent-ils le contempler ?
Alors
Krishna se levant commença à parler de
l'être qui respire dans tous les êtres, aux cent mille formes, aux
yeux innombrables, aux faces tournées de tous les côtés, et
qui cependant les surpasse de toute la
hauteur de l'
infini ; qui, dans son
corps
immobile et sans bornes, renferme l'univers mouvant avec toutes ses
divisions.
« Si, dans les cieux, éclatait en même temps la splendeur de
mille soleils, dit
Krishna, elle ressemblerait à peine à la splendeur
du Tout-Puissant unique ». Tandis qu'il parlait ainsi de Mahadéva,
un tel rayon jaillit des yeux de
Krishna que les
disciples n'en purent soutenir l'éclat et se prosternèrent à ses pieds. Les
cheveux d'Ardjouna se dressèrent sur sa tête, et se courbant, il dit en joignant les mains : « Maître, tes paroles nous épouvantent, et nous ne pouvons soutenir la
vue du grand Etre que tu évoques devant nos yeux. Elle nous foudroie
(30) ».
Krishna reprit ; « Ecoutez ce qu'il vous dit par ma bouche : Moi et vous, nous avons eu plusieurs naissances. Les miennes ne sont connues que de moi, mais vous ne connaissez même pas les vôtres. Quoique je ne sois pas, par ma nature, sujet à naître ou à mourir et que je sois le maître de toutes les créatures, cependant, comme je commande à ma nature, je me rends visible par ma propre puissance, et toutes les fois que la vertu décline dans le monde et que le vice et l'injustice l'emportent, alors je me rends visible, et ainsi je me montre d'âge en âge pour le salut du juste, la
destruction du méchant et le rétablissement de la vertu. Celui qui connaît selon la vérité ma nature et mon uvre divine, quittant son
corps ne retourne pas à une naissance nouvelle, il vient à moi
(31) ».
En parlant ainsi,
Krishna regarda ses
disciples avec douceur et bienveillance. Ardjouna s'écria :
Seigneur ! tu es notre maître, tu es le fils de Mahadéva ! Je le vois à ta bonté, à ton charme
ineffable plus encore qu'à ton éclat terrible. Ce n'est pas dans les vertiges de l'
infini que les Dévas te cherchent et te désirent, c'est sous la forme humaine, qu'ils t'aiment et t'adorent. Ni la pénitence, ni les aumônes, ni les Védas, ni le sacrifice ne valent un seul de tes regards. Tu es la vérité. Conduis-nous à la lutte, au combat, à la mort. Où que ce soit, nous te suivrons !
Souriants et ravis, les
disciples se pressaient autour de
Krishna, en disant :
Comment ne l'avons-nous pas vu plus tôt ? C'est Mahadéva qui parle en toi.
Il répondit :
Vos yeux n'étaient pas ouverts. Je vous ai donné le grand secret. Ne le dites qu'à ceux qui peuvent le comprendre. ous êtes mes élus ; vous voyez le but, la foule ne voit qu'un bout du chemin. Et maintenant allons prêcher au peuple la voie du salut.
________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________
(25) L'énoncé de cette doctrine, qui devint plus tard celle de Platon, se trouve au livre Ier de la
Bhagavadgita sous forme d'un dialogue entre
Krishna et Ardjouna.
(26) Livre XIII à XVIII
de la
Bhagavadgita.
(27) Ibid., liv. XIV.
(28) Ibid., liv. V.
(29) Bhagavadgita,
passim.
(30) Voir cette
transfiguration de
Krishna au livre XI de la
Bhagavadgita. On peut la comparer à la
transfiguration de
Jésus, XVII,
saint Matthieu. Voir au livre VIII de cet ouvrage.
(31) Bhagavadgita, liv. IV. Traduction d'Emile Burnouf. Cf. Schlegel et Wilkins.