CHAPITRE VI
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Caractère de l'école de Strasbourg. Ses erreurs. Ses dissentiments avec l'évêque. M. Bautain et ses disciples sortent du petit séminaire de Saint-Louis. Fondation d'une école libre. Ministère de M. l'abbé de Bonnechose. Il publie les leçons de philosophie de son maître. Mort de Mlle Humann.
Epreuves et consolations de M. l'abbé de Bonnechose. Il forme
l'abbé de Reinach. Il convertit plusieurs protestants. Son voyage à Rome avec l'abbé Bautain. Lettres et impressions de voyage de M. de Bonnechose. Examen de la doctrine de Strasbourg. Accueil très bienveillant de Grégoire XVI. Jugement du pape. Soumission de l'abbé Bautain et de ses disciples. Retour à Strasbourg. Mgr Affre et Mgr Ræss, coadjuteurs de Mgr Lepappe de Trévern. L'évêque rend ses bonnes grâces à M. Bautain et à ses disciples.
1834-1840
« Rome, 10 mai.
Mon cher Adolphe, les
jours s'écoulent, et nous attendons
encore. Après la fièvre du
cardinal Lambruschini est venue celle
du
cardinal Sala, président de la Congrégation, chargé d'écrire
pour nous à l'
évêque ; ainsi, un nouveau retard s'est ajouté
à tous les précédents. Cependant nous avons bonne espérance.
Nous recevons les témoignages les moins
équivoques de bonnes et
favorables dispositions. Jeudi dernier, le pape, à qui le P. Vaure parlait
du
frère, a dit de lui : «
Io ne sono contento, molto contento
» : j'en suis content, très content. Voilà le
fruit de sa
douceur et de sa patience. Aussi le bon
ange nous recommande toujours douceur,
soumission et patience, et l'expérience de chaque
jour nous prouve que
nous gagnons beaucoup plus par là que par l'empressement et la sollicitude
:
Beati pacifici, quoniam hæreditabunt terram ; et en effet, ici,
le terrain est gagné, les curs sont à nous. »
On voit par ces lettres quelle édification MM. Bautain
et de Bonnechose avaient trouvée à Rome, quel accueil on leur fit
et avec quelle sage lenteur on examinait leur affaire. Ils étaient évidemment
devenus agréables aux principaux personnages de qui dépendaient
leurs destinées, et leur voyage ne devait pas tourner à leur confusion.
M. Bautain suivait le cours de
théologie que le P. Perronne professait
au
collège romain ; il étudiait saint Thomas : la marche
scolastique
du grand docteur le gêna d'abord, puis il s'y accoutuma, ses préventions
tombèrent, il ne lui resta plus que l'admiration. M. l'abbé de Bonnechose
donnait moins de temps aux livres et un peu plus à la conversation, fréquentant
les salons, se liant avec les étrangers,
observant les murs, mettant
à profit, dans l'intérêt de sa cause, toutes les relations
qu'il avait conservées avec le monde et toute l'estime qu'il avait emportée
en le quittant pour s'attacher à l'
Eglise. Ils parurent ensemble à
l'ambassade de France et d'Autriche, chez la princesse Borghèse, chez lady
Acton. Partout ils laissèrent la plus heureuse impression. Pour abréger
leur séjour, ils s'offrirent à signer une adhésion générale
à tout
jugement du
saint-siège. Le pape agréa cet acte et
le
cardinal Mezzofanti leur en donna l'assurance, en l'autorisant à la
publier. Enfin la congrégation des
Evêques et Réguliers leur
remit une lettre pour l'
évêque de
Strasbourg, laquelle elle témoignait
que Sa Sainteté avait été contente aussi bien de leur soumission
au
saint-siège que de leur édifiante conduite pendant le séjour
à Rome. Grégoire XVI les reçut en audience de congé
le 19 mai, en leur donnant toutes les marques de sa paternelle bienveillance et
de sa complète satisfaction. M. l'abbé de Bonnechose résume
en quelques lignes toute cette affaire, en citant le mot par lequel le pape l'a
jugée :
« L'affaire principale était celle du livre
; il était effectivement livré à la congrégation de
l'Index et on l'examinait. Mais nous fûmes reçus avec beaucoup de
bienveillance par Grégoire XVI et par les
cardinaux : Mgr Coppaini, alors
sous-secrétaire d'Etat, et fort influent, nous témoigna surtout
un grand intérêt : il se chargea de l'affaire, et elle fut bientôt
arrangée. L'abbé Bautain était pénétré
d'une véritable soumission au
saint-siège : il ne tenait guère
à sa doctrine particulière, et moi pas du tout. Rome se contenta
donc de nous faire signer une déclaration par laquelle nous promettions
de souscrire à tout
jugement qui serait ultérieurement prononcé
sur le livre de la
Philosophie du christianisme.
Plus tard, au bout de trois ou quatre ans, on nous envoya une série d'observations
fort judicieuses sur le contenu du livre, avec invitation de le réformer
conformément à ces observations, si nous voulions en faire une deuxième
édition. Le travail fut commencé, puis abandonné. Ainsi il
n'y a eu ni condamnation ni seconde édition : l'erreur capitale signalée
dans ce livre, et qui s'y reproduisait sous diverses formes, consistait à
trop restreindre la
sphère de la raison et à donner trop d'extension
à celle de la foi. Effrayés et révoltés par les excès
du
rationalisme, nous avions donné dans l'extrémité opposée.
Le bon Grégoire XVI, dans notre dernière audience, avait fort bien
formulé notre faute en disant :
Peccastis tantum excessu fidei.
»
MM. Bautain et de Bonnechose rapportaient, avec ces consolantes
paroles, un projet auquel le pape avait souri avec bonté, et que plusieurs
membres du sacré
collège encourageaient hautement. L'établissement
de
Saint-Louis des Français, jusque-là médiocrement utile,
quoique très richement doté, leur avait paru propre à servir
la France et l'
Eglise, si on en faisait une maison de hautes études ecclésiastiques.
Le
cardinal Lambruschini en approuva l'idée. Le P. Vaure la communiqua
au pape en disant que M. Bautain en était l'auteur. « Je suis content,
bien content de lui, répondit Grégoire XVI. » Mais l'affaire
ne pouvait être traitée qu'avec le roi, le ministre des affaires
étrangères et M. de Latour-Maubourg, ambassadeur de France à
Rome, qui était alors à
Paris. Les deux
pèlerins résolurent
de faire toutes ces démarches à leur retour.
Ils quittèrent Rome le 21 mai 1838, visitèrent
Naples, rentrèrent en France par
, et se rendirent sans retard
à
Paris, où ils entamèrent l'affaire qui les amenait à
la cour. Leurs démarches, racontées dans la lettre qui suit, n'eurent
pas de résultats immédiats, mais elles préparèrent
l'entrée de M. de Bonnechose à
Saint-Louis des Français.
« M. Bautain vous a raconté l'audience de la
reine : elle m'a paru pleine de dignité et de bonté, et m'a rappelé
Marie-Antoinette mûrie par l'âge et les chagrins ; j'ai vu que le
frère avait fait sur elle une excellente impression et qu'il l'a touchée
au cur, en même temps qu'il a fait entrer dans son
esprit de grandes
vues
pour le bonheur de la France et la prospérité de l'
Eglise, qui en
est la condition. Elle se charge de les communiquer au roi, qui n'est pas à
Paris et qui n'y viendra pas d'ici à quelque temps. Par conséquent
nous partirons sans le voir. Mais nous avons revu M. de Latour-Maubourg, notre
ambassadeur à Rome ; avant de partir pour aller prendre son poste, il désirait
de nouveaux renseignements sur le projet de
Saint-Louis, le
frère les lui
a donnés : l'ambassadeur voit dans cette
conception quelque chose de grand
et dont les conséquences peuvent avoir une
influence immense sur l'avenir
du clergé et de la
religion en France ; mais au temps où nous vivons,
cette entreprise est hardie, et on sent le besoin d'y réfléchir
mûrement avant de la tenter. Nous avons mis M. de Latour-Maubourg au courant
de notre affaire pendante à Rome, de sorte qu'au besoin il pourra la suivre
en pleine connaissance de cause, et il nous a fait les offres de service les plus
obligeantes. Il est d'autant plus permis d'y compter que c'est un homme très
froid et peu démonstratif. M. de Montalivet nous a donné rendez-vous
pour samedi : c'est ce qui nous a empêchés de
fixer notre départ
avant lundi. »
L'accueil qu'ils reçurent de l'
évêque
de
Strasbourg fut tout différent de celui qu'ils attendaient. En réponse
à la lettre de Rome, dont ils étaient les porteurs, l'
évêque
se borna à leur dire qu'il avait déjà fait un rapport au
saint-siège et qu'il s'en remettait au pape de toute la suite de l'affaire.
Il déclara en attendant que M. Bautain et ses amis resteraient dans le
statu quo. Le
vénérable vieillard, affaibli par 1'âge,
cédait à des conseils que n'inspiraient ni la justice ni la
charité.
Mais il fallait prendre patience, car il avait demandé un coadjuteur, et
on pouvait attendre du nouveau
prélat un traitement plus favorable. Ce
coadjuteur était M. l'abbé Affre,
vicaire général
de
Paris. A peine fut-il nommé que l'abbé de Bonnechose alla le
trouver pour lui expliquer la situation de la compagnie et faire appel à
sa médiation. On peut voir par la lettre suivante qu'on n'avait pas fondé
sur lui de vaines espérances :
« J'écris aujourd'hui même (les deux lettres
sont déjà faites) au
souverain pontife et au
cardinal Mezzofanti
; je leur témoigne le désir de recevoir du
saint-siège une
invitation à vous rendre les pouvoirs exercés précédemment,
non pour lever mes
scrupules, qui n'existent point, mais pour faire taire vos
adversaires.
Votre conversation à Morlenheim m'a donné cette
idée ; il faut que tous, et même les plus exagérés,
non seulement se taisent, mais soient contraints d'approuver : c'est ainsi que
l'on termine bien les affaires.
Je crois qu'un moyen de me procurer toutes les facilités
désirables pour vous donner tout ce que mon cur désire serait
de ne conserver entre vous que les liens ordinaires de la
charité chrétienne
et sacerdotale.
J'entrevois que telle est l'opinion des gens sages, et je
suis convaincu, pour mon compte, que j'y trouverais une
grande puissance
pour réaliser tous mes vux à votre sujet.
Ma lettre au
souverain pontife aura, je l'espère,
une prompte réponse ; mais si celle-ci devait trop tarder, je ne l'attendrais
pas pour vous rendre les pouvoirs.
Le désir que je vous exprime de vous séparer n'est pas non plus une condition
sine qua non pour obtenir des pouvoirs, ce n'est pas même une condition ; je désire seulement la séparation comme un grand moyen de vous obtenir ainsi qu'à moi des suffrages unanimes. »
Mais la mort de Mgr de Quélen
fit appeler M. Affre de la coadjutorerie de
Strasbourg à l'
archevêché
de
Paris, et la solution tant désirée fut ajournée encore.
M. l'abbé Ræss, supérieur du grand
séminaire de
Strasbourg,
ayant été nommé coadjuteur, l'affaire fut reprise et se termina
enfin à la satisfaction de tout le monde. Le 08 septembre 1840, M. Bautain
et ses amis adhérèrent, entre les mains de M. l'abbé Ræss,
aux propositions légèrement amendées dans les termes que
l'
évêque avait présentées à leur signature en
1835, et qu'ils avaient souscrites eux-mêmes dès 1837. « La
» réconciliation se fit pleine et entière, dit M. de Bonnechose.
Au fond, on souffrait des deux côtés, et des deux côtés
on pleura de joie. Le bon
évêque invita ces messieurs à venir
les voir à sa campagne et fit prêcher M. Bautain à la
cathédrale. Tous ceux qui l'ont entendu disent qu'il fut merveilleusement inspiré ce jour-là. Je ne pus être témoin de ces scènes touchantes ni y prendre ma part, parce que j'étais retenu à
Paris par une négociation importante. Il s'agissait de l'acquisition et de la conduite du
collège de
Juilly. Ma destinée allait changer encore une fois. Mais du moins j'étais au port, j'étais heureux après cette triste et longue affaire qui emporta, de 1830 à 1840, les plus belles années de mon âge mûr.
Dieu l'a permis pour m'instruire et pour m'éprouver. Que
Dieu
soit béni
(68) ! »
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(68) Mémoires du cardinal de Bonnechose. Voir, pour plus de détails,
L'abbé Bautain, sa vie et ses uvres, Mémoires par M. l'abbé de
Régny, 1 vol.
in-12,
Paris, 1884.